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La paradoxalité instauratrice


Auteur du livre: Joël Dor

Éditeur: L’Harmattan

Année de publication: 1988

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Ce qui caractérise Lacan c’est la dissolution ; il ne cesse de rompre avec son propre enseignement ce qui le rend difficile à suivre… Il y va chez lui comme d’un choix forcé. Et on est encore très loin d’en avoir perçu les implications. Ici on résume la deuxième partie du travail de Dor quant à l’a-scientificité de la psychanalyse.

La paradoxalité instauratrice cherche à conclure. Mais Joël Dor meurt trop jeune (au milieu des années 90) pour qu’il ait pu revoir ses thèses à l’heure d’aujourd’hui. En philosophie et spécialement en métaphysique, il y a – pour ce qui regarde l’impact dans l’œuvre lacanienne – le linguistic turn (début du séminaire) et le tournant pour la logique toute (fin du séminaire). Granger, Popper et Wittgenstein mais d’abord Carnap et Russell guident le propos. L’idée clé est que le sujet de la science n’a rien à voir avec le sujet lacanien. Le résumé se fait en deux temps. 

Voici le premier temps : suture du sujet, suture idéale, idéal de la suture

Chapitre 1 : scientificité et forclusion du sujet

À l’endroit du problème de la scientificité du discours analytique, un argument mérite examen. Il faut repérer la nature des implications alléguées ou supposées dans le rapport qui lie le sujet à l’objet à scientificiser. Une chose est d’énoncer que le sujet connaissant se constitue dans la construction même de la connaissance comme sujet-non-divisé. Une autre chose est d’analyser le caractère des processus rationnels par lesquels il parvient à réaliser cette abstraction principielle qu’est le sujet de la connaissance, le sujet épistémique, voire encore le sujet de la science. Il n’y parvient qu’au prix d’un souci d’élimination de la dimension purement subjective. En sorte que le problème de la scientificité d’une connaissance renvoie nécessairement à la subjectivité et y reste toujours articulé. La nature de cette articulation consiste en l’opération suivante : scientificiser une connaissance, c’est convoquer le sujet au lieu même où sa subjectivité le constitue irréductiblement comme tel, soit comme sujet divisé, et, de cette place, le provoquer à mettre en acte des mécanismes rationnels par lesquels il ordonnera sa conviction d’être maître de son énonciation. 

Si l’on peut gager que la scientificité est indéfectiblement liée à la forclusion du sujet (ou liée au passage à un sujet épistémique), cette forclusion ne procède pas, dans tous les cas, d’une série d’opérations strictement analogues. Les opérations mises en cause, leur degré de complexification, résultent de la nature de l’objet à scientificiser. Nous posons trois catégories d’objets : des objets purement abstraits et formels (en mathématiques), des objets humains (dans les sciences humaines), et entre les deux des objets de la nature (dans les sciences de la nature et les sciences exactes). Ce discernement dans la nature des objets va prédéterminer les protocoles de scientifisation spécifiques au regard des objets respectifs qu’ils viseront. En conséquence ces protocoles donneront lieu à des ordres de connaissances différents. Vis-à-vis de ces différents systèmes d’approche, mentionnons que le degré de forclusion du sujet, à l’endroit des protocoles cognitifs mis en œuvre, est directement proportionnel au degré de réductibilité que ces types de protocoles cognitifs entretiennent avec une pratique. Sachant que, de ces objets distingués, Aristote a séparé les sciences entre sciences théoriques et pratiques, il est possible d’établir en quoi le niveau de réductibilité du rapport d’une connaissance à une pratique constitue un bon moyen de cerner les indicateurs de forclusion du sujet. On reconnaitra donc que les sciences se partageront entre indicateurs de forclusion du sujet et indicateurs de subjectivité. Les premiers seront définis par le degré de complexité des opérateurs logico-mathématiques introduits dans la structuration du discours. Les seconds seront à saisir avec Russell comme particuliers égocentriques (je, vous, celui-ci, celui-là), soit les noms propres et les descriptions définies (fonctionnant comme des noms propres).

Il va de soi que ceci présuppose un certain type d’ordonnance des connaissances scientifiques par rapport à leurs objets. Si l’on retient la coupure aristotélicienne, on a un premier enseignement : l’incidence des indicateurs de forclusion du sujet est décroissante selon que l’on parcourt l’organisation du champ de la connaissance qui se déploie à partir de l’appréhension des objets formels vers celle des objets humains. Inversément l’occurrence des indicateurs de subjectivité est croissante. Ceci dans le sens où la réductibilité du rapport de la connaissance à la pratique est totale du côté des objets formels. Il y a en effet adéquation radicale et transparente entre la connaissance des objets formels purement abstraits et leur pratique comme en témoigne l’exercice des mathématiques. En revanche du côté des objets humains, il subsiste une frange d’irréductibilité dans le rapport de la connaissance à la pratique qui tient à l’incidence des indicateurs de la subjectivité. Le caractère signifiant des faits humains oppose une barrière à leur objectivation complète. En constituant l’objet humain comme objet d’une connaissance future qui pourra se présenter comme science, le sujet s’efforce de transformer une ou des significations issues d’une expérience immédiate ou vécue, en concept. Mais cet effort enregistre comme écart un résidu de subjectivité non forclose. Et Granger souligne ici la surdétermination de l’événement, cette frange mouvante de significations irréductible à l’ordre du concept, à savoir l’inter-subjectivité. 

Après avoir précisé ce qu’il faut entendre par différence entre objet et projet, Joël Dor présente la méthode. La connaissance scientifique reste de bout en bout l’œuvre de conceptualisation d’un sujet parlant : c’est-à-dire que le rapport entre la chose et son modèle abstrait est une métaphore. Mais si la métaphore est efficace pour articuler le symbolique avec le réel, l’imaginaire prend sur lui la duplication de la refente (la différence entre objet et projet est supportée par un sujet qui en est divisé) au profit de la relance de la recherche … car il est hors de question que la science future n’explique totalement ce qui aujourd’hui reste obscur. La méthode alliera donc succès, assurance et efficace, ne fut-ce que demain. On sait que la rigueur passe par la vérification d’un raisonnement en le passant au crible d’une observation par des instruments adéquats ; mais surtout par l’aval d’une communauté scientifique garante de l’exactitude maximale après la répétition suffisante du double processus. Granger propose un schéma résumant son propos : du plus abstrait au plus concret, on partira des mathématiques vers l’histoire. Du pôle de la rigueur vers celui de l’exactitude on trouvera dans le premier la forclusion du sujet maximale et l’inverse du côté de l’histoire (au plus près des faits).

Reste un dernier problème : tout ce qu’on gagne en forclusion du sujet, il faut le perdre en indicateurs de subjectivité ; autrement dit, on gagne en rigueur ce qu’on perd en exactitude. Et c’est en raison de cette incompatibilité que les fantasmes s’engouffrent dans la faille. Le positivisme et le pragmatisme s’en feront les champions.  

Chapitre 2 : les travailleurs de la mère

L’interrogation soulevée par l’incidence de la subjectivité dans le procès de la connaissance est en son principe aussi ancienne que l’interrogation portée sur la valeur de la connaissance comme telle. Ce questionnement existe depuis que la philosophie existe. Toutefois ce questionnement tend à se constituer dans sa spécificité épistémologique à partir de l’avènement de la science et du type de connaissance qu’elle inaugure au 17ème siècle par la mise en place de la dualité sujet-objet. La première conséquence réside dans la mise en place d’une stratégie de suture du sujet absolument inouïe. Avant cette date, le sujet trouvait, à la faveur de l’adhésion qu’il contractait aux prescriptions de la logique classique, l’allié de choix nécessaire et suffisant pour assurer la connaissance : le sujet connaissant se mesurait à un idéal de la suture ; et imaginairement il se pensait comme sujet-non-divisé. En revanche la connaissance scientifique précipite le sujet à se pourvoir de vertus nouvelles susceptibles de s’élever à la forme d’une suture idéale. Il y faut la logique mais en plus l’expérience qui en avalisera l’ascendant. Le courant empiriste entreprendra la chasse aux errements spéculatifs, rejetons récalcitrants d’une subjectivité mal suturée ; il butera sur le rationalisme et l’idéalisme. Dans le sillage empiriste, le positivisme rabattra les potentialités du sujet-connaissant à celles déterminées par les limites du sujet-de-la-science. Ce qui alors se perd c’est l’apport d’un sujet-désirant (au prix de sa division car il n’y a de sujet que dans l’inter-subjectivité).  Nous allons suivre au plus près deux avatars de ce courant positiviste : chez Russell et Carnap

Russell préconise l’élimination des particuliers égocentriques. La question est de s’interroger sur ce dont nous avons ou pouvons avoir l’expérience directe, c’est-à-dire ce que dénotent les noms propres. La réponse suppose l’existence d’un principe discriminatoire entre connaissance par expérience directe et connaissance par description. Cette question intéresse le problème de l’influence de la subjectivité dans l’élaboration des énoncés de la science ; et interroge la possibilité d’en éliminer l’incidence. Russell développera donc sa théorie des descriptions qui prétend éliminer le sujet apparent d’un énoncé en le remplaçant par une fonction propositionnelle et une affirmation relative à la vérification de cette fonction. On se trouve ici au croisement des élaborations logiques et des investigations épistémologiques. 

Si on analyse les moyens dont dispose le langage pour procéder à une désignation, on a le nom propre ou la description (définie ou indéfinie). Les descriptions définies créent des problèmes en logique. Comme ce sont des expressions désignantes construites avec l’article défini, il faut utiliser l’article défini dans un langage dénotant. On désigne peu de choses avec le nom propre. En science on passe par les désignations du type des descriptions définies : elles sont indispensables non seulement pour des raisons d’économie mais pour l’aptitude du langage à développer la connaissance susceptible d’aller au devant de l’analyse de la réalité. Peano le premier a proposé une avancée à partir de l’exemple : l’auteur de la Traumdeutung. Ceci peut faire l’objet d’une fonction propositionnelle où le problème c’est de rapporter le « le » à un individu déterminé (Freud) qui constituera la dénotation de l’expression f(Exa) : le « x » qui a écrit la Traumdeutung ; ce x est un opérateur indicatif servant à désigner un individu au moyen de l’une de ses propriétés caractéristiques. Peut-on du coup conclure qu’une description définie fonctionne comme un nom propre, tout en restant irréductible à un nom propre par sa construction même ? Les ressources de la logique de la quantification suffisent-elles ? Nous verrons que non. 

On peut utiliser trois moyens pour quantifier x : par un nom propre (ici c’est impossible vu l’hypothèse de s’en passer) ; par une description indéfinie (« il y en a un qui » a écrit la Traumdeutung, cela laisse dans le vague et donc ne satisfait pas à l’objectif dénotatif d’une science) ; en passant par le quantificateur (« ce sont les hommes qui » écrivent cette Traumdeutung, ce qui est évidemment impossible à satisfaire l’objectif). Il faut y ajouter un nouvel opérateur qui liera la quantité de la variable x a un individu déterminé : ix. Dans ce cas, la description définie est présentée sur le mode d’interprétation des noms propres (f).  « L’auteur de la Traumdeutung est un psychanalyste ». Cette formule de fonction propositionnelle équivaut-elle  à dire que c’est Freud parce qu’on utilise la même forme de fonction ? Non car alors on laisse échapper la signification particulière de la description. P (( (ix)Exa))  n’est pas un symbole complet car seul l’énoncé « Freud est l’auteur de la Traumdeutung » affirme une identité. Ce n’est qu’après intégration de cet ajout en langage de la logique des propositions, qu’on peut substituer la description comme un nom propre : c ((( (P(( (ix)Exa)) )))  . Mais on n’est pas au bout de nos peines. Deux cas se présentent alors. Ou bien la substitution ne désigne pas Freud et alors elle est fausse. Ou bien elle désigne Freud et alors elle est vraie … mais attention que c’est encore différent de dire que Freud est Freud (ce qui est non une identité mais une tautologie). La démonstration de Peano dit que la description n’est qu’un substitut de nom propre (elle ne dit vrai que si elle dit la même chose que le nom propre). C’est insuffisant pour Russell. 

On doit donc partir autrement. Car certaines descriptions ne dénotent aucun individu : « le roi de France actuel ». Problème que l’on dégage par l’absurde dans une fonction comme : « l’actuel roi de France est chauve ». Si on dit que cet énoncé est faux, on annonce que sa contradictoire « n’est pas chauve » est vraie. Le problème c’est que cette fonction ne dénote rien. Peut-on s’en tirer en disant qu’il aurait fallu ne pas connoter ces fonctions qui ne dénotent rien d’un indice de vérité puisqu’elles ne sont ni vraies ni fausses ? On ne va pas s’en tirer comme ça. Car ces fonctions, même si elles ne satisfont pas à l’idéal de la science, ne sont pas à rejeter. On a vu qu’une description ne pouvait pas être interprétée comme nom propre : en effet « l’auteur de la Traumdeutung » ne peut pas signifier Freud. Pourtant « l’auteur de la Traumdeutung » ne peut pas signifier autre chose que « Freud », sinon les énoncés des fonctions seraient faux. Ne pouvant ni signifier ni ne pas signifier « Freud », « l’auteur de la Traumdeutung » ne signifie donc rien par lui-même. Une telle description est donc un symbole incomplet. Or même si ces descriptions ne signifient rien par elles-mêmes, il n’en reste pas moins que les énoncés qui les contiennent ont un sens. Pour connaître  ce dernier il faudra analyser les descriptions dans leur contexte global : il faut là en passer à l’analyse conceptuelle. Ou alors on peut toujours donner une définition d’usage. Toute description enveloppe deux affirmations : comme clause d’existence, comme clause d’unicité. « L’auteur de la Traumdeutung est né à Freiberg » éclaire la première clause. Avançons. « Le psychanalyste analyse les patients » ET « le psychanalyste du 19, Bergasse à Vienne analysait les patients ». Ici le premier « le » n’est pas utilisé d’une façon descriptive alors qu’il l’est dans le second car il renvoie à un individu déterminé et donc unique. C’est alors que la description est différente du nom propre. Elle contribue à la signification d’un énoncé : « l’auteur de la Traumdeutung est un génie ». 

Ce qui reste à montrer c’est que le passage par la logique formelle dispense d’user, comme en grammaire, d’un shifter comme « je », représentant du sujet. L’enjeu est essentiel en sciences si les propositions n’ont plus besoin d’être « supportées » par l’engagement du sujet pour asseoir des descriptions vraies..  Considérons : « l’auteur de la Traumdeutung est Freud » et « Freud est l’auteur de la Traumdeutung ». On pourrait croire que la deuxième formulation est conséquence logique de la première en raison de la propriété de symétrie de l’identité. Mais la deuxième précise que Freud, un individu auquel renvoie le nom propre et dont par conséquent on sait qu’il existe, est aussi l’auteur de la Traumdeutung. Le nom propre contient en soi une affirmation d’existence que la première formulation ne contient pas. Cet exemple montre-t-il que l’on peut se passer des noms propres grâce à l’apport et au pouvoir clarificateur du formalisme logique, c’est-à-dire un langage scientifique ? Russell le croit. Et il travaillera jusqu’à dégager le sens, de la dénotation en faisant jouer la négation non plus sur la contradiction mais sur toute la proposition. « Le roi de France actuel est chauve » ; « le roi de France actuel n’est pas chauve » ; « non à la dénotation selon laquelle le roi de France actuel est chauve ». Cette dernière formulation est vraie. Les énoncés dénotent ou non quelque chose, mais peuvent être analysés en termes de vérité ou fausseté. 

Cela réélabore la connaissance et le rôle du sujet. Dans l’exemple ci-dessus, il y a au moins une valeur de x pour laquelle la fonction propositionnelle est vraie. Là où la la syntaxe et l’analyse grammaticale nous laisse croire  que nous parlons sur le roi de France, l’analyse logique nous montre qu’il n’en est rien, et qu’en fait nous disons quelque chose sur certaines fonctions. L’analyse logique tend à montrer que, dans certains énoncés, on ne parle pas vraiment sur une entité ou d’une entité. L’analyse logique produit un déplacement. Reprenons la dernière discussion sur le roi de France actuel : la fonction logique qui le met en forme montre que son sujet n’est en réalité qu’un sujet apparent car le vrai sujet c’est la variable « x », en sorte que « roi de France actuel » n’est jamais qu’un prédicat affirmé ou nié de cette variable. On a éliminé le sujet pour un pseudo-sujet. Lorsque nous comprenons une description définie comme un nom propre, nous sommes victimes d’une méprise. D’un point de vue épistémologique, ce que la grammaire appelle nom propre, Russell ne lui reconnait pas le statut de sujet car les noms propres ne sont que des descriptions déguisées. Russell élimine les indicateurs de subjectivité dans l’instauration de la connaissance. Il n’est en rien nécessaire que les descriptions aient une référence ou une dénotation pour qu’il y ait signification. Le vrai et le faux dépendent de l’expérience, mais pas primordialement du sens. Dans la mesure où un terme peut avoir un sens sans avoir de référence. 

Les propositions forment en tant que telles, des unités sui generis susceptibles de représenter les éléments constitutifs de la connaissance. Ces fonctions propositionnelles qui peuvent être assemblées de plusieurs façons différentes, peuvent, par là même, engendrer de nouveaux objets de connaissance. L’analyse de la connaissance doit être faite à partir des fonctions propositionnelles, et ce sans en avoir, de ces objets, une connaissance directe. Il revient à la connaissance par description de tenir le rôle de développer la connaissance en général, et donc à dépasser les limites de notre connaissance. Gardons en mémoire toutefois cette remarque (que l’on s’est empressé d’oublier avec le travail de Carnap) que pour nous être intelligible, toute proposition doit être composée d’éléments constitutifs dont nous avons connaissance directe. 

L’empirisme logique et les problèmes posés par la méthode de la constitution et le langage empirico-logique, nous amènent à Carnap. D’une façon générale, l’empirisme logique a pour but d’affirmer : que le seul mode de connaissance légitime est celui qui s’élabore sur le modèle de la connaissance scientifique ; que toutes les connaissances scientifiques tendent à s’unifier, au plan de la méthode et en théorie. Par rapport à çà, la tâche de la philosophie est d’ordonner en épistémologie l’élaboration d’une théorie de la connaissance scientifique unifiée. Elle ne peut trancher le vrai du faux (c’est la logique qui y convient) mais peut prendre pour son objet la clarification des conditions de la signification en science. Une construction logique du monde est pensable en termes de systèmes capables de subsumer tous les concepts de la science. Il n’est pas difficile de rencontrer les conditions de vérité d’un énoncé à structure scientifique (Russell) mais comment unifier toute une série d’énoncés du savoir ? Cela nous ramène à la critique kantienne qui distingue les énoncés entre énoncés analytiques, synthétiques et synthétiques à priori. Pour la critique de la raison pure, il faut se référer à un protocole de sanction (jugement) qui doit actualiser le rapport des énoncés à l’expérience, laquelle reste la médiatrice des conditions de légitimité et de validation des énoncés de la connaissance scientifique. La valeur significative d’un énoncé (synthétique) se trouve ramenée à son rapport à l’expérience. Ce qui revient à voir dans l’outil qui garantit le maintien de la suture du sujet-connaissant, non seulement un instrument de validation (vraie ou fausse) des énoncés de la connaissance, mais surtout un instrument de discrimination des conditions de leur signification. Si pour les énoncés analytiques la vérité y est nécessaire et à priori en sorte que vérité et signification sont confondues, en revanche, pour les énoncés synthétiques il n’en est rien. Conditions de vérité et de signification deviennent des problèmes distincts, et ils ne peuvent tirer leur signification que d’un rapport à l’expérience. 

La méthode de la constitution s’élabore dès 1928 : la signification d’un énoncé synthétique réside en ce qu’il exprime un état de chose concevable mais pas nécessairement existant. Si un énoncé ostensible n’exprime pas un état de chose alors il n’est énoncé qu’en apparence. Si l’énoncé exprime un état de chose, il est alors de toute façon significatif. Il va de soi que la notion d’état de chose, en ce qu’elle renvoie à la notion d’expérience (pour éliminer définitivement la classe des énoncés synthétiques a priori) contribue à recentrer le problème du positivisme logique autour de la question : de quand on peut affirmer avec précision qu’un énoncé a vraiment rapport à l’expérience. Ceci revient à interroger les conditions de possibilité d’existence d’un critère de la signification empirique. Un énoncé ne pourra être dit significatif que s’il exprime un état de chose concevable, c’est-à-dire si l’on est en mesure de décrire le fait qui doit exister pour qu’il soit vrai. À quelles conditions un concept peut-il être significatif ? A quelles conditions un énoncé (composé de concepts) peut-il être significatif ? Le projet de la constitution est une reconstruction rationnelle de la formation de la réalité dans son ensemble. À partir d’éléments empiriques de base, la méthode constitue tous les objets formant la réalité de telle sorte que les objets de chaque niveau soient constitués à partir d’objets de niveau inférieur. Constituer un concept c’est déterminer les conditions de signification d’un concept ; constituer un énoncé c’est déterminer les conditions de signification d’un énoncé. Ici Carnap s’appuie sur Frege et Russell. Ce dernier convient parce qu’il a pour principe essentiel de sa philosophie scientifique, ce qui suit : partout où cela est possible, les constructions logiques doivent être substituées aux entités inférieures (théorie des descriptions). Cela revient à poser que les concepts de la science et du sens commun sont des fonctions logiques des données de base fournies par la connaissance sensible. La connaissance scientifique constitue tous ses concepts à partir des sense data. Carnap reprend ceci dans l’Aufbau en précisant son principe de réductibilité. En effet ce principe est transitif : si a est réductible à b et puis b à c, alors a est réductible à c. On a constitué a à partir de b et c. C’est une règle constitutionnelle.

Le problème de la règle constitutionnelle est indissociable de la définition de son champ d’application, soit un donné empirique de base en conformité avec le critère de la signification empirique. Ce donné empirique consistera en objets fondamentaux qui seront les seuls objets à la double condition de : une exigence de plausibilité (lien à l’expérience), une exigence de rationalité (lien à la logique). Ces objets de base seuls font la base des énoncés formulés. On y compte les choses et les propriétés des classes, relations, états, événements, objets de la science (énergie, force…). Il y faut en outre une réciprocité entre concepts et objets : à tout objet doit correspondre un concept et un seul, et réciproquement, ce qui permet de parler des uns pour des autres au plan de la constitution. Mais à condition de distinguer des différences de niveaux entre les objets qui constituent la réalité (succession, articulation) : tous les objets de chaque niveau peuvent être constitués intégralement à partir d’objets de niveaux inférieurs ; un objet de niveau déterminé n’est pas une somme d’objets de niveaux inférieurs mais un complexe logique. On distinguera alors entre des objets psychologiques, physiques et culturels. Tous ces groupes sont des sphères autonomes, un complexe logique d’objets de niveaux inférieurs. D’où la règle restrictive qui fait qu’un objet ne peut être introduit dans une proposition contenant un objet d’un autre niveau.  Ainsi la constitution respecte la spécificité des objets des différents niveaux au-delà de leur réductibilité. Le principe de généalogie garantit que tous les objets ou concepts des niveaux supérieurs proviennent d’objets ou concepts de niveaux inférieurs sans pour autant qu’ils puissent se dissoudre dans les concepts de niveaux inférieurs. Carnap complète alors les objets empiriques de base avec la logique mathématique dans son livre Principia. La logique convient parce qu’elle est vide (totalement a priori). 

La logique se prête bien à la notion de fonction propositionnelle et de classes. Soit la fonction « x est mortel » : elle est la matrice de propositions comme S est mortel, P est mortel … Si on considère l’ensemble des objets désignés par des noms susceptibles de satisfaire la fonction « x est mortel », on constitue l’extension de cette fonction soit une classe. Et la classe c’est un nouvel objet : pour toute f(x), on a la classe X ((PHI(x)) . Toutefois ce symbole est incomplet car il n’a de signification qu’en liaison avec d’autres symboles : Frege affirme que le symbole de classe est incomplet (parce qu’il ne signifie rien par rapport à lui-même) ; et ceci s’explique par le fait qu’aucun objet réel ne correspond au symbole en question. En parlant de l’extension d’une fonction, on ne parle pas d’objet mais de quasi-objet. Ce qui ne l’empêche pas de fonctionner logiquement comme un objet, bien qu’il soit un objet fictif, et qu’il ne soit que le résultat d’une construction. Si on part de la même façon à partir d’une fonction à plusieurs variables, f(x,y), on arrivera à une extension de relation. Et c’est aussi un quasi-objet. La question est de savoir si dans ce cas on ne passe pas à un autre niveau que celui de ses éléments. Pour Carnap, rien de ce qui peut être affirmé d’une classe ne peut être affirmé de ses éléments et réciproquement. On a affaire à un complexe autonome et les objets concernés appartiennent à un autre univers. 

Le but de la constitution est de procéder, à propos de la réalité, d’une façon parallèle à celle mise en œuvre en logique lorsqu’en faisant des fonctions propositionnelles, on construit des notions nouvelles comme les classes et les extensions de relation. Soit ici, en partant des données empiriques de base, construire les objets psychologiques (physiques, culturels) comme autant de quasi-objets possédant, à l’endroit des objets de base, le même statut que les classes ou extensions possèdent en logique vis-à-vis du domaine de valeur des fonctions propositionnelles. Les objets doivent former des « complexes autonomes » vis-à-vis des objets qui permettent de les constituer. Dès lors deux fonctions propositionnelles sont coextensives si elles sont satisfaites par les mêmes arguments, c’est-à-dire par les mêmes objets ou les mêmes individus de l’univers de discours auxquels ils se rapportent. Supposons maintenant que l’on dispose d’une règle de traduction montrant d’une façon générale comment une fonction propositionnelle quelconque, dans laquelle figurera « a », peut être réduite à une fonction propositionnelle coextensive dans laquelle figurent seulement « b », « c »…alors tout énoncé contenant « a » pourra être éliminé au profit d’énoncés contenant « b » et « c » ; cette règle générale de traduction représentera une définition constitutionnelle. Toutefois la démarche reste fort délicate. Et il faut bien distinguer entre « définition explicite » et « définition d’usage ». Définir c’est introduire un nouveau style ou un nouveau concept sur la base de symboles déjà connus, et ceci de telle façon que l’expression définissante puisse être mise à la place de l’expression à définir si celle-ci doit être éliminée. Le nouveau symbole est déclaré avoir la même signification que le symbole composé. Toutefois l’objet qui correspond au nouveau symbole n’est pas un quasi-objet. Le nouveau symbole est du même niveau, dans le même univers que l’autre. Pour qu’une définition explicite soit possible, il faut que le symbole sur lequel elle porte puisse signifier par lui-même. Cependant la plus grande partie des symboles n’ont pas de signification pris isolément mais seulement en connexion avec d’autres symboles. Pour ces symboles et concepts qui sont les plus nombreux, il faut un autre type de définition : la définition d’usage ou contextuelle. 

La définition d’usage se propose d’apporter la signification d’un terme en indiquant ce que signifiera toute phrase utilisant ce terme. Exemple du nombre premier : on ne peut fournir une définition explicite mais on peut former la proposition « x est un nombre premier ». On cherche à construire une fonction propositionnelle coextensive capable de servir de règle de traduction pour les phrases de la forme « x est un nombre premier » et dont on pourra considérer qu’elle donne la signification de nombre premier. Cette fonction pourra être « x est un nombre naturel et a seulement 1 et lui-même comme diviseurs ». Si l’outil de la constitution c’est la définition alors ce ne peut être que la définition d’usage. La définition constitutionnelle consiste à transformer une fonction propositionnelle qu’on appelle definiendum en une autre fonction propositionnelle dite definiens qui lui est coextensive. Par ailleurs la fonction propositionnelle du definiens est de son côté coextensive avec un nombre indéfini d’autres fonctions propositionnelles qui peuvent donc toutes le cas échéant la remplacer dans la définition. La nouvelle fonction étant associée à l’extension de « f » peut être interprétée de façon purement extensionnelle ; la méthode reproduit ce qui se passe en logique et elle est bien une procédure scientifique. À toute fonction propositionnelle peut être associée une extension. Pour la constitution d’un concept, il est inutile de considérer autre chose que les extensions de fonctions propositionnelles. 

Cette méthode foncièrement extensionnelle est lourde de conséquence pour la science. Mais c’est loin d’être établi. On aborde les descriptions structurales pour garantir la méthode extensionnelle. Si on entend par propriétés formelles ce qui peut être formulé sans référence ni au sens de la relation, ni aux objets entre lesquels elle tient, alors grâce à ces propriétés, une expression complète de la relation peut être donnée dans le langage de la logique. C’est par exemple le cas de la réflexivité et de l’irréflexivité, de la symétrie et de l’assymétrie, de la transitivité et de l’intransitivité, de la connexion également. Si on applique ces résultats à la méthode de la constitution, alors les définitions constitutionnelles rentrent dans la catégorie des descriptions structurales car elles sont bien de pures constructions logiques dans lesquelles on ne mentionne aucun objet. La méthode de la constitution est donc structurale, c’est-à-dire purement formelle. Pour Carnap un énoncé scientifique fait sens seulement si la signification des noms d’objets qu’il contient peut être indiquée à partir de ce qu’il dit. Pour se référer aux objets, il existe deux moyens : par le biais des définitions ostensibles où l’objet est indiqué, montré ; par le biais des descriptions dont Russell a fait la théorie. Or pour Carnap il est possible de formuler des descriptions définies purement structurales : tout énoncé scientifique peut être transformé en un énoncé structural.

Et ainsi il vient à la construction logique du monde. Si l’on se rapporte à la forme du système, la question se pose de savoir comment faire effectivement rentrer les différents types d’objets dans un système tel que les plus élevés puissent être constitués à partir des moins élevés. Ceci pose le problème du choix de la meilleure base possible, c’est-à-dire des données empiriques initiales les plus aptes à permettre une application correcte du programme de la constitution. Il faut donc examiner méthodiquement la réductibilité mutuelle des différents types d’objets, pour trouver le type d’objet fondamental adéquat à la constitution. Mais avant çà, il faut préciser la nature des données empiriques initiales et pour ce faire, revenir au critère de la signification empirique. Tous les objets de base doivent être de même nature ; tous ces objets constitueront tout ce à partir de quoi un énoncé pourra être formulé. Les concepts à l’aide desquels se construit la connaissance se présentent toujours dans le cadre d’énoncés. Rendre compte des concepts isolément comporte quelque chose d’artificiel qui relève d’une signification devant être dépassée. De plus le sens des énoncés ne consiste pas uniquement dans la somme des significations de tous termes. L’énoncé représente vis-à-vis de ses termes quelque chose d’autonome. Enfin la signification des termes d’un énoncé est tributaire de son appartenance à l’énoncé où ils figurent. La proposition seule a un sens et ce n’est que dans le contexte d’une proposition qu’un nom a une signification (Wittgenstein). 

Que peut représenter pour un énoncé donné un état de choses ? C’est la condition de sa vérification. C’est dans la mesure où un énoncé renvoie à un fait capable de le transformer en un énoncé vrai qu’il est susceptible d’avoir une vérification. Il y a ici à rendre compte de la méthode de cette vérification : soit formuler tous les énoncés d’observations élémentaires ou énoncés protocolaires dont la vérification conduit à celle de l’énoncé considéré. Les énoncés protocolaires sont des énoncés rapportant des protocoles d’observation. Un énoncé sera empiriquement significatif si l’on peut montrer qu’il procède directement d’énoncés protocolaires capables d’être vérifiés par l’expérience ou s’il peut être réduit à un ensemble d’énoncés protocolaires susceptibles de la même vérification. Pour K Popper, un énoncé est authentique ssi il est réductible à des propositions élémentaires exprimant des observations ou des perceptions. Il distingue « sinnvoll » de « sinnlos » ; et sinnlos de « unsinning ». Si les énoncés protocolaires doivent être capables d’être vérifiés par l’expérience (critère de la signification empirique), cela ne signifie pas nécessairement qu’ils peuvent être effectivement vérifiés par l’expérience. Carnap distingue par conséquent deux formes de vérifiabilité : forte et faible, laquelle est le fait de pouvoir être soumis à une vérification expérimentale… si on en avait les outils. Avec ces deux formes, on atteint une réelle unité du critère de la signification empirique pour les concepts comme pour les énoncés. Un des facteurs de cette unité est l’exigence de réductibilité évoquée (réduction à ses objets de base) ; par ailleurs il y a une exigence de co-extension entre concepts et objets de base, entre énoncés et énoncés protocolaires. À ceci près que pour les concepts, les objets de base sont effectivement en rapport avec des expériences élémentaires, alors que pour les énoncés protocolaires, il suffit qu’ils puissent être soumis à une vérification concevable. Reste donc que constituer un concept revient d’une certaine façon à formuler des énoncés protocolaires. 

Reste à examiner le problème du choix d’une meilleure base possible pour les objets de base et les énoncés protocolaires en vue de la réalisation de la constitution. Carnap démontre comment un objet culturel est d’abord réductible à ses manifestations (par exemple via la religion). Les manifestations sont inséparables d’attitudes psychologiques bien précises chez les individus. Tout objet culturel est réductible à des objets psychologiques. Il convient de distinguer entre objets auto-psychologiques et hétéro-psychologiques (psychisme d’autrui). Les processus psy d’autres sujets ne peuvent être connus que par la médiation d’objets physiques, des manières d’être expressives de comportements, au sens le plus large. Reste alors à examiner le principe de réductibilité des objets physiques aux objets auto-psychologiques. Les objets physiques, et surtout les objets ou concepts de la science, relèvent d’une expérience impersonnelle propre à la science. Or une observation est nécessairement le fait d’un individu privé. Renvoyant la situation à un langage, celui de la perception. Il faut justifier la réductibilité des objets physiques aux objets auto-psychologiques. Le choix du domaine doit donc être auto-psychologique : Carnap assume en donnant deux raisons. D’une part les objets physiques sont réductibles à des objets psychologiques et vice-versa. D’autre part, on peut concevoir la constitution des concepts et énoncés protocolaires à partir de deux points de vue : logique, épistémique. Il est alors indispensable de choisir une base auto-psychologique, car elle seule permet de restituer dans la constitution, l’ordre psychologique et l’ordre épistémique : c’est avec l’expérience directe des individus que l’on est en présence des énoncés élémentaires par lesquels les énoncés de la connaissance se constitueront. 

Reste un problème : les expériences élémentaires étant de nature auto-psychologiques ne peuvent être que des expériences de sujets privés ; comment alors arriver à l’objectivité de la connaissance scientifique ? Pour avancer il faut régler le problème du solipsisme. Le solipsisme admet comme allant de soi que le sujet est une donnée immédiatement constitutive de l’expérience d’un sujet déterminé. En fait la différenciation entre le sujet et les objets physiques est une conséquence de la constitution de la connaissance ; le donné n’a pas de sujet, il est neutre. Le donné n’est donc ni psychologique ni physique, leurs objets respectifs relevant du donné. La notion de sujet est construite dans le même temps que celle d’objet physique. Par conséquent, ceci suppose que le choix d’une base auto-psychologique n’a pas d’autre signification que méthodologique. Voyons cependant que Carnap règle le problème du solipsisme qu’au prix de l’adhésion au monisme neutre. Si on accepte ce dernier, il n’en reste pas moins que l’expérience de base se manifeste chez des sujets physiquement distincts qui occupent des positions différentes dans l’espace-temps. Ceci introduit un facteur de différenciation au niveau de l’expérience élémentaire. Comment assurer l’objectivité et l’intersubjectivité des concepts et énoncés scientifiques à partir d’une base auto-psychologique ? Solution de Carnap : les énoncés scientifiques sont des énoncés structuraux. Certaines propriétés structurales sont analogues pour tous les courants d’expérience. Chez tous les foyers de perception où se manifeste l’expérience élémentaire. Mais ici on doit introduire des présupposés philosophiques (les percepts comme données de base de la perception chez Russell). Les relations fondamentales qui sont primitives à l’endroit des éléments les plus primaires du donné, Carnap les appelle catégories. Soit la relation d’identité partielle, la relation de similitude partielle, l’intensité, le temps et l’espace. Les deux premières relations seront prises ensemble pour former la relation de ressemblance mémorielle. Cependant les expériences élémentaires sont des totalités complètes inanalysables et c’est pourtant à partir d’elles qu’il faut constituer les autres objets. Puisqu’il s’agit de totalités indécomposables, l’analyse est inopérante. Carnap parle ici de quasi-analyse qui est en réalité une synthèse qui construit les éléments à partir des expériences primitives. Ces éléments une fois construits joueront le rôle de constituants des expériences élémentaires : les classes de qualité, les classes sensorielles, les emplacements du champ visuel… Tout est alors en place pour la constitution proprement dite, dès lors qu’on parvient ainsi à l’essence constituante de chaque objet. Objet psychologique et objet physique ne se distinguent uniquement que par les structures formelles. Par une neutralité métaphysique, la théorie de la constitution constitue le moi, l’ego, exactement comme un objet physique. 

Sera significatif tout concept pouvant être constitué. Le critère de la signification empirique implique l’unité de la science qui est une conséquence des convictions fondamentales du positivisme logique. La relation de la théorie de la constitution à la problématique de l’unité de la science exige que soient éclaircies certaines données. Lorsque la science se constitue, elle ne procède pas comme la constitution le fait. La théorie de la constitution ne peut intervenir qu’après un premier état d’unification de la science, pour jouer un rôle effectif. Soit le rôle de guide. Si elle est correcte la théorie de la constitution est suffisante pour réaliser l’unité de la science, contrairement à l’opinion de Dilthey qui distingue deux méthodes pour les sciences de la nature ou pour les sciences humaines. La théorie de la constitution peut-elle exprimer tout le langage de la science et rien que le langage de la science ? Toute la problématique de la suture idéale est suspendue à la réponse. Le langage empirico-logique peut-il construire des concepts scientifiques ? Peut-on rendre compte scientifiquement de la science en traduisant son langage dans un langage rigoureusement construit ? La construction de ce langage LEL pouvant exprimer le langage de la science s’élabore en référence au physicalisme. Ici Carnap part des objets physiques ; toutefois le langage unificateur n’est plus le langage de la physique mais le langage des choses. Et les prédicats de départ sont des prédicats de choses. Carnap tente de construire un langage scientifique avec les deux propriétés suivantes : exprimer tout le langage de la science, n’exprimer que le langage de la science. Il s’agit d’un langage par lequel on ne peut construire aucun énoncé métaphysique. Et cela ampute le projet de Carnap : sa construction n’exprime qu’une partie du langage de la science, n’en donne qu’une certaine idée. Et surtout on peut dire que la science n’en confirme pas grand chose. Reprenons la propriété d’extensionalité du LEL, car le projet en est tributaire. (il existe des langages logiques intensionnels). Carnap donne deux raisons. D’une part tout énoncé composé est une fonction de vérité d’énoncés élémentaires ou énoncés atomiques exprimant des observations ou des perceptions empiriques ; pour ce faire il suffit de se donner la logique propositionnelle et la logique des prédicats. D’autre part, tous ses prédicats de base comme tous ceux qu’on pourra construire à partir d’eux tirent leur signification de la dénotation. La signification des prédicats c’est la classe qu’ils déterminent dans un univers donné ; en sorte que tout prédicat qui détermine dans le même univers de discours la même classe qu’un autre, peut lui être substitué sans que la classe ne s’en trouve modifiée. 

Le langage de la science est-il quant à lui tel que l’on puisse lui appliquer ces caractéristiques du LEL ? Ici Dor examine la notion de vitesse : sa signification  vient-elle essentiellement de toutes les vitesses v1, v2, v3..appartenant aux corps C1, C2, C3.. constituant sa dénotation ? Dans la physique classique cela est vrai ; mais il faut y ajouter les notions de force et de masse qui ne rentrent pas dans la dénotation. LEL est donc trop pauvre pour rendre compte des interactions de la science, ce qui est fondamental. Est-ce qu’un énoncé scientifique de forme générale peut être considéré comme une stricte fonction de vérité d’énoncés élémentaires d’observation ? Examinons : « tous les corps exercent une attraction proportionnelle à leur masse ». On voit que cela renvoie de façon vraie à : un corps C1 exerce une attraction proportionnelle à sa masse M1 (idem pour C2 et M2..). La logique suit. Mais cet énoncé peut-il n’être réduit qu’à çà ? Un problème se pose : le nombre des énoncés élémentaires ne peut être que fini ; or l’énoncé scientifique précité est universel. L’expérience peut-elle garantir le caractère d’universalité ? La logique LEL est ici insuffisante. Un autre problème tient au fait que certains énoncés scientifiques universels sont eux-mêmes construits à partir de plusieurs énoncés également de forme universelle : « la masse gravitationnelle est proportionnelle à la masse inertielle », renvoyant à deux définitions et une proposition qui définit la masse ou l’inertie. En physique classique, le sens de cette proposition précitée renvoie à une théorie où Newton développe quelque chose de plus fort que ce que disent les propositions élémentaires. Une théorie en effet lie ces propositions à d’autres énoncés de la science. En plus cette propositionnelle vaut toujours dans la physique d’Einstein mais avec un autre sens. Il faut donc admettre que le langage réel de la science ne peut être l’objet de la LEL. Mais ce n’est pas tout : il nous faut parler de la possibilité du LEL d’introduire progressivement dans le langage, à partir de prédicats empiriques initiaux et grâce aux ressources de la logique, les différents concepts dont fait usage la science ; ici il existe une catégorie de termes qui soulèvent des problèmes : les termes dispositionnels qui expriment une tendance comme dans la notion de « soluble » renvoyant à : plongé dans l’eau et se dissolvant dans l’eau. Avec Carnap le diamant devient soluble dans l’eau si en logique on use de la formule de conditionnel logique. Carnap essaye alors avec une proposition réductive : dans les cas où x est plongé dans l’eau, x sera soluble ssi x se dissout dans l’eau. 

Ici arrive Popper. Car il décèle une contradiction où le definiens comporte le definiendum. De plus la forme de conditionnel logique fait jouer l’antécédent p comme condition suffisante du conséquent q, ce qui implique qu’on ne peut attribuer de signification au prédicat soluble que lorsque cette condition est effectivement réalisée selon un certain nombre de conditions expérimentales représentées par le prédicat p. Et donc pour tout individu qui ne satisfait pas au prédicat p, la question de savoir s’il est soluble ou pas ne se pose pas. Enfin si on considère la théorie de la signification purement dénotationniste, cette question est dépourvue de sens. L’utilisation de termes dispositionnels ne devient possible qu’à une région d’indétermination près qui est le domaine où le prédicat p n’est pas réalisable. Or cette conséquence n’est en rien conforme à la pratique scientifique. Il faudrait que la science soit assez différente de ce qu’elle est pour que le projet soit vérifié. Popper explique cet échec dans le fait d’exclure la possibilité de former des énoncés métaphysiques dans l’élaboration des énoncés logiquement bien construits du langage de la science. Il est impossible de construire un langage dont tous les énoncés sont absolument vérifiables empiriquement. Enfin il faut qu’un énoncé de la science soit réfutable, ce qui ouvre un espace du négatif, un espace pour la non-science. Un langage universel s’appuie sur des énoncés existentiels. Or ces derniers sont métaphysiques. Ce que Carnap refuse… Conclusion : le projet de Carnap échoue.   

Chapitre 3 : les sutures épistémiques et l’idéal de la suture idéale

Suture en contrepoint et pseudo-sujet de la certitude chez B Russell, tel est le premier développement. Le but de la théorie des descriptions est de réduire, autant que faire se peut, l’incidence du sujet dans les propositions de la connaissance. Cette opération induit une conséquence radicale sur le plan de l’élaboration de la connaissance et sur le rôle que la subjectivité y joue. Toute la démonstration semblerait rendre possible de se passer des indicateurs de subjectivité grâce au formalisme logique et donc scientifique. L’analyse logique est susceptible d’éprouver l’ambiguïté de l’analyse grammaticale faisant croire que, dans certaines propositions, nous énonçons quelque chose d’un sujet (descriptions définies) là où il n’en est rien. En sorte que l’élimination des indicateurs de subjectivité résulte d’un effet de déplacement imputable aux ressources du formalisme logique ; celle-ci en substituant une proposition logique à un énoncé de connaissance dévoile le caractère virtuel du sujet de cet énoncé qui n’y opère que sous la forme d’un sujet apparent. Ce résultat conforte le leitmotiv qui travaille le projet scientifique : être objectif passe par un sujet qui n’interfère en rien. Ce sujet n’a pas d’autre consistance que celle d’un sujet épistémique ; stratégie qui travaille à la compacité d’un sujet aliéné dans sa division, dans le sens d’une suture idéale. Russell inaugure une procédure de réitération qui redouble le bénéfice de l’opération : s’affranchir de l’incidence de la division du sujet en intronisant le sujet unifié à la faveur d’un point de suture. Si la machine épistémique scientifique ramène le sujet au sujet de l’énoncé (le moi), la machine épistémique logique élimine même le sujet de l’énoncé. On passe de l’idéal de la suture à l’idéal de la suture idéale. Or ceci est illusoire. 

Si l’élimination du sujet apparent d’un énoncé est éliminé par la logique, cette éclipse provient d’un déplacement : l’analyse logique tend à établir que le sujet grammatical d’un énoncé n’est élevé à la dignité de sujet qu’en qualité d’usurpateur métonymiquement à la place du véritable sujet ; il s’agit d’un sujet qui se prend pour un autre. Quelle est la nature du déplacement opéré ? Quel est le véritable sujet ? Soit le sujet apparent se prend pour le véritable sujet, soit l’analyse logique dénonce cette substitution en établissant que le véritable sujet n’est pas celui qui apparemment est désigné comme tel par le discours. Ici l’auteur fait un détour par la Traumdeutung de Freud où l’interprétation des rêves montre que le sujet apparent est là pour faire passer, aux contenus du rêve, la barre du refoulement ; et en plus démasque la méprise qui tend à occulter le sujet du désir derrière le sujet apparent. L’analogie joue mais en pointant qu’,en regard de la psychanalyse, l’analyse logique fonctionne en sens inverse. Mais il existe entre les deux un même principe directeur : évacuer quelque chose de la division du sujet. Quand le moi se prend pour un je, le moi est élevé à la dignité de sujet de la science. Et par le second déplacement le sujet connaissant est qualifié de sujet épistémique : un sujet qui est élevé au dessus de la contingence du contenu des termes des énoncés, pour ne dire que quelque chose sur la signification des fonctions propositionnellement construites à partir de ces énoncés. Mais cela justifie à rebours ce que les tours de passe-passe ont gommé. Pour gommer quelque chose il faut qu’il existe. Et ce qui intéresse Dor apparait ici, à savoir l’importance du discours psychanalytique dans un contexte où le discours de la science se drape avec succès dans les plis de la toge positiviste et logique. Le sujet peut-il énoncer quelque chose de légitime sur la subjectivité ? Russell rappelle que les propositions énoncées par des pseudo-sujets ne dénotent rien, mais que ces énoncés gardent une signification même sans référence. La signification procède avant tout des énoncés pris en tant que tels, plus qu’elle ne dépend des termes composant ces énoncés. Il suffit donc qu’un sujet logique articule des fonctions propositionnelles pour que cessent toutes les difficultés afférentes au sujet de l’énoncé (et subséquemment au sujet de l’énonciation) puisque celui-ci est éliminé. Un sujet véritable est un sujet de la signification et ce pour remédier aux impasses de la dialectique rationnelle du cogito… mais c’est pour imposer un sujet de la certitude. Cependant ce projet russellien et carnapien se soutient de cette division subjective sans laquelle il ne saurait trouver consistance ; c’est un projet contre. Soit un des plus industrieux aveux de cette part irréductible qui fait que le sujet se sépare de lui-même et s’aliène dans cette opération. C’est là l’apport de Lacan.

De l’expérience privée à l’expérience publique, Carnap se bat avec le solipsisme et les rejetons de la subjectivité. L’axe directeur de l’empirisme logique c’est le critère de la signification empirique. D’où l’énoncé de ce critère tire-t-il lui-même sa propre signification ? L’empirisme logique part de la distinction des énoncés significatifs entre énoncés analytiques et énoncés synthétiques. Si l’on examine l’énoncé qui formule le critère de la signification empirique, il n’est pas analytique. Il est synthétique et ne peut que provenir d’un état de fait dont il doit être l’expression directe. Le critère de la signification empirique tire-t-il sa propre signification de son rapport à un état de fait ? Schlick répond oui en s’appuyant sur l’expérience quotidienne de la vie ordinaire et sur celle de la pratique scientifique : l’une comme l’autre suffisent à nous donner une idée implicite de ce qu’est un énoncé significatif. Un énoncé est significatif si cela constitue une différence entre le fait qu’il soit vrai ou qu’il soit faux. Trancher sur ce point V/F revient à exprimer fidèlement cet état de fait qu’est notre attitude spontanée vis-à-vis de la signification empirique. Du coup la théorie de la signification s’auto-justifie et ne requiert aucun fondement extérieur à elle-même. Si ceci tient la route, les néo-positivistes ont atteint ici l’idéal de la suture idéale. Or ceci présente des problèmes.                  

 Prenons l’énoncé : « certains métaux conduisent l’électricité ». Cet énoncé qui exprime une propriété de certains « objets physiques » renvoie à une expérience impersonnelle, intersubjective donc. Le principe de l’empirisme logique stipule qu’il faut dégager les énoncés protocolaires sous-jacents. Ces énoncés protocolaires sont liés à l’observation de personnes privées puisqu’ils ne portent que sur des objets donnés dans une expérience subjective. La question est posée aux positivistes de rendre clair le passage aux énoncés publics surtout quand le contenu des énoncés dépasse l’expérience de personnes privées pris dans un langage auto-psychologique. La corrélation entre le critère et notre attitude spontanée face à la signification suffit-elle à répondre à la question ? Pour le moins il y a des présupposés, entre autre quant au dépassement de l’objection solipsiste. Mais commençons par l’opération de réductibilité. Tous les « objets physiques » doivent être réductibles à des « objets psychologiques ». On croise une polémique de Otto Neurath qui controverse le propos : il est possible de réduire tous les objets psychologiques à des objets physiques. Or on sait que même si c’est possible, Carnap sort de cette alternative car il refuse le behaviorisme. Pour Neurath, le behaviorisme dégage un fait unitaire  de comportements, comme un mode de réponse de l’organisme à l’environnement. Mais surtout la science elle-même est un fait de comportement. La science en tant qu’elle est réponse est réponse d’un type particulier puisqu’elle est de nature verbale. Puisque les faits de langage peuvent être expliqués par des facteurs physiologiques, la vraie nature de la science, son point de départ, c’est la pensée qui se parle, la pensée comprise comme processus physique. Les éléments constitutifs de la science (logique stimuli-réponse suite aux nécessités de l’adaptation au milieu) sont les éléments constitutifs du langage (discours de la science). Or les éléments constitutifs du langage sont des énoncés et la science est un système des énoncés qui la constitue. Les énoncés étant des processus physiques, parce que le langage est une construction physique, il n’y a pas contradiction à dire de la structure de cette construction qu’elle est juxtaposition de processus physiques. Carnap en retiendra sa syntaxe logique du langage. Mais le behaviorisme renvoie les faits de langage à des comportements physiques observables avec une affirmation supplémentaire : le langage est par essence physicaliste. Le langage est d’emblée intersubjectif. Dès sa forme la plus simple le langage est un langage de chose directement adapté à la description d’éléments stables, de faits mesurables. Neurath critique Carnap qui a trop de postulats philosophiques. La constitution a un caractère doctrinal. Ce que Neurath ne voit pas c’est son engagement philosophique. 

Accepter la double réductibilité postulée par Carnap exige un autre présupposé. S’il n’y a pas de kwak entre le langage subjectif (auto-psychologique) et le langage intersubjectif des énoncés physiques, les énoncés protocolaires fournissent le contenu de la connaissance objective. Supposer que seule une différence de forme les sépare des énoncés physiques, c’est admettre qu’entre leur contenu et celui des énoncés physiques, il n’existe pas de différence essentielle. On va bien plus loin qu’une traductibilité réciproque car l’expérience de base doit être désubjectivée. Carnap ne voit pas où est le problème puisque l’opposition du sujet et de l’objet physique est une conséquence de la constitution des objets physiques ; c’est la constitution des objets physiques qui donne naissance au domaine auto-psychologique et hétéro-psychologique. Le donné comme tel n’a pas de sujet. L’égocentricité n’est pas une propriété originaire des éléments de base du donné. Or ceci est un emprunt au monisme neutre de W James, lequel ne relève pas d’un état de fait mais d’une position philosophique doctrinale qui vient ici en place de présupposé que l’empirisme logique demande d’admettre. Et même si on y rajoute le behaviorisme demeure la question du fondement du critère de la signification empirique. L’expérience élémentaire se manifeste chez des individus physiquement distincts les uns des autres ; il faut un troisième présupposé ici. Tout énoncé scientifique peut être transformé de telle façon qu’il comportera seulement des propriétés structurales et l’indication d’un ou plusieurs domaines d’objets. Alors ce serait le contenu matériel qui pourrait varier d’un individu à l’autre, le fond structural restant constant. Cet argument justifie les deux précédents présupposés. Mais voici « les termes dispositionnels » exprimant des tendances comme dans l’exemple des métaux conducteurs d’électricité. Objection définitive ? 

Et tout cet effort de nouveau témoigne à contrario de la résistance d’un sujet divisé. Le cogito renvoie à un sujet de la science, le sujet connaissant étant non divisé. Carnap a entendu les objections dans une suite de Aufbau, Testability and meaning. Le dessein d’une construction scientifique d’un langage unitaire susceptible d’exprimer l’ensemble de la connaissance scientifique met en évidence l’espoir déçu d’un idéal de la suture idéale face aux rejetons d’une subjectivité sur le retour. Dans l’appui sur le behaviorisme et le monisme neutre, la science comme la connaissance objective est foncièrement intersubjective. La théorie de la constitution doit être en mesure d’intégrer cette intersubjectivité dans le système. Or la construction de la connaissance s’élabore à partir des expériences individuelles de base, à partir d’un donné psychique personnel. D’où la nécessité de présupposer des régularités. Ces suppositions fonctionnent comme des axiomes par lesquels d’emblée l’intersubjectif fonde l’objectif. Les régularités se trouvent justifiées par la relation d’expression qui indique la connexion existant entre un mouvement, une expression faciale, verbale, un geste, et les processus psychiques dont ils sont l’expression. Le corps sert de commun dénominateur entre l’expérience élémentaire d’autrui et la mienne : nous ne connaissons que les processus de comportement d’un autre corps humain. Et on voit que les objections d’épiphénoménisme et de parallélisme psychologique ou psychophysiologique rappellent l’autonomie du psychisme et l’importance du sujet divisé. On est en fait confronté à une récusation de principe. Et si on prend l’appui sur le monisme neutre c’est la notion de solipsisme méthodologique qui accompagne comme méthode de construction de concepts. Si le point de départ utilisé et la base considérée comme suffisante sont effectivement constitués par une expérience subjective élémentaire, celle-ci ne peut être caractérisée comme mienne qu’à une étape tardive de la constitution des concepts, à savoir au moment où entrent en scène simultanément et solidairement les deux notions d’ego et alter-ego. La distinction sujet-objet n’est pas première mais procède de la constitution de la connaissance ; donc les données de base ne peuvent pas être immédiatement des expériences de sujet. Réalité, toi et moi sont dans un rapport de constitution réciproque l’un par rapport à l’autre et secondairement au donné proprement dit. En deux temps la méthode de Carnap consiste  à user du présupposé behavioriste pour réduire les objets hétéro-psychologiques à des objets physiques et user du principe du monisme neutre pour transcender les limites subjectives nécessairement imposées par le choix du domaine de base auto-psychologique en postulant la désubjectivation des données de base. L’opposition sujet-objet résulte de l’assomption des données de base constituées en objets. L’intersubjectivité est constitutivement fondée en même temps que l’objectivité. 

Il y a surrection du je par autre et de l’autre par je. Il y a une isomorphie structurale entre le système de la constitution réciproque du sujet et de l’objet/autrui chez Carnap et le système de l’assomption de la subjectivité telle que la théorie psychanalytique nous l’enseigne : la constitution du sujet comme tel sur le tranchant de la division, laquelle résulte de sa confrontation au réel médiatisé par le langage. Il semble exister une analogie entre la structure du solipsisme chez Carnap et la relation immédiate de soi à soi, relation spéculaire ou duelle. Enfin un certain nombre de raisons incline à tenir le sujet, de part et d’autre, dans un type de rapport institué de façon équivalente, aussi bien à l’endroit du réel qu’à l’endroit du donné neutre. Dans le solipsisme, rien ne permet au sujet de sanctionner de façon décisive la distinction entre intérieur/extérieur si ce n’est par l’instauration d’une limite qui consiste à ramener à soi  et l’y maintenir le contenu de l’expérience immédiate du monde. Cette limite est posée là à priori ; elle n’a d’autre fonction que de cerner en le médiatisant le contenu d’une expérience, c’est-à-dire le produit d’une confrontation immédiate du sujet au monde, pour qu’elle devienne au moins expérience privée du sujet, à défaut d’une expérience publique. Sans cette limite on ne voit pas comment le sujet pourrait entretenir une relation au monde sans y prendre le risque de s’y trouver lui-même confondu. En sorte que si dans le solipsisme on peut dire que le sujet est donné immédiatement dans l’expérience élémentaire de sa relation au monde, c’est-à-dire comme entité distincte de l’objet, soit ici de l’objet privé, cette distinction est suspendue à l’artifice qui la fonde. En effet la distinction entre le sujet privé et l’objet privé est strictement à priori : c’est un artifice transcendantal comme médiateur transcendantal instituant liminairement un repère entre ce qui est moi et ce qui n’est pas moi, ne fut-ce qu’à en circonscrire la portée à mon seul moi comme le prescrit le solipsisme. La relation du sujet au monde s’institue donc sur le mode de la relation duelle immédiate, de la confusion de soi et de l’objet/autrui, soit la relation spéculaire propre à l’imaginaire. Le solipsisme entérine un mode de relation du sujet à l’objet radicalement fictif. Le statut de l’objet privé par rapport au sujet privé n’a aucun fondement. Le solipsisme apparait comme une forme travestie du mode de relation spéculaire que le sujet entretient au monde, puisqu’à l’endroit de ces limites purement subjectives, il n’existe de différenciation du sujet privé et de l’objet privé  qu’à priori : la conscience voit dans sa représentation autre chose qu’elle-même alors qu’il n’y a dans cet autre que ce qu’on y a mis. Le problème de Carnap contre le solipsisme trouverait en psychanalyse une réponse plus fondée que dans le recours au monisme neutre. Car appel est fait à quelque chose  de l’ordre d’une cause structurante que la théorie psychanalytique s’emploie à désigner comme Réel. Le Réel est ce qui est déjà là à ceci près qu’il ne s’agit pas de la réalité considérée en tant que telle (noumène kantien) mais plutôt de la place que cette réalité occupe par rapport au sujet comme cause susceptible d’induire la structuration.  

Pour Carnap, l’aboutissement logique de la théorie constitutive n’est justifiée que si elle instaure l’intersubjectivité. Puisqu’elle seule est capable en retour d’en légitimer toute la portée. La constitution de la connaissance en construisant le domaine des objets physiques donne naissance au domaine auto-psychologique, et ce au moment où l’on découvre d’autres sujets. On peut alors se demander ce qui est vraiment nécessaire comme tiers terme dans le processus de la constitution de la connaissance. Car c’est bien ce tiers terme qui est l’agent opérateur de la surrection de la subjectivité et de l’objectivité comme il est l’agent de la surrection de l’alter-ego. Admettant ce tiers terme, (comme on avait « admis » plus haut une expérience élémentaire sans dualité immédiate d’un sujet et d’un objet,) il reste un troisième problème. Le projet de la constitution est de reconstruire par une méthode tous les concepts et énoncés de la connaissance objective. Or à supposer l’instauration d’un sujet objectivement distinct d’autrui, il n’en reste pas moins qu’aucune garantie n’est apportée d’un sujet à l’autre quant à l’identité des contenus de connaissance ainsi constitués sur des bases auto-psychologiques. Cette identité est pourtant requise pour assurer l’objectivité mais aussi l’intersubjectivité des concepts et des énoncés. On sait qu’ici Carnap fait appel à des propriétés structurales identiques chez tous les foyers de perception où se manifeste l’expérience élémentaire. En conclusion supposant réglé tous les problèmes de présupposition, alors l’entreprise carnapienne tient. Il n’existe qu’un tiers terme, à la fois instaurateur de la subjectivité, de l’objectivité et de l’intersubjectivité susceptible de conjoindre une identité structurale, à la fois au niveau des courants d’expérience et des contenus de connaissance qui en résultent. C’est le médiateur de la symbolisation, le même que celui que convoque la théorie psychanalytique. Dès lors Dor rend hommage à Carnap pour son travail parce qu’il éclaire au mieux l’enjeu et l’écart de la psychanalyse : la castration. Tout le travail de la théorie lacanienne est de clarifier l’articulation de l’Imaginaire avec le Réel moyennant le Symbolique. Le travail du positivisme logique ici achevé est de le dénier en assurant par des présupposés la suture du sujet, mais ce en passant sur tous les points-nœuds de la problématique. Carnap s’echine à faire un double nœud comme une suture de la suture. 

Nous voici au bout du premier mouvement qui anime ce livre. Passons au second mouvement : la paradoxalité instauratrice en psychanalyse. Nous nous y attelons pour autant qu’il éclaire le rapport aux mathématiques en ressuscitant une découverte dans l’Antiquité.  

Chapitre 4 : un principe épistémologique antique : la paradoxalité instauratrice

Sous l’égide de cette expression, Dor propose d’introduire la raison d’une procédure épistémologique dont l’incidence décisive est repérable dans le champ des mathématiques comme dans celui de la psychanalyse. Il semble exister une analogie entre certains problèmes, en apparence paradoxaux, rencontrés dans les spéculations mathématiques et la situation paradoxale soulevée par la validité des énoncés psychanalytiques. La paradoxalité instauratrice apparaîtra comme une solution où l’on voit à l’œuvre une démarche épistémologique doublement inaugurale puisque dégagée dans les mathématiques grecques antiques (Eudoxe) et re-promue comme modèle de stratégie opératoire à l’orée du 20ème siècle (Cauchy). Le contexte théorique où elle prend origine est le paradoxe soulevé par la notion de continu. Les pithagoriciens conduisent la recherche dans une méta-théorie des nombres. À regarder de près les indivisibles, on peut gager l’hypothèse que la paradoxalité naît de l’impossible scientificité d’une théorie analytique qui doit viser à se constituer scientifiquement. (C’est Fermat au 17ème siècle qui changera le paradigme en mathématiques). La propriété la plus remarquable de la théorie des nombres pithagoriciens tient à leur association entre nombre et intuition spatiale ; c’est une réciprocité entre l’arithmétique et la géométrie qui s’occupe du continu. On parlera des nombres triangulaires, rectangulaires, carrés, pyramidaux. Les pithagoriciens étaient assujettis à une conception du nombre comme collections d’unités, moins une somme qu’une forme ou une essence. Les pithagoriciens ont découvert les intervalles musicaux fondamentaux qui peuvent s’exprimer au moyen de rapports numériques élémentaires : ½ pour l’octave, 2/3 pour la quinte, ¾ pour la quarte. Sur le plan cosmique cette thèse introduira un principe d’homogénéité et harmonie en ce sens que chaque partie du monde aura un nombre qui se trouvera dans un rapport défini avec chaque autre partie, donc avec le monde dans sa totalité. Quant à la question du continu, si seul le nombre est garantie d’intelligibilité, le simple fait qu’une science de la grandeur continue soit possible, signifie que cette grandeur est bien réductible au nombre. La propriété du triangle rectangle est l’orthogonalité ; la perpendiculaire a son essence dans la relation numérique : A fois C au carré = A fois B au carré + B fois C au carré. Si par ailleurs les nombres sont associés à l’intuition spatiale, l’étendue peut être considérée de son côté comme réductible au nombre. Le passage du nombre au continu est assujetti par la définition : toute grandeur a une structure numérique. Comme le nombre est exclusivement le nombre entier et que toute grandeur est assimilée à une collection de points, il en résulte que toute grandeur est rationnelle et toutes les grandeurs en deviennent commensurables. Or on tombe ici sur des longueurs irrationnelles. C’est en examinant le rapport qui existe, dans un carré, entre le côté et la diagonale, que les pithagoriciens sont dans l’impossibilité de trouver un plus petit commun diviseur entre le côté et la diagonale du carré si le côté = 1. Contradiction. Le nombre irrationnel ne pourra jamais avoir quelque autre statut que le statut du non-être. Ce constat est scandaleux dans un ciel si serein car c’est un outrage à l’ordre des choses, un blasphème, une rupture de la raison. Les conséquences seront dommageables car le discrédit sera jeté sur l’intuition (assurée jusque là de garder la raison) et sur la méthode des proportions. 

Il semble que les pithagoriciens n’aient découvert qu’un seul cas d’irrationalité : la racine carrée de 2. Mais au 5ème siècle acn, on découvre que l’on peut construire un nombre illimité d’irrationnels entre grandeurs continues. Et là Théodore (dans le Théétète de Platon) substitue à la définition d’essence de l’irrationalité, une définition opératoire : l’incommensurabilité en devient un concept intelligible. On en tire une nouvelle définition du nombre. On peut définir des grandeurs continues dans le domaine des nombres ; on peut obtenir des évaluations numériques de grandeurs comme racine carrée de 2 (1, 4142..). Le nombre n’est plus assimilable à une collection d’unités, c’est le multiple d’une partie aliquote arbitraire choisie (1, 4142  fois  1, 4142  = 2). Il s’agit d’une solution opératoire du nombre liée à l’activité même du nombre. L’irrationalité est désormais associée à la notion d’infini. La présence de l’infini (…) indique alors que la mesure du segment irrationnel ne pourra jamais être achevée. Pour rétablir l’unité entre le continu et le nombre, on crée l’hypothèse des indivisibles. Selon cette idée, toute grandeur continue, si on pousse assez loin la division, peut être ramenée à des parties indivisibles. La ligne est une succession de points. Ces procédures feront appel aux spéculations infinitésimales. (Le 17ème siècle apportera ici le calcul infinitésimal). Zénon d’Elée ouvre la voie : l’idée d’indivisible est logiquement contradictoire : pourquoi s’arrêter de diviser en poussant toujours plus loin la division du continu ; c’est un accommodement inacceptable. Surtout qu’il conduit à la contradiction car ce qui est en-deçà de toute grandeur ne peut jamais, même répété un nombre infini de fois, produire une grandeur. Dire que le continu est formé d’indivisibles, c’est lui dénier toute grandeur. De même une grandeur finie ajoutée un nombre infini de fois à elle-même, constitue une grandeur infinie ; et donc toutes les grandeurs continues sont infinies. (C’est Cauchy au 19ème siècle qui clôra ce chapitre). Zénon est célèbre par ses paradoxes de la dichotomie, d’Achille et la tortue, de la flèche et du paradoxe du stade (commenté par Aristote avec la distinction entre mouvement relatif et mouvement infini). De ces paradoxes une observation épistémologique est essentielle. En conduisant la réflexion mathématique sur le problème des séries convergentes et la notion de limite. ½ + (½ fois 2) + (½ fois 3) + … (½ fois n) = 1. Sur quoi fonder la convergence est un défi lancé par Zénon et qui sera repris par Grégoire de St Vincent en 1625 : 1 = 1/n + (1/n fois 2) + (1/n fois 3)… + (1/ n exposant n-1). Cela n’aurait pas satisfait Zénon mais pose un problème de philosophie mathématique : on peut toujours avancer qu’une fois la transposition effectuée sous forme d’une série convergente, on répond à Zénon car si a est le premier terme de la série et si r est la raison, alors limite = a/1-r. Dans le premier cas ½ / ½ = 1 ; dans le second cas, 1/  (1-1/n) = 1/  (n-1 /n) = (n/ n-1). Même Leibniz ne résoudra pas ce problème de passage à la limite. 

Il y a 25 siècles entre Cauchy et Eudoxe. Cauchy (1825) résoud le problème du passage à la limite et Eudoxe inauugura une solution au problème du continu. Chez les grecs le problème était posé en étroite association avec l’idée dynamique du développement à l’infini. On cherchait à comprendre comment la série tendait vers la limite. Cauchy abandonne ce point de vue dynamique pour un point de vue statique. Il se demande quelle propriété doit posséder le nième terme  pour que la série où il apparaît puisse être dite convergente globalement vers une limite déterminée. Le passage à la limite est arraché à l’imaginaire et à l’intuition. Il est traduit en termes formels ; la définition est de type logique. Passer à la limite revient à affirmer que la série a indice1 , a indice 2, a indice 3…a pour limite a quand l’indice est poussé à l’infini. La limite cesse d’être posée comme le dernier terme de la série. Elle n’est qu’un nombre possédant la propriété énoncée dans la définition. Et en reprenant la problématique paradoxale comme élément de définition, il devient possible de promouvoir une nouvelle avancée mathématique (Cantor). Eudoxe au 4ème siècle acn apporte une solution au problème du continu. La portée de celle-ci est donnée par la contribution qui doit lui être attribuée comme auteur de la proposition 1 du livre X des Eléments d’Euclide où se trouve formulée la définition : deux grandeurs inégales étant données, si de la plus grande on retranche une grandeur supérieure à sa moitié, puis du reste une nouvelle grandeur supérieure à la moitié de ce reste, et si on répète ce processus indéfiniment, on obtiendra une grandeur plus petite que la plus petite des deux grandeurs. Et la controverse dite axiome d’Archimède : si deux grandeurs sont données, il y a toujours un multiple de la plus petite qui surpasse la plus grande. De là Eudoxe reconstruit la géométrie. L’idée d’un infiniment petit se trouve rejetée hors du champ de la spéculation mathématique. Eudoxe a posé axiomatiquement l’irréductibilité du continu au discontinu. Alors que la théorie pythagoricienne des proportions se basait sur une correspondance entre le nombre et le continu, donc sur une propriété immanente aux grandeurs continues, la théorie d’Eudoxe ne fait rien de tel. Au lieu d’être établie sur la nature même des grandeurs, la proportionnalité est définie par une relation d’un certain type et non par une propriété. Eudoxe donne une définition purement rationnelle de la proportionnalité qui ne fait aucun recours à l’intuition. C’est une définition par postulat. Quant à la validation de la théorie d’Eudoxe, elle est aussi purement rationnelle. Elle n’a d’autre fondement que la loi générale du raisonnement logique de la logique antique (qui peut se traduire dans le langage de la logique mathématique). C’est la théorie des proportions d’Eudoxe qui restera l’outil le plus puissant jusqu’à l’apparition du calcul infinitésimal au 17èmesiècle. Et ce en raison de ses aptitudes opératoires génératrices de transformations grâce auxquelles on peut construire des démonstrations. Bien qu’elle s’appuie sur la nouvelle conception du continu et qu’elle soit aussi un instrument de démonstration, cette méthode d’exhaustion n’est pas une théorie et elle procède par l’absurde en introduisant une certaine proposition après avoir établi que deux autres propositions sont logiquement impossibles. Méthode de validation plus que méthode heuristique, ces deux procédures de démonstration (Eudoxe et Cauchy) assureront une promotion fondamentale à tout l’essor des mathématiques lequel, en dernière instance, reste directement articulé au caractère opératoire de la définition du continu. Eudoxe a converti en principe de science ce qui apparaissait comme l’impossibilité d’une science. Tant qu’on cherche à expliquer ou à rendre compte logiquement et rationnellement de la divisibilité à l’infini du continu, on s’avise qu’aucune base opératoire ne peut être fournie à la science du continu sans voir surgir les paradoxes. Par contre si on cesse toute velléité explicative ou démonstrative et que l’on prend cet indémontrable paradoxal comme le principe même d’une définition, c’est-à-dire si on le pose axiomatiquement, on obtient la possibilité de reconstruire rigoureusement la science du continu. Le génie d’Eudoxe est d’avoir su comprendre que ceci ne devait pas être expliqué, mais au contraire servir de fondement pour la science du continu. Sa démarche épistémologique montre que si la science ne peut pas être construite à n’importe quel prix, elle doit nécessairement payer un certain prix pour se construire. Ce prix à payer c’est l’intégration d’un manque dans le réseau des opérations discursives, comme principe inaugural et promoteur d’une intelligibilité nouvelle. Et Eudoxe va plus loin dans ce qu’il nous enseigne. Il s’appuie sur le caractère antinomique qui défie la raison pour fonder sa définition. Du coup la valeur opératoire d’une idée pour le développement de la science (et de la connaissance) ne se mesure pas à l’aune de son évidence intuitive mais bien à sa capacité instauratrice d’intelligibilité. (Et Cauchy donne place à Cantor). 

Chapitre 5 : paradoxalité instauratrice et scientificité de la psychanalyse

La critique à l’encontre de la scientificité de la psychanalyse est caduque de ce qu’elle manque ce complexe paradoxal qui constitue la pierre d’angle d’une hypothèse opératoire jusqu’ici en souffrance. Cette indigence est directement imputable à certaines influences épistémologiques directement ou indirectement exercées par le courant positiviste. Il y a deux courants, radical ou modéré. Dans le premier courant (néo-positivisme) la psychanalyse ne rencontre pas l’idéal de l’expérimentation qui est le critère de la scientificité. Elle pêche trop par son attrait pour la métaphysique. Dans le second courant, la psychanalyse est vue comme une quelconque pratique de l’individuel ; la psychanalyse est au mieux une connaissance proto-scientifique en voie de développement. Mais ces deux courants évitent le paradoxe qui scelle la scientificité de la psychanalyse a sa pratique. Car en effet il n’y a pas de théorie de cette pratique ce qui n’empêche pas de situer la psychanalyse du côté des sciences. Le courant néopositiviste toutefois est lui-même divisé et par exemple Carnap n’a jamais été opposé à la psychanalyse. Et aussi un autre membre du Cercle de Vienne, Philipp Frank, qui contrastent avec Ernest Nagel et Karl Popper. Nagel est opposé à la psychanalyse a priori. Popper lui questionne l’impossibilité de préciser un critère de testabilité en psychanalyse, laquelle relève de la métaphysique et du mythe. Popper prétend que la psychanalyse s’est d’avance retirée de toute possibilité d’être dite scientifique par une stratégie immunisante. Ce qui la rendrait irréfutable car l’exercice de sa pratique suffirait à rendre compte qu’elle est réellement ce qu’elle prétend être. Or ce qui échappe à Popper, c’est que les propositions théoriques de la psychanalyse ne fonctionnent pas comme d’authentiques hypothèses scientifiques, car y ont renoncé. Cioffi développe une critique contre la psychanalyse du même « dialogue de sourds », à ceci près qu’il va chercher Wittgenstein… dans ses Conversations sur Freud. Or si on lit ce dernier il y a possibilité d’y voir une ouverture à la notion d’inconscient. Le discours de la psychanalyse donne l’illusion d’un discours de science dans la mesure où il présente ses explications comme des explications causales (le phallus) et où, d’autre part, il exerce sur nous une fascination dans un registre qualifié d’esthétique. Plus spécifiquement, il s’agirait pour la psychanalyse d’effectuer, sous le couvert d’une explication théorique, un rassemblement unitaire d’éléments dispersés. Mais loin que l’on y sorte du cadre de la représentation, l’interprétation rapporte, non pas une explication causale, mais un fragment explicatif qui contribue à faire qu’on se sente bien, satisfaisant notre besoin fondamental de faire signifier le plus grand nombre de choses possibles. En ce sens il n’existe pas de limite en soi à l’interprétation si celle-ci consiste à chercher l’explication qui nous satisfasse, ce que l’on finit toujours par trouver. Bref l’interprétation relève de l’imaginaire. Et Wittgenstein confirme dans son analyse du symbolisme dans le rêve ; faute d’y trouver des signes de langage en regard de mécanismes de déplacement et condensation propres au rêve.  Wittgenstein n’a pas connu l’approche lacanienne sur la métaphore et la métonymie si non il n’aurait pas conclu que le rêve n’est pas une façon de penser quelque chose, vu qu’il n’est pas un langage. Surtout que son Tractatus développe des propos où le Das Ding freudien pourrait résonner. 

Aujourd’hui les impératifs positivistes ont trouvé d’autres défenseurs. Ceux-ci, dans la foulée de René Thom, se sont assouplis, comme Granger. Celui-ci creuse le principe d’une connaissance de l’individuel. Il rappelle l’axiome qui gouverne l’édification de la pensée scientifique comme ce qui consiste à opposer toujours un processus de structuration à des données informes. Il s’agit donc de reculer les limites de l’événement immédiatement donné à notre expérience. Cette stratégie du processus de scientification induit une conséquence : le concept scientifique quelque soit son domaine d’objectivité ne peut être défini que par un mouvement axiomatique. Toute notion utilisée effectivement par la science est une notion en voie d’axiomatisation ou un concept axiomatisé. Toutefois dans le domaine des sciences humaines, il préconise d’assouplir certaines exigences de formalisation de sorte qu’il semble qu’une élaboration scientifique des notions qualitatives consiste dans le passage de l’astructuré au structural bien plus tôt que dans une quantification. Reste que la psychanalyse fait preuve d’insubordination : la situation clinique met dans un rapport immédiat le patient et le thérapeute, l’observé et l’observateur. Ce rapport immédiat n’est pas une relation conceptualisée, enveloppant de façon confuse les réactions de l’un et l’autre, de telle sorte que la situation qui s’établit ne peut être correctement décrite comme rencontre dissymétrique entre un sujet actif et un objet passif, mais plutôt comme un couple jouant des rôles alternatifs. On est loin d’une connaissance conceptuelle, spéculative, et pas même d’une situation de connaissance appliquée. D’emblée la communication est magique et mythique. Dans le fait humain, l’individuation ne peut être indéfiniment neutralisée comme il arrive dans d’autres domaines. La notion d’individu en sciences humaines ne saurait être un concept de la science. La connaissance de l’individuel valide ne pourrait procéder que d’une science du général et pourtant l’épistéomologie se déploie à contourner l’obstacle posé par la constitution du fait humain en tant qu’objet de science : l’obstacle tient au refus de renoncer aux idées confuses nées immédiatement de l’expérience vécue, tout en prétendant aux bénéfices de la clarté, de la distinction, de l’efficacité du concept. La notion d’individu se trouve introduite dans le champ de la scientifisation, par l’intermédiaire d’une pratique. Aussi bien objet structural que conjonctural, l’objet ne saurait conjuguer ses deux faces paradoxales qu’à la faveur d’une insertion dans une connaissance appliquée. Si l’objet de la psychanalyse est un objet possible de science de l’homme et si, par ailleurs l’objet d’une telle science est à la fois structural et conjonctural, aucune théorie psychanalytique ne saurait être satisfaisante sur le plan de l’objectivation scientifique tant que la situation clinique elle-même n’aura pas été construite en modèle cohérent et efficace. Et il faut bien reconnaître que ce modèle est toujours en souffrance. 

Cette carence redouble lorsque l’accent est mis sur la fonction du langage dans la situation clinique en psychanalyse. On est loin d’avoir atteint à ce jour un état d’objectivation scientifique satisfaisant quant au statut particulier de cet usage du langage dans le type de connaissance promue par la psychanalyse. Pour palier l’absence de détermination spécifique de ce fait de langage comme objet de science, G G Granger de s’en remettre aux espoirs conjoints de la linguistique et de la cybernétique pour éclairer les rapports demeurés obscurs du verbalisé et de l’informulé. Un autre aspect critique attenant à cette impossibilité de pouvoir disposer d’un modèle adéquat à la situation clinique exigerait que l’on sursoie à l’incidence épistémologique de l’anthropologie psychanalytique ; par un renversement copernicien dans les sciences de l’homme où la connaissance clinique de l’individuel tendrait à s’instituer comme modèle d’une science du général des faits humains. Soit autant d’arguments qui viennent tempérer la portée du processus de structuration scientifique à l’œuvre dans la psychanalyse, même si ce processus de structuration renonce à se mettre au service d’une connaissance spéculative de l’individuel, pour opter vers la voie plus sûre d’une connaissance appliquée. En tant que telle, c’est-à-dire en tant que science possible de l’homme, la connaissance psychanalytique semble illustrer la différence distinguant l’explication structurale de l’explication causale. Pour autant que l’on admette que le recours au raisonnement causal dans les sciences de l’homme exprime plus justement l’impossibilité de s’en tenir jusqu’au bout du paradigme d’une connaissance par modèles et structures, la psychanalyse souscrit à cette limitation obligée de l’explication structurale, et, du coup vient s’ordonner en-deçà de la ligne de coupure qui partage le discours de la science de ce qui se peut légitimement considérer comme ébauche de science. La psychanalyse n’est susceptible d’une objectivation scientifique qu’en inféodant son objet à un corps de stratégies épistémologiques spécialement élaborées pour sérier les différents problèmes appelés par le protocole de scientifisation dans le champ des sciences humaines. 

D’une manière générale, l’argument de non-falsifiabilité convoqué par la tradition empirico-logique n’est opératoire que dans la mesure où il en suppose un autre : l’argument hypothético-déductif. À moindre prix, c’est également une condition qui est implicitement supposée dans l’élaboration des énoncés théoriques des sciences humaines. Or cette condition stricte reste à interroger. C’est l’exigence du principe empirique de falsification qui doit être repensée, avec T S Kuhn. En effet l’activité scientifique ne poursuit nullement de satisfaire à cette exigence. D’abord parce que l’appui sur des théories n’est pas disponible au départ de sa pratique et ensuite parce que les théories meurent au moment où une nouvelle théorie rend mieux compte de l’observation des faits dégagés dans la pratique. La théorie psychanalytique oscille entre fermeture ou ouverture, entre dogmatisme et métaphysique, bref entre Charybde et Scylla, idéologie et axiomatique. Attention en effet à la contamination du discours analytique par des cercles vicieux où on ne trouve à la fin du processus que ce qu’on y a mis d’entrée de jeu. Pour dégager une issue, Granger, encore lui, a eu recours à l’Histoire comme science limite dans le champ des sciences humaines. La psychanalyse y trouverait ses aises. On entend çà chez Paul Ricoeur : non la psychanalyse n’est pas une science d’observation parce qu’elle est une interprétation, davantage comparable à l’histoire qu’à la psychologie. Mais ici Stengers met en garde contre le fait de situer la psychanalyse comme cas limite de la science historique. L’histoire est une clinique sans pratique et l’historien un clinicien spéculatif. Dès lors la tentation est là : la psychanalyse est une science humaine de par sa pratique. Sauf que là depuis un moment, à force de vouloir forcer la scientificité de la psychanalyse, on dérape dans l’imaginaire. Mais c’est au moment du constat que le fait de savoir si la psychanalyse est une science, ou pas, tombe dans la zone des réponses indécidables, que Dor apporte une solution dite de la paradoxalité instauratrice. L’auteur trouve in extremis appui sur J D Nasio quand il parle de manœuvre d’une excentration d’intelligibilité. Il s’agit de thématiser l’embarras. Comment énoncer des propositions à caractère scientifique sur un objet qui s’actualise de la division du sujet, lorsque l’objectivation scientifique procède d’un sujet connaissant ? Le renversement libérateur ordonne comme principe initial ce qui se présentait comme procès d’aboutissement : c’est peut-être la scientificité qui mériterait d’être réinterpellée à la lumière de certaines propositions théoriques de la psychanalyse. À l’exemple d’un Cantor ou d’un Eudoxe.

Le livre se conclut et je laisse le lecteur tirer ses conclusions par lui-même.