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La névrose courtoise


Auteur du livre: Henri Rey-Flaud

Éditeur: Navarin

Année de publication: 1983

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La clinique analytique n’intervient pas ici comme enluminure du texte littéraire. Au contraire il y a parfaite cohérence du champ de l’imaginaire humain. Les productions de la névrose passent par les sublimations : la pertinence du texte littéraire est d’imaginariser la structure subjective.

Chapitre 1 : amour courtois et fin’amor

« De cette journée, disait le comte de Soissons à la bataille de Mansourah, nous reparlerons plus tard dans la chambre des dames ». Ce propos rapporté par Joinville situe la femme comme le lieu où se dit la prouesse, laquelle se réduirait à la platitude du fait d’armes sans la sanction reçue de la parole des dames. Une civilisation au 13ème siècle a consacré la femme dans une position de maîtrise imaginaire, dont la genèse s’incrit pendant deux siècles et s’exemplarise dans une relation érotique mythique. Celle-ci se met à inventer l’amour entre la maîtrise de la dame et l’asymptote du désir masculin. 

La maîtrise de la Dame. La fin’amor est proprement le pur amour. Elle vise à purifier la jouissance du plaisir, suivant une relation univoque où l’homme poursuit la femme d’un désir entretenu par essence comme fondamentalement impossible. Aussi la femme aimée est-elle toujours mariée et de condition sociale bien supérieure à celui qui languit pour elle. Hors d’atteinte, elle est la « domina », installée dans une position de pouvoir qui fait d’elle la maîtresse de l’amant. Dans la relance de cette insatisfaction primordiale, la fin’amor introduit l’homme au « joy » d’amour (joie, jeu), où le désir est pris au jeu du furet pour ne surgir que dans la mort, dont la dame d’emblée par sa non-réponse prend la place. Que demande le troubadour ? Rien et tout à la fois. Il implore la dame de lui permettre d’être présent dans la chambre alors qu’elle se déshabille ; il assure toujours et encore la dame de ses pensées pures. Mais cette soumission n’est pas un pur décalque du rapport féodal seigneur/vassal même si il y a des emprunts : don de l’anneau, baiser, agenouillement, mains jointes. C’est la structure du sujet désirant qui s’implique dans cet engagement. Au regard de la dame posé sur lui sont appendues la joie et la vie du troubadour. Sa parole ou son silence détiennent les clefs d’un amant, dont l’être même, image au miroir, ne se fixe, exalté ou déprimé, que sous l’œil de la dame. Dès lors va de soi l’inféodation totale de l’amant à la dame, exprimée dans les termes d’une vassalité si absolue que la femme prend le titre et le genre masculin : mon seigneur. Ce trait ne trouve sa place qu’inséré dans la structure de l’amour courtois. La soumission absolue de l’amant courtois devant sa dame, l’anéantissent de sa volonté en sa présence. D’où l’obligation du secret absolu. Il taira toujours le nom de sa dame : il y a une dimension mythique dans ce « celar » autour de l’exclusion du tiers sachant, le losangier, personnage jaloux et médisant, toujours prompt à épier et dénoncer. Mais dans ce mythe, la question reste ouverte de l’exclusion du tiers car cela ne répond pas à la suspicion de tout mari d’une femme trop belle. Il n’y a pas ici de passion coupable. Le « senhal », appelation masquée qui sert à l’amant à désigner sa dame a pour visée non de protéger le nom de la dame ou d’effacer son identité mais vise le sujet lui-même dont le désir virtuel comporte en puissance une insupportable menace pour l’amant. Le troubadour se retrouve dans un univers de clôture avec sa dame : le « deves » où le détournement de l’homme dans un tel enclos et la parole de la dame sont là comme incarnation de l’interdit signifié à l’égard de tout autre : le deves est le champ défendu. À l’intérieur de cette cage d’amour qu’il s’est construite, le troubadour s’enferme seul à seul avec un Autre qui n’existe pas.

(Le chevalier à la charrette). En passant la Loire, la fin’amor devient l’amour courtois et passe dans le cadre romanesque d’un génie créateur, Chrétien de Troyes, mettant en scène l’amour de Lancelot pour Guenièvre, femme du roi Arthur. Celle-ci avait été ravie par un chevalier orgueilleux et emportée dans l’Autre Monde, ce qui met en scène et articule la relation de la dame et du chevalier dans la triple dimension de la royauté, de la quête et de l’ailleurs. L’histoire se passe au temps des mythes, in illo tempore, au temps du roi Arthur. Lancé à la poursuite de la reine et de son ravisseur, Lancelot croise un nain qui tire la charrette où on exhibe les nobles tombés en infamie, sorte de pilori. La charrette c’est l’exemplarisation imaginaire de la Loi non écrite, transgressée par le meurtrier et le voleur mais aussi par le vaincu en combat singulier, le chevalier qui pour sauver sa vie a demandé grâce au prix de sa parole. Le nain ne donnera une indication à Lancelot qu’au prix où ce dernier monte sur la charrette. Ici est fixée l’antinomie entre la dame et la loi. Le chevalier pris entre raison et amour est en train de capituler passant de la loi du logos à celle de l’Autre. La dame courtoise a pris la place de la loi comme instance suprême de commandement, pôle qui aimante l’amant : la reine est son seul repère, toute référence symbolique est abolie. L’amour courtois se donne comme amour fou. Relancé sur une piste, Lancelot trouve près d’un puits un peigne où se mêlent quelques cheveux adorables. Cette adoration rejoint celle des mystiques avec Dieu. Nul doute que la femme n’ait pris la place de Dieu. Mais lorsque Lancelot se pâme, Chrétien de Troyes illustre le désir pervers où le fétiche maintient dans le désaveu ce qui manque à la mère, instituant dans l’Imaginaire, une femme absolue à qui rien ne peut faire défaut, à qui l’amant ne saurait rien apporter et qu’il ne peut atteindre qu’en se fondant en elle, comme objet perdu de cet Autre primordial. Il ne peut désirer pour son propre compte puisque hors cet Autre, il n’ex-siste pas. Sur son ordre à elle, Lancelot se laissera battre par des chevaliers moins valeureux que lui, subira la huée de la foule assemblée parce que la dame a exigé sa couardise. Lancelot n’est plus qu’une marionnette dans un couple où il est le pantin. La dame installée au lieu de la loi a pris la place d’une instance suprême de parole. Cette captation est spéculaire et comme Narcisse l’homme est voué à la mort. Il y a une souffrance : défaillance de l’être devant ce maître sans faille et sans désir, dont le regard détient cet être même. Face à elle tout désir est nécessairement voué à rester en souffrance. Mais la dame est construite par le troubadour à cette fin. Le mal d’amour n’est pas seulement subi, il est accepté avec joie comme une bénédiction divine ; c’est un mal nécessaire qui apporte une source de joie érotique et perverse. La séparation, l’absence de la dame, l’attente patiente, la récompense qui se fait attendre, voilà l’atmosphère, « tant ai la douleur aimée ». L’amant courtois s’y complaît. 

L’asymptote du désir. En regard d’une tradition courtoise, un certain nombre de pièces de troubadours font l’apologie d’un machisme triomphant. Les deux courants d’inspiration, courtois et viril, ne sont pourtant que les deux faces alternantes d’une fondamentale attitude de dérobade face à la femme. Le phallicisme triomphant n’est que la démonstration ostentatoire d’une force de frappe dérisoire en ce qu’elle est pur et simple meurtre de l’autre cherché dans l’amour, lequel s’évanouit toujours quand l’amant fait parade de l’arme absolue derrière laquelle il se cache. Le corps de la femme, son sexe, n’est plus ici que l’aire de jeu où roulent les dés dans une partie perdue d’avance parce que sans enjeu, du seul fait que l’homme y joue seul. La demande de la femme est infinie et l’homme n’y fait pas le poids. Le sexe féminin terrifie l’homme parce que l’homme est dans l’incapacité absolue d’intégrer dans son univers symbolique la représentation du sexe de la femme qui reste suspendu dès lors comme un morceau de réel, énigme sidérante. En ce point s’origine la peur de la femme et la question que l’homme se pose sur son désir. Pour se remparder contre cette peur-là, il construit en contrefort cette mascarade de la virilité, où il ne tient le coup de l’affrontement que dans l’érection perpétuelle de la staue phallique qui le représente. Face à l’énigme, l’amour courtois a été l’autre réponse où domine le regard : mais que signifie cette curiosité de savoir comment la dame est couchée au lit, nue ou vêtue ? Que le désir de l’homme soit impliqué de façon radicale dans la contemplation de la dame, c’est l’évidence. Mais peut-on légitimement y retrouver une maîtrise du désir ? Prosterné, écrasé, abîmé au bord du lit, le troubadour implore l’insigne faveur de pouvoir dénuder le pied de la dame, tenant lieu du phallus qui ne saurait se voir ni donc manquer à la place où il n’est pas, garantie absolue contre l’épreuve de réalité. Cette lumière n’est pas celle des heureux. Dans la vision du corps de la dame, la jouissance du troubadour ne se sépare pas de la souffrance d’aimer déjà mise à jour mais qui ici livre le secret de sa genèse. Le désir de l’homme se donne comme fondamentalement impossible. C’est le désir de la dame qui est insatisfait puisqu’il est supporté par une demande à la relance infinie qu’elle adresse à cet amant dont elle tient les ficelles, mais qui, ne valant que ce qu’il est, ne tient pas plus qu’un pantin de carton, et la prive d’emblée de toute jouissance, terme où elle atteint la fin ultime par elle recherchée. Le troubadour lui trouve sa jouissance dans l’asymptote d’un désir impossible, maintenu dans une rétention délicieuse et douloureuse au seuil de la transgression. Nul n’a ici la maîtrise, sinon la mort, toujours présente comme seul tiers dans la relation courtoise. 

(La vie de Raimbaut d’Orange). Cette « Vie » présente une anecdote où se repèrent les éléments fondamentaux d’une impasse : la jouissance du troubadour n’est que l’arrêt au bord d’une jouissance interdite. Raimbault s’était épris de la comtesse d’Urgel sans l’avoir vue et sur base de tout le bien qu’il entendait dire d’elle. Cette dernière devenue nonne, confia que si Raimbault le lui avait demandé elle lui aurait concédé de l’effleurer du revers de la main sur sa jambe nue. Le « revers de la main » est une imaginarisation de la castration qu’elle n’évoque que comme la défaite primordiale du sujet devant l’objet de son désir. La dame courtoise se donne en clair dans la dimension fondamentale de l’interdit qui la constitue. Se mesure ici la distance qui la sépare du troubadour puisque seul Dieu pourrait répondre à son désir. Aussi la dame courtoise en vient-elle à la place du rien, comme un autre qui n’existe pas. La dame courtoise n’est installée selon le désir de l’amant que dans cet ailleurs qui la met hors d’atteinte. Et malheur à celui qui viendrait troubler la paix de ce monde enchanté qui ne tient le coup que parce que le désir y est toujours promis pour le lendemain. En place du dilemme la bourse ou la vie, l’érotique courtoise concilie la bourse et l’amor au prix de la vie ; car l’amant courtois ne « vide jamais sa bourse », il se la garde à gauche pour ne « pas faire triste contenance ».  Pourquoi prendrait-il le risque de perdre au profit de la jouissance d’un autre cette tension qui supporte son désir ? Aussi la dame se dédouble-t-elle en objet d’amour et objet de peur. La dame est toujours pour le troubadour la princesse lointaine. L’amant brûle du désir fondé sur l’attente de l’autre, d’un autre qui n’existe pas et dont l’apparition scellerait pour le sujet la mort. La convoitise se donne comme la face maudite du désir. Le désir du troubadour se pose pour l’éternité car à l’atteinte est liée la menace ; la réalisation du désir n’aurait pas pour effet l’extinction du désir mais l’évanouissement de la femme. Et le point d’équilibre de la fin’amor est la douleur : une jouissance en souffrance, souffrance d’un désir. La dame qui se donne à voir s’annule dans la statue de beauté. Un visage de pierre, la beauté d’un corps toujours voilé. La femme est située dans un désaveu comme présente/absente, posée tout entière dans un tout qui n’est que l’autre face du vrai rien. La femme absolue n’est que femme de neige qu’un rayon de soleil dissout en eau. Le désir de savoir est traité à l’aveugle dans l’expression « des mains sous le manteau » ; soit surtout un désir d’ignorer. Et une pratique clandestine où on approche l’énigme par contrebande. Glissant logiquement dans le fétichisme. 

(Le rituel de l’asag). L’asag est l’épreuve suprême imposée par la dame à l’amant : se trouver dans son lit, corps contre corps, la tête reposant sur la poitrine de l’aimée, bras autour de son cou, mais lié par le serment de ne rien entreprendre contre la volonté suprême de la femme. La femme qui se met en gage dans l’essai fixe l’interdiction d’outre-passer la règle, ce qui la confirme comme maîtresse du jeu. L’œuvre littéraire promue en pays d’Oc est le fait de troubadours comme Bernard de Ventadour, Cercamon, Guillaume IX, Marcabru, Peire Rogier, Arnaut de Mareuil, Jaufré Rudel, Guillaume de Poitiers, la comtesse de Die, Azalaïs de Porcairargues, Fouquet de Romans… L’œuvre littéraire ne prend corps que dans le champ de l’imaginaire pour traduire la structure du sujet. Mais on observe que c’est seules des femmes qui ont porté témoignage de l’asag. Pour elles l’essai est un point nodal, l’impossibilité où elles se trouvent, en tant que femmes, non pas de prendre la place de l’objet du désir de l’homme (impossible), mais plutôt de servir à la jouissance de l’homme. Car de l’homme ce qui est en cause c’est la jouissance. Dans la mesure où celle-ci ne vaut que par l’interdit imposé par la dame, qui l’entretient jusqu’au paroxysme dans une asymptote dont l’interdit soutient l’infinitude. La femme dans l’esquive du désir de l’homme ne supporte le sien que comme insatisfait ; car à son propre désir elle ne doit pas succomber, faillir. L’homme est comme soumis par serment à la parole de la femme, serment par lequel il met d’avance bas les armes, cédant sans combattre à son désir, réduit dès lors au lieu dérisoire où s’exacerbe un priapisme éternel. Ici on peut rapporter le roman du 13ème siècle intitulé « Tristan en prose » où est racontée l’histoire des deux Yseult, Yseult la Blonde, Yseult aux blanches mains, comme illustration exemplarisant, dédoublant deux moments : l’interdiction (le licet de la dame), l’objet interdit du désir. Incidemment on voit André le Chapelain codifier en 1185 un guide de bonne conduite à l’intention des jeunes filles. Bertran de Born est plus franc quand il témoigne que pour l’homme cette impasse suscite des rêveries homosexuelles accompagnant parfois des pratiques honteuses comme l’onanisme. Les choses se passeront tout autrement en pays d’Oïl. 

(La défaillance de la femme). L’acte sexuel est à mettre au compte des actes manqués car la faillite de la fin’amor et de l’amour courtois est à chercher dans la défaillance fondamentale de la femme, cette place étant obturée de toujours par la dame. Laquelle n’est rien d’autre qu’une Femme absolue, à qui la beauté confère statut de statue. Elle incarne le manque de manque par où sa non-demande s’inverse comme une demande infinie et fatale. Car dans le moment même où elle annule le risque et évacue la mort, elle présentifie pour le troubadour la mort même : « ah oui ! elle est non fardée ». Le maquillage énonce toujours l’impossible effort de toute femme pour atteindre la féminité et voiler le manque inscrit originellement dans son corps. Son déni chez la dame courtoise atteste qu’elle est la femme et la situe tout à la fois en-deça et au-delà du champ de toute castration, dans un autre lieu où elle se confond avec la vérité phallique. Ainsi la dame a pour fonction d’empêcher l’advention de la femme, qui ne peut alors que faire retour dans l’imaginaire du sujet, dénonçant le champ propre où se joue la relation courtoise. L’étreinte au terme de l’aventure se donne comme la réalisation d’un désir tout entier déployé dans le fantasme. Fantasme qui trouve son libre jeu dans le rêve.

Chapitre 2 : Erec et Enide ou les trois registres de l’amour

On peut trouver sur le Net le résumé de ce récit de Chrétien de Troyes. On est au 12ème siècle au pays d’Oïl. Il y a trois parties : la passion narcissique, l’amour chevaleresque et l’amour courtois.  

La passion narcissique ou l’in-différence. Le roi impose aux chevaliers la chasse du Blanc Cerf, dont la conquête consacre la maîtrise de la femme (le baiser de la plus belle) sans qu’on sache encore si de cette maîtrise la femme est l’objet ou le sujet. Tous les chevaliers répondent sauf Erec qui refuse et se fait servant de la reine. La figure en position maîtresse de la reine sur le chevalier est la clef de tout ce roman. D’emblée le nain d’un chevalier frappe Erec d’un coup de fouet au visage : d’emblée Erec porte la marque de sa faute : d’un manquement au désir. Il ne relève pas l’affront de lui-même. Erec requiert l’aval de la reine pour se lancer à la poursuite de son agresseur. Une fois lancé, il arrive dans un bourg où il loge chez un vavasseur et découvre la femme (il n’avait pas encore d’amie) sous les traits d’une ravissante jeune fille. Femme-miroir où l’homme trouve sa propre image magnifiée. Face à face exemplaire, Erec en la regardant « se refait ». Dans la passion narcissique l’amant retrouve par la femme son image idéale réalisée dans l’autre. Cette image lui est de toujours gardée en attente car logée dans le regard de la mère, fonction tenue ici par la reine. C’est ici que se situe « l’épisode de l’épervier » où à un moment Erec défaille jusqu’au moment où il se rappelle son serment à la reine de ne jamais lui faire honte. Le détail de la pauvre vêture d’Enide est mis en avant car c’est ainsi qu’il veut ramener Enide à la Cour pour que la reine la pare dans sa réserve personnelle. Dans la passion narcissique, la femme supporte une image idéalisée du sujet lue dans les yeux de la reine, et elle-même, reine, puisqu’elle répond au désir de Celle qui ne saurait être déçue. Le coup de foudre est transitif, la reine prend possession de la femme comme de son bien naturel. Et « ce baiser du Blanc Cerf » qui au début ne fait pas objet de quête pour Erec qui n’a pas encore d’amie, c’est la reine qui le donne à Enide, par le roi Arthur, à sa demande. Il y a mariage. Et puis c’est la catastrophe. Erec se noie dans cette image de la femme qu’il a lui-même construite, étouffant tout désir du sujet pour autre chose, car elle est, à elle seule, la satisfaction. Il en néglige ses devoirs de chevalerie. Dans ce phallus de cristal, l’homme voit en miroir la statue emblématique qu’il a de toujours à soutenir sous le regard maternel, car bien sûr, c’est toujours de son désir et de son phallus à elle, la mère, qu’il est question en dernier ressort. Dans la passion, l’amant choisit une femme-reine, qui lui permette de retrouver l’image de lui-même, aimée par sa mère et investie par elle à titre de phallus imaginaire. Le désir de l’homme n’y est que la reprise en compte du désir maternel. Aussi cette relation à la femme est-elle en son fonds toujours sous-tendue par une homosexualité imaginaire et quand il embrasse Enide, ce n’est rien d’autre que sa pure image au miroir. C’est en elle qu’il se noie et c’est déjà l’in-différence. Mais la reine étant installée en position de maîtrise, Erec est floué chaque fois qu’il croit posséder Enide ; il l’étreint pour une autre. Il sera toujours volé de toute jouissance et le plaisir dans lequel il s’abîme atteste que dans la passion, l’amour n’est que l’ombre de la mort. 

L’amour chevaleresque ou l’entre-deux-morts. Erec est mort pour l’aventure et tombe sous l’accusation de « récréance ». Est récréant le chevalier vaincu, qui sentant sur sa gorge l’épée de son adversaire demande merci. La récréance est le péché de celui qui devant la mort reprend, retire la créance passée vis-à-vis de lui-même et devant l’Autre, le jour où il fut armé chevalier. Par suite de quoi, la vie qu’il traînera ne portera plus que les couleurs de la mort. Jusqu’au matin où Enide qui a eu vent de la rumeur réveille son amant par des pleurs. Dès qu’il se lève Erec perd tout attrait narcissique pour Enide et s’assied « sur la peau de léopard » servant de tapis, à côté du lit. Dans ce nouveau registre où Erec s’identifie à un chasseur, la femme change de position, inaugurant la fonction exceptionnelle qu’elle occupe dans l’amour chevaleresque. La femme n’est pas abolie car Erec l’emmène avec lui, emblème incarné auquel est référée la prouesse et non plus comme la maîtresse de cette prouesse. La femme est réduite au rôle de pure garante de l’aventure. La femme ouvre la voie au chevalier, condamnée en appât. De surcroît elle doit se taire et ne pas mettre Erec en garde des dangers levés sur la route : doutez-vous à ce point de ma puissance ? L’homme reconquiert la véritable maîtrise. Enide bascule de la maîtrise imaginaire à la position de dame selon la loi, sans prétendre à l’incarner. Ici non plus la femme n’intervient comme instance de parole. Mais une autre parole y détient la maîtrise de la situation, celle de la reine, la mère dans sa fonction symbolique. Il y a pourtant eu un instant où Enide aurait pu occuper cette place symbolique en commandant à Erec de répondre de son idéal du moi. Mais Erec prend ça comme un autre coup de fouet. Erec cesse d’aimer Enide par passion et se consacre à l’aventure chevaleresque pour barrer cette parole. 

(L’épervier de beauté). Il faut relire l’épisode de la première partie. Le chevalier orgueilleux revendique l’épervier pour sa maîtresse. Défi relevé par Erec. Renvoyant la prétendante aux joies charnelles de l’ « autre oiseau », Erec conquiert pour Enide l’épervier de beauté, seul bien qu’elle emportera à la Cour du roi Arthur. Par le rapace qu’elle arbore, la femme se donne comme ravissante et l’homme s’identifie au cerf. Dans la première partie Erec est bien le serf hors d’haleine pris au leurre de la femme-miroir. Mais dans la deuxième partie c’est fini. Deux siècles après Chrétien de Troyes, Guillaume de Machaut lui reprend le même bestiaire, présentant sa maîtresse sous les traits d’un très joli épervier. Occasion de conter ce fait que pour dormir l’épervier a toujours « les pieds froids » ; il lui arrive de capturer un oiseau dont la chaleur sous ses serres le réchauffe, le libérant au matin. Car affirme le texte, de glace reste la femme dans le feu du plaisir. Ce qui confirme que la femme souffre de la défaillance de l’homme en son désir ; seul Dieu est à la hauteur d’un tel désir féminin. Mais le nom de l’épervier atteste que l’impossible deuil du phallus du père sur son corps la met en chasse de l’homme, dont la prise à chaque coup la rassure sur la possession de cet emblème imaginaire. Car l’autre en fait advient ici à la place du membre manquant. Il y a à rapporter ici aussi les célèbres vœux du paon, du héron, ou du faisan où se perpétue la figure de la femme-oiseau… où elle est consommée symboliquement. L’oiseau pris dans les serres échappe au matin ; l’emprise imaginarise que le vœu n’est rien que la captivité volontaire du désir d’un sujet dans le vouloir d’un autre. La femme-oiseau est là comme témoin du serment et garant de la promesse jurée. Le cérémonial prend sens au moment où l’oiseau-totem est tué, partagé, consommé par les jurateurs. La femme est mise à la place du maître, mais celle d’un maître mort (comme le dit Freud de la fonction du père). 

(Le mort nous chasse). Enide avance devant et supporte la mort. Le silence de mort se comprend dans une double référence à la dame et au chevalier. Pour la dame, il témoigne que dans l’amour la femme n’est pas la maîtresse de la prouesse car sa beauté s’y donne dans une privation fondamentale quant à la parole et le regard. Et c’est ici que s’origine le désir de l’homme. Pour le chevalier, le silence d’Enide atteste que la femme ne commande pas la prouesse dont elle est la cause. Cette parole maîtresse abolie, dans sa défaillance même, annule cette protection suprême qui maintenait l’homme à l’abri de la mort. La femme est boutée hors de la position de la reine-mère dont la parole maintient le sujet hors la castration. Enide doit accepter de l’homme la mort et la castration. Le sursaut d’Erec marque le refus de ce regard maternel jeté sur lui par Enide. Parole par laquelle la femme « chérit » l’homme dans sa récréance. La femme aime dans l’homme humilié son abjection même puisque par là, il se constitue pour elle comme cet objet abject qu’elle n’a pas et où se révèle l’avatar de cette envie de phallus où Freud repère le « rocher inculte » sur lequel bute le désir de la femme. Enide n’est pas un fétiche. Enide est femme d’une beauté fondamentalement châtrée par Erec qui lui coupe la parole, acte où s’origine son désir à lui. La dame peut alors assumer la fonction d’ouvrir au chevalier la voie de l’aventure. Et de tracer le chemin qui mène à l’assomption de sa propre mort et au terme duquel les amants connaîtront la jouissance d’amour, envers du plaisir narcissique. La prouesse chevaleresque est prouesse pour-la-mort. La prouesse à rebours n’est rien d’autre que l’aventure du désir, le désir en aventure et la prise en charge de la mort. La jouissance témoigne de l’assomption de la vie au risque de la mort mais plus encore de celle de la mort au risque de la vie. La mort intervient directement pour Erec, dans le champ propre du sujet sous la forme d’un meurtre. La prouesse finie et aboutie, ce n’est pas le dernier mot. Dans une ultime confrontation de deux géants, Erec sent toutes ses blessures se rouvrir, son sang se répandre et la vie le quitter. Et c’est alors que revient le chevalier de la première partie dont le nain avait cinglé le visage d’Erec, le comte de Limors. Celui-ci croit pouvoir cueillir Enide comme un fruit mûr ; mais Erec là devant jette ses dernières forces dans la bataille et tue le comte. Se faisant il tue en lui l’homme de plaisir de la première partie. La résurrection du sujet passe par un meurtre imaginaire, mise à mort d’une image. Et là Erec trouve enfin la femme. Passage entre la mort imaginaire narcissique et la mort symbolique par quoi le chevalier gagne la femme dans la mort et l’amour. 

(Le commandement courtois). Chretien de Troyes arrivant au terme de la deuxième partie de son roman, hésite. Et dans la troisième partie opte pour une solution qui s’avèrera perverse. Le fond de l’enjeu est de pouvoir supporter la découverte angoissante de deux vérités. D’abord la place à faire au sexuel comme non rapport incernable par l’imaginaire littéraire. Entre Erec et Enide l’épisode des « arçons qui ornent le palefroi d’Enide » illustre par une image blasonnée l’opposition blanc/noir comme équivalent de l’autre différence homme/femme renvoyés dos à dos à ceci près qu’une tache verte, sorte de feuille de vigne, supplémente l’image d’un poinçon par quoi une zone de libre échange lient les parties par un don. Il n’y a pas là de véritable rapport mais Enide fait jouer la vie dans son couple en ouvrant l’homme à l’amour, en lui offrant ce qu’elle sait, un usage nouveau de la jouissance ; non plus pénienne mais réellement phallique de ce qu’il intègre la castration, c’est-à-dire fait enfin place à l’autre. Ce qu’elle a fait ici jouer c’est le fait qu’elle se sait pas-toute. L’autre vérité met l’homme dans le don de ce qu’il peut le mieux faire, conquérir, connaître, construire, bref l’usage de la symbolique du pouvoir. Car de son côté il est sensible au prix énorme payé par Enide au moment de son don comme entrée dans la jouissance ; en effet de cela elle pâtit de ne plus pouvoir s’identifier dans le lien social où elle n’a pas de nom. C’est sur ce point que l’homme lui apporte son don dans l’échange par sa nomination : non plus tu es rien mais je t’appelle femme. Pas la femme, mais toi femme que je reconnais dans l’amour, notre amour. Le poinçon fixe un fantasme avec les moyens du bord, imaginaire et symbolique, en y supplémentant un petit bout de réel qui sort de la pure illusion narcissique et ne la remplace pas par une logique de la transgression où le commandement cesserait d’échapper aux deux protagonistes. Au profit d’un seul ou d’une seule, le roi ou la reine. La deuxième partie du roman fait déjà écho de l’histoire de création d’une dynastie romaine au bout de l’Enéide, en rapportant la déception profonde de Didon mal payée de l’accueil qu’elle avait offert au naufragé venu d’ailleurs. C’est cette déception intime d’un rendez-vous manqué qui annonce la troisième partie. L’amour aurait pu faire des merveilles.

Chapitre 3 : la Joie de la cour

Fin’amor, fine mort. L’histoire démarre dans l’évocation d’un royaume gardé par une forteresse dans un monde sans ennemis vu qu’il est à part du reste et des routes des échanges. La cité de Brandigan où Erec rencontre l’épreuve ultime de sa quête. Au chevalier désireux de conquérir la Joie, le roi Evrain propose de pénétrer dans un verger enchanté dont toutefois, met-il en garde, personne n’est revenu. Le monde enchanté de l’amour courtois est d’abord le cercle magique tracé par la toute-puissance du désir d’une autre, qui délimite pour le sujet le jardin des délices où la satisfaction sature tout désir. Pour sortir de ce lieu clos il faudra renoncer à la satisfaction et affronter la mort. Seule sur un lit, la dame courtoise siège au cœur du verger sur qui le sycomore étend l’ombre de la mort. Et bien sûr Erec attiré s’avance près de succomber à la tentation quand surgit un chevalier dans une armure vermeille, attestant que ce chevalier est l’image sur laquelle la mère veille. Toutefois la cote de maille est trop grande et signe la démesure de celle qui a construit cette image, retenant le prisonnier. Cette image Erec va l’abattre et recevoir du vaincu le récit de sa propre histoire aliénée. La relation de l’homme à la femme s’articule à partir d’un « don contraignant », que l’homme consent à la femme dans sa courtoisie et où sa parole s’aliène dans un serment inconditionnel qui l’assujettit au désir tout-puissant de la dame. Le don contraignant est une perversion et une négation du don. Ce don contraignant implique un désir maître et un désir serf car la femme est à ce moment intrônisée comme le lieu d’une demande sans limite, sans retour et sans loi. Dans l’amour courtois la femme retrouve la position de toute-puissance originellement impartie à la reine, mère symbolique, puisque la pucelle du verger a pris cette place dès l’enfance du sujet et son pouvoir despotique prend effet d’après-coup, annulant la parole du roi par la mention de sa créance primordiale, au jour de l’adoubement. Elle fait valoir pour son propre compte la dette symbolique qui lie tout sujet à la loi. La femme se donne comme surmoïque. Ce contrat qui lie les amants courtois est toujours secret et l’amour prend la figure de la mort où le chevalier se minéralise sous le regard de sa dame, sans savoir qu’elle est le reflet d’un enfant mort. Il n’y a aucune place pour l’autre, témoin le tableau des têtes coupées surmontant les pieux, un dernier attendant la tête d’Erec. Le tiers autre menace de ruine cette unité. Dans l’amour chevaleresque, le tiers virtuel est toujours présent. Le tiers virtuel marque que la femme peut à tout moment devenir désirable et désirante par et pour un autre, qu’elle n’est pas acquise une fois pour toutes. L’homme découvre qu’il n’est pas le tout comblant. L’engagement de l’homme et de la femme est inscrit dans le temps. L’amour humain ne se vit que dans la relance d’un désir mutuellement reconnu, avec la prise en compte de la perte sous le signe de la mort. La jalousie signe la place de ce tiers virtuel. On est loin de la passion narcissique et de l’amour courtois. Chretien de Troyes a bien saisi que dans l’amour La Femme n’existe que comme perdue ; alors pourquoi cette troisième partie ? Pour en passer par la Transgression ?

(La robe de moire). L’autre chasse l’autre ; le chevalier avait promis à la pucelle de rester dans le verger pour y tuer tout visiteur et ce jusqu’à ce qu’il soit tué par plus fort que lui. Car alors le charme de magie noire sera cassé. C’est ce que réalise Erec qui en réussissant l’épreuve délivre la Joie de la cour. Il peut décrocher le cor accroché au dernier pieu et annoncer la nouvelle à la cour et à Enide. Le cor marque la libération du couple narcissique du verger et offre à Erec le droit de jouir du corps d’Enide ; il convient ici d’y reconnaître l’acte de transgression qui est finalement le sens du texte (liant cort, cor et corps) de Chrétien de Troyes. Il y a ainsi conjonction de la matière narrative (discours manifeste) et d’un sens qui échappe à l’auteur lui-même. Quatre fées avaient tissé à la naissance le double rapprochement de Erec et du chevalier élevés ensemble et qui se sont connus depuis le début avant de se trouver séparés par la vie et Enide découvre qu’elle est la cousine germaine de la pucelle du verger. Par ce bouclage on sort de la geste chevaleresque qui offrait bien davantage mais à un prix jugé trop haut. Erec peut rentrer à la cour (cort) pour prendre son bien. Il y entre revêtu d’une robe moirée par les motifs tissés et mêlés de l’ordre du roi sous tutelle de la reine, coinçant les choses par la géométrie, l’arithmétique, la musique et l’astronomie. Sur ces entrefaites, le père de Erec, le roi Lac, meurt et donc Erec devient roi. 

(La mortification du désir). Et pourtant il faut imaginer l’amant courtois heureux car jouir de la jouissance de l’Autre est le plus sûr moyen de parer à tout risque impliqué dans la jouissance. L’enjeu est la transgression. Par la transgression s’abolit la joie mortifère de la cour et adviendrait la joie de la cour royale, celle qui fonde la jouissance chevaleresque et garantit l’engagement d’un homme et d’une femme réintégrés à ce lieu suprême de la parole (réciproquement donnée). Mais dans ses derniers vers, le roman atteste que dans l’amour la femme peut toujours basculer d’une fonction à l’autre, de gardienne de la Loi à incarnation de la loi, la sienne. Enide pose ici la question de ce que veut une femme. Enide est si pleine de joie qu’elle est prête à repartir à la chasse « à l’oiseau ». La femme peut toujours redevenir épervier et malheur à l’homme au trop petit oiseau, menacé par un oiseau plus prometteur. Plaisir, jouissance et désir ne font pas bon ménage. 

Que veut une femme ? Le désir de la femme ne connaît point de loi. C’est dans l’œuvre du troubadour Guillaume IX que la vérité est approchée, la loi du con. Le ton de la bravade et de la crudité sied finalement à montrer/cacher l’angoisse du sujet masculin face au sexe féminin exhibé : l’angoisse vient du constat que la demande de la femme ne s’adresse pas à l’homme mais au savoir, savoir sur une jouissance impossible, Graal irrémédiablement perdu.

Chapitre 4 : la jeune fille à la rose : le secret et l’amour

La femme comme énigme. Peut-on aller plus loin ? Ici surgit « Le roman de la Rose » écrit par Jean Renart (à ne pas confondre avec l’œuvre de Guillaume de Loris et Jean de Meung). De nouveau on trouvera sur le Net le résumé de cette histoire. Le roman de Renart est une enquête. La rose n’est rien d’autre que l’objet du dit et de l’interdit, d’un dit interdit. La femme n’est jamais là que par métaphore, elle est toujours hors d’atteinte. Même présente à la cour devant Conrad, elle n’existe que par son signe : je suis la jeune fille à la rose. La femme est tabou quant à la parole : femme d’emblée interdite, conçue comme inéluctablement marquée du péché. Femme cachée, femme au secret : quand plus tard le sénéchal perfide demandera à la voir, la mère s’excusera car nul homme ne peut la voir. La femme est donnée comme secrète, à l’image du signe défendu qu’elle porte. Et c’est à partir de ce secret qui pèse sur la femme – le même que celui qu’elle détient : la rose ; à la fois son chiffre – que s’origine et se mortifie en même temps le désir de l’homme. L’enjeu n’est pas un gibier mais un secret, que son but n’est pas le plaisir mais que son terme est la fascination par l’énigme : que veut une femme ? L’énigme détenue par la femme est ressentie comme insoluble et interdit le secret recélé par elle. En effet la mère est celle qui révèle au sénéchal le secret de la marque inscrite sur la cuisse de sa fille. À quoi répond l’acharnement du sénéchal à apprendre de la rose tout ce qu’on pourrait en savoir hormis de pouvoir la voir. Sauf la mère personne ne l’a vue. La vision que suppose la rose n’est pas de l’ordre du visible. Ce secret va circuler selon la loi du jeu du furet : le sénéchal le dit à l’empereur Conrad (tu ne peux la marier vu qu’elle n’est plus vierge ! elle s’est déjà donnée à moi et la preuve en est que moi j’ai vu sur sa cuisse une rose haut placée), qui le dit à Guillaume et de Guillaume au neveu qui le dit à la mère. Le sénéchal a triché car il a perverti le secret de la femme dans les intrigues du pouvoir. Mais Lienor piègera le sénéchal en lui faisant parvenir d’une adresse fictive des bijoux personnels. En acceptant ce rubis, le sénéchal va tomber hors la loi. Liénor sœur de Guillaume se venge en se plaignant à l’empereur d’avoir été violée par le sénéchal. Lors d’une confrontation ce dernier ne la reconnait pas puisqu’il ne l’a jamais vue. Mais elle le traite de parjure en exigeant qu’il montre à la cour le rubis qu’il lui a volé et qu’il garde sur la peau du ventre dans une aumonière. À partir du moment où le secret s’achète, la femme n’est plus que corps et la jouissance cède au plaisir. Le fin’amor a justement pour fonction de préserver la jouissance du plaisir. Par ce prix payé pour un signe (le rubis contre la rose), le sénéchal abolit la marque en tant que signe. 

(Les deux roses). Dans le roman (de même titre) de Lorris, la rose s’offre aux yeux de l’amant ; elle est la représentation allégorique du sexe anatomique d’où un style plein de grivoiseries. La rose de Renart est métaphorique : la rose est le signe du manque. Le « méhaing » c’est toute mutilation affectant une partie du corps et il explicite la castration. Le méhaing pointe toujours le manque et la rose est présentée par le sénéchal comme défaut. La rose est liée au corps féminin dans le discours de la mère : une lettre dessus la cuisse blanche. Cette fleur de sang n’a rien à voir avec l’anatomie féminine. Et pourtant dans le roman elle est à la source d’une histoire, d’une érotique, ne laissant subsister que le signifiant du manque, lieu de l’énigme, cause du désir. La marque ne peut être saisie que déplacée. La lettre est écrite sur le corps de la femme car la rose est une lettre qui détient le mystère de la féminité. Cette rose est le signifiant du désir. La rose comme lettre refoule le sexe anatomique de la femme dans les dessous ; elle joue comme un refoulement originaire. À partir de quoi le sexe de la femme refoulé ne fait plus retour que sous forme de rejetons du refoulé, en position de métaphores secondaires de ce sexe réprimé. Par exemple comme joyau. Le rapport de la femme au savoir est marqué par l’énigme que sa propre féminité lui adresse ; il faudrait qu’elle-même se mette à savoir. À la rose, le joyau préserve et entretient le mystère, sauf à se laisser fasciner par lui dans une contemplation pétrifiante et mortifère, comme l’illustre l’amour courtois à propos de la quête du Graal qu’il est impensable de ramener dans ses bagages. 

L’énigme et le désir. Il suffit que le signe, inscrit dans une histoire signifiante, soit secret et interdit. Cette marque est la carte secrète de la femme, l’atout qui reste maître à condition de ne jamais être abattu. Car il n’est ni de l’ordre de la réalité ni de l’ordre du fantasme. L’homme n’est jamais amoureux que du signe. La femme de chair est toujours hors d’atteinte. À la place du corps le roman de Renart met le nom de la femme comme cause du désir. Le jongleur Jouglet au début de l’histoire a amorcé l’intérêt de l’empereur éternellement célibataire avec une fiction puis en révélant le couple réel de Liénor et de son frère Guillaume ; immédiatement Conrad s’identifie à Guillaume et tombe amoureux de sa sœur. Le jongleur a d’abord situé son couple fictif à Dol en Bretagne. Quant à Lienor elle est de Dole dans le Jura, qui n’est pourtant pas sa ville. De Dol à Dole le récit découvre la distance du substantif dol=douleur, à l’adjectif doleux=trompeur, distance à parcourir par l’homme à la poursuite de cette femme de malheur et de leurre, dont le double fraternel détient en surdétermination la « guile » ponctuant le couplet sur le nom (surnom du couple narcissique frère-sœur et maudit par le sénéchal dans sa calomnie). La femme courtoise n’est ni corps ni image, elle n’est que le lieu d’un certain secret, rien d’autre que son nom ne peut la représenter. Conrad tombe amoureux quand il entend son nom. Par son nom le sujet retrouve la place où il était attendu avant même sa naissance dans la constellation familiale ; il reprend sa place dans un réseau de signes. Le nom de la femme dans le roman de la rose a partie liée avec le signe imaginaire privilégié qui joue pour l’homme comme cause du désir. Le signe s’inscrit dans le registre symbolique de la parole. Après la calomnie l’empereur explique à Guillaume pourquoi le mariage avec sa sœur est impossible. Qui le dit au neveu car aucun n’a jamais vu cette rose. Véritable signe de reconnaissance. La rose est le blason de la femme, son enseigne, l’entre-signe qui recèle le secret de la féminité. La connaissance de la femme n’a rien à voir avec l’étreinte des corps. La femme ne se donne qu’en livrant le secret qu’elle détient. L’homme en reçoit la jouissance et par la reconnaissance qu’il lui signifie dans l’amour il la nomme. 

(Le chiffre de la femme). Il y a confluence entre le texte littéraire et la démarche freudienne. Dans la Gravida, le thème des trois coffrets ou l’Etrange familier, Freud cherche à retrouver dans les entrelacs de représentations imaginaires de l’œuvre d’art, la structure profonde du sujet humain. L’œuvre médiévale atteste que la séduction de la femme n’est pas de l’ordre imaginaire. L’attraction de la femme sur l’homme est de l’ordre signifiant. La femme est la cause du désir de l’homme parce que pour lui elle détient un chiffre, un signe secret. Ce chiffre pose à l’homme la question de l’énigme de la femme , du rapport qu’elle entretient à la vérité, du savoir interdit. La femme est par nature le lieu et non pas l’objet de la quête, la femme n’est que le lieu d’un secret impossible. C’est là qu’elle ancre l’éternité du désir de l’homme. 

(L’incarnation de la lettre). Le roman se termine par un long travelling narratif sur la robe de la mariée. En effet y est rassemblé le récit tissé de l’Iliade, la Genèse païenne. Une guerre mise en branle par la perte d’une femme. Ainsi dans le roman la lettre s’est fait chair. Ce livre de chair et de sang qu’elle devient, accomplissant pleinement sa destinée de femme, atteste que la rose n’est qu’une lettre détournée véhiculant un savoir interdit. L’amour est la quête d’un savoir et l’illusoire possession de la femme la détention fulgurante mais fugace, et surtout caduque, d’un certain secret. Dans l’amour le corps ne joue que comme support de signe. Ici Rey-Flaud inserre un souvenir-écran de Freud arrachant une à une les feuilles d’un beau livre d’images, remis, par un père facétieux, à ses deux enfants, garçon et fille, en sachant ce qui va se passer. Il y a une bifurcation introduite ici qui justifie le titre : « la névrose courtoise ». Mais selon nos options de départ, je ne résumerai pas les développements qui présenteront l’œuvre théorique et pratique de la psychanalyse. Le livre est une représentation priviligiée de la femme. Le livre n’est pas seulement un symbole imaginaire de la femme, parce qu’on pourrait l’ouvrir et l’effeuiller, c’est aussi parce que comme elle, il est le lieu du savoir. Cette quête de savoir est sublimation de la quête de la femme mais reste marqué du sceau de l’interdit. Déchirer le livre ne va pas sans réveiller l’angoisse d’avoir violé la mère ravie par le phallus qui la pénètre. La connaissance de la mère est réservée au père. Qui, lui, en devient objet de désir de meurtre. 

(Un savoir impossible). Ce meurtre a toujours déjà été accompli puisqu’il y a destitution du père dès que celui-ci engendre sa succession. Dans le roman de la Rose la femme est un livre de chair insaisissable. Nul regard ne peut saisir le secret de la femme. On a trop négligé depuis Freud la richesse des enseignements de l’œuvre littéraire. L’œuvre d’art imaginarise exemplairement la structure du sujet. Le roman conduit à repenser les rapports de la femme et de la castration, les rapports de la beauté et de la vérité avec la castration. Le neveu de Guillaume retourne à Dole pour sauver l’honneur familial en voulant tondre, raser Lienor qui a souillé la loi en se donnant hors du mariage. La beauté ici est rempart de la castration. Couper les mêches blondes, les tresses, les nattes. La beauté de la femme représente la parade contre la castration : pleine, achevée, elle n’a pas le plus léger défaut. Cette beauté pour l’homme est sculpturale. La femme s’efface derrière sa statue. L’amour courtois place la femme sur un piedestal où elle devient idole intouchable. Mais par renversement cette beauté fait sur l’homme un effet médusant : l’on pourrait les bourses couper à ceux qui vont ainsi musant. La beauté sert de rempart contre la castration à la condition d’accepter que son désir à lui soit châtré à l’égard de toute femme. La femme devient fétiche. C’est-à-dire qu’elle occupe la place de maîtrise absolue : de cette position elle ne saurait en déchoir sans que le sujet adorateur ne retombe sous le coup d’une castration possible. Si la femme cède elle n’est plus intègre, elle perd sa fonction de support de la beauté. Et alors de rage, lui, il inflige la castration à la femme. 

(Le méhaing). Ce signe inscrit dans la femme ne peut fonctionner que secret. La fin du roman a pour fonction de démontrer que dans l’amour, la lettre de la femme ne se réduit pas à son inscription et que le secret de son signe est finalement hors d’atteinte. Du même coup la maîtrise absolue de la femme est rétablie. La rencontre finale de Lienor avec Conrad est la scène de la reconnaissance et de la méconnaissance. Dans une structure narcissique. Lienor arrive incognito à la cour. Sous un heaume, créneaux, palis et ventaille. Son image pour Conrad est ainsi magnifiée, c’est le chevalier inconnu. Devant l’empereur, elle déploie sa beauté en libérant ses cheveux qu’un bandeau d’or retenait à la manière des pucelles de son pays. Et ce faisant elle se jette à ses pieds mais il lui dit : je suis mort ! C’est la restauration du maître qu’illustre la petite comédie par laquelle elle va démasquer le sénéchal. Cette scène n’est pas faite pour l’empereur puisqu’il s’est laissé duper. La femme est « en allée », insaisissable.

Chapitre 5 : échec à la reine : le secret et la mort

La caution inutile. Hérodote au livre I de ses « Histoires » raconte la destinée de Candaule, tyran de Lydie. Vous en lirez l’histoire sur le Net. Ce chapitre illustre le mouvement par lequel Rey-Flaud prépare le lecteur à saisir dans des cures psychanalytiques comme celles de L’Homme aux rats ou Dora, ici présentées d’abord dans des inserts puis dans trois chapitres explicites, la force imaginaire de la civilisation médiévale qui reste vivante ou qui est ravivée à l’époque de Freud. Ce chapitre va pourtant chercher une histoire qui est racontée dans l’Antiquité du temps de la splendeur de la Grèce. En effet il y a dans l’amour courtois une racine qui va puiser ici dans le creuset de notre culture. L’histoire du tyran Candaule illustre la tentative désespérée et suicidaire d’un amant pour retenir et détenir à jamais la secrète vision : nul ne verra la reine : telle est la fatalité liée à la femme et que Candaule défiant la loi et l’oracle de Delphes tente de forcer. Ce Candaule s’était épris de sa femme et la tenait pour la plus belle femme du monde. Captif de ce secret que détient toute femme aimée, l’homme y relance son désir de comprendre de façon infinie. Cette évidence Candaule veut la mettre à l’épreuve en poussant Gygès, son confident qui détient tous les secrets de l’Etat, à voir sa femme se dénudant à l’heure de se mettre au lit. Caudaule éprouve sa femme comme la plus belle, mais ce n’est pas un savoir. Et finalement cela insinue le doute dans l’histoire. Si Gygès avait vu, lui Candaule y trouverait caution d’une objectivation de la beauté en savoir. Mais Gygès est indifférent ; je vois bien que je ne te persuade pas, dit le tyran. Ce corps de leurre, Candaule l’a regardé mais ne l’a pas vu. La vision totale de la femme est impossible comme le dit Gygès en se dérobant. En se dépouillant de sa tunique, la femme, lorsqu’elle dévoile son eidos, se dépouille de son aidos. La pudeur n’est pas le déshonneur ressenti de la pudeur violée ; l’aidos exprime le sentiment de crainte respectueuse que l’homme éprouve devant l’interdit : l’aidos voile l’eidos. Candaule est un tyran et il ne peut se plier à une autre loi que la sienne : l’anankè imposée par la loi du désir humain selon laquelle la femme objet de désir est toujours « en allée »  il chercha donc à s’en rendre maître par une égalisation du regard-voir-savoir. Le savoir c’est le voir accompli. Gygès lui est indispensable : débrouille toi pour voir la reine nue. L’autre pour le sujet est garant de la vérité. La tentation folle de Candaule fut de supposer que le regard de l’autre, jeté sur l’eidos de sa femme relevait par quelque trait de la vue : alors ce regard voyant pourrait cautionner son propre regard enfin voyant. 

Nul n’est jamais maître de la femme. Mais si la femme en son eidos est invisible, il n’en est pas de même pour celui qui l’épie. La reine surprit Gygès la voyant. Sans crier elle le rappela et le mit devant le devoir de trouver la mort pour son forfait ou de tuer Candaule le commanditaire du forfait. Du tyran à Gygès : Je puis te garantir que tu vois ce que je regarde. Mais ceci est une combinaison non réalisée : Gygès est le seul à regarder la reine puisque à ce moment Candaule est endormi dans le lit. Candaule a pensé à une stratégie perverse : garantir la jouissance mise en dépôt dans le tiers. La caution de sa propre jouissance dans et par l’autre, telle est la visée de celui qui donne sa femme à voir et à posséder par le tiers. La perversion est perversion de la loi : dans la quête de la jouissance absolue, le risque mortel qui sous-tend toute aventure du désir humain est annulé. Si Gygès et Candaule avaient eu tous les deux dans le même instant le regard fixé sur la reine, chacun garantissant celui de l’autre, ils auraient détenu une maîtrise sur la reine car sous ce double regard, la femme réduite à la chosité dérisoire du corps, se serait abîmée dans l’instant. Et c’est alors la honte. Mais tel n’est pas l’histoire. Il n’est de maître que de la jouissance et de jouissance que dans l’assomption totale de la vie avec le risque fondamentalement mortel qu’implique toute vie. À ce titre la mort comme représentant de tous les possibles est condition absolue de la jouissance. Éliminer la mort du champ de la vie et de la jouissance, c’est s’identifier à la mort. L’amour comme quête du secret sans cesse dérobé de la femme n’admet pas de tiers. La relation perverse n’aboutit qu’à l’annulation du sujet désirant. Que chacun ait les yeux fixés sur ce qui est à lui, telle est la loi. Candaule croit pouvoir la contourner en aménageant une entrée discrète à Gygès caché derrière la porte quand entrera la reine. À toi de t’éclipser en vitesse à la fin. 

(La nécessité de la vérité). En condamnant à mort Candaule, la reine sert la loi. Gygès qui dans un premier temps voulait s’y dérober, finalement en reconnait la nécessité vraie. Ou bien tu m’as moi et la royauté, ou bien. Le silence ou la mort. Nul ne peut voir la reine sans être roi ; nul ne peut voir la femme pour quelqu’un d’autre. Il est réservé à la femme d’être le référent de la loi, car elle est le champ où s’articule le désir humain. Au moment où Gygès la voit, la reine se sentit nue. Le confident a vu ; le tyran doit mourir. Pour lever l’interdit, Gygès doit prendre la place du maître. Ainsi Gygès tua le tyran. Mais l’oracle de Delphes le priva de descendance. Le roi n’est que le représentant de la loi et le support du pouvoir. Gygès devenu roi eut la folie de s’identifier à la loi, ce que paya sa descendance. Dans la névrose surgit la vengeance annoncée des dieux. C’est la reine qui occupe la place maîtresse. Seul son regard épinglant Gygès est souverain. Elle dicte la loi comme sa loi. Que me veut-elle  ? Pas de réponse. Tout plutôt que cette interrogation vide qui hyperbolise la demande à l’infini, figeant le sujet dans un silence de mort. 

Voilà. Ici s’ouvrent trois chapitres pour raconter la cure de Ernst Lehrs qui se présenta chez Freud en 1907 et y restera un an. Trop court. Et ce en raison d’une erreur de positionnement de Freud. Erreur répétée dans le cas Dora. Ce sera à la conclusion de montrer que cette erreur est en fait une mauvaise interprétation de l’amour courtois. Ces chapitres de 6 à 8 ne sont pas résumés. Car ils ne servent qu’à montrer (sans démontrer) la véritable fonction de la culture, ici dans la particularité de la civilisation médiévale

Conclusion : la marche sur Rome

Amadas et Ydoine. L’amour courtois pose la dialectique de l’amour et de la mort, et démontre comment la mort advient à la place de l’amour, précisément quand la mort a manqué dans l’amour. Manquement où s’articule en tiers entre l’amour et la mort, la transgression. Un roman du 13ème siècle l’illustre dans cette période qui est déjà l’automne de l’ère courtoise. La transgression est inéluctable dans cette histoire autour du motif du don maléfique. Au repas de noce d’un jeune seigneur, les trois Destinées ont été invitées, les Parques qui tiennent les fils de nos vies. Mais on a oublié de mettre un couteau à la place d’Atropos, l’inexorable, qui mort à chacun attribue, oubli qui répète l’injure subie par la fée lors des cérémonies de baptême. Ici aussi le couteau, nécessaire à la séparation du bébé d’avec sa mère, avait été oublié. La fée devant ce double outrage énonce la punition : dès que l’homme prendra femme et en jouira, dans l’année à deuil mourrait. La formule lie la jouissance à la mort. La mort assignée à Amadas n’est pas la mort physique mais la castration. Ceci doit être pris comme une marque, un signe : le pénis n’est pas le phallus, le plaisir de l’organe pénien n’est pas la jouissance liée au phallus, lequel est un signifiant qui comme valeur capitonne la signification. C’est une inscription qui rappelle une dette laissée en suspens. Il y a une mort qui est toujours due à la Nature : la mort de l’enfant radieux, plein de son narcissisme et que l’homme doit perdre pour devenir adulte. C’est-à-dire en rentrant dans le champ de la vie, de l’amour et de la mort. Lors de sa nuit de noce, Amadas se trouve pétrifié  par l’arrêt de mort lancé contre lui. Il renonce alors à consommer son mariage, à mettre son désir à l’épreuve de la mort, à prendre sur lui cet être pour la mort sans lequel il n’est pas d’être pour l’amour ; dès lors, sa vie n’est plus que mort imaginaire. Il y a ici un interdit à transgresser. C’est dans un autre roman courtois qu’on trouvera meilleure illustration : « le Bel inconnu », de Renaud de Beaujeu. Un chevalier sans nom se présente à la cour du roi Arthur. Interrogé sur son identité, il ne peut que répondre : seulement je vous en sais dire, que Beau Fils m’appelait ma mère. La figure de la mort est supporté pour l’homme par la femme : enfant sans nom, réduit à l’image construite par la mère, son identité sera par lui conquise le jour où il se laissera embrasser sur la bouche par une guivre affreuse, telle est l’épreuve du fier baiser. La gueule de la guivre, rougeoyante d’un feu maléfique est l’image du sexe féminin, brûlant toujours pour l’homme d’un désir énigmatique et redoutable ; c’est pourtant dans cette rencontre que le héros gagne un nom et s’inscrit dans un lignage, et se pose comme sujet. 

Vivere non necesse. Il est nécessaire de naviguer, il n’est pas nécessaire de vivre. Telle est la devise de la Hanse : exhortation de Pompée à ses marins, tremblant devant les pirates, fatalité imposée à l’homme de prendre la mer, d’accepter la mort comme risque absolu. Faute de quoi on reste au port et on vit sa vie sous le signe de la mort. Devant un signal d’angoisse qu’il reçoit sans le comprendre, le sujet ne ressent que la présence de la mort et son seul recours est de faire le mort, car il ne peut rien arriver à un mort. Dès lors plus rien ne peut se dire dans sa vie qui soit de l’ordre du désir. La mort est venue à la place de l’amour. Dans l’amour le sujet éprouve qu’il est infini ; dans la mort il se voit achevé, plein, parfait, hors d’atteinte. Mais par là il n’a plus rien à faire dans le champ du désir, qui est ouverture. Il n’y a plus alors que dans le rêve, la névrose ou l’œuvre d’art qu’il faut chercher l’origine fondamentale de la poésie courtoise. Toute cette stratégie ludique face à la mort ne vise qu’à l’annulation du désir. 

(Un peu de courage). Ce passage développe à travers des rêves et des lapsus sur Hannibal, Hasdrubal et Hamilcar, la façon dont Freud bute sur une dette paternelle longtemps vécue comme insolvable. Seule la transgression dans le passage à l’acte -passer le Rubicon – peut ouvrir au sujet la cage imaginaire où l’interdit (de toucher au père) le retenait captif. Le symptôme de cet enfermement tient à l’impossibilité pour Freud d’aller à Rome. Rien de pire que la jouissance d’un père mort. Après coup, mais c’est longtemps après l’échec de la cure de l’homme aux rats, Freud reconnaîtra : il n’a suffi qu’un peu de courage ! pour expulser l’Autre.