Par mésentente, on entendra un type déterminé de situation de parole : celle ou l’un des interlocuteurs à la fois entend et n’entend pas ce que dit l’autre. Il y a lieu toutefois de ne pas rabattre les choses du côté de la méconnaissance ni du malentendu. L’argument de la méconnaissance comme celui du malentendu appellent 2 médecines du langage, consistant pareillement à apprendre ce que parler veut dire. Il y a toutes sortes de raisons pour qu’un X entende et n’entende pas à la fois un Y… parce que tout en entendant clairement ce que lui dit l’autre, il ne voit pas l’objet dont l’autre lui parle. Là où la philosophie rencontre la poésie, la politique et la sagesse rencontrent des négociants honnêtes. Il lui faut apprendre les mots des autres pour dire qu’elle dit … toute autre chose! C’est dire que la mésentente ne porte point sur les seuls mots. Elle porte généralement sur la situation même de ceux qui parlent. Ce qui fait de la politique un objet scandaleux, c’est que la politique est l’activité qui a pour rationalité propre la rationalité de la mésentente.
Le commencement de la politique
La destination suprêmement politique de l’homme s’atteste par un indice : la possession du logos, c’est à dire, la parole qui manifeste ce qu’elle rend évident pour une communauté de sujets qui l’entendent : c’est à dire l’utile et le nuisible et donc le juste et l’injuste. Entre l’utile et le juste, la conséquence est en effet contrariée par 2 hétérogénéités . Il n’y a pas à opposer utile et nuisible. Mais en outre le juste … suppose la suppression préalable d’un certain tort. Rien à voir avec une balance des profits et des dommages.
Cela commence là où il est question de ce que les citoyens possèdent en commun et là où l’on s’occupe de la manière dont sont réparties les formes d’exercice et de contrôle de l’exercice de ce pouvoir commun. La politique n’est pas affaire de liens entre les individus et de rapports entre les individus et la communauté. Elle relève d’un compte des parties de la communauté, lequel est toujours un faux compte.
Non seulement le propre du démos c’est la liberté qui appartient à tous les citoyens ( ceci n ‘est pas le même pour les oligoï avec leur richesse et les aristoï avec leur vertu) mais cette partie qui n’en est pas une identifie sa propriété impropre au principe exclusif de la communauté et identifie son nom au nom même de la communauté. Le peuple s’approprie la qualité commune comme qualité propre. Ce qu’il apporte à la communauté, c’est proprement le litige. C’est la politique qui fait exister les pauvres comme entité.
La solution du problème serait-elle de supprimer l’inégalité des richesses en donnant à chacun une part de terre égale ? Le mal est plus profond. Les pauvres ne sont pas vraiment les pauvres. Ils sont seulement le règne de l’absence de qualité, l’effectivité de la disjonction première qui porte le nom vide de liberté, la propriété impropre, le titre du litige. La politique existe par le fait d’une grandeur qui échappe à la mesure ordinaire, cette part des sans parts qui est rien et tout.
Il y a de l’ordre dans la société parce que les uns commandent et que les autres obéissent !
Il n’y a de politique que lorsque les machineries (exercice de la majesté, vicariat de la divinité, commandement des armées, gestion des intérêts) sont interrompues par l’effet d’une présupposition qui leur est tout à fait étrangère et sans laquelle pourtant en dernière instance aucune d’elle ne pourrait fonctionner : la présupposition de l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui.Ceci a des conséquences sur la définition du démos athénien ou du prolétariat marxiste, l’un et l’autre s’unissant au nous d’une partie de la société, pur titre de l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui par quoi toutes les classes se disjoignent et par quoi la politique existe.
Le tort : politique et police
Entre l’utile et le juste, il y a l’incommensurable du tort qui seul institue la communauté politique comme antagonisme des parties de la communauté qui ne sont pas de vraies parties du corps social.
Aristote revient sur l’opposition entre l’homme et l’animal, le 1er disposant seul du logos et les seconds seulement de la phoné (voix). Mais comment a-t-il pu oublier la fureur de Platon contre « le gros animal populaire » ? de même que le demos usurpe le titre de la communauté, la démocratie est le régime où la voix qui n’exprime pas seulement mais procure aussi les sentiments illusoires du plaisir et de la peine usurpe les privilèges du logos qui fait reconnaître le juste et en ordonne la réalisation dans la proportion communautaire. La métaphore du gros animal sert à rejeter du côté de l’animalité ces êtres parlants sans qualité qui introduisent le trouble dans le logos et dans la réalisation politique comme analogie des parties de la communauté.
Avant les dettes qui mettent les gens de rien dans la dépendance des oligarques, il y a la distribution symbolique des corps qui les partage entre 2 catégories : ceux qu’on voit et ceux qu’on ne voit pas, ceux dont il y a un logos, un compte à tenir et ceux dont il n’y a pas de logos. Il y a de la politique parce que le logos n’est jamais simplement la parole, parce qu’il est toujours indissolublement le compte qui est fait de la parole … entendue ou seulement perçue.
Tite-Live rapporte un épisode de révolte du peuple et l’intervention d’un certain Menenius Agrippa . Ballanche en 1829 reprend l’épisode et remet en scène le conflit autour de la question de savoir s’il existe une scène commune où plébéiens et patriciens puissent débattre de quelque chose. Les plébéiens sur l’Aventin font ce qui était impensable pour ceux-ci : ils instituent un autre ordre, un autre partage du sensible en se constituant non comme des guerriers égaux à d’autres guerriers mais comme des êtres parlant partageant les mêmes propriétés que ceux qui les leur nient. Ils exécutent ainsi une série d’actes qui miment ceux des patriciens …sur le mode de la transgression. Ils deviennent non pas des mortels mais des hommes c’est à dire des êtres qui engagent sur des mots un destin collectif. Ils sont à même de passer des contrats et c’est donc un traité qu’ils opposent à l’apologue (de retour à la raison) de M Agrippa. Seule une scène donne à cette égalité une effectivité : la domination des patriciens apparaît comme ce qu’elle est, une pure contingence. Celle de tout ordre social.
Aisthesis : on entendra ici partage au double sens du mot : communauté et séparation. C’est le rapport de l’un à l’autre qui définit un partage du sensible. Votre malheur est de n’être pas et ce malheur est inéluctable ! C’est là le point décisif qui est obscurément désigné par la définition aristotélicienne ou la polémique platonicienne mais clairement occulté en revanche par toutes les conceptions échangistes, contractuelles ou communicationnelles de la communauté politique.
Il y a de la politique parce que ceux qui n’ont pas droit à être comptés comme êtres parlant s’y font compter et instituent une communauté par le fait de mettre en commun le tort qui n’est rien d’autre que l’affrontement même. La contradiction de 2 mondes logés en un seul. Le monde où il y a quelque chose entre eux et ceux qui ne les connaissent point comme êtres parlants et comptables et le monde où il n’y a rien. Il y a d’un côté cette logique qui compte les parts des seules parties, qui distribue les corps dans l’espace de leur visibilité et met en concordance les modes d’être, les modes du faire et les modes du dire qui conviennent à chacun. Et il y a l’autre logique, celle qui suspend cette harmonie par le simple fait d’actualiser la contingence de l’égalité ni arithmétique ni géométrique des êtres parlants quelconques.
On appelle généralement du nom de politique l’ensemble des processus par lesquels s’opèrent l’agrégation et le consentement des communautés. L’organisation des pouvoirs, la distribution des places et des fonctions et le système de légitimation de cette distribution. Je propose de donner un autre nom à cette distribution et au système de ces légitimations. Je propose de l’appeler police. La police n’est pas tant une disciplinarisation des corps qu’une règle de leur apparaître, une configuration des occupations et des propriétés des espaces où ces occupations sont distribuées. Je propose maintenant de réserver le nom de politique à une activité bien déterminée et antagonique à la première : celle qui rompt la configuration sensible où se définissent les parties et les parts ou leur absence par une présupposition qu’il n’y a par définition pas de place : celle d’une part des sans parts. L’activité politique est celle qui déplace un corps du lieu qui lui était assigné ou change la destination d’un lieu ; elle fait voir ce qui n’avait pas lieu d’être vu, fait entendre un discours là où seul le bruit avait son lieu. Il y a de la politique quand il y a un lieu et des formes pour la rencontre entre 2 processus hétérogènes. Le 1er est le processus policier, le second est le processus de l’égalité. Entendons provisoirement sous ce terme l’ensemble ouvert des pratiques guidées par la supposition d’égalité de n’importe quel être parlant avec n’importe quel autre être parlant et par le souci de vérifier cette égalité.
Une grève n’est pas politique quand elle demande des réformes plutôt que des améliorations ou quand elle s’en prend aux rapports d’autorité plutôt qu’à l’insuffisance des salaires. Elle l’est quand elle re-figure les rapports qui déterminent le lieu du travail dans son rapport à la communauté. La politique agit sur la police. Elle agit dans des lieux et avec des mots qui lui sont communs quitte à re-figurer ces lieux et à changer le statut de ces mots.L ‘égalité n’est pas un donné que la politique met en application, une essence que la loi incarne ni un but qu’elle se propose d’atteindre. Elle n’est qu’une présupposition qui doit être discernée dans les pratiques qui la mettent en œuvre. Pour qu’il y ait politique, il faut que la logique policière et la logique égalitaire aient un point de rencontre. Cette consistance de l’égalité vide ne peut être qu’une propriété vide. Dans l’ordre social, il ne saurait y avoir du vide. Il n’y a que du plein, que des poids et des contrepoids. La politique n’est ainsi que le nom de rien. La politique est la pratique dans laquelle la logique du trait égalitaire prend la forme du traitement d’un tort, où elle devient l’argument d’un tort principiel qui vient se nouer à tel litige déterminé dans le partage des occupations, des fonctions et des places. Elle existe par des sujets ou des dispositifs de subjectivation spécifiques. Ceux-ci mesurent les incommensurables, la logique du trait et celle de l’ordre policier. Ils le font en unissant au titre de tel groupe social le pur titre vide de l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui. Un mode de subjectivation ne crée pas des sujets ex-nihilo. Il les crée en transformant des identités définies dans l’ordre naturel de la répartition des fonctions et des places en instances d’expérience d’un litige. Ouvrier, femme, tout le monde voit de qui il s’agit. Or la subjectivation politique les arrache à cette évidence. La prise de parole n’est pas conscience et expression de soi affirmant son propre. Elle est occupation du lieu où le logos définit une autre nature que la phone (voix). Auguste BLANQUI. Jeanne DEROIN.
La raison de la mésentente
D’un côté l’animalité de la créature vouée au bruit du plaisir et de la douleur. De l’autre côté, à distance incommensurable, l’ordre géométrique du bien qui est bien plus que la simple arithmétique des échanges et des réparations. Cette logique doit être fondée sur la dualité même du logos, parole et compte de la parole. Et elle doit être rapportée à la fonction spécifique de cette logique : rendre manifeste une aisthesis dont l’apologue ballanchien nous a montré qu’elle était le lieu d’un partage, d’une communauté et d’une division.
« Vous m’avez compris ! » : comprendre veut dire 2 choses : comprendre un problème et comprendre un ordre. « !», C’est un performatif qui se moque de la contradiction performative parce que sa performance propre, sa manière de se faire comprendre, est de tracer la ligne de partage entre 2 sens du même mot et 2 catégories d’êtres parlants. La 1ère manière met le compte en position d’interprétant dernier du sens de l’énoncé : tout universel est un leurre. La deuxième manière fait de la communauté la raison dernière de la non communauté : il y a un seul langage qui nous est commun et nous nous comprenons même si vous ne le voulez pas.
Le cum du commentaire qui objective l’écart du logos à lui-même, dans l’écart polémique d’une 1ère et d’une 3ème personne, ne se sépare pas de celui de la communication entre une 1ère et une 2ème personne. Jürgen Habermas ignore que la 3ème personne est autant une personne d’interlocution directe et indirecte qu’une personne d’observation et d’objectivation. « – Maître Jacques fait le raisonnable, – Monsieur l’intendant fait bien le nécessaire ». La discussion politique n’est jamais un simple dialogue. C’est toujours sous la forme d’un monologue que se déclare le litige. Le commentaire institue une démultiplication des personnes . Dans ce jeu, le « ils » exerce une triple fonction : 1) il désigne l’autre comme celui avec lequel est en débat non seulement un conflit d’intérêts mais la situation même des interlocuteurs comme êtres parlants ; 2) il s’adresse à une 3ème personne auprès duquel il porte virtuellement sa question ; 3) il institue la 1ère personne, le « je » ou le « nous », de l’interlocuteur comme représentant d’une communauté.
Ceux qui pensent qu’il y a de l’entente dans l’entente ne peuvent faire valoir cette déduction que sous la forme du conflit, sous la forme de la mésentente puisqu’ils doivent faire voir une conséquence que rien ne laisse voir. Le problème n’est pas de s’entendre entre gens parlants des langues différentes, il est de savoir si les sujets qui se font compter dans l’interlocution sont ou ne sont pas. À l’époque de Ballanche, on ne dirait plus les choses ainsi (cela sent trop Platon). Simplement on présuppose que le fait qu’ils parlent n’a pas de rapport avec le fait qu’ils travaillent !! On n’a pas besoin d’expliciter la conséquence, il suffit qu’on ne voie pas la conséquence. La querelle porte sur la question préjudicielle : le monde commun d’une interlocution sur ce sujet a-t-il lieu d’être constitué ? Le sujet ouvrier qui s’y fait compter comme interlocuteur doit faire comme si la scène existait. .. ce qui est sage et subversif puisque ce monde n’existe pas. Les manifestes ouvriers d’alors ont une structuration discursive remarquable. 1er élément : voici nos arguments ; ils peuvent les reconnaître. 2ème élément : nous avons raison d’argumenter nos droits parce que ceux qui devraient le reconnaître ne le font pas. C’est à ce niveau que la fonction objectivante du commentaire joue un rôle essentiel.
Le ton de la lettre des maîtres qui qualifie la manifestation gréviste comme révolte justifie cette manifestation puisqu’elle montre que les maîtres ne parlent pas de ceux qu’ils emploient comme des êtres parlants unis à eux par l’entente du même langage mais comme des animaux bruyants ou des esclaves seulement capables de comprendre des ordres. La scène une fois montée, on peut argumenter alors comme si avait lieu cette discussion entre partenaires qui est récusée par l’autre part. Faut-il encore une preuve de notre droit ? Voyez le ton de la lettre de ces messieurs. C’est en vain qu’ils terminent en parlant de modération : « nous les avons compris ». Ce « nous les avons compris » résume ce qu’est comprendre dans une structure politique de mésentente. Cette compréhension implique une structure d ‘interlocution complexe qui reconstitue 2 x une scène de communauté 2 x niée. Mais cette scène de communauté n’existe que dans le rapport d’un « nous » à un « ils ». Et ce rapport est aussi bien un non rapport. Il inclut 2 x dans la situation d’argumentation celui qui en refuse l’existence. Il l’inclut une 1ère fois sous la supposition qu’il est bien compris dans la situation et qu’il est capable d’entendre l’argument. Et que d’ailleurs il l’entend puisqu’il ne trouve rien à lui répondre. Il l’inclut là comme la 2ème personne implicite d’un dialogue. Et il l’inclut une 2ème fois dans la démonstration du fait qu’il se soustrait à cette situation. La démonstration du droit ou manifestation du juste est re-figuration du partage du sensible. On revient sur Habermas qui parle, à l’époque moderne, d’une tension entre 2 types d’actes de langage : des langages poétiques d’ouverture au monde et des formes intermédiaires d’argumentation et de validation. Mais objection : la démonstration propre à la politique est toujours en même temps argumentation et ouverture du monde à l’argumentation ( monde qui alors et ainsi reçoit une argumentation faisant effet).
L’universel est toujours en jeu singulièrement sous la forme de cas où son existence et sa pertinence sont en litige. Il est toujours un jeu localement et polémiquement à la fois comme obligeant et n’obligeant pas. Il faut d’abord reconnaître et faire reconnaître qu’une situation présente un cas d’universalité qui oblige. Et cette reconnaissance n’autorise pas à séparer un ordre rationnel de l’argumentation d’un ordre poétique, sinon irrationnel, du commentaire et de la métaphore. Les formes d’interlocution sociale qui font effet sont à la fois des argumentations dans une situation et des métaphores de ces situations. L’argumentation qui enchaîne 2 idées et la métaphore qui fait voir une chose dans une autre ont toujours eu de la communauté. Simplement cette communauté est +- forte selon les domaines de rationalité et les situations d’interlocution. Il y a des domaines où la présupposition de l’entente ne pose pas de problème et… il y a les autres. L’interlocution politique est par excellence un tel domaine : concernant le nœud du logos et de sa prise en compte avec l’aesthésis (partage du sensible), sa logique de démonstration est indissolublement une esthétique de la manifestation. L’esthétique est ce qui met en communication des régimes séparés d’expression.L’opposition moderne de l’esthétique comme discours autonome déterminant un découpage autonome du sensible, c’est l’apparition d’une appréciation du sensible qui se sépare de tout jugement sur son usage et définit ainsi un monde de communauté virtuelle – de communauté exigée – en surimpression sur le monde des ordres et des parts qui donne à toute chose son usage. L’esthétique ainsi autonomisée c’est premièrement l’affranchissement par rapport aux normes de la représentation et secundo, la constitution d’un type de communauté du sensible fonctionnant sur le mode de la présomption, du comme si qui inclut ceux qui ne sont pas inclus en faisant voir un mode d’existence du sensible soustrait à la répartition des parties et des parts. Le sujet qui écrit « nous les avons compris » n’est pas la collection des ouvriers. C’est un sujet excédentaire qui se définit dans l’ensemble des opérations qui démontrent cette compréhension en manifestant sa structure d’écart. Le rapport du « nous » du sujet de l’énonciation qui ouvre la séquence avec le sujet de l’énoncé dont l’identité est déclinée (ouvrier, femme) est désigné par l’ensemble des relations et des opérations de la séquence démonstrative. Ce qui est toujours possible.
De l’archi-politique à la méta-politique
L’égalité n’est pas la démocratie. La justice n’est pas la conduite du tort. La politique travaille toujours sur l’écart qui ne fait consister l’égalité que dans la figure du tort. Elle travaille à la rencontre de la logique policière et de la logique de l’égalité. Mais comment on interprète cet écart ? Face au nœud politique impensable de l’égal et de l’inégal, se définit le programme de la philosophie politique ou plutôt de la politique des philosophes : réaliser l’essence vraie de la politique dont la démocratie ne produit que l’apparence ; supprimer cette distance à soi de la communauté que le dispositif politique démocratique installe au centre de l’espace de la cité. La politeïa du philosophe, c’est l’identité de la politique et de la police. Pour imiter l’idée du bien, la politeïa imite la mauvaise politique à laquelle son imitation doit se substituer. Les philosophies politiques sont des philosophies qui donnent une solution au paradoxe de la part des sans parts, soit en lui substituant une fonction équivalente, soit en créant son simulacre, en opérant une imitation de la politique dans sa négation.
L’archi-politique expose dans toute sa radicalité le projet d’une communauté fondée sur la réalisation intégrale, la sensibilité intégrale de l’archè de la communauté, remplaçant sans reste la configuration démocratique de la politique. Le récit fondateur des 3 races et des 3 métaux établit une cité où la supériorité. Le kratos du meilleur sur le moins bon ne signifie aucun rapport de domination, aucune cratie au sens politique. Pour cela, il faut que le kratein du meilleur se réalise comme distribution inversée des parts. Que les magistrats, ayant de l’or dans leur âme, ne puissent avoir aucun or ou matériel dans leurs mains. Symétriquement, le commun des artisans est de n’avoir en propre que du propre. Les maisons et l’or qu’ils ont seuls le droit d’avoir sont la monnaie de leur singulière participation à la communauté. Ils n’y participent qu’à condition de ne pas s’en occuper. Ce qui est bien sûr supprimé par cette loi d’exclusivité, donnée comme caractéristique naturelle, propre de l’exercice de tout métier, c’est cet espace commun que la démocratie découpait au cœur de la cité comme lieu d’exercice de la liberté, lieu d’exercice du pouvoir de ce démos qui actualise la part des sans parts. Le récit édifiant a cette fonction bien déterminée de décomposer et de recomposer, propre à nettoyer le territoire de la cité du démos, de sa liberté et des lieux et temps de son exercice. La liberté était l’axia paradoxale du peuple. Symétriquement, la sophrosunè qui est définie comme la vertu des artisans n’est rien d’autre que la vertu commune : identique à leur absence de temps.
La république est la communauté où la loi existe comme logos vivant : comme ethos de la communauté et de chacun de ses membres ; comme occupation des travailleurs ; comme air qui chante dans les têtes et mouvement qui anime spontanément les corps. La politique des philosophes commence avec l’esprit de la loi. L’égalité de la loi est d ‘abord l’égalité de l’humeur. La cité bonne est celle où l’ordre du cosmos se manifeste comme tempérament d’un organisme où le citoyen agit selon le souffle vital qui l’anime. L’archi-politique c’est la réalisation intégrale de la phusis en nomos. Cette archi-politique est donc une archi-police. Ce que Platon invente c’est l’opposition de la république fondée sur l’éducation qui transforme incessamment la loi en son esprit. Il invente les sciences qui accompagnent cette intériorisation : psychologie et sociologie. L’archi-politique suppose la suppression des éléments du dispositif polémique de la politique, leur remplacement par les formes de sensibilisation de la loi communautaire. Le remplacement d’un titre vide – la liberté du peuple – par une vertu également vide – la sophrosunè des artisans – est le point nodal de ce processus. La suppression totale de la politique comme activité spécifique est son aboutissement.
Le para-politique dont Aristote invente le principe refuse de payer ce prix. Pour lui, il y a de la politique parce que l’égalité vient opérer cette scission originaire de la « nature » politique qui est la condition pour que l’on puisse simplement imaginer une telle nature. Cette scission, cette soumission du télos communautaire au fait de l’égalité, Aristote en prend acte au 2ème livre de La Politique. Dans sa cité, il est une chose juste que tous participent au commandement et que ce partage égal se manifeste dans une imitation spécifique : l’alternance entre la place de gouvernant et celle de gouverné. La vertu de l’homme de bien qui est de commander n’est pas la vertu propre de la politique. Il n’y a de politique que parce qu’il y a des égaux et que c’est sur eux que s’exerce le commandement. Le problème de la para-politique sera de concilier 2 natures et leurs logiques antagonistes : celle qui veut que le meilleur en toutes choses soit le commandement du meilleur et celle qui veut que le meilleur en matière d’égalité soit l’égalité. Aristote propose la figure d’une réalisation heureuse de la contradiction impliquée dans l’expression même : proposer la réalisation de l’ordre naturel de la politique en ordre constitutionnel par l’inclusion même de ce qui fait obstacle à toute réalisation de ce genre : le démos, soit la forme d’exposition de la guerre des riches et des pauvres. Transformer les acteurs et les formes d’action du litige politique en parties et en forme de distribution du dispositif policier. Aristote fixe la philosophie politique sur un centre. Ce centre, c’est le dispositif institutionnel des archaï et le rapport de maîtrise qui s’y joue. Le nouage singulier de l’effet d’égalité à la logique inégalitaire des corps sociaux qui fait le propre de la politique. Aristote le déplace vers le politique comme le lieu spécifique des institutions. Comment faire pour que la cité soit conservée par un gouvernement dont la logique est la domination sur l’autre partie par quoi s’entretient la dissension qui ruine la cité ? Puisque tout gouvernement par sa loi naturelle crée la sédition qui le renversera, il convient à tout gouvernement d’aller à l’encontre de sa propre loi. Le seul moyen de conserver la tyrannie sera pour le tyran de se soumettre au règne de la loi et de favoriser l’enrichissement du peuple et la participation au pouvoir des gens de bien. Que les oligarques s’appliquent à servir en toutes choses les intérêts du peuple et leur pouvoir s’en trouvera consolidé ou du moins… qu’ils fassent comme s’ils s’y appliquent. Pour que la loi règne, il faut que chaque régime pour se conserver, s’annule dans ce régime moyen qui est le régime idéal du partage. La dispersion des paysans dans les champs éloignés et la contrainte du travail les empêchent de venir occuper le lieu de leur pouvoir. Détenteurs du titre de la souveraineté, ils en laisseront l’exercice concret aux gens de bien.
Si l’archi-politique platonicienne se transpose à l’âge moderne en sociologie du lien social et des croyances communes qui corrigent le laisser-aller démocratique et donnent sa cohésion au corps républicain, le para-politique a une autre sociologie : représentation d’une démocratie séparée d’elle-même, faisant vertu de la dispersion qui empêche au peuple de prendre corps : renvoi à la souveraineté et au contrat.
Le tyran transforme sa tyrannie en « quasi » royauté. Hobbes : le nom du tyran est le nom vide qui permet à n’importe quel prédicateur de contester la conformité de l’exercice du pouvoir royal à la fin de la royauté : un mauvais roi est un tyran. Et un tyran est un faux roi qu’il est légitime de tuer. Le mal funeste, dit Hobbes, est que les personnes privées s’occupent de trancher sur le juste et l’injuste. Ici on parle de ceux qui n’ont pas part au gouvernement de la chose commune. La question en vient à l’origine du pouvoir. Il s’agira de liquider initialement la part des sans parts. Il n’y a que des individus et la puissance d’Etat, sans reste. Rousseau : la souveraineté ne repose que sur elle-même car en dehors d’elle, il n’y a que des individus. La fiction d’origine qui doit fonder la paix sociale est celle qui à terme creusera l’abîme d’un litige plus radical que celui des Anciens. Refuser la lutte des classes, faire jouer d’emblée la division de la nature comme passage du droit naturel à la loi naturelle, c’est avouer la pure et simple égalité. Il n’y a aucun principe naturel de domination d’un homme sur un autre. Il faut donc identifier originairement égalité et liberté et les liquider ensemble. La liberté est devenu le propre des individus. Le droit de l’individu c’est de mettre en question l’Etat. Et le peuple apparaîtra comme le personnage qui doit être présupposé pour que l’aliénation soit pensable : la populace contredit alors l’accomplissement de la souveraineté. La terreur signale l’écart avec l’archi-politique en la reprenant dans sa logique d’intériorisation et de sensibilisation de son programme mais dans les termes de puissance souveraine et d’individus.
La méta-politique se situe symétriquement par rapport à l’archi-politique. L’archi-politique révoquait la fausse politique, c’est-à-dire la démocratie. Elle prononçait l’écart radical entre la vraie justice semblable à la proportion divine et les mises en scènes démocratiques du tort, assimilées au règne de l’injustice. Symétriquement la méta-politique prononce un excès radical de l’injustice ou de l’inégalité par rapport à ce que la politique peut affirmer de justice ou d’égalité. La méta-politique c’est comme le secret de vie et de mort enroulé au cœur même de toute démonstration de la politique. C’est le discours sur la fausseté de la politique qui vient doubler chaque manifestation politique du litige. Le défaut de la citoyenneté à accomplir l’humanité vraie de l’homme devient sa capacité à servir en les masquant les intérêts de l’homme propriétaire. Le social comme vérité du politique est pris dans un écartèlement remarquable . À un pôle, il peut être le nom réaliste et scientifique de l’humanité de l’homme. Le mouvement de la production et celui de la lutte des classes sont alors le mouvement vrai qui doit par son accomplissement dissiper les apparences de la citoyenneté politique au profit de la réalité de l’homme producteur. Mais cette positivité est d’emblée rongée par l’ambiguïté du concept de classe : terme approprié au comptage policier mais aussi, opérateur du litige. Le prolétariat, c’est la classe de la société qui n’est plus une classe de la société. Oscillation indéfinie qui renvoie à l’ambiguïté de la méta-politique entre le radicalisme de la vraie politique symétrique de l’archi-politique et un nihilisme de la fausseté de toute politique qui est aussi un nihilisme politique de la fausseté de toute chose. Deux extrémismes : extrémisme infra politique de la classe, de l’incorporation sociale des classes politiques et un extrémisme ultra politique de la non classe, les 2 se confondant dans une seule figure terroriste.
Méta veut dire au-delà mais aussi accompagnement scientifique de la politique. Idéologie : le vrai comme vrai du faux, la vérité dont le faux est le seul indice, la vérité comme parasitage universel. Au terme du processus, le tort, après être passé par une absolutisation est ramené à l’itération infinie de la vérité de la fausseté. La politique peut alors s’identifier à l’introuvable. La forme se trouve opposée à un contenu virtuel et absent. Et il y a alors ceux qui jouent le jeu des formes – de la revendication des droits, de la bataille pour la représentation – et ceux qui mènent l’action destinée à faire évanouir le jeu des formes : le mouvement social et ouvrier. Ces formes sont un mode effectif de t’apparaître du peuple, le minimum d’égalité qui s’inscrit dans le champ de l’expérience commune. Là où est inscrite la part des sans parts, le problème est alors d’étendre la sphère de cet apparaître, de majorer cette puissance (kratos). Il y a un lieu d’inscription de la puissance du peuple et des lieux où cette puissance est réputée sans effets. Le problème est de construire un rapport visible avec le non rapport. un effet d’une puissance qui est censée ne pas produire d’effet. Elle est l’œuvre de ce qu’on pourrait appeler un tiers peuple opérant sous le nom « prolétaire ». En politique, un sujet n’a pas de corps consistant, il est un acteur intermittent qui a des moments, des lieux, des occurrences et dont le propre est d’inventer logiquement et esthétiquement des arguments et des démonstrations pour mettre en rapport le non rapport et donner lieu au non lieu.
Au jeu méta-politique de l’apparence et de son démenti, la politique démocratique offre cette pratique du comme si qui constitue les formes de l’apparaître d’un sujet et qui ouvre une communauté esthétique qui exige le consentement de celui là même qui ne la reconnaît pas. Ouvrier et prolétaire ont été les noms d’auteurs d’un double processus : des acteurs de la scène démocratique exposant et traitant l’écart du peuple à lui-même ; et des figures méta-politiques des acteurs du mouvement réel posé comme dissipant l’apparence politique et sa forme suprême, l’illusion démocratique. Mais la réciproque est vraie aussi : pour construire ses argumentations et ses manifestations, pour mettre en rapport les formes de visibilité du logos égalitaire avec ses lieux d’invisibilité, le mouvement social et ouvrier a dû refigurer les rapports du visible et de l’invisible, les rapports entre les modes du faire, de l’être et du dire qui opèrent pour le compte des travailleurs et de leur parole. Mais pour faire cela, il n’a cessé de reprendre les argumentations méta-politiques … Le dispositif d’ensemble de ces entre-interprétations s’appelle le social.Toute politique travaille aussi au bord du péril radical qui est l’incorporation policière, la réalisation du sujet politique comme corps social. . .c’est-à-dire un corps glorieux de la vérité. Le social a été le nom commun de toutes ces logiques et de leur entrelacement.
Démocratie ou consensus
Consensuelle. La post-démocratie : la justification de ce nom passe seulement par l’explication de quelques paradoxes inhérents au discours actuellement dominant sur la démocratie. La faillite du système totalitaire semble lever l’hypothèque d’une démocratie « réelle » qui entretenait le soupçon sur la démocratie.. Il semble dès lors possible de valoriser sans arrière-pensée les formes de la démocratie. Peuple souverain chez Rousseau ou chez Marx, on dit maintenant que ce peuple surdéterminé faisait obstacle au véritable contrat politique : celui par lequel les individus et les groupes s’accordent sur les formes juridicopolitiques propres à assurer la coexistence de tous et la participation optimale de chacun aux biens de la collectivité. Dans le système politique français, on observe une dégradation continue de la représentation parlementaire, l’extension des pouvoirs politiques d’instances non responsables (experts, juges, commissions). Aujourd’hui la victoire de la démocratie dite formelle s’accompagne d’une désaffection à l’égard des formes. La post-démocratie serait l’adéquation aux calculs d’optimisation qui s’opèrent et s’entrecroisent dans le corps social, aux procès d’individualisation et aux solidarités qu’ils imposent eux-mêmes.
On en est bizarrement à la reprise d’une sorte de marxisme rampant. C’est le développement des forces productives (libéralisme) qui fait le contenu substantiel de ces formes. Le succès proclamé de la démocratie s’accompagne alors d’une réduction de celle-ci à un certain état des relations sociales. Le paradoxe prend alors une autre forme. L’identification de la démocratie à son être sensible se manifesterait sous la forme privilégiée de la désaffection, de l’insensibilité à la forme de représentation de cet être sensible. Le peuple prend pourtant toujours forme là où on le dit périmé. À la place des peuples rousseauiste et marxiste congédiés, apparaît un peuple ethnique. La méta-politique marxiste oscillait entre une théorie de la forme-expression et une théorie de l’apparence masquée. Le discours officiel de la démocratie triomphante ne réhabilite la forme que comme forme désaffectée, quitte à susciter un platonisme de rabais qui oppose à nouveau l’esprit républicain de la communauté au toutvenant des petits plaisirs démocratiques.
Démocratie est le nom d’une interruption singulière de cet ordre de distribution des corps en communauté que l’on a proposé de conceptualiser sous le concept élargi de police. C’est le nom de ce qui vient interrompre le bon fonctionnement de cet ordre par un dispositif singulier de subjectivation. Démocratie : dispositif ternaire. On y trouve une sphère d’apparence spécifique du peuple : la réalité se refigure comme double, divisée. Secundo, le peuple n’est pas défini sous un type ethnique mais surimpose sur le compte des parties de la société l’effectivité d’une part des sans parts. La démocratie est l’institution des sujets flottants qui dérèglent toute représentation des places et des parts. Le peuple a un double corps : dualité d’un corps social et d’un corps qui vient déplacer toute identification sociale. Tertio, elle est le lieu de la conduite d’un litige.
La démocratie n’est pas l’âge des individus. Les formes du dispositif ternaire y trouvent les conditions de leur exercice et elles les modifient en retour. Mais elles ne s’y identifient pas. Rien à voir avec des modes d’être des individus jeunes, vieux, blancs, noirs, hommes, femmes.
La post-démocratie par contre c’est la pratique gouvernementale et la légitimation conceptuelle d’une démocratie d’après le démos, d’une démocratie ayant liquidé l’apparence, le mécompte et le litige du peuple, réductible au seul jeu des dispositifs étatiques et des compositions d’énergies et d’intérêts sociaux.. sans reste. Ce que présuppose le consensus, c’est la disparition de tout écart entre partie d’un litige et partie de la société. On en vient à l’opinion sondée. La réalité simulée c’est le retournement dernier de la vérité propre à la métapolitique. C’est l’organisation d’un rapport spéculaire d’opinion à elle-même, identique à l’effectivité du peuple souverain et à la connaissance scientifique des comportements d’une population réduite à son échantillon statistique. La conjonction du scientifique et du médiatique n’est pas l’avènement de la contingence égalitaire. Elle en est l’inverse. L’unité sans reste du peuple souverain, de la population empirique et de la population scientifiquement connue, c’est l’identité de l’opinion avec sa vieille ennemie platonicienne, la science. Dans le miroir que la science de l’opinion tend à l’opinion, il apparaît qu’opinion peut devenir le nom même de l’être à sa place, que la spécularité peut devenir le régime d’intériorité nourrissant chaque citoyen et chaque partie de la communauté de l’image vraie de ce qu’ils sont. Tout litige dans ce système devient le nom d’un problème. La disparition des formes archaïques du conflit permettrait l’adéquation du sumpheron (utile, agréable) au dikaïon (juste, droit naturel), la libre circulation du droit dans le corps social, l’adéquation de la norme juridique et la libre initiative économique et sociale par l’extension des droits et leur adaptation souple aux mouvements incessants de l’économie et de la société, des modes de vie et des mentalités. Ce droit/esprit de la communauté se manifeste aujourd’hui entre 2 pôles d’identification : l’un où il représente l’essence stable du dikaïon par lequel la communauté est elle-même ; l’autre où cette essence vient s’identifier au jeu multiple du sumpheron qui constitue le dynamisme de la société. La prétendue soumission de l’étatique au juridique est bien plutôt la soumission du politique à l’étatique par le biais du juridique , l’exercice d’une capacité de déposséder la politique de son initiative par laquelle l’Etat se fait précéder et légitimer.
Contrôle de constitutionnalité. Droit de la famille. Droit de propriété. Limite à la corruption. Et à la falsification de l’histoire. L’Etat aujourd’hui se légitime en déclarant la politique impossible. Et cette démonstration d’impossibilité passe par la démonstration de sa propre impuissance. Juridicisation proliférante, pratiques de l’expertise généralisée, pratiques du sondage permanent : l’extension de ce procès c’est l’identification croissante du réel et du rationnel, du juridique et du savant, du droit et d’un système de garanties, l’assurance toujours renforcée de son infaillibilité : l’Etat ne peut être injuste que… par erreur ! Identification de la forme démocratique avec la pratique gestionnaire de soumission à la nécessité marchande. Les gouvernements sont les simples agents d’affaires du capital international. L’Etat fonde son autorité sur sa capacité à intérioriser l’impuissance commune à déterminer le presque rien du possible.Ici est trouvé l’équivalence du vide et du plein : déliaison et saturation dans les villes. L’entreprise est citoyenne. Une médecine individuelle de restauration des identités se conjoint alors à la médecine sociale de remaillage du tissu communautaire, pour rendre à chaque exclu l’identité d’une capacité et d’une responsabilité mobilisées pour instaurer en tout habitat délaissé une cellule de responsabilité collective. L’exclu et la banlieue. Reste la circularité de cette logique qui veut mettre partout du supplément de lien dans le social et de motivation dans l’individu quand le trouble de l’un et de l’autre est le strict effet de cette entreprise incessante de saturation et de cette requête inconditionnelle de mobilisation. La suppression du tort revendiquée par la société consensuelle est identique à son absolutisation. Le caractère de la combinaison de tous ces éléments appartient à un mode de visibilité qui neutralise ou accuse l’altérité de l’étranger. L’immigré est face à un nouveau raciste. Il est dans un rapport d’altérité nue, pré-politique, fixation d’un objet de haine absolue. La visibilité nouvelle de l’autre dans la nudité de sa différence intolérable, c’est proprement le reste de l’opération consensuelle. Affichage généralisé, exhibition intégrale, tout possible de la jouissance et poursuite du corps diabolique, du mauvais corps. La loi confirme maintenant la séparation de la communauté de son Autre … ce qui donne paradoxalement visibilité à une figure de cet Autre indéfinissable : clandestin !
La politique dans son âge nihiliste
La fin des grandes subjectivations du tort n’est pas la fin du temps de la victime universelle. Mai 68 : « nous sommes tous des juifs allemands ! ». L’identité « juif allemand » aujourd’hui signifie immédiatement l’identité de la victime du crime contre l’humanité que nul ne saurait revendiquer sans profanation. Elle n’est plus un nom disponible pour la subjectivation politique mais le nom de la victime absolue qui suspend cette subjectivation. Le sujet de la mésentente est devenu le sujet de l’interdit.
Double bind. C’est à ce point que frappe la provocation négationniste. Celle-ci retourne aux gestionnaires du possible et aux penseurs de l’impensable leur logique, en maniant le double argument de l’impossibilité d’un compte exhaustif de l’extermination et de l’impensabilité de la pensée, en affirmant l’impossibilité de présentifier la victime du crime contre l’humanité et de donner une raison insuffisante pour laquelle le bourreau l’aurait perpétré. Tel est donc le double ressort de l’argumentation négationniste pour nier la réalité de l’extermination des juifs dans les camps nazis.
Rassinier : plus ses arguments sont montrés inconsistants sur le plan des faits, plus sa véritable force s’est affirmée. Cette force est de toucher le régime même de la croyance selon laquelle une série de faits est avérée comme événement singulier et un événement subsumé sous la catégorie du possible. Saut dans la chaîne ou impossibilité de penser l’enchaînement !
Les premiers juges du milicien Touvier n’ont pas trouvé le fil continu d’une « politique d’hégémonie idéologique », allant de la naissance de l’Etat vichyssois à l’acte criminel de son milicien. L’aporie du juge et de la loi devient alors celle de la science requise en l’affaire, c’est à dire la science historienne. Là est en effet la double détente sur laquelle joue l’argumentation négationniste. L’impossibilité d’avérer en sa totalité l’événement de l’extermination se soutient de l’impossibilité de penser l’extermination comme appartenant à la réalité de son temps. Pour qu’un fait soit avéré, il faut qu’il soit pensable. Pour qu’il soit pensable, il faut qu’il appartienne à ce que son temps rend pensable. Sortir de ça c’est faire péché d’anachronisme.
La vérité de Lucien Febvre était celle de l’organisme sociologique, de la représentation de la société, comme corps gouverné par l’homogénéité des mentalités collectives et des croyances communes. Cette vérité pleine est devenue une vérité vide. L’adhésion de toute pensée individuelle au régime commun de la croyance de son temps est devenu le seul vide d’un argument ontologique négatif : ce qui n’est pas possible selon son temps est impossible. L’historien qui a réfuté toutes les preuves du menteur ne peut réfuter radicalement le mensonge parce qu’il ne peut réfuter l’idée de la vérité qui le soutient. Vidal-Naquet riposte : il faut sans doute revaloriser ici la distance que la familiarité avec la pensée antique du pseudos donne par rapport à la rationalité historico- sociologique des mentalités et des croyances.
Le réalisme prétend être la saine attitude de l’esprit qui s’en tient aux réalités observables. Il est en fait tout autre chose : il est la logique policière de l’ordre qui affirme en toutes circonstances ne faire que cela qui est possible de faire. Le possible est l’échangeur conceptuel de la réalité et de la nécessité.
Il n’y a strictement rien qui soit au-delà du pensable dans la monstruosité de l’holocauste, rien qui explique les capacités conjuguées de la cruauté et de la lâcheté lorsqu’elles bénéficient de tous les moyens à la disposition des Etats modernes ; rien dont ces Etats ne soient capables là où s’effondrent les formes de subjectivation non identitaires du compte des incomptés, où le peuple démocratique est incorporé au corps ethnique.
C’est dans la capacité d’agencer les moyens de l’extermination que réside la différence spécifique. Lyotard : toute réflexion sur l’holocauste doit selon lui penser la spécificité de la victime. La question semble porter sur le type de mémoire ou d’oubli que requiert l’événement advenu du génocide. Mais dès lors que cette histoire est pensée dans les termes du refoulement, le nom juif devient le nom du témoin de cet oublié dont la philosophie veut oublier le nécessaire oubli. L’holocauste se voit assigné le sens philosophique du désir de se débarrasser de ce refoulé, en supprimant le seul témoin de cette condition d’otage de I »Autre qui est initialement celle de la pensée. L’identité victime/otage témoin est alors la raison du crime. Elle est celle du témoin de l’impuissance de la pensée que la logique d’une civilisation commande d’oublier. Question d’écart infini et puis donc glissement vers l’éthique !
L’éthique est la pensée qui hyperbolise le contenu de pensée du crime pour rendre la pensée au souvenir de son impuissance natale. La science sociale du 19ème siècle a été la manière moderne dont s’est réalisé le projet de suppression/réalisation de la politique comme réalisation/suppression de la philosophie. Elle est la proposition faite à la philosophie de se supprimer, de s’en remettre à l’absolument Autre pour expier les fautes de la pensée du Même, les crimes de la philosophie réalisée comme âme de la communauté. La victime et l’otage demandent que la philosophie expie la vieille prétention de la maîtrise philosophique et l’illusion moderne de l’humanité désaliénée. La philosophie devient alors la pensée du deuil qui vient se charger du reste de la réduction étatique du dikaion au sumpheron. À l’effacement des figures politiques de l’altérité, elle propose de remédier par l’altérité infinie de I’Autre. Or celui qui est +/- que l’homme, c’est le dieu ou le monstre.
La philosophie doit être modeste mais il y a à s’assurer qu’elle ne le soit pas à compte d’autrui. L’agir politique aujourd’hui est pris en tenaille entre les polices étatiques de la gestion et la police mondiale de l’humanitaire. Fameux rabattement ! Mais l’impropriété politique n’est pas l’in-appartenance. Elle est la double appartenance : l’appartenance au monde des propriétés et des parts et l’appartenance à la communauté impropre, à cette communauté que la logique égalitaire construit comme part des sans parts. L’inter-esse de la politique, l’inter est celui de l’interruption et de l’intervalle. Intervalles construits entre des identités, entre des lieux et des places. Les intervalles politiques se créent en séparant une condition d’elle-même. Ils se créent en tirant des traits entre des identités et des lieux définis dans une place déterminée d’un monde donné, des identités et des lieux définis à d’autres places et des identités et des lieux qui n’y ont pas de place. Une communauté politique est la mise en commun de ce qui est donné comme en commun. Cette mise en commun suppose la construction des liens qui rattachent le donné au non donné, le commun au privé, le propre à l’impropre. C’est dans cette construction que la commune humanité s’argumente, se manifeste et fait effet.Algérien jeté dans la Seine par la police en 1961 : désidentification par rapport au sujet français qui les avait massacrés et soustraits à tout compte. La politique est l’art des déductions tordues et des identités croisées. Elle est l’art de la construction locale et singulière des cas d’universalité. Il n’y a pas de politique mondiale. Il reste l’universalité de la construction singulière des litiges. La politique est rare, elle est toujours locale et occasionnelle. La manière dont une politique nouvelle pourrait briser le cercle de la consensualité heureuse et de l’humanité déniée n’est pas aujourd’hui prédictible ni décidable.