Au 19ème siècle, le marché s’était rendu indépendant des autres fonctions (politiques, sociales) et s’était posé en élément autorégulateur. L’innovation consistait en un mode de pensée qui offrit une représentation d’un système, constitué comme distinct, auquel le travail, la terre et l’argent devaient être soumis. La grande crise des années trente imposa au monde une resocialisation de l’économie. Mais voici qu’aujourd’hui à l’heure du néolibéralisme dans un monde globalisé, nous sentons venir une nouvelle crise qui résultera dans une nouvelle grande transformation.
Karl Polanyi est un économiste juif autrichien, d’origine hongroise. Il quittera l’Autriche avant l’Anchluss parce que sa carrière était bloquée dans ce pays. Il est profondément socialiste, mais un socialiste sans œillères. Et comme le dit sa femme, il pense à contre-courant.
Le livre est composé de trois parties comptant 21 chapitres. Il est suivi par des commentaires sur les sources et d’une annexe (que je ne résumerai pas). Il est précédé par une préface de Louis Dumont.
Préface de Louis Dumont
Comment peut-on présenter Hitler comme ayant contribué à enterrer le libéralisme économique alors que sa défaite a été la victoire de la liberté ?
La question est de savoir si le libéralisme a survécu après la seconde guerre mondiale. Mais Polanyi publie son analyse en 1944. N’entendons-nous pas chaque jour défendre les mérites de la libre entreprise et de la concurrence ? La préface date de 1982. Les libéraux d’aujourd’hui sont des gens qui s’efforcent de faire à la liberté en ce domaine la plus grande part possible, tout en sachant qu’il est nécessaire de contredire cette liberté à certains égards. Là encore la situation des années postérieures à la crise financière de 2008 gagnerait à nuancer la conclusion de la la préface sur ce premier point. Il y a grand intérêt à lire Polanyi car il restaure les fondements d’un mouvement socialiste toujours indispensable pour contrebalancer les accents triomphalistes du néo-libéralisme. Il y aura eu un jour où les vainqueurs ont fait taire une toute-puissance usurpée par une soi-disant science économique.
Plus intéressant est de prendre le point de vue d’une transformation des sciences sociales dans laquelle Polanyi s’inscrit par le biais de l’anthropologie. Si vous essayez de prendre en compte l’ensemble des aspects de la vie sociale, vous entrerez, comme dans La grande transformation, dans la sociologie comparative. Edgar Morin parle lui de l’anthropo-sociologie. Il y a à désapprendre de la tendance à l’explication causale au profit de l’appréhension de configurations d’idées et de valeurs. La société moderne n’a pas créé de toutes pièces le marché. On est parti d’une multitude de marchés. Mais soudain on ne parla plus que du marché, que d’UN marché. Il faut que tout devienne marchandise. Ce phénomène ne prend tout son contraste qu’avec les sociétés archaïques. Et l’aspect idéologique , soit la doctrine du capitalisme libéral jusqu’à l’imposition de l’étalon-or, est mis au premier plan. Polanyi attire l’attention sur un gros fait de solidarité sociale (Speenhamland) qui a retardé de quarante ans l’instauration d’un marché concurrentiel du travail et auquel il a été sensibilisé par homologie avec la Vienne d’après 1918.
Polanyi va montrer les effets désastreux du système du marché autorégulateur. Il montre que l’essor économique inouï est acquis au prix d’une profonde désorganisation sociale. Ce genre de débats oppose deux systèmes de valeurs et l’opposition est conçue de manière fort abstraite, soit « moderne » contre « traditionnel ». Quant au premier terme, on remarque que le domaine économique n’est pas le seul où l’innovation moderne se soit dans les faits combinée avec des éléments étrangers, voire contraires. Il y a toujours eu un mixte de traditionnel dans le moderne : la Révolution française a conservé la famille. L’idéal est une chose et le fonctionnement de fait en est une autre. Ceci dit d’un point de vue moderne, les sociétés traditionnelles sont révoltantes, d’un point de vue traditionnel la société moderne est aberrante. Le risque ici est que nous dramatisions. La nocivité du système n’est qu’un aspect du processus. Il ne faut pas perdre le point de vue d’ensemble, à savoir que le libéralisme économique s’est de la sorte enfoncé dans les contradictions. C’est l’inadaptation à la vie sociale de ce système de représentations et d’instititions qui est fondamental. Ici Dumont prend l’Inde pour saisir l’impact des innovations modernes sur une autre culture. Polanyi a dramatisé son propos car la nouveauté a été intégrée dans un ensemble structurellement inchangé.
Polanyi insiste sur le fait que le changement demande à être lent pour être effectif et bien toléré. Et il a bien raison. De même il revisite le concept de classes. À juste titre. La grande transformation ne s’attaque pas à l’industrie. Mais à l’idéologie selon quoi l’économique subordonne le culturel à ses fins. Cette idéologie donne une primauté générale de l’individu comme valeur. Si on accepte la disparition d’un certain libéralisme aujourd’hui, n’est-ce pas avec une conséquence sur l’idée de liberté ? L’URSS done à réfléchir à ce propos. Restent les pays démocratiques, où la liberté subsiste comme idéal et norme fondamentale, mais où l’on admet que, dans le domaine économique, la liberté ne suffit pas à tout. Cette coexistence des opposés est une coexistence empirique. Ici Polanyi prend toute son importance : la preuve est ici faite que la liberté doit demeurer suprême, ou disparaître, et d’autre part qu’à suivre ses seules injonctions jusqu’au bout partout on parvient à l’absurde. L’essentiel est de subordonner les nécessaires disciplines sociales aux droits et libertés individuels fondamentaux. La liberté politique affirme sa suprématie, la liberté économique est assujettie aux contraintes d’une économie à quelque degré planifiée et dirigée.
Rien n’est plus actuel que la mise en relation des cultures. Un besoin de reconnaissance de l’identité collective se situe précisément au point d’articulation des valeurs universalistes et des cultures particulières : il s’agit du poids des cultures et de leur interrelation. Notre monde est interculturel. Ce que nous prenons pour l’ensemble des idées et des valeurs modernes est déjà à l’heure actuelle dans une grande mesure le résultat de cette interaction des cultures, du fait d’une action en retour des cultures dominées sur la culture dominante. Lorsqu’une culture s’adapte à la culture moderne, elle construit normalement des représentations qui la justifient par rapport à la culture dominante. Ces représentations sont des alliages sui generis de deux représentations. Elles ont deux faces et pour cette raison peuvent passer dans la culture dominante ou universelle du moment. L’Allemagne a frayé la voie aux acculturations subséquentes et fourni un instrument indispensable à l’adaptation au monde réel des valeurs individualistes. Ces notions synthétiques sont souvent empreintes de surenchère mais il semble bien que la révolution bolchevique et le nazisme n’aient été possibles qu’à partir de telles combinaisons. Dans le premier cas l’artificialisme scientifique de Marx s’est accru chez Lénine de la prétention à passer par-dessus le stade bourgeois ou capitaliste du développement économique. Et cette prétention ne s’explique que par l’héritage du populisme russe. Le cas du nazisme est plus complexe mais il a le caractère d’une surenchère par rapport au bolchevisme qu’il copie et qu’il dépasse.
Nous abordons la première partie : le système international
Chapitre 1 : la paix de cent ans
La civilisation du 19ème siècle s’est effondrée. Elle reposait sur quatre institutions : l’équilibre des puissances, l’étalon-or international, le marché autorégulateur, l’Etat libéral. Mais la source et la matrice du système est ce marché. Une telle institution est utopique car à terme elle anéantit la substance humaine et naturelle de la société. On objectera que les civilisations, comme la vie, naissent de l’interaction d’un grand nombre de facteurs indépendants qui ne sont pas réductibles à des institutions bien circonscrites. Et pourtant ceci est la thèse de Polanyi. La civilisation du 19ème siècle fut unique de ce qu’elle a reposé sur un mécanisme institutionnel déterminé. Une transformation sociale d’ampleur planétaire aboutit à des guerres d’un type sans précédent, au cours desquelles une vingtaine d’Etats se brisent avec fracas. Et la silhouette de nouveaux empires émerge d’un océan de sang. Mais ce fait d’une violence démoniaque ne fait que cacher un courant de changement rapide et silencieux qui engloutit souvent le passé sans même qu’une ride vienne en troubler la surface.
Nous commencerons par traiter de l’effondrement du système international. Nous cherchons à montrer que le système de l’équilibre des puissances ne pouvait assurer la paix, une fois mise en défaut l’économie mondiale sur laquelle il se fondait. Si l’écroulement de notre civilisation a été déclenché par l’échec de l’économie mondiale, il n’en a certaintement pas été le résultat. Ses origines remontent à plus de cent ans, à ce bouleversement social et technique d’où est née en Europe occidentale l’idée d’un marché autorégulateur. Au 19ème siècle s’est produit un phénomène sans précédent : les cent ans de paix de 1815 à 1914. Ce triomphe du pacifisme pragmatique ne résulta pas de l’absence de raisons graves de conflit. Cette parade pacifique s’accompagna de changements presque continuels dans la situation intérieure et extérieure de nations puissantes et de grands empires. Au cours de la première moitié du siècle, guerres civiles et interventions révolutionnaires et contre-révolutionnaires furent à l’ordre du jour (Espagne, Hongrie, Belgique..). Pendant la seconde moitié du siècle, la dynamique du progrès se trouva libérée : empire ottoman, Chine obligée de s’ouvrir, découpage de l’Afrique coloniale (émergence de deux grandes puissances : Russie, USA). Les révolutions nationales concernent l’Allemagne et l’Italie. Alors que dans la première partie du siècle le constitutionnalisme avait été à l’index et que la Sainte-Alliance avait supprimé les libertés au profit de la paix, au cours de la seconde, les banquiers soucieux de faire des affaires imposèrent des constitutions à des despotes turbulents, et ce au nom de la paix. Cet exploit venait du jeu de l’équilibre des puissances qui eut ici un résultat qui lui est normalement étranger. Par nature cet équilibre a un résultat complètement différent, à savoir la survie de chacune des puissances en cause. En fait il postule simplement que trois unités ou plus, capables d’exercer une puissance, se comporteront toujours de façon à combiner la puissance des unités plus faibles contre tout accroissement de puissance chez la plus forte. L’équilibre des puissances contribuait à maintenir l’indépendance par une guerre continuelle (suite des traités de Munster, Westphalie, Utrecht). Et le facteur explicatif est l’apparition d’un parti de la paix. Les remous de la Révolution Française renforcent la marée montante de la Révolution Industrielle pour faire du commerce pacifique un intérêt universel. Les porteurs du parti d’un tel intérêt étaient ceux qui en bénéficiaient en premier, à savoir le cartel de dynastes et de féodaux dont la situation matrimoniale était menacée ; et pendant 30 ans, jusque 1825, la Sainte-Alliance fournit la force coercitive nécessaire en supprimant les minorités et jugulant les majorités. Si les intérêts industriels trouvèrent la paix, c’est parce qu’il y eut le Concert Européen qui est la Sainte-Alliance élargie à cinq. Ensuite jusque 1871, la paix fut plus instable dans un contexte confus. Si les intérêts comme les intentions cessent d’être des vœux pieux, c’est que certains ressorts sociaux les traduisirent en politique. Les prolongements de la Sainte-Alliance restaient en deçà de çà car ils regroupaient des Etats souverains toujours indépendants quant au fond, car ils dépendaient du mécanisme de la guerre. Sortir du statu quo est très compliqué car une initiative locale dépend de l’accord global (Bismark en pâtit). Ceci dit ces Etats dominants finirent par avoir besoin de petits Etats tampons pour juguler les appétits des voisins plus gros (la Belgique trouve ici son acte de naissance). La Sainte-Alliance avait plus de moyens que le Concert Européen car elle avait étendu ses tentacules dans les mécanismes féodaux et cléricaux. Et pourtant c’est cette dernière qui fut porteuse de paix et ce parce qu’elle s’appuya sur un important ressort social en remplacement des appuis dynastiques et autres épiscopats : ce facteur anonyme c’est la haute finance.
Les Rotschild. La haute finance, institution sui generis propre au dernier tiers du 19ème et au premier tiers du 20ème siècle, fonctionna comme le lien principal entre l’organisation politique et l’organisation économique mondiales. Indépendante des gouvernements particuliers et de leurs banques centrales, elle entretenait avec eux des relations étroites. L’époque avait besoin d’un agent international qui inspirât confiance aux hommes d’Etat et investisseurs internationaux. Une dynastie de banquiers juifs tinrent cette fonction institutionnelle en Europe. Il leur échut de maintenir les conditions nécessaires de la paix générale au cœur de la transformation révolutionnaire à laquelle étaient soumis les peuples de la planète. Rappelons que la finance nationale était un microcosme, chaque fois spécifique en raison des politiques du Ministère des finances. La haute finance n’avait pas vocation à être un instrument de paix ; cette fonction lui vint par accident ou plutôt en raison de la loi de disponibilité. Le mobile de la haute finance était le gain, et il fallait être en bons termes avec des gouvernements soucieux de l’accroissement de leur seule puissance. La haute finance est internationale et en tant que centre elle active la participation des banquiers aux groupes d’investissement, aux prêts à l’étranger, aux prises de contrôle financier. Elle trouva son effet de levier pour renverser le rapport de force détenu par les instances nationales (banque centrale d’Angleterre) quand il apparut que seule elle pouvait offrir l’institution promotrice de la paix. Jusqu’ici c’était la guerre qui avait dicté sa loi au commerce. Ainsi la France et l’Allemagne sont en guerre depuis 1871 ; mais jamais la France ne put toucher aux valeurs allemandes à la Bourse de Paris ; le risque eut été une réaction financière internationale sur sa propre monnaie. Un autre exemple c’est l’ambition allemande en Orient quand elle buta sur l’Angleterre à propos de l’enjeu de la ligne de chemin de fer de Bagdad ; jamais la diplomatie ne départagea les intérêts opposés mais les affaires elles furent protégées par la paix. La finance du pouvoir fut la bénéficiaire de la diplomatie du dollar, poing de fer dans le gant de velours de la finance. L’influence de la haute finance empêcha de 1871 à 1914 les guerres mondiales mais promut en outre le parti de la paix au sein même des nations. Comme dans un régime constitutionnel le comportement se reflète dans le budget, les gouvernements débiteurs étaient bien avisés de surveiller soigneusement leurs changes. Et quand un pays adopte l’étalon-or, cette règle de conduite est incontournable. La haute finance contrôla en outre les finances des régions semi-coloniales y compris les empires décadents de l’Islam au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Mais les capitalistes butèrent fianement sur le fait que l’Europe avait négligé ses minorités et le passage des frontières pour les besoins du réseau ferrovière international bousculait les équilibres locaux redistribuant les cartes à jouer comme nouvelles opportunités pour faire valoir ses droits. Ainsi en Turquie qui fit défaut, ce sont les représentants de la haute finance qui furent chargés de gérer la situation (traité de Berlin, décret de Muharrem). Les grandes puissances ont essayé de maintenir la paix. Le capital financier, organisation qui chapeautait l’industrie lourde, avait des attaches avec les différentes branches industrielles pour ne pas permettre à un seul groupe de déterminer sa politique. Le capital international serait perdant en cas de guerre. Pragmatique ce système produisit des changements profonds dans le droit international.
De nombreux domaines du droit furent modifiés pour permettre le maintien du financement financier international en temps de guerre. On élabora des garanties effectives contre les confiscations de biens privés des sujets ennemis. Le droit au remboursement des créances détenues par des sujets ennemis, le droit pour les bateaux marchands ennemis de quitter les ports furent écrits dans la loi. En outre durant la première partie du 19ème siècle, les classes moyennes gagnèrent en importance mais menacèrent la paix. La seconde partie du siècle changea la donne. Et elles portèrent en relais les intérêts de la paix. Des organes sociaux apparurent qui agirent au service des intérêts généraux, ceux de l’économie internationale. La paix dépendit du libre fonctionnement des politiques monétaires en faveur du crédit. Dès 1875 les prix des matières premières touchaient directement la vie de millions de paysans de l’Europe continentale. La paix se maintint tant que l’économie mondiale favorisa le développement. Bismark profita de la période efficace du Concert Européen pour faire accéder l’Allemagne au statut de grande puissance. Tout changea quand l’Allemagne passa à l’étalon-or pour mettre fin au libre-échange et par le protectionnisme développer ses conquêtes coloniales. Plus forte elle s’allia avec l’Autriche-Hongrie et Bismark perdit les rènes du pouvoir. Cela rapprocha la France de l’Angleterre.
Chapitre 2 : années vingt conservatrices, années trente révolutionnaires
La débâcle de l’étalon-or international constitua le lien invisible entre la désintégration de l’économie mondiale depuis le début du siècle et la transformation d’une civilisation toute entière au cours des années trente. L’étalon-or était le seul pilier qui subsistât de l’économie mondiale traditionnelle. Pour les économistes libéraux, l’étalon-or était une institution uniquement économique ; ils refusaient de le considérer comme faisant partie d’un mécanisme social. La première guerre mondiale et les révolutions qui suivirent appartenaient encore au 19ème. L’issue de la guerre et les traités, en éliminant la concurrence allemande, avaient superficiellement atténué cette tension tout en en aggravant les causes et, de ce fait, en accroissant immensément les entraves politiques et économiques à la paix. Du point de vue politique, les traités recelaient une contradiction. Par le désarmement unilatéral des nations vaincues, ils prévenaient toute reconstruction du système de l’équilibre des puissances. Genève essaya en adaptant le Concert Européen dans une Société des Nations (SDN). L’Europe était dépourvue de tout système politique surtout qu’elle fonctionna en ne ratifiant que des décisions prises à l’unanimité. Du point de vue économique, la politique de la SDN était plus cohérente. Elle veilla à renouer les liens entre commerce et paix en soutenant le renforcement des institutions monétaires et du crédit : la haute finance.
L’histoire des dix ans après la première guerre mondiale furent dites révolutionnaires. Ce qui avec le recul s’avéra faux. Et ce fut l’échec du retour au passé qui provoqua la transformation des années trente. Les soulèvements de 1917-1920 en Europe centrale furent des détours pour reconstruire les régimes qui avaient succombé sur le champ de bataille. Budapest, Vienne, Berlin …(et l’Italie et même l’Allemagne en Europe de l’ouest). Dans certains pays de grands progrès furent faits en matière d’indépendance nationale et de réforme agraire suivant les réformes de l’Europe occidentale d’après 1789 : la Russie. Partout on prenait pour modèle les révolutions anglaise, américaine et française. Mais au début des années trente, il y eut coup sur coup, l’abandon de l’étalon-or en Grande-Bretagne, les plans quinquennaux en Russie, le New Deal américain, l’effondrement de la SDN et la révolution nationale-socialiste. Dans les années vingt déjà les observateurs de la politique commencèrent à regrouper les pays non par continents mais selon leur degré d’adhésion à une monnaie solide. La Russie supprima la rouble. Le national-socialisme a débuté par l’expropriation de la classe des rentiers. (Genève avait doré son blason en restaurant la valeur des monnaies autrichienne et hongroise, pour très peu de temps car les corrélats sociaux négligés tuèrent les malades). Il y avait deux lectures chez les économistes selon qu’ils étaient établi dans le cadre d’une politique libérale ou pas. Le système international du crédit aux mains de la Morgan transmettait les tensions provoquées par les monnaies imparfaitement restaurées. La fin des années vingt est une succession de crises monétaires parties des Balkans et se propageant dans l’Europe centrale et occidentale pour toucher en retour les USA. Les nations se trouvèrent séparées de leur voisin par des abîmes. Les différentes couches de la population étaient touchées différemment selon qu’on était dépendant ou pas financièrement. La fuite des capitaux était un novum. Et les populations découvrirent que leur monnaie était dépendante de facteurs politiques situés hors des frontières nationales. Fini l’indépendance financière dans un monde interdépendant.
La croyance en l’étalon-or était la foi de l’époque. Si les billets de banque ont de la valeur c’est parce qu’ils représentent de l’or. Ricardo et Marx sont d’accord là-dessus. Le caractère essentiel de l’étalon-or pour le fonctionnement du système économique international de l’époque était l’unique dogme qui fut commun aux hommes de toutes les nations et de toutes les classes, de toutes les appartenances religieuses et de toutes les philosophies sociales. Tant que les monnaies des vainqueurs fluctuèrent, la tension ne fut pas évidente. Mais quand la Grande-Bretagne et la France revinrent à l’or, le poids de leurs échanges stabilisés commença à se faire sentir. Le souci silencieux de la sécurité de la livre finit par affecter la position du parti dirigeant en matière d’or, les USA. En 1927 le soutien de la livre par l’Amérique impliquait de faibles taux d’intérêts à New York, de façon à éviter de grands mouvements de capitaux de Londres vers New York. La Federal Reserve Board promit à la Banque d’Angleterre de maintenir ses taux bas. Mais bientôt l’Amérique eut besoin de taux élevés, car son système des prix commençait à subir une inflation dangereuse. (Ce fait était caché par l’existence d’un niveau de prix stable, maintenu en dépit des coûts extrêmement réduits). Cela entraîna une déflation. En 1929, une correction longtemps postposée se produit et là l’inflation cachée devient manifeste. Les débiteurs ruinés par la déflation virent leurs créditeurs frappés par l’inflation. L’Amérique abandonne l’or, on est en 1933. Par ailleurs la SDN se voit complétée par la BIT de telle façon que le commerce pût être libéré sans mettre en danger le niveau de vie. Ici on retrouve la City et les économistes néo-classiques de Vienne pour défendre l’étalon-or. À part eux, tout le monde savait que l’heure devenait celle du protectionnisme. Alors que l’intention était de libérer le commerce, ce fut l’étranglement. Cette tendance fut renversée par l’effondrement de l’étalon-or. On avait déjà payé de lourds sacrifices pour le maintenir, il fallut beaucoup de nouveaux sacrifices pour s’en passer. Les efforts furent concentrés pour sauver les secteurs industriels. Mais les populations ne suivirent plus ; une tension folle libéra des forces titanesques. Ni la SDN ni la haute finance n’y survécurent.
Il faut voir l’abandon de l’étalon-or comme la pointe d’un iceberg : par-dessous s’écroulait l’Etat libéral. Il fut remplacé par des dictatures totalitaires. Et en face d’autres nations se ruèrent au secours de la liberté. Et s’en suivit des guerres à l’échelle mondiale. Si les groupes nationaux ont leurs origines propres et si de leur côté des institutions sociales ont les leurs, les groupements nationaux et les institutions sociales ont tendance à s’accrocher les uns aux autres quand il y va de sa survie. Le capitalisme fut adopté dans l’Europe occidentale. À l’envers une nation peut être désavantagée dans sa lutte pour la survie par le fait que leurs institutions sont sur le déclin ; l’étalon-or a eu cet effet. Les pays qui s’opposent au statu quo pour des raisons qui leur sont propres sont prompts à découvrir la faiblesse de l’ordre institutionnel existant et envisage la création d’institutions plus adaptées à leurs intérêts. C’est ainsi que l’Allemagne réagit. Il faut insister que les gouvernements ici subissent le phénomène social de fond (la fin de l’Etat libéral) qui est un bouleversement mondial. Les mouvements sociaux transcendent les situations locales et les politiques gouvernementales. Le nazisme et le communisme ne s’expliquent que comme ça. Le fascisme et le socialisme traduisent un élan vital tout comme le New Deal. Le monde économique du 19èmesiècle avait couru après un mobile qui allait à l’encontre de toute vie sociale : le gain cherché à tout prix détruisit un monde définitivement. La société de marché était née en Angleterre.
Nous abordons donc la seconde partie : grandeur et décadence de l’économie de marché Cette partie a une première sous-section : « satanic mill » ou la fabrique du diable.
Chapitre 3 : habitation contre amélioration
Au cœur de la Révolution industrielle du 18ème siècle, on constate une amélioration presque miraculeuse des instruments de production, accompagnée d’une dislocation catastrophique de la vie du peuple. Quels sont les facteurs qui ont déterminé les formes prises par cette dislocation, apparue sous son pire aspect en Angleterre ? Et quel fut le mécanisme grâce auquel fut détruit le vieux tissu social ? Nulle part la philosophie libérale n’a connu d’échec plus éclatant que dans son incompréhension du problème du changement. Avec un empressement quasi mystique, on se résignait aux conséquences de l’amélioration économique. Et on commença par discréditer les vérités élémentaires de la science politique. Que l’on doive ralentir un changement non dirigé et trouvé trop rapide, de manière à sauvegarder le bien-être de la collectivité, voilà qui ne devrait pas réclamer d’explication. Et pourtant on a constaté chez tous les gens instruits l’effet corrosif d’un utilitarisme grossier, allié à une confiance sans discernement dans les prétendues vertus d’autocicatrisation de la croissance aveugle.
Polanyi prend alors pour exemple la clôture des champs ouverts (enclosures) et la conversion des terres arables en pâturages. On est à la période Tudor. Champs et communaux furent donc cernés par des limites imposées par les seigneurs et on assista à un exode de la population menaçant des comtés entiers de dépopulation. Les enclosures étaient une amélioration mais à la condition qu’aucune conversion en pâturage n’intervienne ; là où le labourage fut maintenu, l’emploi ne baissa pas et l’approvisionnement alimentaire s’améliora, et surtout quand on louait les terres. Et même quand les enclosures se complétèrent des conversions en pâturages, le désastre n’arriva pas parce que se développa le travail à domicile dès la moitié du siècle. Mais croire que les cicatrisations compensatoires viennent de surcroît dès l’instauration d’une économie de marché, n’est pas vrai de façon absolue. En 1607 parut un document adressé aux Lords du royaume : l’homme pauvre sera satisfait dans son but, l’habitation ; et le gentilhomme ne sera pas entravé dans son désir, l’amélioration. Ce document atteste de la croyance qu’améliorer a un prix, celui du bouleversement social. On assista à une révolution des riches contre les pauvres et la force armée des puissants se passa de tout le dispositif du droit coutumier en piétinant l’usage que l’habitation du pauvre passait du père au fils. Contre ce fléau, le roi et son Conseil, entre 1490 et 1640, luttèrent contre la dépopulation, sur fond de rébellion dans le Kett. Cent ans après, une deuxième épreuve réunit les mêmes opposants sauf que maintenant les seigneurs étaient devenus de riches gentilhommes campagnards et des négociants fortunés (la gentry), rassemblés dans un Parlement suffisamment fort pour tenir tête à la Couronne. Que les intérêts privés prévalent contre la justice convainquirent les puissants que la législation est inefficace et qu’il est vain de se mettre à intervenir dans les affaires.
On voit que la pensée libérale est passée à côté de la vraie question touchant au changement. Pourquoi n’a-t-on pas vu que ce sont les mesures qui freinaient le changement qui étaient en fait les mesures réellement efficaces ? Le rythme du changement n’a pas moins d’importance que sa direction ; si celle-ci échappe à nos volontés, par contre celui-là, il nous est possible de le freiner. La croyance dans le progrès spontané nous rend aveugle au rôle de l’Etat. Le choix des enclosures allait dans le sens du progrès mais il devait faire attention à son rythme ; un changement est adopté par la population qu’il affecte si on laisse aux gens le temps de s’adapter. L’économie de marché est une structure institutionnelle qui n’a pas existé à une autre période que la nôtre ; elle ne résulte pas d’un progrès tenu par une main invisible (que les économistes appellent pouvoir du long terme). Si l’effet d’un changement est délétère, alors l’effet final est délétère. Le rythme du changement comparé avec celui de l’adaptation décidera de ce qu’il faut tenir pour le résultat net du changement. Mais nous ne pouvons en aucun cas supposer que fonctionnent les lois du marché. Si l’Angleterre supporta le phénomène des enclosures c’est en raison de la politique des Tudor dans les courts of prerogative ; ils furent les révolutionnaires de l’époque. Mais l’avenir appartenait au constitutionnalisme et au Parlement. Le gouvernement de la Couronne céda la place au gouvernement d’une classe ; le grand principe constitutionnel épousa la révolution politique et celle-ci déposséda la Couronne. Sa fonction de protection n’était plus nécessaire dans un pays qui avait traversé l’épreuve de la transition. Il fallut encore attendre deux siècles pour que l’Angleterre bénéficie à nouveau d’une administration sociale efficace. Cette période de deux siècles eut pour effet de jeter un voile d’amnésie sur les souffrances liées au phénomène des enclosures. Et cette amnésie explique qu’on ne comprit pas la nature profonde de la crise au moment de la deuxième Révolution industrielle : et ses fabriques du diable. Les conditions sociales se dégradèrent alors d’une façon sans précédent. On avança de façon savante des lois pour expliquer les effets du choix pour l’énergie charbonnière (charbon et fer) en appui d’une industrie dotée des machines à vapeur : la loi des salaires, la loi de la population. Et ce contre le fait que les salaires octroyés dans l’industrie augmentèrent relativement plus vite qu’ailleurs, même s’ils ne permettaient aux travailleurs dans ces régions d’accéder à des habitations, que dans des simples taudits. Maintenant une avalanche de dislocations s’abattit sur l’Angleterre. Car on était désormais devenus matérialistes et donc convaincus que moyennant une quantité illimitée de biens matériels, tous les problèmes humains pouvaient être résolus. Le marchand désormais s’allia avec le producteur pour acquérir le travail et les matières premières et transformer en grande quantité des biens issus de l’industrie de transformation. Le mobile du gain se substitua au mobile de la subsistance. Si on ajoute les services bancaires de crédit pour orienter l’épargne vers l’investissement, toutes les transactions devinrent monétaires. Si on peut payer, on peut tout avoir. Tout revenu provient d’une vente. Et l’économie de marché ne tolère plus l’intervention de l’Etat. Les prix doivent être libres de se fixer d’eux-mêmes. La production mécanique, dans une société commerciale, suppose la transformation de la substance naturelle et humaine de la société en marchandises.
Chapitre 4 : sociétés et systèmes économiques
L’économie de marché suppose un système autorégulateur de marchés ; il s’agit d’une économie gouvernée par les prix du marché et par eux seuls. Aucune société ne saurait naturellement vivre, même pour peu de temps, sans posséder une économie d’une sorte ou d’une autre ; mais avant notre époque, aucune économie n’a jamais existé qui fût, même en principe, sous la dépendance des marchés. Le gain et le profit tiré des échanges n’avaient jamais joué auparavant un rôle important dans l’économie humaine. Un penseur de la taille d’Adam Smith a avancé que la division du travail dans la société dépendait de l’existence des marchés ; c’est lui qui imposa le concept d’homo oeconomicus. Aucune interprétation erronée du passé ne s’est jamais révélée aussi annonciatrice de l’avenir. La division du travail provient de la différence entre les sexes, et à la géographie et aux dons individuels.
Nous devons nous défaire des a prioris et préjugés du 19ème siècle concernant la prétendue prédilection de l’homme primitif pour les activités lucratives. Pour sortir de ceux-ci il eut fallu croiser les points de vue avec l’anthropologie. On a fortement exagéré les différences qui existent entre peuples civilisés et non civilisés ; depuis l’introduction de la charrue jusqu’au début de la période moderne, les méthodes de l’agriculture sont restées les mêmes. En fait les progrès étaient surtout politiques, intellectuels et spirituels. Les travaux de l’anthropologie sociale montrent le caractère immuable de l’homme en tant qu’être social. La découverte la plus marquante de la recherche historique et anthropologique est que les relations sociales de l’homme englobent son économie. L’homme agit, non pour protéger son intérêt individuel, mais de manière à garantir sa position sociale, ses droits sociaux, ses avantages sociaux. Il n’accorde de valeur aux biens matériels que pour autant qu’ils servent à cette fin. La communauté évite à tous ses membres de mourir de faim ; le maintien des liens sociaux est essentiel. D’abord parce qu’en n’observant pas le code admis de l’honneur ou de la générosité, l’individu se coupe de la communauté ; ensuite parce que toutes les obligations sociales sont à long terme réciproques. Cette situation doit exercer une pression continuelle sur l’individu, de façon à éliminer de sa conscience l’intérêt économique personnel. Le prix conféré à la générosité est si grand que tout comportement autre que le plus total oubli de soi n’est pas payant. Ici Polanyi se sert de l’exemple d’une communauté de la Mélanésie occidentale. L’étalage cérémoniel y sert à stimuler au maximum l’émulation, et la coutume du travail en commun tend à placer haut les critères quantitatifs et qualitatifs. Tous les échanges s’effectuent comme des dons gratuits dont on attend qu’ils soient payés en retour, procédure préservée par des méthodes élaborées de publicité, des rites magiques et la création de dualités qui lient les groupes par des obligations mutuelles. Pour qu’une telle société fonctionne , il faut deux principes de comportement : la réciprocité et la redistribution. Chez les Trobriandais, la réciprocité joue en ce qui touche l’organisation sexuelle, c’est-à-dire la famille et la parenté ; la redistribution vaut pour tous ceux qui dépendent d’un même chef, elle a donc un cararactère territorial. L’entretien de la famille est à la charge des parents matrilinéaires. L’homme qui pourvoit aux besoins de sa sœur et de la famille de celle-ci en leur donnant le meilleur de la récolte, y gagne le crédit d’une bonne conduite. Le principe de réciprocité fonctionnera au bénéfice de sa femme et des enfants de cette dernière, et lui assurera le dédommagement économique de son geste civique. Le principe de redistribution est assuré par le chef. Une partie considérable de la production de l’île lui est remise et est gérée par les chefs de village. Comme toute l’activité économique tourne autour des festins où les insulaires se reçoivent, l’emmagasinage, la division du travail, le système de commerce avec l’étranger, et les impositions de restrictions den temps de guerre, toutes ces fonctions sont absorbées par des expériences vivantes qui offrent une surabondance de motivations non économiques pour chaque acte accompli.
Toutefois des principes de comportement de ce genre ne peuvent trouver leur application que si les modèles institutionnels existants s’y prêtent. La réciprocité est facilitée par la symétrie : la division en moitiés tend à susciter un pendant ; chaque village côtier a sa contrepartie dans un village de l’intérieur. De même dans le commerce « kula » chaque individu a son correspondant sur une autre île. De même c’est le modèle institutionnel de la centralité qui rend compte de la redistribution des biens et services. Les membres d’une tribu de chasseurs remettent le produit de leur chasse au chef de village afin qu’il le redistribue. Plus le territoire sera vaste, plus le produit sera varié, plus la redistribution aura pour effet une division effective de travail, puisqu’elle doit aider à relier les uns aux autres des groupes de producteurs géographiquement différenciés. Les îles Trobriand forment un archipel circulaire et une partie immportante de la population consacre une part importante de son temps à faire le commerce « kula ». C’est en faisant don que l’on tire plaisir des biens reçus. Tout est réglé par l’étiquette et la magie. Les indigènes entreprennent de grandes expéditions afin d’apporter un certain type d’objets de valeur aux habitants d’îles lointaines qu’ils atteignent en tournant dans le sens des aiguilles d’une montre. D’autres expéditions s’organisent dans l’autre sens et ces trajets durent dix ans. Voilà pour la réciprocité. La redistribution aussi a une très belle histoire. Dans certaines tribus il y a un intermédiaire : c’est lui qui reçoit et distribue les vivres, en particulier quand il faut les emmagasiner. Dans le « potlach » des Kwakiutl, le chef se fait un point d’honneur d’exhiber sa richesse pour soumettre les donataires à une obligation, pour en faire ses débiteurs et donc ses clients. Qui dit emmagasinage, dit enregistrement (Hammourabi, Haute dynastie égyptienne). Et cela passe ensuite par la chaîne des administrations enregistreuses jusqu’à l’administration centrale. Il faut ajouter une remarque sur la monnaie qui servait à la marge pour les impôts et les salaires. À la marge donc.
Et c’est la même chose en situation féodale. Ainsi en Afrique dans les socétés stratifiées selon les ethnies. Selon Thurnwald, ce n’est que dans des conditions très avancées et dans des circonstances exceptionnelles que ce système devient politique. Le vassal a besoin d’être protégé, les dons sont transformés en tribus féodaux. Le processus de redistribution appartient au régime politique dominant. La production et l’emmagasinage pour la redistribution passent par les collectes et le seigneur est au centre du modèle. Le troisième principe qui devait jouer un rôle, à coté de la réciprocité et la redistribution, c’est l’administration domestique, l’oeconomia des grecs. C’est pareil dans le manoir. Aristote a parlé ici de la production d’usage, en opposition avec la production tournée vers le gain. Le gain, observe-t-il, est un mobile particulier à la production pour le marché ; le facteur argent introduit un élément nouveau dans la situation. Pour Aristote cette pratique, qui n’a jamais menacé alors l’administration domestique, est dénoncée comme non naturelle à l’homme.
Chapitre 5 : l’évolution du modèle de marché
Le troc, le paiement en nature et l’échange constituent un principe de comportement économique qui dépend pour être efficace du modèle de marché. Un marché est un lieu de rencontre aux fins de troc ou d’achat et de vente. Si ce modèle n’existe pas, la propension à troquer ne dispose pour s’exercer que d’un champ insuffisant : elle ne saurait donner naissance à des prix. De même que la réciprocité, la redistribution ou l’autarcie domestique peut exister dans une société sans pour cela y être prédominante, de même le principe du troc peut occuper une place subalterne. Cependant le principe de troc ne connaît pas une stricte parité avec les trois autres principes. Le modèle du marché avec lequel il est associé est plus spécifique que les trois autres en ce qu’il implique une institution à fonction unique. Le modèle du marché, comme il est apparenté avec le mobile du paiement en nature ou du troc, est capable de créer une institution, à savoir le marché ; c’est la raison pour laquelle la maîtrise du système économique par le marché a des effets irrésistibles sur l’organisation de la société toute entière. La société est gérée en tant qu’auxiliaire du marché. Une fois que le système économique s’organise en institutions séparées, fondées sur des mobiles déterminés et conférant un statut spécial, la société doit prendre une forme telle qu’elle permette à ce système de fonctionner suivant ses lois propres.
Le passage des marchés isolés à une économie de marché et celui des marchés régulés au marché autorégulateur, sont d’une importance capitale. Et c’est tout sauf un processus naturel ; c’est l’effet de stimulants artificiels que l’on a administré au corps social afin de répondre à une situation créée par le phénomène de la machine, au 19èmesiècle. Naturellement le modèle du marché est de telle nature qu’il n’est pas voué à s’étendre. Ici on retrouve Thurnwald (economics in primitive communities). La monnaie n’y est pas une invention dont l’apparition, en créant les marchés, en accélérant la division du travail et en favorisant la propension naturelle de l’homme au troc, au paiement en nature et à l’échange, transformait inévitablement la société. La raison en est simple : ces marchés fonctionnent par rapport à l’extérieur ; ce sont les lieux de rencontre du commerce au long cours. Les marchés locaux sont de peu de conséquence. Ni les marchés au long cours ni les marchés locaux ne sont en concurrence. En vérité, la logique est presqu’inverse de celle qui sous-tend la doctrine classique. L’application des principes observés à la chasse à l’obtention de biens trouvés hors des limites du district conduisit à certaines formes d’échanges que, par la suite, nous prenons pour du commerce. Cependant l’échange des biens se pratique toujours sous la forme de présents réciproques par le moyen des visites que l’on se rend. En conclusion le commerce extérieur n’a pas besoin de marché. La transition vers le troc pacifique est doublement repérable. Il est possible qu’une expédition tribale doive se plier aux conditions d’un pouvoir local qui extorquera un certain genre de contrepartie ; et d’unilatéral le commerce devient alors bilatéral. L’autre voie est celle du commerce muet où le risque de combat est écarté grâce à une trève où l’on introduit le commerce comme élément de paix. Le commerce extérieur est affaire de transport car ce qui est déterminant c’est l’absence de certains biens dans une région donnée. Le commerce local se limite aux biens qui ne supportent pas le transport, trop lourds, volumineux ou périssables. Ce type de commerce est complémentaire et il n’a pas besoin d’un marché de la concurrence. Le commerce intérieur, par contre, lui, est concurrentiel. (Ce n’est qu’avec l’apparition du commerce national que la concurrence tend à être reconnue comme un principe général du commerce régulant les rapports national-international). Ni le port, ni l’étape n’engendreront les marchés intérieurs ou nationaux. Le troc a une étiquette le spécifiant comme phénomène de neutralisation. Dès le départ cette institution a été entourée de garanties destinées à protéger l’organisation économique dominante de la société contre l’ingérence des pratiques du marché. La paix des marchés était assurée par des rituels. Le vrai résultat des marchés c’est l’apparition des villes. Les villes avaient une fonction de protection des marchés et une fonction de barrière interdisant la contagion de ce fonctionnement institutionnalisé vers les campagnes soumises à l’organisation économique dominante. Les marchés locaux sont des marchés de voisinage.
En fait le commerce intérieur a été créé en Europe occidentale par l’intervention de l’Etat. Tant que les prétendues nations étaient des unités politiques fort lâches, elles étaient faites d’innombrables ménages autosuffisants de toutes tailles et de modestes marchés locaux situés dans les villages. Décrivons maintenant l’histoire de la civilisation urbaine : dans la forme que lui a donnée le clivage particulier entre commerce local et commerce au long cours dans les limites de la ville médiévale. Une séparation toujours plus stricte entre le commerce local et le commerce d’exportation, telle fut la réaction de la vie urbaine devant un capital mobile qui menaçait de désintégrer les institutions de la ville. Les villes dressaient tous les obstacles possibles à la formation de ce marché national ou intérieur que réclamait le grossiste capitaliste. Les bourgeois empêchaient l’absorption des campagnes dans l’espace du commerce ainsi que l’instauration de la liberté du commerce entre les villes du pays. Ce fut cette évolution qui contraignit l’Etat territorial à se porter au premier plan comme l’instrument de la nationalisation du marché et comme créateur du commerce intérieur. Au 15èmeet 16ème siècle, l’action délibérée de l’Etat imposa le système mercantile au protectionnisme des villes et des principautés. La Révolution commerciale fit à cette époque basculer le centre de gravité des échanges économiques de la Méditerranée vers le Nord. Au même moment les nécessités de politique étrangère réclamèrent la création de puissances souveraines. Le système mercantile avait pour fin de produire et irriguer les profits (thésaurisés sous forme monétaire) vers les caisses de l’Etat ; pour cela la politique intérieure se modifia au détriment des particularismes féodaux. En même temps apparurent les organismes administratifs comptabilisant les récoltes d’impôts. Toutefois très vite des pratiques de monopoles et de concurrence biaisée (jusqu’ici sous le contrôle des villes) exigèrent des interventions étatiques sous la forme de réglementations. Le marché n’était qu’un trait accessoire dans tout ça.
Chapitre 6 : le marché autorégulateur et les marchandises fictives (L, T, M)
Le marché autorégulateur était inconnu. L’apparition de l’idée d’autorégulation représenta en vérité un renversement complet de la tendance qui était alors celle du développement. Une économie de marché est un système économique commandé et orienté par les seuls marchés. On s’attend que les humains se comportent de façon à gagner le plus d’argent possible. Ce type d’économie suppose des marchés sur lesquels l’offre des biens disponibles à un prix donné sera égale à la demande au même prix. Elle suppose la présence de la monnaie, qui fonctionne comme pouvoir d’achat entre les mains de ses possesseurs. La production sera commandée par les prix, parce que c’est des prix que dépendent les profits de ceux qui orientent la production ; et la distribution des biens dépendra elle aussi des prix, car les prix forment des revenus et c’est grâce à ces revenus que les biens produits sont distribués entre les membres de la société.
L’autorégulation implique que toute la production est destinée à la vente sur le marché, et que tous les revenus proviennent de cette vente. Il existe des marchés pour tous les éléments de l’industrie, non seulement pour les biens, mais aussi pour le travail, la terre et la monnaie. Leurs prix sont les commodity prices, les salaires, le revenu foncier (rente) et l’intérêt. Suit un autre groupe de conditions supposées, qui concerne l’Etat et sa politique. On ne doit rien permettre qui empêche la formation des marchés ; il ne faut pas permettre que les revenus se forment autrement que par la vente. L’ajustement des prix ne doit faire l’objet d’aucune intervention. Ici Polanyi marque toute la différence avec le système mercantile. Le mercantilisme ne s’attaqua jamais aux garanties qui protégeaient le travail et la terre, les empêchant de devenir des articles de commerce. À cet égard le mercantilisme était aussi éloigné des idées modernes qu’en politique, où sa croyance dans le pouvoir absolu d’un despote éclairé ne se tempérait d’aucune nuance démocratique. La bascule dans les deux domaines se fit à la fin du 18ème siècle. Un marché autorégulateur exige la division institutionnelle de la société en une sphère économique et une sphère politique. Normalement le système économique est fonction de l’ordre social qui le contient. Mais une économie de marché ne peut exister que dans une société de marché. L’économie de marché doit comporter tous les éléments de l’industrie. Or le travail n’est rien d’autre que ces êtres humains dont chaque société est faite. Et la terre est le milieu naturel dans lequel chaque société existe.
Quelle est la forme de la nature institutionnelle de l’économie de marché, et des périls qu’elle comporte pour la société ? Nous décrirons d’abord les méthodes qui rendent le mécanisme du marché capable de maîtriser et d’orienter dans la réalité les éléments de la vie industrielle ; en second lieu nous chercherons à apprécier la nature des effets d’un tel mécanisme sur la société soumise à son action. C’est à l’aide du concept de marchandise que le mécanisme du marché s’enclenche sur les divers éléments de la vie industrielle. Le travail, la terre et la monnaie sont des éléments essentiels de l’industrie ; ils doivent être organisés en marchés ; ces marchés font une partie essentielle du système économique. Mais il est évident que travail, terre et monnaie ne sont pas des marchandises. C’est néanmoins à l’aide de cette fiction que s’organisent dans la réalité les marchés du travail, de la terre et de la monnaie ; ceux-ci sont réellement achetés et vendus sur le marché ; leur demande et leur offre sont des grandeurs réelles. Or touchant le travail, la terre et la monnaie, le postulat de l’interdiction de toute intervention ne saurait se soutenir. Permettre au mécanisme du marché de diriger seul le sort des êtres humains et de leur milieu naturel, et même, en fait, du montant et de l’utilisation du pouvoir d’achat, cela aurait pour résultat de détruire la société.
À la fin du Moyen-Âge, la production industrielle destinée à l’exportation était organisée par de riches bourgeois et assurée dans leur ville sous leur surveillance directe. Dans la société mercantile, ce furent les marchands qui organisèrent la production, laquelle ne se limita plus aux villes : époque de l’industrie à domicile. Alors la production industrielle fut placée sans équivoque et sur une grande échelle, sous la direction organisée du marchand. Celui-ci connaissait le marché, le volume aussi bien que la qualité de la demande ; et il pouvait se rendre garant des fournitures et outils nécessaires au cottager. Seul le mobile du gain menait le jeu. Tant que la machine ne fut qu’un outil peu coûteux et peu spécialisé, la situation resta la même. Ce ne fut pas l’arrivée de la machine en tant que telle, mais l’invention de machines et d’installations complexes et par conséquent spécialisées qui transforma la relation du marchand avec la production. Cela réclamait maintenant le système de la fabrique et le glissement du poids dominant du commerce vers l’industrie. Il fallait maintenant un investissement à long terme, avec les risques que la chose comporte. Les risques n’étaient supportables que si la continuité de la production était raisonnablement assurée. Désormais il fallait pouvoir compter sur le travail, la terre et la monnaie. On devait pouvoir les acheter. Rien ne sauva le petit peuple d’Angleterre du choc de la Révolution industrielle. La société aurait été anéantie si n’étaient arrivés les contre-courants protecteurs qui amortirent le choc.
Chapitre 7 : Speenhamland, 1795
La société du 18ème siècle résiste à tout ce qui cherchait à faire d’elle un simple appendice du marché. Durant la période la plus active de la Révolution industrielle, de 1795 à 1834, la loi de Speenhamland permit d’empêcher la création d’un marché du travail en Angleterre. Mais cette loi fera à la longue plus de tort que de bien et après quarante ans, elle sera remplacée par la loi des pauvres. Entretemps l’obstacle à la création d’un marché du travail libre tomba. Et ce marché se révéla profitable pour tout le monde. Mais c’est seulement alors que le problème essentiel devint visible : les avantages économiques d’un marché libre du travail ne pouvaient compenser la destruction sociale qu’il avait provoquée. La période prendra conscience de ce qu’est une société et les ouvriers des fabriques découvriront leur réalité sociale commune, leur donnant alors des objectifs canalisés par de nouveaux représentants de leurs intérêts, les syndicats.
Ce chapitre va présenter en détail l’épisode de Speenhamland. Il sera repris à plusieurs reprises dans les chapitres suivants. Mais ici il est abordé dans la perspective d’un remaniement du monde agricole quand les besoins des industries le malmène fortement. Les besoins en question sont entre autre un appel à une main d’œuvre payée par des salaires. Une migration de la campagne vers les villes ou plutôt les zones industrielles bouleversera l’ancien équilibre ville-campagne immuable depuis longtemps. En Angleterre la terre et la monnaie furent mobilisées avant le travail parce que le « laborer » était attaché à sa paroisse par la Loi du domicile (1662). Cette dernière fut résiliée en 1795 ce qui donna l’espoir d’une libéralisation du facteur travail pour un marché où l’industrie aurait puisé en fonction de ses besoins. Mais les juges du Berkshire se réunirent et décidèrent le 6 mai de la même année d’un renforcement du système paternaliste de l’organisation du travail léguée par les Tudor et Stuart. Par un système de secours il fallait accorder des compléments de salaires conformément à un barême indexé sur le prix du pain. C’était littéralement un droit de vivre. Mais en quarante ans les bourgeois forcèrent leur entrée au pouvoir avec la volonté de supprimer ce droit. Cette assistance a rapidement dégradé le statut, l’image et l’estime de soi et des autres pour celui qui était réduit à vivre on the rates. Le début du capitalisme chercha ses marques au milieu de ce courant aux forces contraires. C’est en 1834 que les historiens font démarrer le capitalisme proprement dit. À partir de cette date tout parut préférable à un retour au système de secours. Maintenu, ce système aurait empêché le salariat. Le salaire courant aurait dû tomber à zéro et mettre le revenu totalement à la charge des paroisses. Dans la période précapitaliste donc, le peuple (rappelons que pauvre veut dire deux choses : soit les populations qui ne vivent pas sans travailler grâce à leurs rentes, ou les indigents) n’avait pas besoin d’argent s’il complétait ses rentrées (en louant ses bras) par des apports d’un jardin, d’un poulailler voire une vache ou un âne. La grande partie des villageois étaient des propriétaires-occupants ou des tenanciers-viagers. Le monde des laborers s’il avait trouvé un appui syndical aurait vécu entre travail temporaire et assistance ; mais on vota alors une loi empêchant qu’ils se coalisent pour défendre leurs intérêts (anti-combination laws). Le travail temporaire se trouvait souvent à la ville où les opportunités industrielles naissantes n’étaient alors qu’une suite de créations et fermetures de fabriques sans stabilité. La migration de la masse flottante de ces chômeurs temporaires revenaient alors dans leurs paroisses.
Les traquenards du système de marché ne seront pas vus au début. Et il y a trois périodes à situer : on connait la première ; la seconde concerne la décennie 1834-44 où la nouvelle loi des pauvres manifesta ses défauts et la troisième où on en vient à voir les traquenards à ciel ouvert. En 1870 après ces trois temps les syndicats auront réussi à se faire une place et les droits des travailleurs commencèrent à être reconnus. La première période empêcha en fait la prolétarisation et plongea les masses dans la paupérisation ; la seconde se caractérisa par l’implémentation des workhouses (asiles) qui se révélèrent le lieu d’une brutalité insupportable aux yeux des contemporains eux-mêmes contre les indigents définis désormais par une certification de leur situation, les empêchant d’en pouvoir sortir. Mais pour les autres dans cette période il y eut plus de productivité et donc de meilleurs salaires. On n’a aucune idée par contre des dégats incroyables de la troisième période. Le marché du travail concurrentiel s’épanouit au profit du courant de développement de l’industrie en pleine expansion. Ce fut le moment d’apparition d’une classe ouvrière. Le personnage de l’indigent dominait un débat où on reconnaîtra Bentham, Burke, Godwin, Malthus, Ricardo, Marx, Robert Owen et J St Mill, Darwin et Spencer. Et on découvrit que l’on vivait en société. La prise de conscience se fit autour d’une nouvelle science : l’économie politique. Et tout de suite il fallut lui faire une place dans les schémas de la philosophie et de la théologie. L’enjeu du système de marché apparaissait comme une menace pour la liberté. Les cadres métaphysiques malmenés par les positivistes et utilitaristes firent place irréconciliable entre un espoir irrationnel dans un progrès aveugle et un désespoir qui fut à terme encore plus puissant que son pendant optimiste. Comment traduire en termes de vie la réalité sociale ? Le modèle prit forme d’une morale pratique articulée entre harmonie et conflit et celle-ci fut appliquée de force sur un modèle aberrant prétendant avoir acquis la certitude de la science : l’économie politique.
Chapitre 8 : antécédents et conséquences
En Angleterre, dans le système mercantile, l’organisation du travail reposait sur la Loi sur les pauvres (et amendements, 1536-1601, concernant les chômeurs et les non-employables) et sur le Statut des artisans (1563). Selon le Statute of Artificers, l’organisation du travail reposait sur trois piliers : l’obligation de travailler, un apprentissage de sept ans, l’évaluation annuelle des salaires par des fonctionnaires publics. Et cela valait pour les travailleurs agricoles aussi. Ces deux corps de lois résumèrent un code du travail. Toutefois la loi sur les pauvres était exercée localement et en gros réussit à sauvegarder le tissu social de la vie villageoise. Le danger que courait la paroisse bien administrée d’être submergée par les indigents professionnels entraîna l’imposition de l’Act of settlement. Ces trois sources du droit équivalaient en une charte des libertés. Le capitalisme arriva sans avoir été annoncé. Personne n’avait vu l’apparition d’une industrie fondée sur la machine. On s’attendait par contre à une récession permanente du commerce extérieur et quand le barrage céda, on dut se faire à un monde nouveau. D’où viennent les pauvres ? Longtemps on hésita. Il faut savoir que le chômage est invisible lorsque l’emploi lui-même est invisible (comme dans l’industrie à domicile). Il y avait le poids des taxes mais surtout les variations dans le commerce (national et international) dont la tendance était à l’augmentation. La connaissance de ces tendances manquant, des entrepreneurs tergiversaient entre envie de créer des fabriques et peur de se trouver ruinés par des investissements de production en friche faute de main d’œuvre et de matière première autant que de perspectives de distribuer les biens sur des marchés naissants et fluctuants. L’adaptation de la société à ces réalités réclamait du temps et ce sont les retards d’adaptation des campagnes aux offres de travail en ville qui causa la hausse du chômage dans les campagnes au moment d’une forte croissance manufacturière dans les villes. C’est le commerce qui décidait de tout. Et le travailleur industriel fragile est vite déclassé parce que mono-spécialisé à la différence du travailleur agricole. Burke écrivit à Pitt son Thoughts and details on scarcity ; le spectre de la surpopulation hantait les esprits (Townsend). Le livre de Paine Les droits de l’homme et du citoyen enflamma toute l’Europe ; les émeutes étaient fréquentes. Créer une fabrique cela crée une augmentation des salaires et un accroissement du paupérisme, si elle ne bénéficie pas d’un marché concurrentiel du travail. Deux idées s’affrontent : le marché fera baisser le niveau des salaires, ce qui détruit le tissu social urbain ; la différence de salaire entre la ville et la campagne profite à la campagne parce que la paroisse supplée par un devoir d’assistance, ce qui sauve le tissu social rural (même pour peu de temps). Administrativement la paroisse était trop petite pour gérer la loi des pauvres. Le bon niveau est le niveau national. En plus il faut différencier l’aide aux chômeurs valides des assistances aux indigents. Les workhouses étaient des asiles mais les poorhouses étaient bien pires, si possible. Pour entrer dans une workhouse la loi Gilbert fixait des critères qui allaient dans le bon sens. On peut se demander pourquoi les initiatives bienfaitrices étaient sapées par des mouvements qui finirent par fusionner workhouses et poorhouses. Une sécurité sociale durable exige des règles économiques adéquates : la main d’œuvre active dont les cotisations alimentent les caisses de la sécurité sociale, devait être importante. On ne pouvait faire porter tous les coûts par les impôts ; il n’y avait pas de classe moyenne rurale pour y cotiser. Ce mauvais financement finit par affecter la productivité entraînant baisse de salaires en dessous du seuil imposable et besoin d’assistance sans cesse croissant sans en avoir les moyens.
Ni Charles Kingsley, ni Friedrich Engels, ni Blake, ni Carlyle ne se trompèrent dans l’appréciation catastrophique de la situation sociale. Le silence de Malthus et de Ricardo est d’autant plus surprenant. La civilisation rurale anglaise était dépourvue de ce milieu urbain d’où sortirent les villes industrielles du continent. Il n’existait dans les villes aucune bourgeoisie urbaine établie, aucun de ces noyaux d’artisans et d’ouvriers, de respectables petits-bourgeois et citadins, par l’entremise desquels auraient pu s’assimiler ces grossiers laborers qui – attirés par les hauts salaires ou chassés de la terre par la machination des clôtureurs – trimaient dans les premières usines. La seule issue qui restait était de se constituer membre d’une nouvelle classe (Harriet Martineau). L’aristocratie était aveugle face à l’intérêt de favoriser, même pour eux, l’émergence de la classe des travailleurs indépendants. La promesse d’un marché du travail et concurrentiel aboutit à la création d’un prolétariat. La haine pour les services publics, la méfiance envers l’action de l’Etat, l’accent mis sur la respectabilité, restèrent des générations durant caractéristiques de l’ouvrier britannique. Si les ouvriers étaient physiquement déshumanisés, les classes possédantes étaient moralement dégradées. Les « Deux nations » prenaient forme.
Chapitre 9 : paupérisme et utopie
Il y a un accord général au 18ème siècle : paupérisme et progrès sont inséparables. Tout le monde prévoyait la stagnation du commerce. Une croissance rapide pouvait survenir quand on avait de la chance, mais maintenant elle appartenait au passé. En réalité la prospérité était là au tournant du chemin, mais ni les hommes d’Etat ni les économistes n’en avaient la prémonition. Pendant encore deux siècles la croissance du commerce ne fit qu’éponger une misère gigantesque. Le paupérisme a été longtemps expliqué de façon théologique (du Moyen-Âge au 17ème siècle) mais maintenant elle demande des comptes à la philosophie. Les opinions sur les pauvres sont à l’image des idées sur l’existence. Les quakers sont les premiers à avoir reconnu que le chômage involontaire devait résulter de quelque défaut dans l’organisation du travail. Lawson proposa les premières agences publiques pour l’emploi. John Bellers proposa des colleges of industry : les bourses d’échanges de services (je te fais ta haie, tu répares mes chaussures). C’est la période des utopistes comme Fourrier et ses phalanstères, les villages of union de Robert Owen, les ateliers nationaux de Louis Blanc : il s’agit de faire du travail sans faire de l’argent. La liaison entre labor-notes, entr’aide et coopération est significative.
Un siècle plus tard, Jeremy Bentham forma le projet à grande échelle d’utiliser les indigents pour travailler le bois et le métal ; on en vint à l’idée d’employer des prisonniers au lieu de la vapeur. Dans des industry-houses, l’autorité sera celle d’une société par actions appelée Compagnie nationale de charité. Ses soucis de classification du phénomène chômage différencièrent le chômage technique et la main d’œuvre démobilisée après une campagne militaire. La catégorie la plus intéressante est celle de stagnation accidentelle résultant d’une fermeture d’usine. Robert Owen initia ce qui deviendra les trade-unions (les syndicats). Pourquoi n’arrivait-on pas à tirer de l’argent des indigents ? Un journaliste Daniel Defoe bloqua la discussion amorcée par Bellers et Locke : si les pauvres étaient secourus, ils ne voudraient pas travailler pour un salaire, et si on les mettait au travail pour fabriquer des marchandises dans des institutions publiques, cela ne ferait que créer du chômage dans les manufactures privées. Mandeville embraya avec sa fable des abeilles raffinées dont la communauté n’est prospère que parce qu’elle encourage la vanité et l’envie, le vice et le gaspillage. Dans la première moitié du 18ème siècle la richesse mobilière était toujours une question de morale, alors que ce n’était pas encore le cas pour la pauvreté. Les classes puritaines étaient choquées par les formes féodales de gaspillage manifeste que leur conscience condamnait comme du vice, tandis qu’elles avaient dû reconnaître que le commerce et l’artisanat déclineraient rapidement sans ces maux. Donner l’aumône en supprimant l’aiguillon de la faim, c’est entraver la production et cela engendre en conséquence la famine.
Chapitre 10 : l’économie politique et la découverte de la société
Il a fallu que le sens de la pauvreté fut bien compris pour que le 19ème siècle entre en scène. La ligne de partage des eaux se situe quelque part vers 1780. Une dizaine d’années plus tard parut l’ouvrage de Townsend, dissertation on the poor laws. Il y a un abîme creusé depuis Adam Smith qui clôtura une période qui est celle des inventeurs d’Etats (Thomas More, Machiavel, Luther, Calvin). Avec Townsend on bascule en compagnie de Ricardo et Hegel qui découvrent une société qui soumet l’Etat à ses propres lois. Pour Adam Smith la richesse c’est un attribut des nations luttant pour la vie dans l’histoire et elle ne peut en être dissociée. Un des ensembles de conditions qui gouvernent la richesse des nations provient de l’état du pays tout entier, en progrès ou pas ; un autre provient de la nécessité de la sécurité ainsi que de l’équilibre entre les puissances ; un autre est donné par la politique du gouvernement favorisant la ville ou la campagne, l’agriculture ou l’industrie. En accord avec Cromwell et Locke, l’intérêt personnel suggère de faire ce qui bénéficiera aussi aux autres. Un optimisme général s’installe puisque les lois qui gouvernent la partie économique de l’univers sont en parfait accord avec la destinée de l’homme. Smith a exclu du problème de la richesse la nature au sens physique, seuls entrent en ligne de compte les facteurs humains.
Depuis les physiocrates est apparu que privilégier le sol comme créateur est une erreur. Dix ans plus tard Townsend campe un décor à la Robinson Crusoé sur son île où pour survivre il introduit un couple de chèvres et de chiens : c’est la quantité de nourriture qui règle le nombre des espèces humaines (Malthus). La faim apprivoisera les animaux les plus féroces, elle apprendra la décence et la civilité, l’obéissance et la sujétion aux plus pervers. En général la faim seule peut éperonner les pauvres pour les faire travailler ; et pourtant nos lois ont dit qu’ils ne devaient jamais mourir de faim. Les lois ont dit aussi qu’il faut les forcer à travailler. Mais la contrainte nuit à la volonté alors que la pauvreté l’encourage. Quant à l’homme libre il doit être laissé à son propre jugement et à sa discrétion ; il doit être protégé dans la pleine jouissance de son bien. Voilà un nouveau point de départ, Townsend court-circuite la question des fondations du gouvernement en introduisant un concept légal dans les affaires humaines, celui des lois de la nature. Sur son île pour Juan Fernandez il n’y a pas de gouvernement ni de lois ; l’équilibre est trouvé par la difficulté que trouvent les chiens à dévorer les chêvres dans les rochers et par la difficulté des chêvres de se déplacer en sécurité. Les hommes sont réellement des bêtes ; la société est constituée par deux races : les propriétaires et les travailleurs. Le nombre de ces derniers est limité par la quantité de nourriture, et aussi longtemps que la propriété sera sauve, la faim les poussera à travailler. Depuis le 18ème , les marchés nationaux se développent, le prix du grain est régional, la monnaie est toute en circulation, les denrées approvisionnent régulièrement les marchés. Les prix du marché et les revenus, y compris la rente et les salaires, sont stables. Au temps d’Adam Smith la campagne est devenue partie intégrante d’une société commerciale mais dans ce contexte les anciennes classes de la société subsistent. Par quelle loi l’ouvrier est-il destiné à obéir à un maître auquel il n’est lié par aucun lien légal ? La nature biologique de l’homme apparait comme fondation d’une société qui n’est pas d’ordre politique. Les économistes abandonnent les fondements humanistes en faveur de la loi de population et la loi des rendements décroissants (fécondité, fertilité).
Burke aborde la question du paupérisme sous l’angle de la sécurité publique. Vu que le gouvernement ne dispose pas de police. Il est traditionnaliste mais adhère au libéralisme économique dans lequel il voit la réponse au problème administratif brûlant. Les autorités locales profitent des demandes inattendues des filatures de coton pour les enfants indigents dont l’apprentissage est laissé aux soins de la paroisse. Ils sont pris sous contrat par des centaines de manufacturiers. Dans l’ensemble, les nouvelles villes se découvrent un appétit très grand pour les pauvres ; les fabriques sont prêtes à les payer pour les employer. Les adultes sont assignés à tout employeur disposé à assurer leur entretien. L’autorité du patron prend la place du gouvernement. On avance donc l’idée d’abroger la loi élisabéthaine sans la remplacer par une autre. Il faut traiter le travail comme il est, soit une marchandise qui doit trouver son prix sur le marché. Les lois du commerce sont les lois de la nature et par conséquent les lois de Dieu. Bentham est tout proche de Burke : le calcul de la souffrance et du plaisir demande qu’aucune souffrance inévitable ne soit infligée ; si la faim peut faire le travail, pas besoin de sanction. La pauvreté est la nature qui survit dans la société ; sa sanction physique est la faim. Bentham s’oppose au Bill de Pitt qui ramènerait une loi des pauvres. Mais en même temps Bentham soutient les industry-houses parce que la communauté ne peut se désintéresser du sort des indigents : dans l’état de prospérité sociale le plus élevé, la grande masse des citoyens possédera peu de ressources en dehors du travail journalier et sera toujours proche de l’indigence. Burke est d’une autre stature que Townsend ; là où ce dernier chute petitement, le premier échoue fortement. Cet homme viril est un suffisant. Quand nous affectons de prendre en pitié ces pauvres, ces gens qui doivent travailler – sinon le monde ne pourra pas subsister – nous badinons avec la condition humaine. On dépasse Hérode en cruauté : une fois que les masses ont été condamnées par les lois de l’économie politique à peiner dans la misère, l’idée d’égalité est-elle autre chose qu’un appât cruel pour inciter l’humanité à se détruire elle-même ? Bentham plus nuancé est favorable à des réformes raisonnables : l’empire récemment découvert de la loi sociale lui apparaissait comme un no man’s land auquel il aspirait pour expérimenter son utilitarisme (psychologie associationniste). Cette loi sociale était celle de la morale et de la législation. Comme Burke il rejeta la prédominence de l’économie sur la politique.
La découverte de l’économie fut une révélation bouleversante. En 1840 les faiseurs de projets industriels sont simplement des promoteurs d’opérations bien déterminées, ils ne sont plus les découvreurs supposés de nouvelles applications de principes universels de la mutualité, de la confiance, des risques et autres éléments de l’esprit d’entreprendre. Désormais les hommes d’affaires s’imaginent savoir quelle forme doit prendre leur activité. Il est rare qu’ils s’informent de la nature de la monnaie avant de créer une banque. Une fois que l’organisation du marché a dominé la vie industrielle, tous les autres domaines institutionnels ont été subordonnés à ce modèle. Le niveau de pure subsistance sur lequel vivent effectivement les ouvriers résulte d’une loi qui tend à maintenir leurs salaires si bas qu’aucun autre niveau normal n’est possible pour eux. Cette loi d’airain des salaires est justifiée par la loi de population de Malthus et la loi des rendements décroissants de Ricardo. Plus une société progresse, plus il sera difficile de se procurer de la nourriture, et plus les propriétaires terriens s’enrichiront, exploitant et les capitalistes et les ouvriers. La théorie de ces économistes classiques est confuse ; étant donné les conditions dans lesquelles le problème se présentait de lui-même, partagé entre un marché du travail et un souci paternaliste de la pauvreté, aucun autre résultat n’était possible ; la solution découverte est celle de la loi des rendements décroissants (le sol s’appauvrit récolte après récolte), la loi malthusienne reflète le rapport entre fécondité des hommes et fertilité du sol. Il existe une limite naturelle au-delà de laquelle les êtres humains ne peuvent pas se multiplier et cette limite est la nourriture disponible. Par rapport à la pauvreté, la société économique est soumise à des lois qui ne sont pas humaines. Toutefois la loi d’airain des salaires a une clause de sauvegarde sur laquelle Malthus espère une issue : le niveau de subsistance au-dessous duquel les salaires ne peuvent pas baisser est d’autant plus haut que les besoins courants de la classe ouvrière sont plus élevés. Chez Ricardo, il y a un souci d’humanisation de la valeur économique ; il investit le travail de la capacité unique de constituer la valeur, réduisant toutes les transactions concevables dans une société économique au principe de l’échange égal dans une société d’hommes libres. On croit que le marché autorégulé découle des lois de la nature.
Ce qui fait du libéralisme économique une force irrésistible, c’est cette convergence d’opinion entre des perspectives diamétralement opposées. Ce qu’approuvent Bentham et Burke a valeur d’évidence. Un seul homme a vu les choses d’assez haut, c’est Robert Owen. Le pivot de sa pensée c’est qu’il se détourne du christianisme qu’il accuse d’individualisation, c’est-à-dire de placer la responsabilité du caractère dans l’individu lui-même, et de nier ainsi la réalité de la société et son influence toute-puissante dans la formation du caractère. Parce que la société est réelle, l’homme doit, en fin de compte, se soumettre à elle. Son socialisme est fondé sur une réforme de la conscience humaine. La diffusion générale des manufactures engendre un caractère nouveau et comme ce caractère est formé selon un principe (du gain et du profit) défavorable au bonheur de chacun et de tous, il produira les maux les plus durables si des lois n’interviennent pour contrer cette tendance.
Nous voici arrivés à la seconde sous-section de cette deuxième partie : l’autoprotection de la société