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La grande transformation (deuxième moitié du résumé)


Auteur du livre: Karl Polanyi

Éditeur: Gallimard

Année de publication: 1983

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Polanyi est un guide précieux pour réunir dans une documentation historique de premier choix les points essentiels qui ont servi d’enjeux déterminants dans une dynamique conflictuelle dont la résolution rétablit les droits du politique sur l’économique. Et plus encore il complète son analyse avec des outils anthropologiques à même de manifester la dimension culturelle du problème. 

Rappelons que la première édition de son livre date de 1944.  

Nous voici arrivés à la seconde sous-section de la deuxième partie : l’autoprotection de la société

Chapitre 11 : l’homme, la nature et l’organisation de la production

Pendant un siècle l’implantation du marché s’est vu contrée par un mouvement soucieux d’en freiner l’expansion. Le système s’est développé par bonds et en créant la monnaie bancaire, il a produit une dynamique inconnue jusqu’alors. Au moment où il atteignit sa plus grande extension vers 1914, un nouveau mode de vie se répandait sur la planète, avec une prétention à l’universalité sans précédent depuis l’époque où le christianisme avait commencé sa carrière, mais cette fois-ci, le mouvement se plaça sur un plan purement matériel. Et le contre-mouvement réagit devant la dislocation qui attaquait l’édifice de la société. De l’homme (le travail), de la nature (la terre), on faisait des disponibilités, des choses prêtes pour le négoce. Le capital investi dans les différentes combinaisons de travail et de terre pouvait ainsi circuler d’une branche de production à l’autre, comme le demandait un équilibrage automatique des gains dans les différentes branches. Mais alors que la production pouvait théoriquement être organisé de cette manière, la fiction marchandise ne tenait aucun compte du fait qu’abandonner le destin du sol et des hommes au marché équivaudrait à les anéantir. L’interventionnisme concerna donc la protection de ces deux facteurs. L’organisation de la production était également menacée : l’entreprise individuelle, industrielle, agricole ou commerciale, était en danger dans la mesure où elle était affectée par des changements de niveaux de prix. Dans un système de marché quand les prix baissent, les affaires sont compromises à moins que tous les éléments du coût ne tombent en proportion. Le système monétaire intervient ici. Le pouvoir d’achat est fourni et réglementé par l’action du marché. La monnaie est une marchandise dont la quantité est commandée par l’offre et la demande des marchandises qui se trouvent jouer le rôle de monnaie (théorie classique de la monnaie). La monnaie est acquise pour faciliter l’échange. Le point crucial est que les marchandises utilisées comme monnaie ne sont pas différentes des autres marchandises ; et par conséquent, toutes les idées qui attachent à la monnaie n’importe quelle caractéristique autre que celle de marchandise pouvant être utilisée comme moyen d’échange, sont fausses. L’or utilisé comme monnaie implique que les billets de banque représentent de l’or. La banque d’Angleterre est chargée de veiller à cela. Le marché autorégulateur était une menace pour les affaires ; elles demandèrent un interventionnisme de l’Etat. 

Deux principes organisateurs de la société sont en présence, chacun d’entre eux se fixant des visées institutionnelles spécifiques, ayant le soutien de forces sociales déterminées et employant ses méthodes propres. Le premier est le principe du libéralisme économique qui vise à instaurer un marché autorégulateur en s’appuyant sur les classes commerçantes et qui adoptent la méthode du laisser-faire et du libre-échange. Le second est le principe de la protection sociale, qui vise à conserver l’homme et la nature aussi bien que l’organisation de la production, et qui compte sur le soutien de ceux qui sont victimes du marché, la classe ouvrière et les propriétaires terriens, adoptant pour méthode la législation, les associations restrictives et d’autres instruments d’intervention. C’est à l’aristocratie terrienne et à la paysannerie que revint la tâche de sauvegarder les vertus martiales de la nation ; tandis que les travailleurs devenaient les représentants des intérêts humains communs qui se trouvaient désormais sans feu ni lieu. Mais chaque classe sociale a soutenu des intérêts plus larges que les siens propres. Au tournant du 19ème le suffrage universel porta la classe ouvrière comme facteur influent dans l’Etat, et les classes négociantes prirent conscience de leur puissance politique, conséquence de leur rôle prépondérant dans l’industrie. Les tensions entre les classes s’aggravèrent.

Chapitre 12 : naissance du credo libéral

Le libéralisme a été le principe organisateur d’une société qui s’employait à créer un système de marché. Ce fanatisme a résulté de l’aggravation soudaine de la tâche dans laquelle il se trouvait engagé : l’ampleur des souffrances qui devaient être infligées à des innocents aussi bien que la grande portée des changements enchevêtrés qu’entraînait l’établissement de l’ordre nouveau. Ce n’est qu’à partir de 1820 qu’il soutient les trois dogmes classiques : marché du travail, étalon-or et libre-échange. Il serait grotesque de prêter à François Quesnay des considérations de cet ordre. Ce qui lui importait c’était la liberté d’exporter les céréales de manière à assurer un meilleur revenu aux fermiers, locataires et propriétaires. Le laissez-faire signifie une production libre de réglementations, sans s’occuper du commerce. L’industrie cotonnière estime que la liberté dans la sphère des échanges est dangereuse. Elle n’était pas liée au Statut des artisans et n’était gênée ni par la fixation des salaires ni par des règles d’apprentissage. L’ancienne loi sur les pauvres rendait service aux fabricants tant que l’effet moral des subsides ne réduisait pas la capacité de production du travailleur. Il faut attendre 1830 pour qu’il y ait un net changement dans le camp de la bourgeoisie en vue de supprimer toute protection du travailleur. Et le libéralisme économique s’enhardit pour toucher aussi au commerce et à la monnaie. Le problème monétaire se fait sentir par une élévation du coût de la vie : les prix augmentant, les salaires réels baissent et les affaires sont touchées par une crise dans le commerce extérieur. Une monnaie solide devient un principe qui installera le pilotage (automatique) de l’économie par l’étalon-or. Le libre-échange international exige le même acte de foi. L’aberration c’est que l’Angleterre deviendra du coup dépendante pour son ravitaillement de sources outre-mer ; elle sacrifiera son agriculture sur l’idée qu’une nouvelle forme d’existence placerait l’Angleterre dans une unité mondiale, une communauté planétaire pacifique (rendue sûre par la flotte de Sa Majesté), en concurrence favorable étant donné ses capacités d’invention et de production supérieures. Le différentiel jouera sur une baisse des prix à l’exportation. 

Les trois dogmes forment un tout. C’est tout ou rien. Tout le monde percevait que l’étalon-or comportait le danger d’une déflation meurtrière et d’un resserrement monétaire en cas de panique. Le manufacturier ne pouvait tenir que s’’il était assuré d’une échelle croissante de production à des prix rémunérateurs (dans une maîtrise des coûts : si chute des prix, alors baisse des salaires en proportion garantissant le même profit). Le marché autorégulateur est envisagé à l’échelle mondiale. Tout ça n’a rien de naturel. C’est à l’Etat qu’il est demandé d’imposer ce nouveau cadre des affaires. Une buraucratie centrale est créée à cette fin. Pour l’utilitariste, le libéralisme économique est un projet social qui doit être mis en œuvre pour le plus grand bonheur du plus grand nombre. Le libéral utilitariste compte sur l’appui de l’Etat orienté vers ses fins. Des trois choses nécessaires – l’inclination, le savoir, le pouvoir – la personne privée n’a que l’inclination. Bentham enseigne que savoir et pouvoir peuvent être administrés à moindre frais par l’Etat. C’est la tâche de l’exécutif de se doter des statistiques et informations, de stimuler la science et l’expérimentation. L’action parlementaire doit être remplacée par une administration dotée de son arsenal répressif. Cela passe par un droit d’inspectabilité. Depuis le centre, le laissez-faire a eu besoin d’un interventionnisme organisé. Ce paradoxe est dépassé par un autre : le laissez-faire était planifié, la planification ne l’a pas été. Dicey s’est interrogé sur les origines d’un courant anti-laissez-faire. Ce courant est manifeste dès 1860. Un esprit pragmatique a utilisé la voie législative non dirigée (le Parlement). Spencer, Sumner, von Mises, Lipmann proposent une description du double mouvement qui est proche de celle de Polanyi mais en y donnant une signification différente : tout protectionnisme est une erreur causée par l’impatience, la cupidité et le manque de prévoyance, erreur sans laquelle le marché aurait résolu toutes les difficultés. Les privations des chômeurs auxquels la déflation avait fait perdre leur emploi, le dénuement des fonctionnaires congédiés sans même une retraite de misère, et même l’abandon des droits de la nation et la perte des libertés constitutionnelles, ont été jugés comme un prix équitable à payer pour répondre aux exigences de budgets sains et de monnaies solides, ces a-priori du libéralisme économique. Mais en 1930 on remit en question les absolus des années 20. La Grande-Bretagne et les Etats-Unis abandonnèrent l’étalon-or et manipulèrent leurs monnaies. Les dettes internationales furent répudiées en bloc, les plus riches abandonnèrent toute référence au libéralisme. Dans les années 40, le libéralisme subit une défaite encore plus rude. Les UK et USA conservant les principes libéraux dans leurs politiques commerciales et industrielles, ils provoquèrent la guerre autour de l’idée que les dictatures créent des catastrophes économiques. Les idées libérales se virent conservées partiellement dans l’industrie et le commerce, empêchant un engagement franc dans une économie de guerre qui réclame plus de dirigisme planifiant l’effort collectif. Ces faiblesses furent « expliquées » par les libéraux autour du diagnostic que les trois dogmes pris ensemble assureraient le succès. On en est là actuellement lors de la première parution de ce livre de Polanyi, en 1944. 

Le contre-courant prend vraiment consistance en 1870. On voit alors une alliance se dessiner entre syndicats et partis ouvriers avec les intérêts agrariens dont la motivation était la recherche d’appuis pour sauver leurs marges bénéficiaires. Il ne faut cependant pas croire que cette contre-force est organisée de façon solide. En tout cas la situation ne correspond pas à un complot comme le prétendirent les libéraux dans leur incapacité de voir la faiblesse de leur propre fanatisme. La montée du nationalisme et du socialisme dans les années de 1870 à 1890 n’ont avancé que de façon dispersée, remportant des avancées législatives dans des tas de petits coins. Le contre-mouvement « collectiviste » est juste pragmatique. Très souvent, on n’avait même pas l’intention de toucher aux principes libéraux. En second lieu, le passage des solutions libérales aux solutions collectivistes se produisait soudainement à l’occasion par exemple d’un accident de travail. C’est un principe individualiste qui guide les nouvelles obligations législatives sur la responsabilité de l’employeur. En troisième lieu, on observe ces mouvements de correction d’une vision dogmatique dans tous les pays même si l’implantation des idées libérales s’y colorent très différemment. Tout ceci appuie l’hypothèse que des raisons objectives de nature incontestable ont forcé la main des législateurs. En quatrième lieu, il y a ceci qu’à différentes époques les libéraux eux-mêmes nuancaient leurs propos : si les besoins d’un marché autorégulateur se révèlent incompatibles avec ce qu’exige le laissez-faire, le tenant de l’économie libérale se tourne contre le laissez-faire. La loi des trade-unions et la législation anti-trust sont nés de cette attitude.

Chapitre 13 : naissance du credo libéral (suite) : intérêt de classe et changement social

Les organisations marxistes, en miroir, furent tout aussi partisanes. Cela a conduit à une théorie grossière du développement social à base de classes. Libéraux et marxistes étaient d’accord pour faire dériver le courant protectionniste de la force d’intérêts partisans. Ensemble ils ont imposé l’idée que le protectionnisme du 19ème siècle résultait d’une action de classe et que cette action a dû servir principalement les intérêts économiques des membres des classes en question. En réalité les intérêts de classe ne donnent qu’une explication limitée des mouvements à long terme dans la société. Le sort des classes est déterminé par les besoins de la société plutôt que l’inverse. Une classe qui n’a plus de fonction disparait quand le changement de la société peut s’en passer. Les classes en lutte ont besoin d’appui extérieur ce qui implique la prise en compte d’intérêts autres que ceux des classes en question. Les causes extérieures à la source de changement social sont une modification du climat, du rendement des récoltes, un nouvel ennemi, l’émergence de visées nouvelles pour la communauté, ou encore la découverte de méthodes nouvelles pour atteindre les visées traditionnelles. Les intérêts partisans servent de véhicule normal du changement social et politique. Les différents secteurs de la société vont défendre des méthodes différentes et pour adapter leurs intérêts, et s’y prendront tout autrement que les autres secteurs. Les causes sont extérieures, le mécanisme de changement (d’adaptation) de la société parvient par l’intermédiaire de groupes, de secteurs et de classes. Les intérêts de classe, à eux seuls, ne peuvent fournir d’explication satisfaisante à aucun processus social à long terme. Dans les intérêts de classe, il n’y a rien de magique qui pourrait assurer aux membres d’une classe le soutien de membres d’autres classes. Pourtant ce genre d’appui se produit tous les jours : le problème n’est pas tant de savoir pourquoi les agrariens, les manufacturiers ou les trade-unionists voulaient augmenter leurs revenus grâce à une action protectionniste, mais pourquoi ils y sont parvenus. En second lieu il y a la doctrine tout aussi erronée de la nature essentiellement économique des intérêts de classe. Des affaires purement économiques, touchant par exemple à la satisfaction des besoins, ont infiniment moins de rapport avec le comportement de classe que des questions de reconnaissance   sociale. Les intérêts d’une classe se rapportent au prestige, au rang, au statut et à la sécurité. Il s’agit d’obtenir une vie plus humaine dans un environnement plus stable. Ces buts sont alors portés par n’importe quel type d’association locale ou fonctionnelle. L’action des forces de classe a favorisé et entravé l’expansion du marché. Et si dans la communauté commerçante, le lot des capitalistes était de défendre les principes structurels du système de marché, le rôle de défenseur à outrance du tissu social revenait à l’aristocratie féodale et au prolétariat industriel naissant. Alors que les classes terriennes allaient chercher solution à leurs maux dans la conservation du passé, les ouvriers étaient jusqu’à un certain point capables de transcender les limites d’une société de marché et d’emprunter des solutions à l’avenir. Cela ne veut pas dire que le retour au féodalisme ou la proclamation du socialisme faisaient partie des lignes de conduite possibles ; mais cela indique les directions complètement différentes dans lesquelles les agrariens et la classe ouvrière urbaine avaient tendance à aller chercher secours en cas de besoin. Si l’économie de marché devait s’effondrer, comme elle menaçait de le faire à chaque crise grave, les classes terriennes pouvaient essayer de retourner à un régime militaire ou féodal de paternalisme, alors que les ouvriers d’usine verraient le besoin d’établir une république coopérative de travail. Dans une crise, les réponses pouvaient indiquer des solutions qui s’excluaient mutuellement. Un simple conflit d’intérêts de classes, qui a un autre moment aurait pu se régler par un compromis, prenait une signification fatale. Une politique suivant un intérêt de classe étroit n’est même pas capable de bien garantir cet intérêt.   

En réalité une calamité sociale est avant tout un phénomène culturel. Ce n’est pas fréquent qu’il y ait des glissements de terrain aussi destructeurs que l’imposition des dogmes libéraux mais c’est nettement plus fréquent dans la sphère des contacts culturels entre populations de races différentes. Ici Polanyi va aller chercher Thurnwald pour développer un raisonnement analogique où le choc de l’imposition d’un marché autorégulé dans une société, pris comme un phénomène culturel dont le choc est violent, est pareil au choc colonial destructeur de structures sociales préexistentes. L’idée est de renforcer l’argument culturel comme facteur explicatif pertinent. Le rapprochement de l’image du Cafre d’Afrique du sud d’avec le portrait de Robert Owen  des travailleurs à New Lanark est saisissant. L’un comme l’autre sont jetés violemment dans un vide culturel. Et pourtant il y en a encore pour affirmer que les besoins d’ordre économique peuvent combler ce vide. Margaret Mead n’arrive pas à toucher l’historien de la société. Rien n’obscurcit aussi efficacement notre vision de la société que le préjugé économiste. Et en face l’argument de l’exploitation lui aussi passe à côté de l’essentiel. Et finalement c’est cela qui a permis à la théorie du laissez-faire de reprendre du poil de la bête.

Chapitre 14 : le marché et l’homme

Ce plan de destruction a été fort bien servi par l’application du principe de la liberté de contrat. Il revenait en pratique à dire que les organisations non contractuelles fondées sur la parenté, le voisinage, le métier, la religion, devaient être liquidées, puisqu’elles exigeaient l’allégeance de l’individu et limitaient ainsi sa liberté. Or c’est parce que l’individu n’y est pas menacé de mourir de faim que la société primitive est, en un sens, plus humaine que l’économie de marché, et en même temps moins économique. Les économistes classiques estimaient que seule la sanction de la faim était capable de créer un marché du travail qui fonctionne et non l’appât de gains élevés. Et c’est vrai que la culture des sociétés primitives ne pousse pas à gagner le plus d’argent possible. Et c’est vrai aussi que les ouvriers des premiers temps abhorraient l’usine, où ils se sentaient dégradés et torturés. Du coup pour l’économiste, seul un ouvrier surmené et opprimé renoncera à s’associer avec ses camarades et à échapper à la condition de servitude personnelle dans laquelle son maître pouvait lui faire faire tout ce qu’il lui demandait. Le dernier stade a été atteint avec l’application de la sanction naturelle, la faim. Pour pouvoir la déclencher, il était nécessaire de liquider la société organique, qui refusait de laisser l’individu mourir de faim. 

La protection de la société revient aux dirigeants qui peuvent directement faire appliquer leur volonté. Pourtant les tenants du libéralisme économique supposent trop aisément que les dirigeants économiques sont susceptibles d’avoir une action bénéfique, alors que ce n’est pas le cas des dirigeants politiques. Par intérêt et inclination, il revint aux propriétaires fonciers anglais de protéger la vie des hommes du peuple contre la ruée de la Révolution industrielle. Les travailleurs par eux-mêmes n’étaient qu’à peine un facteur dans ce grand mouvement qui eut pour effet de leur permettre de survivre au Middle Passage. C’est ce défaut de participation active de la classe ouvrière anglaise aux décisions sur son propre sort qui a déterminé le cours pris par l’histoire sociale en Angleterre. La classe ouvrière en UK a été définie par la loi de réforme parlementaire de 1832 qui lui a refusé le droit de vote ; et du point de vue économique par la réforme de la loi sur les pauvres en 1834 qui l’a exclue du groupe des assistés. Tout un temps les ouvriers se sont demandés si leur salut ne consistait pas par un retour à la vie rurale et à l’artisanat. Cette attitude de retour vers le passé s’est prolongé sous la forme d’un courant souterrain dans tout le mouvement owénien jusque 1850 quand la loi des Dix heures, l’éclipse du chartisme et le début de l’âge d’or du capitalisme oblitérèrent la vision du passé. Jusque là la classe ouvrière était une énigme pour elle-même. Quand l’owénisme et le chartisme se furent consumés, l’Angleterre s’était appauvrie de cette substance à partir de laquelle l’idéal anglo-saxon d’une société libre aurait pu s’édifier pour les siècles à venir. Même si le mouvement owénien n’avait donné que des activités locales de peu d’importance, il aurait pu former un monument à l’imagination créatrice de la race humaine, et même si le chartisme n’avait jamais pénétré au-delà des confins de ce noyau qui conçut l’idée d’une vacance nationale pour obtenir les droits du peuple, il aurait montré qu’il y avait encore dans le peuple des gens capables de rêver leurs propres rêves. Pourtant ni l’un ni l’autre n’a eu lieu. En regard le chapitre fait un tableau de l’ouvrier européen. Ici l’ouvrier avait le droit de vote et une représentation syndicale. La lutte n’a pas été contre l’impact de la Révolution industrielle mais contre l’action normale des conditions de l’usine et du marché du travail. Ici il y a un penchant pour la politique et la législation, qui a obtenu plus vite qu’en Angleterre des assurances sociales. Sur le Continent les syndicats ont été une création du parti politique de la classe ouvrière ; en Angleterre le parti politique a été une création des syndicats. Sur le Continent le syndicalisme devenait de plus en plus socialiste ; en Angleterre le socialisme, même politique, demeurait syndicaliste.

Chapitre 15 : le marché et la nature

Ce que nous appelons la terre est un élément de la nature qui est entrelacé avec les institutions de l’homme. La terre est liée aux organisations fondées sur la famille, le voisinage, le métier et la croyance. La fonction économique n’est que l’une des fonctions vitales de la terre. Celle-ci donne sa stabilité à la vie de l’homme ; elle est le lieu qu’il habite ; elle est une condition de sa sécurité matérielle ; elle est le paysage et les saisons. Encore une fois c’est dans le domaine de la colonisation moderne que la véritable signification de l’économie de marché devient manifeste. Il faut ébranler le système social et culturel de la vie indigène. Et de nouveau l’analogie joue avec la situation en Europe occidentale cent ou deux cents ans plus tôt. La première étape a été la commercialisation du sol, mobilisant le revenu féodal de la terre. La deuxième a été la production forcée de nourriture et de matières premières pour répondre aux besoins d’une population industrielle en croissance rapide. La troisième a été l’extension de ce système de production de surplus aux territoires d’outre-mer. La première étape s’acheva par l’abolition du servage et la suppression des majorats, des dons inaliénables, des terrains communaux, des droits de rachat et des dîmes (Bentham 1830-40). Le second pas a confisqué les produits de la terre puisqu’on ne sait pas déplacer les terres fertiles ; or la mobilité est un objectif : la mobilité des biens compense le manque interrégional des facteurs. Enfin dans la troisième étape, on a cru dans le libre-échange sans voir qu’il mènerait à une impasse quand apparurent les risques de l’interdépendance planétaire.

La défense de la société contre la dislocation générale a été aussi large que le front de l’attaque. Dans la première étape, le droit coutumier avait résisté jusqu’à ce que les benthamiens étendent la liberté de contrat à la terre. Le problème de la protection des agriculteurs s’est posé dans tous les pays. Le libre-échange si on le laisse faire doit éliminer les producteurs agricoles en énormes quantités. Ce processus de destruction s’est aggravé par la discontinuité inhérente au développement des transports modernes. Ricardo avait dit que la terre la plus fertile était la première peuplée : les chemins de fer trouvèrent des terres plus fertiles aux antipodes. Les classes négociantes parrainèrent l’exigence de mobilisation de la terre. Les classes ouvrières furent acquises au libre-échange dès qu’elles s’aperçurent qu’il faisait baisser les prix des denrées alimentaires. Les syndicats s’opposèrent aux agrariens et le socialisme traita le monde agricole de réactionnaire. Si on compare les pays occidentaux, on peut voir leur disparité comme le résultat efficace ou pas des mesures de défense de la société. Ainsi l’aristocratie féodale a pu survivre quand elle a été capable de résister à la mobilisation de la terre. Une institution ne survit jamais à sa fonction sauf quand elle endosse une autre fonction que sa fonction originelle. Les libre-échangistes ont négligé le fait que le cultivateur s’engage dans des améliorations fixées à un endroit particulier. Ce sont eux qui attachent une communauté humaine au lieu où elle se trouve. Elles ont tissé ce lien génération après génération. D’où le caractère territorial de la souveraineté. L’opposition à la mobilisation de la terre forme le fond sociologique de cette lutte entre libéralisme et la réaction qui a fait l’histoire politique de l’Europe au 19ème siècle. Le libéralisme économique était marié à l’état libéral et les intérêts terriens ne l’étaient pas. Aussi de nombreux Etats tablèrent sur le fait que la paysannerie, moins contaminée par le virus libéral, était la seule couche sociale qui défendrait de sa personne « la loi et l’ordre ». La réaction maintiendrait les classes ouvrières à leur place. Ici les agrariens protégèrent les droits de propriété. Dans la foulée, l’heure se présenta de la possibilité de rassembler les territoires en un Etat unifié moderne : comme en Allemagne et en Italie. 

L’histoire des années 1920 devient explicable. Les ravages de la guerre 14-18 brisèrent l’édifice de la société du 19ème siècle.  Seule la classe ouvrière restait disponible pour faire marcher les choses. Les syndicats et les partis socio-démocrates furent poussés au pouvoir. Mais à peine le danger aigu de dissolution a-t-il disparu, à peine les services des syndicats sont-ils devenus superflus, que les classes moyennes ont essayé de leur enlever tout poids politique. C’est la phase contre-révolutionnaire de l’après-guerre. On se mit à crier au loup bolchevique. Cet écran était en train de cacher que les libéraux détestaient les politiques des syndicats et des partis ouvriers du fait qu’ils ne respectaient pas les lois de l’économie du marché dans des situations critiques. Et on vit de nombreux pays passer alors à une dictature de la paysannerie. Celle-ci a déterminé la politique économique dans des Etats où normalement elle ne jouait qu’un rôle modeste. Les paysans se sont montrés les champions de l’économie de marché ! La classe paysanne a acquis un ascendant hors de proportion avec son importance économique. La peur du bolchevisme leur a beaucoup servi. Et ils arrivèrent même à rançonner la classe moyenne urbaine. Rebondissement suivant : les fascistes transformèrent la petite bourgeoisie en troupe de choc ; une fois l’ « ennemi intérieur » en ville et à l’usine, neutralisé, la paysannerie a été reléguée dans son coin. Mais l’influence des grands propriétaires terriens n’a pas subi cette éclipse en raison de l’importance militaire croissante de l’autarcie agricole. Un pays devait se protéger en assurant ses capacités de production de nourriture. Il y avait en effet maintenant un « ennemi extérieur » : les lois du marché mondial en faveur d’une interdépendance planétaire avaient montré leurs faiblesses pendant la première guerre mondiale. Le mouvement pour l’autarcie était prophétique en montrant qu’il fallait s’adapter à la disparition de l’ordre fixé par le libéralisme économique. Et l’heure arriva de chercher à créer un ordre nouveau. Malgré les efforts de la SDN promettant une paix de cent ans, malgré les conférences internationales se confortant dans l’idée bienfaitrice du principe de la liberté des échanges, l’origine des périls n’était pas éliminée (le marché autorégulateur). Alors pourquoi s’attendre que la peur disparaisse ? Et cette peur c’est que les mouvements de gauche avaient pu se débarrasser de cette menace. Ne fut-ce qu’un temps !

Chapitre 16 : le marché et l’organisation de la production

Le monde des affaires capitalistes lui-même avait besoin d’être protégé contre le fonctionnement sans restriction du mécanisme de marché. Dans le cas de l’entreprise de production comme dans celui de l’homme et de la nature, le danger était réel et objectif. Le besoin de protection provenait de la manière dont l’offre de monnaie était organisée dans un système de marché. La banque centrale moderne (BC) a constitué un dispositif destiné à fournir la protection sans laquelle le marché aurait détruit les entreprises commerciales de toute espèce. Si les profits dépendent des prix, les dispositions monétaires dont dépendent les prix doivent avoir une importance vitale pour le fonctionnement de tout le système dont les mobiles sont les profits. Alors qu’à long terme des variations de prix de vente ne doivent pas affecter les profits, puisque les coûts s’élèveront et s’abaisseront en proportion, ce n’est pas le cas dans le court terme puisqu’il doit y avoir un délai avant que changent des prix fixés contractuellement. Le coût du travail est l’un de ceux-ci. Donc si pour des raisons monétaires le niveau des prix baissait pendant une période de temps considérable, les affaires risqueraient d’être liquidées, ce qui s’accompagnerait de la dissolution de l’organisation de la production et d’une destruction massive du capital. Le danger n’était pas dans les prix bas mais dans la baisse des prix. Hume a fondé la théorie quantitative de la monnaie en découvrant que les affaires ne sont pas touchées quand la masse monétaire est divisée par deux, puisque les prix vont s’ajuster à la moitié de leur niveau antérieur. Il oubliait que cette opération-là pouvait être fatale pour les affaires. C’est pourquoi un système de monnaie-marchandise est incompatible avec la production industrielle. On ne saurait en augmenter la masse sous peine de restreindre la masse des marchandises qui ne fonctionnent pas en tant que monnaie. La monnaie-marchandise est de l’or dont on peut augmenter la masse dans un court laps de temps, mais dans une faible mesure. Or une expansion du commerce et de la production qui n’est pas accompagnée d’une augmentation de la masse monétaire doit causer une chute des prix. La rareté de l’argent est un sujet de plainte des commerçants du 17ème siècle. L’utilisation de monnaie fiduciaire s’est développée assez tôt pour mettre le commerce à l’abri des déflations forcées qui accompagnaient l’utilisation d’espèces quand le volume des affaires gonflait. 

La vraie difficulté a commencé lorsque ayant besoin de taux de change extérieurs stables, on introduisit l’étalon-or. Au moment des guerres napoléoniennes, les échanges stables étaient devenus indispensables à l’existence de l’économie anglaise : Londres était devenu le centre financier d’un commerce mondial. Mais seule la monnaie-marchandise pouvait remplir cet objet pour la raison évidente que la monnaie fiduciaire, qu’il s’agisse de billets de banque ou d’effet réescomptable, ne peut circuler à l’étranger. Et l’étalon-or s’imposa. Or pour les besoins intérieurs, les espèces forment une monnaie inadaptée, justement parce qu’elles sont une marchandise dont on ne peut augmenter la masse à volonté. La quantité d’or disponible n’est pas flexible. En l’absence de monnaie fiduciaire, les affaires devraient soit s’arrêter en partie, soit être menées à des prix beaucoup plus bas, entraînant un effondrement et du chômage. Jusqu’où ces deux types de monnaie étaient-elles conciliables ? Dans les conditions du 19ème siècle, le commerce extérieur et l’étalon-or avaient priorité sur les affaires intérieures. L’étalon-or demandait une baisse des prix dans le pays chaque fois que le taux de change était menacé de dépréciation. Puisque la déflation est causée par des restrictions de crédit, il s’ensuit que le fonctionnement de la monnaie-marchandise compromet le fonctionnement du système de crédit. C’était un danger pour les affaires. Il était totalement hors de question de se passer de la monnaie fiduciaire et de ne mettre en circulation que de la monnaie-marchandise. L’instauration des BC atténua ce défaut de la monnaie de crédit. En centralisant l’offre de crédit, on pouvait éviter dans un pays la dislocation des affaires et de l’emploi, cet effet de la déflation, et organiser la déflation de manière à absorber le choc et à répartir son poids sur le pays tout entier. La BC amortissait les effets immédiats des retraits d’or sur la circulation des billets ainsi que ceux de la circulation amoindrie de billets sur les affaires. La banque pouvait utiliser plusieurs méthodes. Exemple : le transfert de paiements unilatéraux d’un pays dans un autre quand le premier pays se met à consommer un type d’aliments produits à l’étranger et non plus sur son propre sol. L’or qui doit être envoyé à l’étranger en paiement de la nourriture importée, aurait servi autrement à des paiements intérieurs et son absence doit provoquer une chute des ventes et une chute des prix. Qualifions de transactionnel ce type de déflation puisqu’il passe de firme individuelle en firme individuelle selon les affaires que le hasard les amène à traîter ensemble. La déflation finira par toucher l’industrie exportatrice et réalisera ainsi le surplus d’exportation qui représente un transfert véritable. Mais le dommage causé à la communauté sera bien plus grand que celui qui était nécessaire pour réaliser ce surplus d’exportations. Car il existe toujours des firmes qui sont à deux doigts de pouvoir exporter, il leur manque juste le coup de pouce nécessaire pour passer la barre. Cette incitation c’est une légère réduction des coûts et l’on peut effectuer cette réduction plus économiquement en étalant une fine couche de déflation sur la totalité du monde des affaires. Et pourtant on persista dans le système. Le cas de la monnaie présente une réelle analogie avec celui du travail et de la terre. Quand on appliqua cette fiction qui a pour nom marché autorégulé, il a fallu prendre des mesures de protection, avec pour résultat de détraquer le mécanisme autodirecteur du marché. Le système de la BC (politique d’escompte, open market policy) a réduit l’automatisme de l’étalon-or à un simulacre. Il signifiait une monnaie gérée à partir du centre et cette gestion s’est substituée au mécanisme d’autorégulation de l’offre de crédit. Au grand dam de von Mises. La confusion qui régnait dans la théorie monétaire était due à la séparation de l’économique d’avec le politique. Pour les classiques l’attribut « international » attaché à cet étalon n’avait pas de sens puisqu’en économie il n’y a pas de nation et que les échanges concernent des individus. La monnaie est monnaie d’échange (Ricardo). La monnaie est un symbole, la monnaie est neutre dans ses effets. Or c’est faux ; l’Etat est le garant de la valeur de la monnaie fiduciaire qu’il accepte en règlement des impôts et autres revenus. La monnaie est un moyen de paiement, c’est un pouvoir d’achat.                  

Pour passer des mécanismes et des concepts aux forces sociales en jeu, il faut se rendre compte que les classes dominantes elles-mêmes ont prêté appui à la gestion de la monnaie par l’intermédiaire de la BC ; tant qu’il était clair que la politique de celle-ci respectait la clause de rester dans le cadre de l’étalon-or. Or les choses devinrent intenables quand les mouvements du niveau des prix dépassérent les limites de 3% pour en venir à des variations de 30%. Là la BC glissa de la sphère économique à la sphère politique. Pour les affaires intérieures on peut parler d’interventionnisme. Dans les affaires étrangères on passa du libre-échange au protectionnisme (conservatisme monopoliste). De plus en plus à partir de 1870 les pays étaient mûs par des impulsions nationalistes cherchant à assurer l’autarcie. Le nationalisme libéral se transforma en libéralisme national avec des velléités d’impérialisme. Les BC devinrent des Banques centrales d’émission. Le nouveau nationalisme était le corollaire du nouvel internationalisme. Si la classe commerçante était le protagoniste de l’économie de marché, le banquier était le chef tout trouvé de cette classe-là. L’emploi et les salaires dépendaient du caractère rémunérateur des affaires, mais celui-ci reposait sur des changes stables et des conditions de crédit saines. Les deux étaient inséparables. Mais quand la situation devint intenable, le banquier ne le remarqua pas. Dans les années 1920, l’étalon-or était encore pour eux un dieu. En 1929 on eut un besoin impératif d’une monnaie interne stable. L’écroulement de l’économie de marché a été plus brutal dans le domaine monétaire que dans tout autre. La Grande-Bretagne abandonne l’étalon-or le 21 septembre 1931. Les USA firent pareil en 1933. Entre temps le krash de 1929 avait laminé l’économie mondiale. C’est alors que les forces insoupçonnées du leadership charismatique et de l’isolationnisme autarcique explosèrent et fondirent les sociétés dans des formes nouvelles.

Chapitre 17 : l’autorégulation compromise

Les tenants de l’économie libérale ont invoqué l’Amérique comme preuve concluante de la capacité d’une économie de marché à fonctionner. Mais l’explication est différente : quand il y a une réserve infinie de terres au bout de la « Frontière », quand il y a une réserve infinie de travailleurs dans le flot des immigrants et quand jusqu’au tournant du siècle le marché des changes est stable, alors il n’y a pas besoin que le marché soit autorégulateur, car le marché est alimenté sans tensions. On n’a pas besoin d’intervention. Mais dès que ces conditions disparurent, la protection sociale s’installa. En peu de temps les USA « rattrapèrent » les Européens dans les mesures protectrices. Une décennie de prospérité dans les années 20 suffit à provoquer une dépression si terrible qu’au cours de celle-ci le New Deal se mit à creuser un fossé plus large que tous ceux qu’avait connus l’Europe. Au même moment le protectionnisme était partout en train de produire une carapace pour l’unité de vie sociale qui se formait. Les nations du nouveau type « crustacé » exprimaient leur identité au moyen de monnaies fiduciaires nationales garanties par un type de souveraineté plus jaloux et plus absolu que tout ce que l’on avait connu jusqu’alors. Ces monnaies étaient aussi sous les feux des projecteurs extérieurs, puisque c’est à partir d’elles que s’édifiait l’étalon-or international. Si la monnaie gouvernait le monde, cette monnaie était frappée au poinçon national. 

La tache aveugle de l’esprit marchand était insensible au phénomène de la nation, et aussi bien à celui de la monnaie. En réalité la nouvelle unité nationale et la nouvelle monnaie nationale étaient inséparables. Le protectionnisme attaquait dans trois directions. La terre, le travail et la monnaie, chacun jouait son rôle, mais alors que le travail et la terre étaient liées à des couches sociales déterminées, quoique larges, comme les ouvriers ou la paysannerie, le protectionnisme monétaire était plus largement un facteur national, qui souvent fondait des intérêts divers dans un tout collectif. À l’origine le travail et la terre justifiaient respectivement la législation sociale et les droits sur les blés. Les agriculteurs protestaient contre des charges dont bénéficiaient les ouvriers et qui augmentaient les salaires, tandis que les ouvriers s’opposaient à toute hausse des prix des denrées alimentaires. Mais une fois les lois en vigueur, il devenait difficile de supprimer les unes sans supprimer les autres. Entre les droits de douane sur les produits agricoles et les droits sur les produits industriels, le rapport était encore plus étroit. L’alliance politique entre les propriétaires terriens et les industriels avaient été un trait de la politique allemande ; les échanges de bons procédés en matière de droits de douane étaient aussi courants que la formation des cartels pour tirer des bénéfices privés de ces protections douanières. Les protectionnismes interne et externe, social et national, tendaient à se confondre. Naturellement les syndicats insistaient pour obtenir des salaires plus élevés pour compenser la hausse du coût de la vie, et ne pouvaient protester contre les tarifs douaniers qui permettraient au patron de faire face à une feuille de salaire gonflée. Mais une fois les législations sociales sur les salaires conditionnés par les tarifs douaniers, on ne pouvait pas attendre des patrons qu’ils supportent la charge de cette législation à moins d’être assurés d’une protection continue. Plus importante que cette similitude d’intérêts était la répartition uniforme des conditions réelles créées par les effets combinés de ces mesures. Si les droits de douane et les lois sociales ont produit un climat artificiel, la politique monétaire a créé l’équivalent de véritables conditions atmosphériques artificielles, variant chaque jour, et touchant chacun des membres de la comunauté dans ses intérêts les plus propres. Le pouvoir d’intégration de la politique monétaire a surpassé tous les autres types de protectionnisme. Politiquement l’identité de la nation était établie par le gouvernement, économiquement elle était dévolue à la BC. 

Du point de vue international, le système monétaire prenait encore plus d’importance. La liberté de l’argent était le résultat de restrictions au commerce, car plus les obstacles à la circulation des biens et des hommes à travers les frontières devenaient nombreux, plus il fallait garantir la liberté des paiements. L’argent à court terme se déplaçait sur l’heure d’un point du globe à un autre. On rejetait dans les ténèbres extérieurs ceux qui étaient indignes de crédit. Aucun gouvernement ne pouvait se permettre de désobéir aux tabous monétaires. Plus il semblait difficile de déplacer des objets réels, plus il était facile de transmettre des droits sur eux. Tandis que le commerce des B&S se ralentissait et que la balance oscillait de manière précaire, la balance des paiements gardait sa liquidité à l’aide de prêts à court terme qui sillonaient la terre entière. Aussi longtemps que fonctionna le mécanisme des mouvements internationaux de capitaux et de crédits à court terme, aucun déséquilibre du commerce réel ne fut trop grand pour être surmonté. Quand le cycle des affaires cessa de tourner rond, quand les importations cessèrent de produire des exportations, quand les réglementations des réserves bancaires menacèrent de créer la panique, en dernier ressort l’autorégulation compromise du marché conduisit à l’intervention politique. Jusqu’à quel point l’Etat était-il poussé à intervenir ? Cela dépendait de la manière dont était constituée la sphère politique (droit de vote généralisé ou pas) et du degré de misère économique (volume de chômage au-delà du supportable ou pas). En réalité le monde ne comptait qu’un nombre limité de pays, répartis en pays prêteurs et pays emprunteurs, pays exportateurs et pays autarciques, pays à exportations diversifiées ou à exportations assurant le débouché pour un seul produit. Le mécanisme de marché mondial ne pouvait courir aucun risque ; tout le monde devait payer ses dettes ou périr sous le feu des canonnières.

Chapitre 18 : tensions de rupture

Il est commode de regrouper les tensions selon les principales sphères institutionnelles. En économie intérieure, c’était le fléau du chômage. En politique intérieure c’était la tension des classes. Les difficultés dans le domaine de l’économie internationale c’était les rivalités impérialistes. Considérons un pays qui, au cours d’une crise économique est frappé par le chômage. Les banques ne seront pas capables d’accorder des crédits plus larges à l’industrie sans faire appel à la BC qui refusera puisque le souci d’une monnaie saine exige qu’on prenne la voie inverse. D’autre part si la tension passe de l’industrie à l’Etat, suite à une pression syndicale sur leurs représentants au Parlement, une politique d’assistance verra son ampleur limitée par les exigences de l’équilibre budgétaire, qui est une autre condition préalable à la stabilité des changes. Dans les limites de la nation, la tension du chômage peut se porter tantôt dans la zone de l’industrie, tantôt dans celle de l’Etat. Si dans un cas particulier, la crise a été surmontée par une pression déflationniste sur les salaires, alors on peut dire que la charge est tombée dans la sphère économique. Si cette mesure a été évitée à l’aide de travaux publics subventionnés à partir de droits successoraux, la tension tombera dans la sphère politique. En outre la tension du chômage pourrait avoir dépassé les limites de la nation et avoir affecté les changes extérieurs. Avec l’étalon-or toute mesure gouvernementale qui causerait un déficit budgétaire peut amorcer une dépréciation monétaire. Si d’autre part on combattait le chômage en étendant le crédit bancaire, les prix intérieurs en hausse frapperaient les exportations et affecteraient ainsi la balance des paiements. Dans un cas comme dans l’autre les changes s’effondreraient et le pays ressentirait la pression sur sa monnaie. Ou alors la tension créée par le chômage a pu provoquer une tension intérieure. Dans le cas d’un pays faible, cela a eu des graves conséquences pour sa situation internationale (on lui imposera un contrôle extérieur et une rigueur budgétaire sans qu’il puisse y dire mais). Quand il s’agit d’Etats forts, ils peuvent détourner la pression en se disputant les marchés extérieurs, les colonies, et par d’autres formes de rivalité impérialiste. La relative autonomie des sphères a fait que les contraintes se sont accumulées et ont créé des tensions qui ont explosé sous des formes stéréotypées. 

L’argumentation des libéraux affirma qu’autour de 1880 les passions impérialistes ont commencé à agiter les pays occidentaux et ont démoli le travail fécond des penseurs de l’économie par leur appel sentimental aux préjugés tribaux. Peu à peu ces politiques sentimentales ont pris de la force aboutissant à la première guerre mondiale. Après la grande guerre, les forces des lumières ont eu encore une chance de restaurer le régime de la raison, mais une explosion inattendue d’impérialisme, en particulier dans les nouveaux petits pays, plus tard aussi dans les pays « démunis » comme l’Allemagne, l’Italie et le Japon, renversa le char du progrès. Ces visions théologiques reposent à tort sur l’idée que les Etats et les Empires sont congénitalement impérialistes ; ils dévoreront leurs voisins sans remords. Ce qui est vrai seulement pour la seconde partie de la double affirmation. L’anti-impérialisme a été lancé par Adam Smith. Les raisons de la rupture étaient économiques : la rapide expansion des marchés amorcée par la Guerre de sept ans (dont l’Angleterre et la Prusse sortent vainqueurs, et qui lamine les colonies françaises en Amérique du nord) a rendu les Empires démodés. Alors que les découvertes géographiques, combinées avec des moyens de transport lent, avaient favorisé les plantations d’outre-mer, les moyens de transport plus rapides dévalorisèrent les conquêtes coloniales. Autre facteur défavorable aux plantations : en volume les exportations éclipsaient les importations ; l’idéal de l’acheteur céda la place à l’idéal du vendeur : vendre moins cher que ses concurrents. Ce fut la fin des désirs impérialistes coloniaux entre 1780 et 1880. Telle était l’attitude des gouvernements au moment où des sociétés capitalistes étaient en train d’envahir des continents entiers. Les gouvernements n’intervenaient pas dans la sphère des affaires privées. Permettre que la puissance de l’Etat et les intérêts commerciaux se confondent, ce n’était pas une idée du 19ème siècle. Les investissements se faisaient dans l’agriculture et dans le pays même. On continuait à juger les investissements à l’étranger comme risqués. Le changement se produisit simultanément et d’un coup dans tous les pays occidentaux les plus importants. Un de ces événements fut l’accroissement en rythme et en volume du commerce international, ainsi que la mobilisation universelle de la terre qu’entraînait le transport en masse de céréales et matières premières agricoles d’un coin de la planète à l’autre, à un coût minime. Les campagnes européennes furent frappées très durement. Le libre-échange tomba dans le passé et l’expansion de l’économie de marché se poursuivit dans de nouvelles conditions. Ces conditions étaient déterminées par le « double mouvement ». Le schéma de commerce international qui était en train de se répandre à un rythme accéléré était contrarié par la création d’institutions protectionnistes destinées à empêcher l’action globale du marché. De plus entre fin des années 1870 et premières années de la décennie suivante, les pays se transformèrent en unités organisées susceptibles de souffrir de bouleversements entraînés par toute adaptation brusque aux besoins du commerce extérieur ou des échanges extérieurs. L’étalon-or a hâté le développement de ces institutions protectionnistes. À partir de cette époque, les tarifs douaniers, les lois sur les fabriques et une politique coloniale active devinrent les conditions préalables à la stabilité de la monnaie extérieure. Le paradoxe de l’impérialisme c’est que des pays se refusent à commercer ensemble et sans distinction et qu’ils visent à acquérir des marchés outre-mer et en pays exotiques. Ce qui les a fait agir de cette façon, c’est la peur des conséquences semblables à celles que les peuples impuissants étaient incapables d’éviter. Ou tu manges l’autre ou tu es mangé par lui . La nation était tout aussi souvent le récepteur passif que l’initiateur actif des tensions. Pendant l’après-guerre, pour certains pays d’Europe centrale, la défaite créa des conditions extrêmement artificielles , comportant une violente pression étrangère sous forme de réparations exigées. Ce qu’une Allemagne vaincue eut à subir, tous les peuples jusqu’à la Grande guerre l’avaient enduré volontairement. Et le changement institutionnel se mit à opérer brusquement quand en Angleterre la phase critique de création du marché du travail, entraîna que les travailleurs fussent menacés de mourir de faim. Presque immédiatement la société et sans qu’elle fut précédée par un courant d’opinion, mit en place des mesures protectrices. La Dépression de 1873-1886 et la misère agricole accrurent les tensions de  façon permanente. Le nouveau Reich allemand imposa à la France la clause de la nation la plus favorisée. À la fin de la Dépression, l’Allemagne était dotée de droits de douane protecteurs, une organisation générale de cartel, instauré un système complet d’assurances sociales, et elle pratiquait des politiques coloniales à haute pression. Tous les pays occidentaux suivirent la même ligne. Que les interventions fussent justifiées ou non, les effets firent apparaître une faiblesse du marché mondial. L’impérialisme économique était d’abord une lutte entre les Puissances pour avoir le privilège d’étendre leur commerce dans des marchés sans protection politique. La pression de l’exportation était renforcée par la ruée sur les réserves de matières premières, causée par la fièvre manufacturière. Les affaires et le drapeau faisaient la course. Impérialisme et autarcie, telle était la tendance des Puissances qui se trouvaient dépendre de plus en plus d’un système économique mondial de moins en moins sûr. Et pourtant il était impérartif de maintenir l’intégrité de l’étalon-or. Ce fut l’une des sources institutionnelles de la rupture. Une contradiction semblable était à l’œuvre à l’intérieur des frontières nationales. Le protectionnisme contribuait à transformer des marchés concurrentiels en marchés monopolistes. De plus en plus les individus étaient remplacés par des associations. Finalement des structures de prix et de coût inadaptées prolongèrent les dépressions. Un équipement inadapté retarda la liquidation d’investissements qui n’étaient pas rentables, des niveaux de prix et de revenus iadaptés causèrent des tensions sociales. La tension allait transcender la zone de l’économie et il faudrait rétablir l’équilibre par ds moyens politiques. Le fait de vouloir continuer à séparer l’économique du politique fut l’autre source de la tension de rupture.

Nous sommes arrivés à la troisième partie du livre : la transformation en marche.

Chapitre 19 : gouvernement populaire et économie de marché

Lorsque le système international échoua en 1920, les questions presque oubliées du début du capitalisme reparurent. D’abord et avant tout celle du gouvernement populaire. L’attaque fasciste contre la démocratie populaire a ranimé la question de l’interventionnisme politique qui avait hanté l’histoire de l’économie de marché, puisque ce n’était qu’une autre manière d’appeler la séparation de l’économique et du politique. La question de l’interventionnisme eut pour points de départ l’établissement d’un marché du travail concurrentiel et la démocratisation de l’état politique. Townsend, Malthus et Ricardo érigèrent sur les fondations fragiles de la loi sur les pauvres l’édifice de l’économie classique, le plus formidable des instruments conceptuels de destruction qui aient jamais existé contre un ordre périmé. Vers le milieu des années 1820, Huskisson et Peel élargissaient les débouchés du commerce extérieur, l’exportation de machines était autorisée, l’embargo sur les exportations de laine était levé, les restrictions à la navigation était abolie, l’émigration était facilitée, tandis que la révocation formelle du Statut des artisans sur l’apprentissage et la fixation des salaires était suivie de l’abrogation des lois contre les coalitions. Bien que le temps fût venu d’un marché du travail, la « loi » des squires l’empêcha de naître. Le Parlement issu de la Réforme s’attacha à abolir le système des allocations. On reconnaissait que la simple absence d’intervention sur le marché du travail était un fait d’importance capitale pour toute la structure future de la société. Voilà pour la source économique de la tension. Au plan politique, la Réforme du Parlement de 1832 réalisa une révolution pacifique. Par l’amendement de 1834 à la loi des pauvres, ceux-ci étaient répartis en indigents (workhouses) et travailleurs indépendants qui gagnaient leur vie en travaillant pour un salaire. On vit apparaître sur la scène sociale une catégorie nouvelle de pauvres, les chômeurs… qui, pour le bien de l’industrie, ne devaient pas être aidés. Quand le mouvement chartiste demanda que les déshérités puissent pénétrer dans l’enceinte de l’Etat, la séparation de l’économie et de la politique cessa d’être une question académique : c’aurait été la folie de confier l’administration de la nouvelle loi sur les pauvres aux représentants de ce même peuple auquel ce traitement était destiné. L’exigence d’un gouvernement populaire fut la source politique de la tension. 

Dans ces conditions le constitutionnalisme prit un sens nouveau. La façon de voir de Locke ne dépassait pas les limites de la propriété foncière et commerciale et visait à interdire des actes arbitraires de la Couronne. Et cela aboutit à la création de la Banque d’Angleterre indépendante du gouvernement en 1694. Cent ans plus tard, ce n’était plus la propriété commerciale qu’il fallut protéger mais la propriété industrielle… contre le peuple. La séparation des pouvoirs fut utilisée pour séparer le peuple du pouvoir sur toute sa propre vie économique. Malgré le suffrage universel aux USA, les électeurs étaient impuissants contre des possédants protégés par la Constitution. En Angleterre la loi non écrite de la Constitution allait être : il faut refuser le droit de vote aux ouvriers. Il fallut attendre que la couche supérieure des ouvriers qualifiés créât des syndicats et se séparât de la masse obscure des travailleurs accablés par la pauvreté ; il fallut attendre que les travailleurs eussent acquiescé au système que la loi nouvelle sur les pauvres était destinée à leur imposer, pour que la couche de ceux d’entre eux qui étaient les mieux payés fut autorisée à participer aux conseils de la nation. On n’accorda de droits au peuple que quand l’affreuse adaptation se fut achevée. 

Ce qui s’était passé à propos du travail se répéta pour la monnaie. Bentham fut le premier à reconnaître qu’inflation et déflation étaient des interventions dans le droit de propriété : la première un impôt sur les affaires, la seconde une ingérence dans les affaires. Depuis lors le travail et la monnaie, le chômage et l’inflation ont toujours été, du point de vue politique, dans la même catégorie. Ricardo soutint que le travail et la monnaie étaient des marchandises et le gouvernement n’avait pas droit de s’en mêler. L’exemple américain (l’argent bon marché) et français (les assignats) montraient que le peuple pouvait détruire la monnaie. L’Amérique du 19ème siècle brandit le drapeau de l’inflation pour dresser les populistes face à Wall Street. En Europe l’accusation d’inflationnisme ne devint argument contre les corps législatifs démocratiques que dans les années 20. Depuis l’établissement de l’étalon-or, une élévation du niveau des salaires pouvait tout autant que l’inflation menacer la monnaie. L’une et l’autre pouvaient diminuer les exportations et en fin de compte déprimer les changes. Les indemnités de chômage pouvaient avoir autant d’effet pour déséquilibrer la balance budgétaire qu’un taux d’intérêt trop bas pour gonfler les prix, avec des conséquences tout aussi néfastes sur les changes. En Grande-Bretagne, la monnaie était depuis 1925 dans une situation malsaine. Le retour à l’or ne s’était pas accompagné d’un ajustement correspondant au niveau des prix, qui était nettement au-dessus de la parité mondiale. Snowden en entreprenant de restaurer la livre avait engagé son parti soit à endosser une baisse de salaires soit à s’engager dans le désert. Sept ans plus tard le parti travailliste fit les deux. À l’automne 1931 la saignée continuelle de la dépression commença à toucher la livre. C’est en vain que l’échec de la grève générale de 1926 avait garanti qu’il n’y aurait pas d’élévation ultérieure du niveau des salaires, il n’empêcha pas le poids financier des services sociaux de s’élever. On devait avoir soit une réduction des services sociaux, soit une baisse du taux de change. Puisque le parti travailliste était incapable de se décider, il fut balayé et les partis traditionnels réduisirent les services sociaux et quittèrent l’étalon-or. En même temps les traditions politiques du pays subirent un changement significatif. Le système des deux partis fut suspendu. Douze ans plus tard, cela ne reviendrait pas de sitôt. Sans aucune perte tragique de bien-être ou de liberté, le pays, en suspendant l’étalon-or, avait fait un pas décisif vers une transformation. Pendant la seconde guerre mondiale, cela s’accompagna de changements dans les méthodes du capitalisme libéral. Cependant on n’entendait pas que ce fussent des changements permanents ; par conséquent, ils ne mirent pas le pays à l’écart de la zone dangereuse. Dans tous les pays importants d’Europe, un mécanisme similaire était en action, avec des effets fort semblables : les partis socialistes durent quitter le pouvoir pour qu’on put sauver la monnaie. La responsabilité en était attribuée aux salaires trop élevés et aux budgets déséquilibrés. Ce genre de simplification ne rendait pas justice à la diversité des problèmes. Ce qu’on appelle l’expérience Blum (1936) nous en donne un autre exemple. Le parti socialiste était au gouvernement à la condition qu’aucun embargo ne soit imposé aux exportations d’or. Le New Deal français n’avait aucune chance de réussir. Une fois les socialistes bazardés, les partis bourgeois abandonnèrent l’étalon-or sans plus d’histoires. Ces exemples montrent combien le postulat d’une monnaie saine avait un effet mutilant sur des lignes politiques favorables au peuple. En Amérique, du point de vue politique, les gouvernements doivent demander, sur la monnaie et le crédit, l’avis des banquiers. Si le protectionnisme social ne conduisit pas dans ce cas à une impasse, c’est parce que les USA abandonnèrent l’or à temps. Car bien que cette mesure n’ait présenté que de minces avantages techniques, elle eut pour résultat d’enlever à Wall Street toute influence politique. Le marché financier gouverne au moyen de paniques. L’éclipse de Wall Street dans les années trente préserva les USA d’une catastrophe sociale du type de celles de l’Europe continentale. Cependant l’étalon-or n’était principalement une affaire de politique intérieure en Amérique qu’en raison de leur indépendance à l’égard du commerce mondial et de leur position monétaire extrêmement forte. Pour d’autres pays abandonner l’or c’était cesser de participer à l’économie mondiale. Avant que les changes ne forcent les décisions, la question des salaires augmentait la tension souterraine. La méthode de fixation des salaires par la grève serait un désastre dans toute société. Le travailleur n’a aucune sécurité d’emploi dans ce système (utilitariste) d’entreprise privée, circonstance qui implique une détérioration de son statut. Si on ajoute la menace d’un chômage massif, la fonction des syndicats devient vitale. 

Le libéralisme économique devint le fer de lance  d’une tentative héroïque pour rétablir le commerce mondial, pour écarter tous les obstacles évitables à la mobilité de la main d’œuvre et pour restaurer des changes stables. Car à moins que la confiance en la monnaie ne fût rétablie, le mécanisme de marché ne pouvait pas fonctionner… auquel cas il était illusoire d’attendre des Etats qu’ils se retiennent de protéger la vie du peuple par tous les moyens. Par la nature des choses, ces moyens étaient les droits de douane et les lois sociales. Il y avait une autre raison pour rétablir le système monétaire international : face à des marchés désorganisés et à des changes instables, le crédit international jouait un rôle de plus en plus vital. Avant la grande guerre, les mouvements de capitaux internationaux ne faisaient guère que contribuer à maintenir la liquidité de la balance des paiements. Le crédit n’était accordé qu’à ceux qui étaient dignes de confiance sur le terrain des affaires. Mais maintenant la situation s’inversa : des dettes avaient été créées pour des motifs politiques (le poids des réparations grevait l’économie des vaincus) et des prêts étaient accordés pour permettre le remboursement de ces réparations. Mais des prêts étaient aussi accordés pour des raisons de politique économique, dans le but de stabiliser les prix mondiaux ou de rétablir l’étalon-or. La partie saine de l’économie mondiale utilisait des crédits pour boucher les trous dans les parties désorganisées de cette économie. Et ce indépendamment des conditions de production et du commerce. On faisait artificiellement s’équilibrer les balances de paiements, les budgets, les changes dans un certain nombre de pays à l’aide d’un mécanisme de crédit international que l’on supposait tout puissant. Par la SDN entre 1923 et 1930, Genève utilisa le mécanisme du crédit international pour faire passer le fardeau des économies d’Europe de l’Est sur les épaules des vainqueurs occidentaux et des USA. L’effondrement se produisit en Amérique au cours du cycle habituel, mais au moment où il se produisit, le réseau financier créé par Genève et le système bancaire anglo-saxon entraîna l’économie de la planète dans cet horrible naufrage. Mais il y avait plus. Pendant les années vingt, selon Genève, les questions d’organisation sociale devaient être totalement subordonnés aux besoins du rétablissement de la monnaie. Les gouvernements devaient intervenir pour réduire les prix d’articles de monopoles, pour réduire les grilles de salaires acceptées, pour faire baisser les loyers. L’idéal du déflationniste en vint à être une économie libre sous un régime fort (état d’urgence, suspension des libertés publiques) qui imposa des prix et des salaires rajustés par le gouvernement. La primauté des changes impliquait un sacrifice qui n’était rien de moins que celui des marchés libres et de gouvernements libres, les deux piliers du capitalisme libéral. Genéve condamna les gouvernements inflationnistes qui subordonnaient la stabilité de leur monnaie à la stabilité des revenus et de l’emploi. L’obstination avecc laquelle, pendant ces dix années critiques, les tenants du libéralisme économique avaient soutenu l’interventionnisme autoritaire au service de politiques déflationnistes eut pour conséquence un affaiblissement décisif des forces démocratiques qui, sans cela auraient pu détourner la catastrophe fasciste. 

Le socialisme est la tendance inhérente d’une civilisation industrielle à transcender le marché autorégulateur en le subordonnant consciemment à une société démocratique. Les partis socialistes ont de la peine à réformer l’économie capitaliste (même lorsqu’ils sont bien déterminés à ne pas toucher au système de la propriété) car la simple possibilité qu’ils le fassent mine la confiance qui est vitale à l’économie libérale. Depuis la grande guerre, il s’est produit deux changements qui ont affecté la situation du socialisme. Le système de marché s’est montré si peu fiable qu’il s’est presqu’effondré ; et il s’est établi en Russie une économie socialiste.  La Russie s’est convertie au socialisme sans avoir d’industries, de population alphabétisée ni de traditions démocratiques, qui sont pourtant des préalables. Ses méthodes et ses solutions sont donc inapplicables ailleurs. Dans des périodes de calme, les partis socialistes étaient engagés à réformer le capitalisme, pas à le renverser.  La situation n’était pas la même en période critique. Alors on essayait des méthodes anormales allant jusqu’à ne plus respecter les droits de propriété. En réaction les adeptes militants de l’entreprise privée pouvaient jeter la confusion sur les marchés et occasionner des moments de panique. Il n’y avait plus de place pour les compromis. Le corps législatif, comme l’industrie, avait des fonctions formelles à remplir dans la société. Ses membres avaient la charge de former la volonté commune, de veiller sur l’ordre public, de mettre en œuvre des programmes à long terme à l’intérieur et à l’extérieur. Aucune société complexe ne pouvait vivre sans que fonctionnent un corps législatif et un corps exécutif de caractère politique. Un heurt d’intérêts de groupe ayant pour résultat de paralyser les organes de l’industrie ou de l’Etat représentait un danger immédiat pour la société. Pourtant c’est ce qui se produisit. Le parti ouvrier se retrancha dans le Parlement où le nombre de ses élus lui donnait du poids, les capitalistes firent de l’industrie une forteresse d’où ils régentaient le pays. Les corps populaires répondirent en intervenant brutalement dans les affaires, sans tenir compte des besoins de l’industrie telle qu’elle était. Les capitaines d’industrie s’occupaient de détourner la population de son allégeance aux dirigeants qu’elle avait elle-même élus démocratiquement, tandis que les corps démocratiques faisaient la guerre au système industriel dont dépendait la vie de chacun. Finalement le moment allait venir où le système économique et le système politique seraient l’un et l’autre menacés de paralysie totale. La population prendrait peur, et le rôle dirigeant reviendrait par force à ceux qui offraient une issue facile, quel qu’en fut le prix. Les temps étaient mûrs pour la solution fasciste.

Chapitre 20 : l’histoire dans l’engrenage du changement social

Si jamais mouvement politique répondit aux besoins d’une situation objective, au lieu d’être la conséquence de causes fortuites, c’est bien le fascisme. Elle proposait une manière d’échapper à une situation institutionnelle sans issue et qui était la même dans tous les pays. Le système économique qui risquait de se rompre devait ainsi reprendre vie, tandis que les populations seraient soumises à une rééducation destinée à dénaturer l’individu et à le rendre incapable de fonctionner comme unité responsable du corps politique. Cette rééducation, comportant les dogmes d’une religion politique qui rejetait l’idée de fraternité humaine sous touts ses formes, fut réalisée par une conversion de masse imposée aux récalcitrants par des méthodes scientifiques de torture. Ce n’était pas le nombre d’adhérents qui attestait sa force potentielle, mais l’influence des personnes haut placées dont les dirigeants fascistes avaient acquis les bonnes grâces : ils pouvaient compter sur leur influence sur la communauté pour les protéger contre les conséquences d’une révolte avortée, ce qui écartait les risques de révolution. Un pays qui approchait d’une situation fasciste avait des symptômes : la diffusion de philosophies irréalistes, une esthétique raciale, une démagogie anticapitaliste, des opinions hétérodoxes sur la monnaie, des critiques du système de partis et un dénigrement général du régime. La brusquerie avec laquelle « la solution » apparaissait suivait une longue période de latence. Les syndicats et les organisations politiques des travailleurs se dispersaient. La désintégration psychologique  fut telle qu’une poignée de rebelles armés enlevèrent des places fortes appelées citadelles de la réaction. Imaginer que c’est la puissance du mouvement qui a créé des situations comme celles-ci et ne pas voir que dans ce cas c’est la situation qui a donné naissance au mouvement, c’est passer à côté de la leçon primordiale des dernières décennies : le fascisme comme le socialisme était enraciné dans une société de marché qui refusait de fonctionner. Il faut ici distinguer l’impulsion fasciste sous-jacente (move) et les tendances éphémères avec lesquelles cette action fusionna dans différents pays. 

Ce move prit appui sur la contre-révolution et le révisionnisme nationaliste. Il suffit de lire les traités et les révolutions d’après-guerre : des soulévements dans les années vingt renversèrent des nombreux trônes d’Europe centrale et de l’est. Faire la contre-révolution c’était l’affaire des dynasties, aristocraties, Eglises mais aussi les industries lourdes et les partis qui leur était affiliés. Or le fascisme était une tendance tout autant dirigée contre le conservatisme que les forces révolutionnaires du socialisme. Or le fascisme apporta son appui au move contre-révolutionnaire et finit par le dépasser quand il fut jugé trop impuissant à accomplir la tâche : le changement social. Dans les pays vaincus par les armes, le problème national occupait le premier plan. Le désarmement permanent blessait profondément et le mouvement fasciste épousa ces ressentiments pour en porter la revendication. Il n’utilisa cette cause que comme tremplin comme on le voit dans d’autres pays où il joua la carte pacifiste et isolationniste.  Ainsi aux USA. Dans sa lutte pour le pouvoir politique, le fascisme est libre d’utiliser ou pas des questions locales ; son objectif transcende le cadre politique et économique : il est social. Il met une religion politique au service d’un processus de dégénérescence. Avant d’arriver au pouvoir ils font dans la pseudo-intolérance mais quand ils sont au pouvoir ils sont totalement intolérants. Là ils sont non-nationalistes et même impérialistes. Alors que les conservateurs avaient pu mener seuls leur contre-révolution, ils ne purent régler le problème national-international de leur pays. C’est en s’appuyant sur les mouvements nazis en son sein, que la diplomatie allemande opta pour une ligne nationaliste car là le problème n’avait pas trouvé de solution. 

Mais le rôle joué par le fascisme a été déterminé par un seul facteur, l’état du système de marché. Pendant les périodes entre 1917-1923 et 1924-1929, le fascisme perdit de son utilité aux yeux des gouvernements qui avaient rétabli le système. Après 1930 l’économie de marché était entré en crise et en quelques années le fascisme devint une puissance mondiale. La période 17-23 donna le ton : autour de ses besoins de retour à l’ordre. La philosophie anti-démocratique du fascisme trouva son terreau mais il n’y eut pas de traduction politique de ces idées. Mais après 1930 l’Allemagne fasciste prit le pouvoir sous la banière du nazisme. Un événement adventice amorça la destruction du système international, soit l’effondrement des cours à Wall Street. Et l’Angleterre et les USA sortirent de l’étalon-or. Concurremment, la Conférence sur le désarmement cessa de se réunir et l’Allemagne quitta la SDN. Ces événements symboliques inauguraient un changement spectaculaire de l’organisation du monde. À l’intérieur des pays le changement n’était pas moins total, car on sortit des gouvernements bipartites pour préférer les gouvernements de parti unique. Certaines nations étaient opposées au changement ; il fallut du temps à d’autres pour lui faire face quand il arriva. Parmi les nations favorables au changement il y avait les nations mécontentes auxquelles la fin de l’équilibre des Puissances offrit l’occasion. L’Allemagne  se dégagea du système international du capital, de la marchandise et de la monnaie de manière que le monde eut moins de prise sur elle ; elle visa l’autarcie économique et gaspilla ses réserves d’or, détruisit son crédit extérieur par une répudiation gratuite de ses obligations et réduisit sa balance de commerce extérieur à zéro, alors qu’elle était pourtant favorable. Elle n’eut pas de peine à cacher ses intentions. L’Angleterre sortie de l’étalon-or respectait les autres règles et ce en vue de la stabilité des changes et d’une monnaie saine. D’où les limitations qui lui furent imposées pour son réarmement. La stratégie et la politique étrangère UK étaient bridées par ses conceptions financières conservatrices. L’Allemagne en tira des avantages immédiats. La destruction du capitalisme libéral, de l’étalon-or et des souverainetés absolues fut le résultat de ses raids de pillage. Son plus grand avantage politique fut d’être capable de contraindre les pays du monde à s’aligner contre le bolchevisme. Mais l’unité sociale est plus importante que l’unité économique, la nation plus que la classe. La réussite russe est une surprise car les socialistes orthodoxes ne comprenaient la révolution socialiste qu’aux antipodes de ce phénomène. La révolution de 1917 est encore une révolution du 19ème siècle ce qui a marqué l’envolée de l’URSS se joua dans les années 30. Ici on instaura alors une économie socialiste. Et elle s’inscrivait dans une transformation universelle. Les échecs des premiers temps de l’expérience russe préparèrent l’invention déterminante des kolkhozes.

Conclusion : la liberté dans une société complexe

Je ne résume pas ces quelques pages qui développent le fond de la pensée de Polanyi. C’est à lire. Il revient sur la figure d’Owen dans un effort pour construire une troisième voie pour nos sociétés après les expériences du fascisme et de la société de marché. 

Il est intéressant de rapporter ici en annexe le point de vue de Georges Corm qui permet de compléter le tableau par un approfondissement des enjeux coloniaux au Moyen-Orient et en Europe sur ses frontières de l’Est islamique. À la suite de la guerre 14-18 des décisions ont été prises dont nous ressentons toujours les effets au Liban, Syrie, Egypte, Turquie qui sont des pays qui ont cherché une voie vers la modernité qui n’était plus dictée par les vues capitalistes de l’Angleterre, la France, l’Allemagne quand tombèrent les grands Empires, et au premier chef l’Empire ottoman. Georges Corm est économiste et historien, il est libanais. Il est né en 1940.

Georges Corm : l’Europe et l’Orient (ed.La Découverte, 2002)

En mettant en parallèle la balkanisation au cœur de l’Europe du 19ème siècle, avec la libanisation du Machrek, Corm pointe le rôle lié par le déclin des empires pluri-ethniques (austro-hongrois, ottoman et tsariste) sous la poussée des Etats-nations modernes. En s’appuyant sur Hannah Arendt, l’auteur porte un regard neuf sur les bouleversements nés du choc de la modernité européenne dans l’Orient contemporain : intrusion du wahabisme et du sionisme et création de l’Arabie Saoudite et Israël, mutations sociales des dirigeants du Machrek, révolution palestinienne et éclatement du Liban pluraliste. 

La première partie du livre parle de l’écroulement des empires. La poudrière balkanique c’est l’homme malade de l’Orient. L’Europe est divisée en trois empires. Les minorités dans ces trois ensembles malmènent la solidité de l’ensemble et sa stabilité. Les Grandes Puissances (France, Angleterre, Allemagne..) ont déposé des bombes qui dans les Balkans déclencheront une série d’explosions généralisant le conflit. Le moteur de cet affrontement c’est l’Etat-nation, comme réalité plus ou moins indigeste. Dans les jeux de l’équilibre européen , il y a toujours eu des guerres, mais pas nécessairement entre deux nations, car les conflits entre systèmes de pouvoirs peuvent avoir pour base le patrimoine, la féodalité, la monarchie, la tribu, le nomadisme, des mélanges où dominent de grandes familles face à l’Eglise. C’est la guerre de 30 ans (jusque 1648) qui jette les germes de la modernité. Les droits de l’homme, du peuple, face aux nobles qui enrôlent de force dans leurs guerres, émanent de la Révolution française ; cela va plaire aux Tchèques qui démoliront l’empire austro-hongrois de l’intérieur. Le catholicisme qui va de paire fait contre-feu à la velléité protestante des Prussiens ou aux accents orthodoxes du côté de la Russie et de la Grèce. Quant à l’empire ottoman, il serait mort depuis longtemps s’il n’avait été maintenu en place par des Etats-nations rivaux. Les Allemands iront vers la Turquie, les Français vers le Liban suivant les intérêts économiques sous-jacents aux politiques coloniales. Entre mythes et réalités, se sont forgées des identités nationales. Pour lire cette histoire, Corm développe une méthode critique qui fait jouer les forces extérieures en plus des forces endogènes au cœur de tout processus d’élaboration d’une conscience nationale. S’en suit à la clé, une définition du peuple dans un contexte fortement marqué par la philosophie d’Hegel (intéressé par les cultures centrées autour de la notion de race). Puis on en viendra à l’analyse d’Hannah Arendt sur l’impérialisme lu comme une perversion des valeurs démocratiques. 

Dans une seconde partie, on étudie la première guerre mondiale et ses conséquences sur l’Orient méditerranéen. Il apparaît que les USA prennent du poids quand ils tentent de proposer une diplomatie nouvelle qui à terme créera un nouveau tableau : l’opposition des blocs Est-Ouest. En chemin on croise Polanyi qui dénonce le vide créé par les Puissances dans des zones où les traités n’ont rien précisé, car les appétits des grands se heurtaient sans arriver (sans vouloir arriver ) à des solutions raisonnables. On croise l’utopie de Wilson et son rêve d’une SDN allant à l’encontre des vues européennes inspirées de Kant sur la paix. Au lendemain de la guerre, les européens signèrent des traités tout en cherchant dans les espaces laissés hors définition à soutenir des intérêts locaux et à contenir le tout par un saupoudrage de faveur à des clientèles économiques et religieuses. Toynbee montre bien les rapports Grèce-Turquie et comment ils ont été démolis. Globalement deux traités vont créer les conditions d’une poudrière au Moyen-Orient (la Turquie, un grand Etat reliant l’Irak au Koweit) : soit le traité de Sèvres qui laissa en plan toutes les minorités du coin ; et le traité Sykes-Picot de 1916 où on fit taire l’utopie wilsonnienne qui voulait en passer par des referendums soucieux de respecter la voix des peuples.

La troisième partie montre alors l’importance de deux jokers, le sionisme et le wahabisme. Comme en Europe du sud, les suites de la guerre 14-18 et les traités créent une « balkanisation » au Proche-Orient (par souci de distinction, Corm parle ici de libanisation des provinces arabes de l’empire ottoman). Deux Etats manquent à l’appel : le Kurdistan et l’Arménie. Par contre surgiront de nulle part, l’Arabie et Israël. La balkanisation aura été la création de mini-Etats centrés sur des différences ethniques alors que la « libanisation » sera centrée sur des différences religieuses. Ce qu’était le vœu des populations se retrouva consigné dans un rapport que l’on s’empressera d’enterrer : le rapport King-Crane. Le traité Sykes-Picot influença le point de vue d’une commission qui s’intéressait de trop près à la question syrienne en lien avec le Liban et le sort des palestiniens. L’enjeu était de séparer cet ensemble de la question de la Mésopotamie et de l’Egypte qui étaient chasse gardée de l’Angleterre défendant la route des Indes. La commission du coup ne s’intéressera pas à Hedjaz (qui deviendra l’Arabie Saoudite). Mais « diplomatiquement » elle s’intéressa à l’Arménie, le sort des kurdes et à la Grèce. De nouveau parler de la Syrie c’eut été s’opposer aux Français (qui ne veulent pas du roi Fayçal et qui cassent le rêve de la Grande Syrie par l’invention d’un Liban indépendant). À côté, la commission traita du « foyer national juif » que la recommandation Balfour avait soutenu. Le rapport souligne le danger d’une implantation massive et militairement appuyée. Il y avait des voix divergentes autour de la difficile question du nationalisme, indigeste dans des mentalités fondées tout autrement, spécialement côté musulman. On ne doit pas comparer les élites de ces différents pays qui ont mûri entre 1920 et 1950 : entre les deux il y aura eu l’effet des idéologies entre autre socialistes colorant les aspirations nationalistes. Le mouvement sioniste n’intéresse pas les juifs. Il sera porté par les protestants anglais marqué par la vision de Hobbes et son modèle biblique de l’Alliance. La France ne sera pas en reste car cela arrange l’Europe d’exporter ses problèmes. Il faudra revenir sur ce mode de règlement des contradictions internes à la notion de nation moderne occidentale. Israël convient à l’Occident ; et l’Arabie saoudite ? Elle va s’installer sur une référence sans aucun lien avec la culture islamique profonde (Perse) car en lien avec la Grèce et l’Inde. Le wahabisme nait au 17ème siècle avec Mohammed Abdel Wahab ; il n’a rien du tout à voir avec l’Aufklärung qui éclaire l’Europe, laquelle atteindra les sociétés urbaines arabes à la mi-temps du 19ème siècle. Ici on se retrouve face à une coupure d’avec l’Islam classique dès lors que ce nouveau courant s’accroche à l’enseignement de Ibn Taimi’ya, extrémiste refusant toute ouverture philosophique et mystique. (Ce personnage du 16ème siècle sera adulé par les Frères Musulmans). En 1749 il y a aussi la rencontre de Mohammed Ibn Saoud qui est chef bédouin sur les plateaux déserts du Nedjd. Cette rencontre sera renforcée par deux tentatives de création d’un royaume par Saoud III (1803, 1815). (C’est d’Egypte que partira en fait la grande réforme de l’Islam). Mais le wahabisme survit avec Ibn Saoud IV puis trouvera son envol quand les anglais déployèrent une cacophonie monstre en soutenant Chérif Hussein de La Mecque d’un côté, et les « saoudiens » de l’autre, …dont ils freinent les ardeurs en plaçant le fils du Cherif à la tête de la Jordanie. En restant fidèles au traité Sykes-Picot, les anglais laissent le champ libre aux saoudiens en assistant à la décapitation du projet de la Grande Syrie. Les Hachémites diminués se replieront sur Bagdad. Les anglais avec les français sont les responsables du déséquilibre de la région. Un nationalisme moderne arabe se heurta aux colonialistes qui n’en voulaient pas. Ici germe une menace susceptible de créer un nouvel empire, car le pétrole arrive. Mais qui occulte totalement les dimensions sociales des « jeux » de puissance.

La quatrième partie va aborder la légitimité politique dans les mutations sociales de l’Orient arabe contemporain. L’histoire est remplie de guerres civiles en Europe ; il en va de même au Moyen-Orient sauf que l’Islam ne tolère pas bien les réformes en son sein. Cela s’observe du temps de la Nahda. Ce terme désigne la Renaissance égyptienne au 19ème siècle avec Mohammed Ali, Abdel Rahman el Kawakibi, Quassem Amin, Ahmad Amin. Tous ces leaders sont porteurs d’une définition de l’Islam aux antipodes de la conception de Hassan el Banna, l’auteur idéologique du mouvement des Frères Musulmans. Il faut ici lier l’analyse au plan économique avec les effets néfastes de la pénétration européenne car cela occasionna une résistance subtile par les élites culturelles arabes. Si le choc économique rendit obsolète les « bazars » qui faisaient vivre tout un chacun, dans le domaine de la culture, la résistance aux vues européennes fut conduite par les ulemas. Ceux-ci, accompagnateurs attentifs dans toute la période de l’empire ottoman jusqu’à sa dissolution, vont promouvoir une ouverture contrôlée à la modernité en même temps que se développait une classe bourgeoise formée à la nouvelle réalité des affaires économiques et politiques sous l’influence coloniale. La grande erreur serait de vouloir, dans ces élites, opposer les chrétiens aux musulmans car c’est ensemble qu’ils feront avancer les idées depuis les universités jusque dans les grands corps d’Etat, la presse, et chez les grands patrons commerciaux. Les représentants des courants nationalistes et religieux sont minoritaires dans l’ensemble de la période où s’épanouit la Nahda. À côté de ce grand mouvement, il y eut en 1950-70 un apport d’élites nouvelles issues des coups d’Etat militaires. On est dans un tissu très complexe : il y a à travers les filières des corps d’Etat apportés par le colonialisme, émergence d’une classe moyenne. L’armée sert aussi d’ascenseur social. Et puis il y a les Frères Musulmans de Saïed et Quotb. Mais entre ces pôles opposés, il faut mentionner  les réformateurs conservateurs. En géopolitique, l’Arabie saoudite voit mal une Egypte moderne se renforcer. De même qu’elle redoute une entente entre l’Irak et la Transjordanie hachémite. Tout ça baigne en plus dans des idées très en vogue résultant de lectures marxistes et socialistes. Les officiers « Jeunes Turcs » serviront de modèle aux militaires arabes qui cherchent une autre voie que les visions illuminées de l’Arabie saoudite wahabite. Mais un premier dérapage en Turquie refroidira le mouvement moderne qui cherchait un nationalisme arabe laïque mobilisateur de tous les groupes sociaux, musulmans et non-musulmans. C’est regrettable parce que ce courant moderne promettait de garder ses distances par rapport aux USA tout autant que par rapport à l’URSS. À la place il y eut le coup d’Etat de Nasser : s’il attaque l’Arabie saoudite, il attaque aussi les Hachémites, ce qui a pour effet pervers de rapprocher ces deux derniers. Le grand penseur de la modernité c’est Sati’el Hosari car il exerça son influence en Syrie et en Irak. Subtilement ce meneur dénonce le nationalisme religieux utopique mais aussi le nationalisme à base de conscience d’une hiérarchie des races (parti Baath). Il n’y a pas d’arabéité uniquement musulmane, il n’y a pas non plus de race arabe. Il y a la langue et surtout la civilisation. Pourquoi ces idées n’ont-elles pas triomphé ? Parce que la petite bourgeoisie, freinée par la haute bourgeoisie qui fut à l’origine de la Nahda, n’a pas d’autre issue que d’entrer à l’armée si elle refuse les voies des Frères Musulmans ou des communistes. Cette armée est et restera faible, à l’ombre des partis uniques qui sont impulsés par les Grandes Puissances occidentales. C’est alors que la création de l’Etat d’Israël change la donne. La première guerre de Palestine est une victoire pour Israël qui par contre-coup ébranle le prestige de plusieurs pays (sauf le Liban et la Jordanie qui en réchappent) : l’Egypte, la Syrie et l’Irak. La Syrie est devenue une curiosité aux contours mal taillés entre Damas et Alep et elle rate son entrée dans la modernité pensée par Hosari. C’est alors que l’avènement des millionnaires du pétrole islamique change la donne. Tout ceci omet de parler de la situation des chrétiens et des juifs dans le Maghreb et le Machrek. Leur sort est rejeté à l’arrière-plan de préoccupations d’hégémonie par la Jordanie et surtout l’Arabie quand le pétrole devient une arme de guerre contre les nouveaux Etats arabes républicains frappés au sceau de la Nahda et ce qui en resta. Saoud V est un personnage falôt qui vit au Caire laissant son frère Fayçal installer une idéologie wahabite fascisante.  Une classe sociale arabe va lui faire la cour pour avoir accès à la manne pétrolière (les entrées sont surveillées étroitement) et il faut faire allégeance. Les chrétiens arabes ne sont pas exclus mais dans des limites plus strictes. L’effet de tout ça, c’est qu’en essaimant en dehors des frontières son modèle militaro-mercantile, l’Arabie pervertit la Syrie de Hafez el Hassad. Restent quatre phénomènes importants dans la mesure où leur nouveauté réussit à s’imposer : la mauvaise gestion économique des petites bourgeoisies au pouvoir ; le poids des dépenses militaires ; la circulation improductive de la rente pétrolière ; la croissance démographique galopante. Dans le cas particulier où l’Irak s’allie à l’Iran dans leurs guerres, ce qui apparait c’est un effort de trouver une stabilité devant les tremblements de terre causés dans la région par l’Arabie saoudite. Pour résister il faut trouver des appuis extérieurs chez les Occidentaux ; l’ordre islamique ne fait pas le poids et s’alignera lui aussi. Les Hachémites n’ont jamais pu imposer aux Occidentaux leur idée d’unir tous les pays du Croissant fertile. À la place c’est la ligue des Etats arabes qui aura sa préférence. Pourtant à côté de cette tribune creuse, l’Irak préfère s’inscrire au sein du Cento, sorte d’OTAN dans la région où il retrouve l’Iran et le Pakistan. Au même moment l’Occident se fourvoie dans la guerre de Suez, offrant à l’URSS l’occasion d’entrer sur la scène via les classes de la petite bourgeoisie bien plus qu’à travers les partis communistes. Et les russes séduiront ainsi les non-alignés. Tout se met alors à bouger. Rabat, en 1969, crée le COAEI, organisation des Etats islamiques anti-soviétiques. C’est alors qu’on crée la Banque de développement islamique qui prète ses DTS au FMI pour la satisfaction soulagée de l’Occident. Un autre dérapage de l’ordre islamique va soudain rebattre les cartes. La révolution iranienne de Khomeiny éclipsera les rêves hachémites et effacera les rôles clés tenus jusque là par l’Egypte et la Syrie face à Israël. L’Egypte et l’Arabie saoudite sentant où le vent tourne s’adaptent de façon opportuniste. C’est nettement moins simple en Irak et Syrie où sont solidement implantées deux dictatures nationales laïques. Les tensions se déplaceront alors faisant éclater le Liban et réglant le sort de la révolution palestinienne.