Il y a ici une étude sérieuse du mécanisme de l’erreur. C’est le moment révélateur où l’acte de penser en charge de disqualifier quelque chose, le fait advenir. Heidegger veut éradiquer par son acte, le nihilisme. Mais le résultat de son travail est de le renforcer.
Point 1 : où voit-on aujourd’hui un travail de pensée qui puisse passer pour de la philosophie ?
C’est par une nécessité inscrite dans l’époque que la philosophie ne désigne plus désormais que le commentaire de la philosophie. L’oeuvre du plus grand penseur sans conteste de ce temps, Heidegger, ne fait pas même oeuvre.
C’est en dehors de l’Université ou sur ses franges qu’à la fois une contrefaçon 2 fois épigonales (concernant le disciple d’un maître mais qui est sans talent) s’est bruyamment arrogée le titre de philosophe, à savoir Sartre dans l’ombre de Hegel et de Marx.
Des penseurs à l’exigence autrement rigoureuse, et d’une toute autre sobriété, Walter Benjamin, Wittgenstein, Bataille et Blanchot, n’ont cessé de faire l’épreuve, à sa limite, du pouvoir-philosopher.
La limite est la limite du possible. Il y avait, au départ de la philosophie, c’est à dire dans l’initiale indication, que « être et penser sont le même » et que ce même est le lieu de la vérité, une réserve de possibles. Ces possibles se sont épuisés et un tel épuisement ne date pas d’hier. Il s’est fait sentir dès le moment où c’est dans la tension qui la constituait en propre, la tension métaphysique, que la philosophie s’est d’elle-même mise en cause.
Cette mise en cause prend depuis forme de recul dans des thèses : dès le moment où la thèse sur l’être est devenue thèse sur l’être comme thèse, toutes les thèses qui se sont succédées, Husserl, Heidegger, Sartre, se sont abîmées dans l’appel à une volonté de thèse vouant ainsi la volonté à ne plus rien vouloir que sa propre thèse.
Par la domination scientifique sur le tout de l’étant, il n’est plus rien resté à la philosophie, aucun domaine de l’étant que la technoscience n’ait à l’avance pris en charge à partir d’une position de l’être déjà advenue dans la philosophie même : la philosophie est finie.
C’est à l’habitus volontariste qu’il faut précisément renoncer. Un très obscur impératif, au delà ou en deçà du simple refus de ce qui est dominant, commande de laisser s’effondrer en nous la philosophie. Une telle déssaisie réclame assurément une disposition. Mais elle relève d’autant moins d’une décision qu’elle est en réalité ce que nous impose l’époque, soit de reconnaître qu’il est arrivé et ne cesse d’arriver quelque chose qui contraint à la déssaisie.
Point 2 : la question de l’être ne pouvait en aucun cas faire une nouvelle thèse sur l’être ni donner lieu à une quelconque conception du monde
La délimitation et la dé-construction de la philosophie (plusexactement de l’ontologie) ne constituent pas une philosophie.
La question de l’être n’est pas une invention de Heidegger relevant de son seul choix ou de sa seule position philosophique. On ne peut feindre d’ignorer l’incommensurabilité qu’il y a par définition entre une thèse sur l’être et la question de l’être.
C’est Adorno qui pointe où Heidegger se trahit lui-même. La naissance et l’installation de l’heideggérianisme trouve en réalité son explication dans Heidegger lui-même. C’est qu’à 2 reprises au moins Heidegger, de lui-même, s’est prêté à la philosophie : lors de l’engagement politique de 1933- 1934 et lors de « la production d’une autre pensée » qui s’appuyait sur Hölderlin. Encore qu’il ne fasse aucun doute que la prédication hölderlienne soit la poursuite et la continuation du discours philosophico-politique tenu en 33.
Ce qu’on peut déceler de philosophique dans Heidegger ne consiste pas à l’évidence dans la part positive ou thétique de son discours, cela ne consiste pas non plus dans sa part idéologique, il n’est pas même assuré que le philosophique soit décelable dans telle ou telle résistance parfois opposée par Heidegger à ce qu’il a lui-même mis en route au titre de la destruction.
Mon hypothèse est celle-ci : l’engagement de 33 s’autorise de l’idée d’une hégémonie du spirituel et du philosophique sur l’hégémonie politique elle-même. Les énoncés sont purement et simplement programmatiques et s’organisent du reste en de multiples appels. Une nouvelle mythologie apparait en négatif, c’est à dire sans apocalypse de nom (Occident sauvable) ni réputation de lieu (par l’Allemagne), d’où méfiance. Pourquoi la méfiance ?
Point 3 : la visée du politique est ce qui éclaire le mieux à posteriori le style et le propos de 33
Politique signifie historial.
C’est pourquoi l’engagement de 33 n’est ni un accident ni une erreur. C’est déjà dit dans « Sein und Zeit » section 2 chapitre 5 : la référence positive au Nietzsche de la 2ème Intempestive, texte lui-même très politique, tout comme l’allure globale de l’entreprise est entièrement fondée sur la répétition, telle que son livre sur Kant en élaborait le concept. Cette référence impliquait en effet déjà que la question du destin spirituel de l’Occident européen et de la re-fondation historique de l’Allemagne fut pensée, le moment venu, en ces mêmes termes… (À Cassirer il dira) : « il n’y a d’effectivité véritable que là où il y a résistance ; la philosophie a pour tâche d’arracher l’homme à la paresse d’une vie qui se bornerait à utiliser les oeuvres de l’esprit, de l’arracher à cette vie pour la rejeter en quelque sorte dans la dureté de son destin ».
Tout l’enseignement fut consacré à une explication avec le national-socialisme. Il s’agit d’une croyance. Qu’une telle croyance ait donné lieu à un geste purement philosophique ne relève pas d’un accident survenu à la pensée mais révèle ce qui ne cesse de menacer la dite « pensée », son danger.
Un TRIEB indéracinable reconnu par Kant et Nietzsche est au coeur le plus secret de la pensée elle-même ; le mot de Nietzsche « Dieu est mort » vient dire exactement la circonstance, c’est à dire l’être-abandonné ou la déréliction de l’homme aujourd’hui au milieu de l’étant.
En 1933 Heidegger ne se trompe pas. Mais il sait en 1934 qu’il s’est trompé, non sur la vérité du nazisme mais sur sa réalité. Le « mouvement » est resté sourd à l’injonction solennelle, l’adresse s’est donc muée en maladresse et il s’est révélé précisément accomplir ce contre quoi Heidegger le croyait appeler à lutter : le nihilisme.
Le nihilisme c’est ce au sein de quoi ne peut pas advenir « la rencontre entre la technique déterminée planétairement et l’homme moderne ». On dira donc qu’il est fondé de parler de « mirement » (action de se regarder dans un miroir leurrant). Heidegger a surestimé le nazisme et probablement passé à pertes et profits l’antisémitisme, l’idéologie, la brutalité expéditive. Ce n’est pas une erreur que d’admettre le nazisme, c’est une faute…même si elle ne dure que 10 mois.
Post scriptum 1
En évoquant Platon, je (LL) me contente de parler d’attitude et de geste, de posture si l’on veut similaire, m’inspirant en cela d’une remarque de Hannah Arendt, dans son texte « Heidegger a 80 ans » où elle compare ou plutôt fait comparaître Platon et Heidegger au titre d’une même soumission fascinée au tyran. Je persiste à croire que la Führung telle que la pense Heidegger n’est pas étrangère à la BASILEIA platonicienne. Lacoue Labarthe étaie son propos en proposant des extraits du discours du rectorat : DIKE est un concept métaphysique et non, à l’origine, moral ; il nomme l’être eu égard à l’ajointement essentiel de tout étant. Le savoir concernant la DIKE, les lois de l’ajointement de l’être et de l’étant, est la philosophie.
C’est pourquoi la connaissance décisive de tout ce dialogue sur l’Etat (« la République » de Platon) énonce : DEI TOUS PHILOSOPHOUS BASILEUEIN (ARKHEIN), il est d’une nécessité essentielle que les philosophes exercent la souveraineté. Cette proposition n’entend pas que les professeurs de philosophie doivent arranger les affaires de l’Etat mais ceci : les modes de comportement fondamentaux qui portent et déterminent l’être commun doivent être fondés sur le savoir essentiel, sous la condition, bien entendu, que l’être commun en tant qu’ordre de l’être se fonde de lui même et n’emprunte par ses critères à un ordre différent. La libre auto-fondation du DASEIN historial se soumet elle même à la juridiction du savoir, et non de la croyance, si l’on entend par là une promulgation de la vérité qui s’autoriserait d’une révélation divine. Tout savoir est, dans le fond, le lien à l’étant tel qu’il s’installe de lui même en plein jour.
Point 4 : d’où juger ? au nom de quoi ou de qui ?
Ce qui fait défaut désormais ce sont les noms, et d’abord les noms sacrés (« Occident », « Allemagne » ) qui de multiples manières régissaient, et régissaient seuls, l’espace public où se déployait la vie éthique. Je ne risquerais pas le mot faute si Heidegger lui-même n’en avait pas fait aveu lors de la mort de Husserl. La faute ne consiste pas dans le compromis car il a toujours proclamé son désaccord politique sur le nationalisme obtus, le traitement socialiste de la question du travail, l’antisémitisme. Adhérer c’était nécessairement adhérer au racisme et croire au mouvement c’était lui attribuer une valeur par rapport à quoi un peu de racisme est acceptable.
La question c’est que Heidegger n’a rien dit après la guerre !! Il y a donc refus d’admettre qu’il est du devoir de la pensée de l’affronter à cette chose là, apocalyptique. C’est que l’extermination des juifs est un phénomène qui pour l’essentiel ne relève d’aucune logique autre que spirituelle, historiale. Ce n’est ni plus ni moins que l’Occident en son essence qui s’est révélé et qui ne cesse depuis de se révéler. Et c’est à la pensée de cet événement que Heidegger a manqué.
En tant que projet systématique ordonné à une idéologie, on est assurément fondé à penser que l’extermination n’est pas une réalité neuve en Europe. Une Idée en fut la raison : depuis « le massacre de Mélos » la démocratie athénienne sait quoi penser d’elle même : car ce massacre la précipita dans son déclin. À chaque fois il y a un enjeu proprement politique, économique ou militaire, les moyens étant ceux de la lutte armée ou de la répression judiciaire et policière. À chaque fois une foi ou une raison préside à l’opération.
Dans le cas d’Auschwitz rien de tel. Les juifs n’étaient pas une menace ou plutôt ils étaient une menace en tant que décrétés tels, c’est à dire élément hétérogène. Ils n’étaient une menace que pour une nation en souffrance de sa propre identité et en effet affrontée d’autre part à des menaces intérieures et extérieures très réelles. En outre les juifs étaient traités comme on traite des déchets industriels ou une prolifération de parasites. Cette opération de salubrité n’a aucune réponse dans l’Histoire. Nulle part, ailleurs ou en aucun temps, ne s’est vue une volonté de nettoyer et de faire disparaitre totalement une souillure compulsivement et sans même le moindre rituel. Rien de sacrificiel. Et s’il est vrai que l’époque est celle de l’accomplissement du nihilisme, alors c’est à Auschwitz que cet accomplissement a eu lieu, sous sa forme informe la plus pure. Dieu est effectivement mort à Auschwitz en tout cas le dieu de l’Occident gréco-chrétien.
Point 5 : je propose d’appeler césure un tel événement, pure parole, comme le dit Hölderlin
Du point de vue formel, cette définition de la césure n’offre pas la moindre difficulté : si la tragédie est un AGON réglé entre 2 représentations du divin (sagesse, UBRIS) qui va s’exaspérant, et si la loi dans la tragédie est plutôt la loi de l’équilibre, alors la césure est structurellement nécessaire pour garantir cet équilibre. Cela veut dire que le moment de la césure est le moment où la vérité du conflit des représentations apparait comme telle : la représentation y apparaît en elle-même. La césure ne s’explique que par la nature du transport tragique, arrachement et saisissement (allons voir l’élu retiré du groupe de force dans le mythe de la caverne platonicienne), pure extase qui voue l’homme sous l’influence de l’élément dieu à la sphère excentrique des morts. La tragédie représente par la mort du héros la séparation infinie de cette pure monstruosité (UBRIS) qu’est la collusion infinie de l’homme et de dieu. De la sorte, la tragédie a pour effet propre de purifier le transport vide de l’enthousiasme.
La leçon est kantienne, et par conséquent de forme judaïque. C’est cette loi de la finitude qui fonde et ordonne la tragédie. Dans l’Histoire, cette loi prend la forme du détournement catégorique de dieu, qui fait impératif pour l’homme d’avoir à se retourner vers la terre. Le dieu se donne immédiatement comme l’abîme, le chaos de son retrait. Il faut marquer que ce moment, qui est moment d’oubli de soi (le signe zéro) comme de dieu, est la condition de possibilité de toute mémoire et de toute infidèle fidélité, c’est à dire de toute pensée. À cet immédiat retrait de l’immédiat, à ce détournement catégorique qui est purement et simplement la catastrophe, il faut impérativement que l’homme se soumette. Mais 2 précisions s’imposent et en outre pour Auschwitz, il y a déviation. Les 2 précisions sont : césure ne peut se dire que d’un événement nul où se révèle le néant ; césure coupe une tentative d’immédiateté, c’est à dire une faute vis à vis de la loi historiale de la finitude…à ceci près mais c’est également ce qui change tout, qu’Auschwitz est le lieu d’une dissociation : ceux qui subissent le détournement catégorique sous la forme inédite, non pas même de la mort, mais de l’épuration simple, ne sont pas ceux qui ont voulu l’immédiateté ni commis la faute, mais ceux là sur qui ceux ci se sont littéralement déchargés (ordures).
Post scriptum 2
Lacoue Labarthe revient sur la dissociation :
C’est aussi bien dans l’impossibilité de cette limitation générale que l’Allemagne s’est littéralement épuisée, succombant à une sorte de psychose ou schizophrénie spirituelle, historique, dont certains de ses génies les plus prestigieux, de Hölderlin à Nietzsche, ont été les signes, les victimes, prémonitoires. Seule du reste la logique schizophrénique était à même d’autoriser l’impensable qu’est l’extermination ; et l’actuelle division de l’Allemagne est comme symboliquement le résultat ce processus. L’Allemagne n’existe toujours pas, sinon dans la détresse de ne pas exister.
Lacoue Labarthe insiste sur le rejet de la métaphysique, par son dépassement : la douleur qu’il faut d’abord éprouver et dont il faut soutenir le déchirement jusqu’au bout est la compréhension et la connaissance que l’absence de détresse est la détresse suprême et la plus cachée, qui, du plus loin qu’elle soit, commence à peser sur nous.
Point 6 : mon hypothèse est ici que ce n’est pas du tout dans le discours de 33 qu’il faut chercher la politique de 33 mais dans le discours qui succède à la rupture ou au retrait et qui se veut en tout cas une explication avec le national-socialisme, au nom de sa vérité
L’art est mise en oeuvre de l’ALETHEIA. L’oeuvre se substitue au travail et subtilement Heidegger prône un national-esthétisme. Ceci est un décalage, une énorme différence par quoi se saisit l’essence même du nazisme, et par conséquent du politique. Il n’y aura de salut pour l’Allemagne, c’est à dire de possibilité pour elle en tant que peuple de s’inscrire dans l’Histoire et de répondre à sa destination spirituelle et historiale, que si les allemands se mettent à l’écoute de Hölderlin.Dans la déception du projet de l’auto-affirmation de l’Université, la science qui soutenait tout ce projet cède le pas à l’art, à la pensée poétique. L’Allemagne accédera à elle même et à l’Histoire lorsqu’elle sera capable de faire résonner le non dit et la non pensée mais pourtant proféré encore enfermé dans la parole grecque. Car alors elle aura trouvé sa langue propre. Seul un mythe est à même de permettre à un peuple d’accéder à sa langue propre. La voix de Hölderlin est cette voix angélique qui annonce le dieu à venir et en prépare la venue, c’est à dire découvre en nommant l’espace-temps du sacré. Romantisme ? Non, parce que Heidegger prend au plus haut point au sérieux l’Esthétique de Hegel : parce que pensée à partir de la métaphysique toute entière, elle aboutit dans un verdict touchant la fin de l’art. Hegel pour Heidegger pose une sorte d’appel : détrompez-moi ! Et la réponse de Heidegger, c’est que la question hégélienne appelle un commencement de réponse en dehors du langage de l’esthétique. Pour Hegel pourtant la répétition du grand art qui a pris fin (l’art grec) est la répétition de ce qui n’est pas advenu. L’art grec n’a jamais ressuscité. Il n’y a donc aucune stratégie possible, et donc pas de romantisme à la Schiller, Wagner, Rosenberg ! Le problème avec Hegel c’est qu’il n’adhère pas au national-socialisme car cette conception lui est réfractaire. Alors Heidegger fait tout seul l’hypothèse d’un quand même, et si on essayait…
Point 7 : la politique (la cité) relève d’une plastique, formation et information, fiction au sens strict
Le politique relève de la TECHNE au sens où elle est pensée comme l’accomplissement et la révélation de la PHUSIS elle même. L’activité de l’Esprit ne possède pas encore ici en soi même la matière et l’organe pour se manifester mais elle a besoin du stimulant et de la matière de la Nature : ce n’est pas encore la spiritualité libre se déterminant par elle même mais le naturel se formant en spiritualité. La Grèce est le lieu de la TECHNE, de la MIMESIS. L’oeuvre d’art subjective est la formation de l’homme lui même, la belle corporéité que façonnent les jeux où le corps se transforme en organe de l’Esprit. L’oeuvre d’art objective est la forme du monde divin, l’art comme religion dont l’objet est le concept même de l’esprit grec. Enfin l’Etat réunit les 2 côtés. Dans l’Etat, l’Esprit est non seulement objectivement l’objet formé comme divin, non seulement formé subjectivement en vue de la belle corporéité mais c’est un Esprit vivant, général, qui est aussi l’Esprit, conscient de lui même, des individus particuliers.
Hegel et Nietzsche ont identifié le politique à l’esthétique. Une telle identification est au départ de l’AGON mimétique où l’un comme l’autre ont vu l’unique chance pour l’Allemagne de pouvoir s’identifier et parvenir à l’existence. L’ Allemagne n’invente la double Grèce (c’est à dire une Grèce tragique et déchirée selon la division même avant tout sacrée du théâtre athénien) que pour atteindre un modèle plus archaïque. Dans l’AGON mimétique qu’elle livre avec l’Ancien, l’Allemagne cherche une autre Grèce que celle tardive qui s’est transmise à l’Europe moderne à travers le filtrage romain. Le national- socialisme atteint-il ce double fond et reste-t-il attaché à rejeter la Grèce transmise par les romains pour s’accrocher à la Grèce indienne, junonienne, apollinienne ?
Dans son essence le politique est organique. L’Etat est saisi à la fois comme totalité vivante et comme oeuvre d’art. L’Etat est encore un organe et il n’est pas abstrait. L’organicité essentielle du politique est en réalité infra politique, voire infra sociale. C’est l’organicité de la communauté, du peuple comme nation. Cela fait signe vers une détermination naturelle ou physique de la communauté que seule peut accomplir et révéler à elle même une TECHNE. Si la TECHNE peut se définir comme le surcroît de la PHUSIS par lequel la PHUSIS se décrypte et se présente, l’organicité politique est le surcroît nécessaire à la présentation et à la reconnaissance de soi d’une nation. Et telle est la fonction politique de l’art. Il va sans dire que rien ne contraint cette logique politique à faire fond sur un biologisme et à substituer la race à la nation ou à la communauté de langue. Mais tout peut l’y conduire dès lors que sous l’autorité d’une science la PHUSIS se laisse interpréter comme BIOS. Allusion à la notion de biopolitique (Foucault, Agamben).
Le racisme est d’abord un esthétisme. C’est pourquoi le racisme a partie liée avec un déchaînement massif de la TECHNE qui est sa radicale mutation en excroissance, laquelle se révèle voilante à l’égard de la PHUSIS dont elle outrepasse, ne la voyant plus ou l’ayant oubliée, la limite. Par la TECHNE le « tout est possible » opère non pas l’impossible mais l’impensable. La pensée organique du politique trouve sa définition dans ce que Jean Luc Nancy appelle l’immanentisme : visée de la communauté des êtres produisant par essence leur propre essence comme leur oeuvre et qui plus est produisant précisément cette essence comme communauté, selon l’assomption romantique de l’oeuvre comme sujet et du sujet comme oeuvre, l’oeuvre d’art vivante, ce qui ne l’empêche pas de faire oeuvre de mort.Procès de l’auto formation et de l’autoproduction. C’est pourquoi ce procès trouve sa vérité dans la fusion communielle ou dans l’identification extatique à un chef qui ne représente aucune espèce de transcendance mais incarne de façon immanente l’immanentisme communautaire. Et c’est pourquoi encore le national-esthétisme est sous-tendu par une volonté d’effectuation ou d’auto-effectuation immédiate. Oeuvre de mort ? Oui. La logique de l’Allemagne nazie ne fut pas seulement celle de l’extermination de l’autre, du sous-homme extérieur à la communauté de sang et de sol mais aussi virtuellement la logique du sacrifice de tous ceux qui dans la communauté aryenne ne satisfaisaient pas au critère de pure immanence si bien qu’une extrapolation plausible du processus aurait pu être représentée par le suicide de la nation elle même. Du reste il ne serait pas faux de dire que cela a réellement eu lieu à certains égards dans la réalité spirituelle de la nation allemande. Mais c’est également une logique de la volonté de vie si la mort est pensée comme l’accomplissement infini d’une vie immanente. Le pas plus loin, le pas trop loin, c’est l’extermination car elle excède toute logique de vie et toute logique de l’exclusion de l’autre : les juifs ne sont estimés être ni dans la communauté ni hors d’elle, c’est à dire qu’ils sont exterminés en tant que littéralement insituables. C’est de la mimétologie, topologie du double bind, qui divise, schize l’intimité de la communauté. On peut parler d’un avortement violent de l’Allemagne dans sa tentative forcenée pour s’approprier comme telle (s’identifier) et venir au jour de l’Histoire. L’Allemagne serait une nation à qui il n’aurait jamais été donné de naître, la pure contradiction d’un sujet politique mort né et voué aux limites d’une existence fantomatique.
Point 8 : à la différence du despotisme stalinien, du totalitarisme de type soviétique, le national socialisme reste largement rebelle aux moyens de l’analyse politique et idéologique
Il demeure inexplicable et ne cesse de hanter la conscience comme une sorte de possible à jamais en puissance à la fois réservé et immanent dans nos sociétés. C’est que le national socialisme ne s’est à aucun moment présenté comme une politique déterminée même si son idéologie l’était, mais comme la vérité du politique. Par là il a exposé au grand jour et tout aussitôt obscurci l’essence non politique du politique.
Si cette essence est à chercher du côté de l’art et non du côté de la science, il faut s’appuyer sur le projet de Heidegger dans les années 30 de dépasser l’esthétique. Encore faut-il lire Heidegger dans ce qu’il n’a pas dit et cherche à dire, vu qu’il s’était compromis et impliqué lui même. L’illusion transcendantale restituait au peuple le statut de sujet, là où la pensée de la finitude aurait dû interdire la confusion du Mitsein avec une substance ou une entité. Heidegger se subordonnait à la condamnation de la MIMESIS alors que c’est là la TECHNE à utiliser. La rivalité agonistique et par conséquent mimétique avec l’Ancien est fondatrice du politique moderne. Invention du moderne même, c’est à dire de ce qui surgit dans l’époque de la dé-légitimation des théocraties chrétiennes. Depuis la Renaissance, l’Europe toute entière est la proie de l’Antique et c’est l’imitation qui règle la construction du moderne.
Ce qui distingue l’Allemagne c’est qu’elle a refusé le style néoclassique et latin de cette imitation, ce qui s’accompagne d’un refus de la république.
Mais cette tâche était impossible ; d’une part l’imitation allemande induite par la française est au 2d degré (il s’agit d’arracher à la France le monopole du modèle antique de la république), mais d’autre part, il faut inventer une Grèce restée jusque là inimitée, une Grèce enthousiaste et découvrir la religion authentique des grecs (alors que la religion chrétienne serait importée, orientale, étrangère à l’esprit européen). L’Allemagne en somme dans sa tentative pour accéder à l’existence historique et pour être comme nation « caractérisée dans l’histoire mondiale », a tout simplement aspiré au génie. Mais le génie est par définition inimitable. Logique schizophrénique, l’Allemagne n’existe toujours pas. Sinon dans la détresse de ne pas exister.
Quant au politique, l’identification c’est l’auto formation des peuples selon leur capacité d’art. L’identification c’est l’enjeu du procès mimétique. Réseau du propre et de l’appropriation, de la propriation et de la dépropriation ou de la désappropriation. Depuis Platon l’éducation ou la formation (Bildung politique) est pensée à partir du processus mimétique. Platon le récuse rêvant de trancher dans le double bind mimétique mais rien n’y fit et les romains le transmettront en termes d’exemplarité. L’identification aura toujours été pensée comme l’appropriation d’un modèle c’est à dire comme l’appropriation d’un moyen d’appropriation. Le modèle est toujours paradoxal impératif de la propriation : imite moi pour être ce que tu es. La dialectique girardienne ou kojévienne du désir est-elle l’espoir d’une solution au double bind ? non car il ne va pas de soi que l’identité à soi suppose un autre parce que l’autre suppose aussi bien l’identique. Diderot affirme : nul sujet en puissance identique à soi ou rapporté à soi ne peut préexister au procès mimétique sauf à le rendre impossible. Une tradition pourtant aura pensé que le politique relève du fictionnement des êtres et des communautés. Cela culmine avec le nazisme.
Y a-t-il moyen de penser autrement la MIMESIS pour éviter les errements ? S’il reste le moindre espoir d’en finir avec la politique fiction alors il faut faire de la MIMESIS autre chose que la Virtus dormitive de l’anthropologie sociale et la miraculeuse explication de l’association et de la dissociation.
À quelles conditions ? 1) il faut que le sujet de l’imitation ne soit rien par lui même et n’ait rien en propre, il faut qu’il ne soit pas déjà sujet 2) il faut donc que le sujet de l’imitation soit un « être » originairement ouvert à, originairement hors de lui, extatique. Mais cette dé-constitution extatique est à penser elle même comme défaut, insuffisance. Le sujet est originairement l’infirmité du sujet et cette infirmité est son intimité même, en déhiscence. Le sujet désiste, c’est pourquoi il est fictionnable originairement et n’accède à lui même que par le supplément d’un modèle qui le précède. La description dialectique de ce procès est toujours possible puisqu’il repose en somme sur une médiation originaire. Mais c’est au prix d’une téléologie de l’identité à soi qui revient à assigner la désistance comme un moment. Or toute la difficulté est que la désistance reste paradoxalement constitutive. La structure de la supplémentarité originaire est la structure même du rapport entre TECHNE et PHUSIS. Leur rapport est de congénitalité. La TECHNE est la suppléance exigée par la cryptophilie essentielle de la PHUSIS, par la LETHE constitutive de l’ALETHEIA. C’est pourquoi la TECHNE( MIMESIS) n’est pas la représentation au sens d’une présentation seconde mais réussit pleinement de rendre présent. L’origine est seconde, initialement divisée et différée c’est à dire en différance. Le difficile est de penser le même sans le soumettre à la logique de l’identité. EN DIAPHERON EAUTO, soit l’essence du beau, on va parler de paradoxologie mimétique (ou la logique est faite d’alternance infinie et de tension harmonique) qui déjoue les apparences et déstabilise la dialectique. « Dans la vie pure la Nature et l’art s’opposent seulement harmoniquement. L’art est la floraison, l’accomplissement de la Nature, la Nature ne devient divine que par son lien avec l’art, qui est d’espèce différente mais harmonique, lorsque chacun des 2 est tout ce qu’il peut être et que l’un se lie à l’autre en suppléant au manque de l’autre, manque qu’il doit avoir nécessairement pour être tout ce qu’il ne peut être qu’en tant que particulier, alors c’est l’accomplissement et le divin qui est au milieu entre les 2. » La TECHNE est le mode de dévoilement de l’ALETHEIA, la TECHNE est le langage. La TECHNE est d’essence apophantique. Et donc le MUTHOS est le plus archaïque des TECHNAÏ et que secondairement le mimétique est toujours lié à du mythique. Mais c’est d’abord parce que le MUTHOS est révélant, à l’égard du monde, du soi et des peuples, instituant le « comme tel de ce qui est » ou découvrant le « qu’ il y a de l’étant ». Le MUTHOS est nomination. Les langues déconstituent les sujets, les précédant et les prescrivant, fruits d’aucune invention technique mais, comme le génie, pur don de la PHUSIS en excès infini sur son manque infini à paraître ou à se dévoiler. La TECHNE est inhumaine, un HEIMLICH. Ceci Heidegger ne pouvait le dire même s’il l’avait bien vu car il rapporte, malgré ça, la TECHNE à la fiction. L’oeuvre pour lui est figure de la vérité et cette détermination consonne en termes de mission. STELLEN n’est pas REISSEN. Le nazisme lui révélera sa vérité pour en revenir à la logique de l’inscription, du trait, du RISS, mais ce n’est qu’en 55 qu’il le fera : alors lui apparait que le national socialisme était la vérité de la restauration du platonisme dans ce que Platon lui-même avait dénoncé comme « surtout pas à effectuer en tant qu’oeuvre ».
Point 9 : la revalorisation du mythe n’est qu’un effet de la volonté de mythe du nazisme, soit la volonté de se présenter lui-même comme effectuation d’un mythe
Le mythe n’est rien de mythologique. C’est ue puissance d’une identité profonde, concrète et incarnée : projection d’une image à laquelle on s’identifie par une adhésion totale immédiate. Cette image est préfiguration d’un type et ce type donne sa vérité au mythe. Bien entendu cette interprétation onto-typologique du mythe s’accorde à un nazisme mais celui-ci est la conséquence : la race est la figure extérieure d’une âme allemande déterminée. La race c’est l’identité d’une puissance de formation, d’un type. Le mythe de la race est le mythe du mythe ou le mythe de la puissance formatrice des mythes. Le mythe relève d’une pure auto-formation et se vérifie comme l’auto- formation du peuple selon son type. Le nazisme est le mythe nazi, c’est à dire le type aryen, comme sujet absolu, pure volonté se voulant elle-même. D’où : 1) l’idéologie ici est une fin en soi. La fin est ici l’adhésion pure et la participation totale au mythe et au type. Le fascisme est la mise en oeuvre de l’émotion identificatoire de masse 2) l’éveil de la puissance du mythe est une nécessité dès lors que s’est révélée l’inconsistance des universels abstraits de la raison. Le nazisme est un humanisme, une abstraction à concrétiser. 3) les juifs n’appartiennent pas à l’humanitas parce qu’ils n’ont ni rêves ni mythes. Ce rejet des mythes explique que le juif n’est pas un type : peuple informe, inesthétique, il ne peut entrer dans le procès de l’auto-fictionnement et ne peut pas faire un sujet, un être-propre. C’est l’impropriété in-assignable du juif qui le fait non pas l’antipode mais le contradictoire du germain, propriété d’où ils tirent leur pouvoir de s’introduire dans toute culture et Etat menaçant de les abâtardir car les juifs sont indéfiniment mimétiques, ne produisant ni art ni appropriation mais la déstabilisation même. Heidegger n’entend pas Blanchot quand celui-ci dit : « nous aimons le beau avec frugalité et le savoir sans mollesse ». Cette phrase associe l’art et la philosophie pour dire ce qui fait le propre et le singulier de la POLIS athénienne : il y a là le programme de ce qui s’est accompli dans l’horreur et dont nous sommes les héritiers définitivement césurés.
Post scriptum 3
Pas plus que je ne crois à la fiction du peuple comme oeuvre d’art, je n’adhère au fantasme d’un corps propre de l’Europe. (Lacoue Labarthe)
Lacoue Labarthe signale quelques interventions de Heidegger après la guerre : soit en 1945 (testament), en 1969 (entretien à la TV avec Wisser)
Point 10 : Adorno a pu écrire un jour : la philosophie de Heidegger est fasciste jusque dans ses composantes les plus intimes
En ne parlant pas après la guerre, Heidegger a rendu possible l’accusation de Adorno. Pour que l’accusation porte il faut : 1) savoir ce qu’est le fascisme ; 2) montrer quel rapport effectif la philosophie accusée entretient avec le fascisme.
Réponses : à 1) en tout cas ce n’est pas une pathologie ; à 2) si l’on tient à la qualifier politiquement c’est une philosophie de droite héroïco-tragique et révolutionnaire. Elle pouvait donc s’autoriser nolens volens du rapport à un engagement mais tout ou presque tout interdisait que cet engagement fut durable (je n’en dirai pas autant du soutien), passée l’illusion d’une quelconque chance accordée à l’entrisme.
Serait-ce un archi fascisme , oui peut-être à 2 conditions : 1) que l’on élimine le biologisme et le racisme, ce qui est difficile dans les faits ; 2) que l’on ne comprenne pas archi selon son sens métaphysique de préséance, principe, commandement, mais là c’est Heidegger qui nous aide à en faire la critique.Reste le problème du motif de l’Université. Mutatis mutandis force est de constater que nous en sommes toujours là. Problème central de l’Occident si toutefois l’on accorde que l’Occident se définit à partir du savoir sur la TECHNE. Si le geste fondamentaliste contre le déclin de la science ne dispose pas forcément au fascisme (encore qu’il faudrait examiner de plus près le désir de fondation ou de refondation propre aux fascismes) on ne peut pas en dire autant d’une certaine préférence nationale : pourquoi le DASEIN historial se détermine-t-il comme peuple ? Pourquoi Heidegger a-t-il adhéré à l’idée d’une révolution nationale et pourquoi n’a-t-il jamais renié son adhésion?
Donc à côté du motif de l’Université, il y en a un deuxième : le motif du commencement grec et du rapport au commencement où se joue la question d’une possible destination historiale du DASEIN allemand. En fait, cette position nationale populaire qui explique l’adhésion circonspecte et le radicalisme révolutionnaire du discours des années 30 est celle-là même d’où Heidegger a dénoncé le fascisme, le marxisme, l’américanisme : tous les systèmes métaphysico-politiques de la planète. La dénonciation du fascisme est d’autant plus radicale que le fascisme a pu prêter à méprise et Heidegger ne le lui a pas pardonné. Heidegger a donc permis, au delà des années de consensus anti-fasciste après la guerre jusque 1968, de maintenir ouverte la question sur les peuples, les nations, les langues et les religions. Cela pointe notre capacité d’aveuglement qui d’ailleurs joue aussi par rapport au marxisme ..