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La critique la plus radicale des valeurs de la morale occidentale


Auteur du livre: José Rafael Hernandez Arias

Éditeur: RAB

Année de publication: 2019

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La biographie est essentielle à l’éclairage de la pensée. Il faut une analyse constante de ses propres sentiments et perceptions. Il y a une immense correspondance avec le quotidien mais cela restera énigmatique. De nouveau, on peut situer ici une des sources de la nouvelle métaphysique.

Chapitre 1 : le sens de l’existence

Il naquit à Röcken en Prusse. Son père et son frère décèdent le laissant aux mains d’une éducation exclusivement féminine.  Il entre au Collège de Pforta et s’y intéresse à la culture grecque, à la musique de Wagner et au culte du génie promu par Goethe ; côté poètes, il aime Hölderlin et Byron. Il est excellent en latin et grec, beaucoup moins en mathématiques. Contre les voeux de sa famille il ne sera pas pasteur mais s’inscrit quand mème en théologie à Bonn où il étudie la philologie. Remarqué par Ritschl, il est appelé à Leipzig et c’est là qu’il tombe sur le livre de Schopenhauer : l’homme est conscient de sa condition et n’a d’autre vocation que la souffrance ! Il n’y a aucune volonté au monde qui ne puisse être pleinement satisfaite de sorte que la souffrance est inépuisable et augmente avec les degrés de conscience. Seule la contemplation esthétique offre à la volonté un peu de répit. Soit on prend la vie comme elle vient, soit on annihile la volonté pour surmonter la souffrance en étouffant la pulsion vitale. Nietzsche lit en plus Lange qui a écrit une histoire du matérialisme. Ritschl lui trouve du travail à Bâle. Il rencontre Wagner et Burckhardt. Et encore un philosophe, Teichmüller qui a développé le concept de perspectivisme. Au milieu de toutes ces rencontres Nietzsche (N) montre son désarroi et Wagner en profite pour l’assujettir à son influence, au service de sa cause : la régénération de la culture allemande. Mais la guerre franco-allemande en décide autrement et après son engagement N opte pour la philosophie en prenant la chaire de Teichmüller laissée vacante par son départ à la retraite. 

Nietzsche écrit un livre sur « La naissance de la tragédie » où il prend ses distances d’avec Wagner en développant une dialectique entre Apollon et Dionysos. Le premier symbolise le rêve et la vision poétique, le second l’enivrement et l’extase. Apollon est vénéré par tous les artistes, il crée l’ordre, la mesure, l’harmonie des arts comme de la vie. Il est le fondateur de la cité-Etat et de sa constitution politique. Il trace le cadre de la beauté et protège la liberté par la loi, incarnation de la volonté de Zeus. Dionysos trouble l’ordre, ses fêtes libèrent par le biais de l’ivresse afin de permettre à l’homme d’oublier la mort. Il symbolise la fécondité, la volonté perpétuelle de procréation, il est hasard et contingence. Ensemble ces 2 forces génèrent une puissante énergie créatrice, à l’origine de la splendeur de la Grèce. La prépondérance d’une des 2 provoque des effets néfastes. Le premier en excès produit le scientisme, le matérialisme ; pour le second on a la dépravation et la barbarie. Pour N, la mort de la tragédie vient de Socrate et Euripide qui ont détruit la vision tragique de la vie. Socrate incarne l’homme théorique, prototype du décadent : aspirant à un savoir basé sur la vérité, ne se limitant pas à connaitre mais cherchant à corriger, le philosophe grec stipule que la connaissance vise à expliquer le monde et donc à éliminer l’angoisse et la souffrance humaine. Du coup la vision tragique qui permet de supporter ces sentiments et de les canaliser en un acte créatif, n’est plus nécessaire. L’apologie de la raison, son exigence de justice abstraite reposant sur la notion de bien et de mal, marquent la fin du mythe. Euripide détruit la tragédie de l’intérieur en y mêlant des arguments vulgaires et grossiers caricaturant l’éthique aristocratique et les valeurs homériques. Ses instincts plébéiens mettent en scène la vie des masses et des valeurs égalitaires, posant les bases d’une existence hédoniste à la recherche du seul bonheur. Ceci empêche l’émergence de grandes personnalités. Et jette un trouble sur le choix d’une société esclavagiste. Choix judicieux pourtant. 

À côté de cela Nietzsche cherche à supporter la cruauté et l’indifférence sans perdre foi dans la vie et justifier l’existence d’un monde de souffrance dépourvu de tout sens profond. Pour N le monde et l’existence ne peuvent être justifiés d’un point de vue moral. Contre Schopenhauer N se déclare partisan d’une justification esthétique de l’existence : l’art nous console et nous soustrait à l’absurdité de l’existence. Parce que l’essence de la culture occidentale s’enracine dans la tragédie, elle peut se purifier et se régénérer. Cette première publication est surtout intéressante par son style, son pathos, son souffle tragique, sa témérité et sa soif de provocation. Avec le temps N reconnaitra dans cette oeuvre une divergence qui s’était produite entre la méthode et le message et qu’il aurait dû assumer de s’exprimer en poète et pas en philosophe. Wilamovitz, ancien élève de Pforta, descend le livre de N en flammes, en soulignant toutes les malhonnêtetés scientifiques qui truffent le texte. La réputation scientifique de N s’en ressentit de façon durable. Il y a très peu de monde qui au début reconnaitra la portée de ses propos. La désinvolture avec laquelle il argumente en dehors des règles académiques prônées par l’université manifeste pourtant qu’il y a discours et discours et que la valeur de ses propos n’apparait que pour celui qui est capable de passer outre aux imperfections de méthode. Quand on tient en compte les dégradations soudaines de la santé, N vit toujours dans la hâte par rapport à un temps dont il ne dispose pas à sa guise car les crises surviennent brusquement déstabilisant le penseur. Wagner quitte la Suisse, N se demande s’il va rester philosophe. Et en même temps il publie « Vérité et mensonge au sens extra-moral », suivi par quatre « Considérations inactuelles ». Ceci est un tournant dans sa pensée. Nietzsche cherche à analyser l’origine de la pulsion de vérité inhérente à l’homme ; il conclut qu’elle est le fruit d’un travail de socialisation, le fruit des conventions sociales nécessaires à la survie ; quelqu’un qui utilise les mots en respectant les conventions dit la vérité. La vérité n’est rien d’autre qu’une convention linguistique. Dans les 4 considérations il montre qu’il reste présent sur la scène intellectuelle de la société allemande en se positionnant par rapport à David Strauss, par rapport à une tendance dans les études historiques et quant à ses conséquences, par rapport à Schopenhauer et Wagner toujours à qui il envoie des invitations à prendre garde du danger qui les guette à persister dans certains travers. David Strauss avait écrit une vie de Jésus où il ramenait le messie à un personnage dépouillé de toute dimension religieuse ; la conclusion en était que la destruction du dogme chrétien élevait la science au niveau de nouvelle foi. Mais N lui renvoie que la science ne peut donner une direction à l’existence humaine et il réaffirme la supériorité de l’artiste et du type créatif. (L’usage de cette notion de type s’impose alors de plus en plus à N). Quant à l’Histoire elle se perd dans l’érudition et N prétend que non seulement c’est inutile mais surtout cela prive les peuples d’une énergie dépensée à éliminer cet obstacle et qui serait plus utile dans leur activité créatrice. Enfin Schopenhauer et Wagner sont en train de perdre leur influence qui logiquement devrait régénérer l’énergie créatrice à l’oeuvre dans la culture : et ce par trop d’affectation, une recherche de l’émotion et de l’extase à tout prix (dans le bouddhisme et son culte du néant), la démesure, les stratégies commerciales, un attachement maladif au christianisme (du moins dans Parsifal). Le retour au mythe que préconise alors N ne doit pas se limiter à une catégorie esthétique. Dans « Humain, trop humain », N opère un revirement radical par rapport à sa première publication. Il se sert de certains aspects de la philosophie scientifique pour critiquer les contradictions de la morale judéo-chrétienne.

Chapitre 2 : la mort de Dieu

Comprendre Nietzsche n’est pas facile parce qu’il se déforce lui-même. Il pense plus vite qu’il n’écrit, il a toujours mille choses à dire et perd le fil. Mais les insistances qui se déposent dans son oeuvre qui s’épaissit de volume en volume laissent percer contre la logique rationnelle un message qui prend du poids et finit par toucher l’entendement de gens en dehors de la communauté académique. De toute façon il y a toujours une phrase suffisamment claire pour déranger le monde des bien-pensants. Le lecteur est prié de choisir son camp.

L’évolution intellectuelle est à ses propres yeux un cheminement en trois étapes sur la voie de la sagesse : 1) l’homme vénère, obéit et apprend, c’est la période d’un ascétisme intellectuel et d’un dépassement des inclinations mesquines ; 2) le coeur affectueux doit se défaire de ses liens et engagements intellectuels considérés comme un obstacle, c’est une période d’indépendance, de désert et de liberté spirituelle ; 3) ici on juge si le marcheur est prêt pour l’action positive, c’est une période dominée par un instinct créateur et le poids de la responsabilité car l’homme doit se donner le droit d’agir. Pour Nietzsche la 1ère étape fut l’admiration de Wagner et Schopenhauer, la seconde le processus d’abandon de ses liens passés. En publiant « Humain, trop humain », N critique Wagner pour Parsifal qui est une rechute dans la métaphysique chrétienne. Dans la foulée, N publie « Aurore » et le « Gai savoir » qui eurent un retentissement sur la philosophie existentielle au 20ème siècle ! En renonçant à sa chaire de Bâle, N entreprend un tour des stations balnéaires d’Allemagne et d’Italie et il rencontre Lou Andreas Salomé. Avec elle et son ami Rée il coule des jours heureux à Rome, tombe amoureux de Lou mais est éconduit et plonge dans un profond abattement. Cette période fut capitale car N prit conscience de la nécessité de réfléchir par lui-même et de prendre ses distances vis-à-vis de l’influence écrasante de Wagner et Schopenhauer s’il voulait parvenir à créer une oeuvre originale. 

Pour cela il conçoit une méthode expérimentale pour débusquer et perdre les idées fausses gênant dans une juste perception du monde et de l’homme. Mais surtout supprimer tout reste d’atavisme métaphysique. Dans cette période il joue continuellement avec les concepts en faisant le plus souvent une inversion des arguments…ce qui multiplia les contradictions. C’est dans cette période qu’il commence de recourir à des aphorismes. Cet usage lui convient pour servir d’instrument conscient du moraliste dans son affrontement à la pensée systématique du philosophe. La volonté de système dénote un manque d’honnêteté intellectuelle. Les systèmes doivent être considérés comme des moyens pour éduquer l’intellect. Quoiqu’il en soit ces aphorismes ont compliqué la compréhension de son oeuvre car ils présupposent un contexte méconnu du lecteur. Ceci dit les aphorismes ont été choisi avec soin et ont été liés entre eux pour former une trame cohérente d’idées. N fait tout pour séduire le lecteur par le langage et la rhétorique. 

L’autre innovation à cette époque est l’adoption d’une nouvelle perspective dite éclairée, celle du positivisme scientifique et ce complètement  à contrepied de sa perspective antérieure. Il s’intéresse aux esprits forts dans le groupe des libres penseurs français. Mais de nouveau sa perspective n’est pas celle des Lumières par rapport à la science. Chez N il convient de parler d’attitude, de disposition d’esprit beaucoup plus que d’une méthode touchant au fond du sujet.  N comprend ici deux choses : 1) un état de maturité permettant de dépasser l’ingénuité de la pensée assujettie aux illusions ; 2) une méthode capable de révéler l’origine véritable des lois et des dogmes. Si Kant pointe la nécessité de sortir de l’immaturité, N prétend que la chose n’est pas encore faite. Mais il y a chez N quelque chose qui dispersée dans toute l’oeuvre dément cette posture car N a très peu de choses en commun avec les Lumières si ce n’est la critique de la métaphysique. Dire que la religion est la métaphysique du pauvre, c’est un cliché et sa vénération pour Voltaire est une vénération pour les grands hommes. Mais il déteste ouvertement Rousseau. Il n’y a pas un seul mot élogieux pour la révolution car c’est un des principaux facteurs de l’essor du nihilisme, conséquence de son inscription dans la religion chrétienne. Il condamne toutes les théories contractuelles entre Etat et société. Pour N l’origine de l’Etat c’est un acte de barbarie. Il finira par développer le concept d’Anti-Lumières. Le monde est divisé en deux catégories, les esclaves et les hommes libres. N a horreur du principe politique de vouloir apporter le plus de bien-être au plus grand nombre. Il en vient à dire que tout jugement est une prétention à la vérité absolue alors qu’il faut se demander si un jugement favorise la vie et la conservation de l’espèce. N pressent que les Lumières conduisent nécessairement à l’athéisme. Mais une fois cet objectif atteint elles perdent de leur raison d’être puisqu’elles sont fondées sur une prémisse héritée du christianisme, à savoir l’existence d’une vérité.

À l’égard des connaissances scientifiques, N est ambigü comme il l’est par rapport au courant des Lumières. Il se présente comme matérialiste à la suite de Démocrite pour qui il n’y a que des atomes et du vide, tout le reste étant opinion. Les dieux et les mythes n’y ont aucun effet, le bien et le mal naissent de l’imagination de l’homme. De nouveau N adopte cette posture pour se tenir à distance de la métaphysique et traduire les expériences transcendantales en catégories propres au monde terrestre. Mais il est original par rapport à son temps en disant que l’homme scientifique est le fruit du développement de l’homme artistique, tous les deux ayant la même essence. Sa critique revient finalement à une opposition à la science rationaliste et mécaniste. La nature à laquelle il fait référence n’est pas du registre empirique mais une entité symbolique. En étoffant ses pensées de références sélectionnées aux théories innovantes dans la physique et la biologie, il se casse la figure. Car il en vient à  remettre en cause les connaissances scientifiques  et les principes de la logique. Si l’objectif est de voir les choses telles qu’elles sont, le seul moyen d’y parvenir serait de les observer au travers d’une centaine d’yeux. Pour N le savoir se réduit à l’acte prosaïque de relier ce qui est inconnu à ce qui est connu. Les connaissances scientifiques ne peuvent s’alimenter d’aucune vérité solide ; elles interprètent le monde comme le fait un poète. S’il n’existe aucun monde véritable, il ne peut en exister de reflet fidèle. Les visions de l’univers sont des erreurs, des visions partielles. Mais cela ne veut pas dire qu’il faille renoncer totalement à la vérité puisqu’il s’agit d’une erreur nécessaire à la vie. La vérité ne peut être établie, elle doit refléter le flux vital dans toute sa plénitude. Il faut par contre rejeter toute science qui se drape d’une religion. N met le doigt sur le caractère idéologique de la science quand elle se roule dans le drapeau du progrès technique n’admettant aucune critique. La raison n’est pas fiable même si elle s’est imposée à travers un processus darwinien (car elle est plus utile). Ce ne sont pas les perceptions sensorielles qui nous trompent mais les jugements qui en découlent. La raison falsifie la réalité en utilisant les notions d’être, substance et durée. Les sens montrent le devenir, le flux. La philosophie de N est historique, il n’y a pas de faits éternels ni des vérités absolues. On ne peut qu’utiliser nos illusions au service de la vie.

Durant cette période, dans la « Généalogie de la morale », Nietzsche s’en prend à la métaphysique et esquisse une histoire des sentiments moraux qui débouche sur l’idée de la mort de Dieu. Pour étayer son développement, il dialogue avec des penseurs même si c’est de façon implicite : Spinoza et surtout Pascal. Ce dernier lui permet de marquer sa différence. Pour Pascal, chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres : j’entre en effroi quand je regarde l’homme abandonné à lui-même et comme égaré. Aussi N se donne la mission de développer une philosophie permettant de supporter cette épouvante sans recourir aux mythes, aux religions ou même à l’art. Dans « Aurore », N affirme même que le monde est inintelligible en soi et qu’il n’existe aucune différence qualitative entre l’être humain rationnel et l’animal irrationnel. La culture continue de se chauffer à l’incendie causé par la foi chrétienne. D’ailleurs celle-ci était également celle de Platon pour qui la vérité se trouve en Dieu. Le problème c’est que cette vérité n’est pas crédible. Le monde est le résultat d’une multitude d’erreurs et de fantasmes transmis de génération en génération. La métaphysique est la science étudiant les erreurs fondamentales que l’être humain a prises pour des vérités fondamentales. La pensée métaphysique depuis Socrate jusqu’à Hegel s’est enracinée dans le langage et ses particularités grammaticales et syntaxiques jusqu’à devenir inextirpable. Pour supprimer Dieu, il faut supprimer la grammaire

La question de Nietzsche est le rôle tenu par la métaphysique dans l’existence. Sa seule fonction est de justifier la vie. Du coup la question rebondit : pourquoi vit-on ? Et cette question est sans réponse. Pour N la vie n’a pas de sens, pas de finalité, elle est pure vitalité et exercice de forces. N sait que l’homme cherche un sens à la vie car c’est en lien avec son énergie pour survivre (comme individu et comme espèce). Dès lors l’homme invente ce sens en fabriquant normes et valeurs. La métaphysique et ses concepts fondamentaux ne sont rien d’autre que des codifications de l’ensemble des valeurs dont l’homme croit dépendre pour préserver une réalité stable. Mais en même temps la métaphysique chrétienne empêche d’affronter la vérité. La religion, l’art et la morale font partie de la pensée métaphysique et doivent être considérées comme des conceptions imaginaires qui ne touchent en rien à l’essence du monde en soi. Ils ne font qu’interpréter un texte d’origine que nous ne connaissons pas. L’individu peut se fixer des objectifs protégé par ses perspectives limitées mais l’humanité reste ce qu’elle est de sorte qu’il lui est également impossible de trouver une consolation dans l’idée de progrès.

Contre les fictions métaphysiques, Nietzsche exige une chimie des idées et des sentiments permettant d’étudier la manière dont les couleurs les plus éclatantes se sont formées à partir des éléments les plus vils. L’origine de la morale n’est pas morale. Il parvient à cette conclusion en appliquant un principe scientifique anti-métaphysique selon lequel il est indéniable que l’élément d’origine, par essence, n’est pas le plus élevé, le plus précieux et le plus fécond. À cette époque N expérimente une expérience consistant à inverser les valeurs de la morale, de l’art et de la religion en leur refusant la capacité d’atteindre la vérité et en les privant de leur essence. La musique  est un bruit vide ! La morale ne traite pas l’homme en « individuum » mais en « dividuum » puisqu’elle suppose la capacité de se diviser en deux. Comme si une moitié donnait l’ordre à l’autre produisant une schizophrénie de la personnalité. La critique de la morale est un effort pour se connaître soi-même. C’est l’analyse de sa propre conscience qui permet au penseur de démasquer la supercherie dans la morale chrétienne. 

Derrière la différenciation morale entre le bien et le mal, il y a la différenciation plus ancienne entre noble et vil. Qui est noble ? Celui qui est suffisamment fort, déterminé et vaillant pour exercer la vengeance quand on l’attaque, celui qui ne connait pas la compassion car elle est signe d’hypocrisie et faiblesse. La vraie compassion doit être dépouillée de son enveloppe sentimentale afin de dégager la lutte pour le pouvoir qu’elle cache. La dialectique de la compassion relève du domaine de la lutte maître-esclave. Dans sa méthode généalogique, N découvre qu’il y a eu transvaluation (ou inversion) en vertu de quoi certaines valeurs ont acquis un sens contraire. Le christianisme est né de l’esprit de ressentiment envers tout ce qui est sain, fort et puissant. L’étymologie permet de se frayer un chemin historique jusqu’au sens originel des mots. Au temps de l’Odyssée, ce sont encore les hommes forts, sains et beaux qui incarnent les valeurs positives, ce n’est pas Dieu ou la raison qui se cachent derrière l’amour du prochain comme dans la volonté de puissance des faibles. Du temps de la mythologie, le bien est caractérisé par l’égoïsme d’une race des maîtres. N appelle la distance entre noble et fort vs faible et inférieur, la passion de la distance. L’homme aristocratique s’arroge le droit de créer des valeurs. C’est de ce droit que nait le sentiment de la différence de rang, origine de l’opposition bon et mauvais. Cette aristocratie n’est pas une noblesse de sang. N fait référence à une condition spirituelle et intellectuelle dont la supériorité ne repose pas sur des contingences fortuites mais sur la configuration essentielle de sa propre existence. 

La transvaluation est imputable aux prêtres juifs qui rejetaient la vie et sa beauté. La caste sacerdotale représente un type humain neurasthénique. L’invention de la religion est le fait de ce type d’hommes. Le juif a inventé le péché et l’a transmis au christianisme. Nietzsche en est convaincu quand il observe chez les européens un sentiment d’étrangeté par rapport au monde de la Grèce antique auquel l’idée de péché est étrangère. L’individu n’a besoin d’aucun décret moral dans sa recherche du bonheur. La philosophie de N est individualiste en ce qu’elle place l’individu au premier plan au détriment de l’Etat, de la société et de l’Eglise. La morale dans nos sociétés émane de la volonté de puissance des esclaves, des faibles.

Nietzsche en déduit une théorie polémique : la négation du libre arbitre. Il s‘agit de la question philosophique de savoir si l’homme peut réellement agir comme il le veut c’est-à-dire de la liberté et de la volonté. Kant et Schopenhauer avaient déjà répondu mais N les réfute. Pour Kant il y a une causalité différente en morale de celle qui régit la nature. Pour Schopenhauer même si la causalité est partout la même, l’homme agit toujours selon sa volonté, il est déjà ce qu’il veut être puisque son caractère détermine déjà toujours toutes ses actions. Le libre arbitre est un fait de raison parce qu’il implique un sentiment sûr et clair de la responsabilité de nos actes. D’où l’homme tient-il l’essence de son caractère ? D’un choix originel, mystique ou transcendantal. L’homme est libre parce qu’il est capable de ressentir de la culpabilité. Face à eux deux, N joue de son mécanisme d’inversion : c’est parce que l’homme se croit libre et non parce qu’il l’est, qu’il ressent du remords. N affirme que le sentiment de culpabilité est variable et lié au développement des coutumes. Pour le reste N nie que la question du libre arbitre soit d’ordre moral.  Cela peut être lu soit selon une doctrine de la pleine innocence ou selon que l’homme est son propre législateur. De nouveau N fait jouer l’étymologie même si c’est de travers : la mauvaise conscience découle de la faute mais la faute est sans rapport avec une responsabilité morale ; il s’agit plutôt d’une dette (les dieux sont nés d’un sentiment d’obligation après un événement favorable). L’athéisme consiste à s’affranchir de toute dette envers les dieux. N conclut que l’homme ne peut être tenu responsable de rien. L’histoire des sentiments moraux est l’histoire d’une erreur. Le libre arbitre et la responsabilité sont les conditions  mentales préalables indispensables à l’établissement d’une justice de la récompense et de la punition, ce qui est au fondement de la métaphysique chrétienne.La critique de la métaphysique et de la morale en arrive à la mort de Dieu. Cette idée est publiée dans le « Gai savoir » selon l’aphorisme 125 du livre 3. Le vide laissé par la mort de Dieu ne peut pas être rempli n’importe comment ; l’homme n’a pas d’autre solution que de l’occuper : les esprits libres doivent montrer comment mener l’existence et créer de nouvelles valeurs. Malgré un double problème (remplacer un dieu parfait en tout, montrer que 2000 ans de métaphysique ont été vains), Nietzsche veut présenter la mort de dieu comme un événement réjouissant puisque l’homme est enfin libéré d’un monothéisme écrasant, accablant. C’est à partir de ce moment que N recourt à une éloquence poétique aux contours diffus et difficile à interpréter. Il faut selon lui recourir à une faculté d’interprétation imaginative. N semble constater le fait pour lui empirique que l’on assiste à l’ouverture d’un processus au cours duquel Dieu cesse d’être utile. De plus la volonté chrétienne de trouver le monde laid l’a rendu laid. La mort de Dieu dissout la morale chrétienne et le monde s’ouvre à de nouvelles perspectives. C’est vrai aussi que du coup le monde s’obscurcit : le processus en cours ne produit pas ses effets immédiatement et du coup n’est pas accepté par tous. C’est en fait une opportunité pour les esprits libres. L’esprit libre est celui qui accepte la mort de Dieu et la responsabilité de son assassinat. C’est de ce conglomérat métaphorique que sortira le concept de surhomme. 

Chapitre 3 : le surhomme et le dépassement du nihilisme

L’articulation positive de la philosophie de Nietzsche a été précédée par toute une critique qui a abouti à la mort de Dieu. Dans cette place vide l’homme doit tenir l’écart, la distance par où surgira l’énergie vitale pure. Cette articulation commence avec le nihilisme à condition d’en distinguer une face positive. Dans « Ainsi parlait Zarathustra » une énergie poétique renoue avec le style de « Naissance de la tragédie » où fusionnent littérature et philosophie, essai et roman. Le texte regorge de citations, parodies et réminiscences bibliques dans un ton solennel, lyrique, dithyrambique proche du courant dionysiaque. Pour se faire mieux comprendre N publie « Par delà le bien et le mal » et la « Généalogie de la morale ». On y retrouve à nouveau le penchant pour critiquer tout ce qui est moderne avec une tendance à chercher des remèdes à ces maux qui affectent la culture (science, art et politique). Sur le versant plus positif, N est trop schématique et ses conjectures et hypothèses ne sont pas toujours fondées. À la même époque il souffre de maux de tête violents et subit l’emprise de sa soeur. Les ruptures amicales avec Lou et Rée n’y sont pas étrangères même s’il essaie de renouer avec elles.

Venons en au nihilisme. Il est conséquent de la mort de Dieu. Dans un fatras d’une centaine de notes, le concept se dessine sans offrir d’argumentation cohérente. Il ressort que le nihilisme occidental est une sorte d’interrègne ou une parenthèse sans principes, règles ou valeurs susceptibles de donner sens à un ordre ; cela oblige l’homme à y suppléer sur ses propres forces. L’homme ordinaire ne peut y arriver, il faut être un homme supérieur. Mais tant que celui-ci n’est pas encore là, la foi dans les valeurs des faibles perpétue un nihilisme stérile. Nietzsche saisit dans son vécu la logique interne du phénomène et se croit bien placé pour montrer une voie de sortie. Le 19ème siècle est frappé de pessimisme qui transpire dans le scientisme, la démocratie, le socialisme, l’anarchisme, tous les mouvements qui rejettent la tradition, les matérialistes en tête. Ce siècle est celui de la décadence culturelle généralisée. Ce nihilisme négatif engendre un type d’homme qui se complait dans le troupeau, l’homme-masse. Le nihilisme est le processus par lequel les valeurs les plus importantes pour la cohésion et la sécurité des hommes perdent leur efficacité. Par valeurs, N entend les critères établis pour juger le comportement humain et désigner le motif ou le résultat d’une évaluation, c’est-à-dire la préférence pour tel acte moral par rapport à d’autres. L’effondrement des valeurs cosmologiques produit un sentiment de détresse. Mais ici on commence à comprendre que les concepts de finalité, unité, vérité ne permettent pas d’interpréter le caractère général de l’existence. La face positive du nihilisme implique la possibilité de son dépassement en lien avec un pouvoir grandissant de l’esprit. Le nihilisme actif déplace sa force et sa volonté parce qu’il est conscient de l’inadéquation des paradigmes en vigueur. Mais comme il n’y a pas encore suffisamment de capacité créative ou productive de nouvelles valeurs, il sombre dans la violence. (Le nihilisme passif s’apparente au bouddhisme). Pour en revenir au nihilisme actif, c’est une étape nécessaire parce qu’il doit être expérimenté pour évaluer les valeurs en vigueur. Ce n’est qu’après que de nouvelles perspectives s’ouvriront vers la création de nouvelles valeurs. N devance ce moment en préconisant la passion de la distance  en recourant à des valeurs pré-modernes : il y a à prêcher pour l’inégalité, les hiérarchies et la lutte ; surtout il importe de se dépasser.

Le concept de l’éternel retour est tout aussi essentiel à saisir car il lie le nihilisme au surhomme. Ceci dit, pour Nietzsche il n’est pas nécessaire de démontrer la vérité logique du phénomène cyclique pour appliquer le concept de manière cohérente, celui-ci émanant avant tout d’une certitude pressentie. Pour toutefois étoffer son propos  N propose une approche scientifique et une sur le terrain de l’éthique. Du point de vue scientifique, l’éternel retour est qualifié d’ontologique ou cosmologique. Pour le défendre N s’appuie sur des découvertes en physique signalant la répétition des états du monde. Hermann von Helmholtz établit le principe de la conservation de l’énergie dans une formulation mathématique. Julius von Mayer, pionnier en thermodynamique, établit le principe de la conservation de la substance matérielle sur base de l’hypothèse de la conservation de l’énergie. Pour N cela suffit : le monde des forces ne souffre aucune diminution, sinon il serait mort depuis longtemps ; le monde des forces ne souffre aucune immobilité sinon celle-ci aurait déjà été atteinte et l’horloge de l’existence se serait arrêtée. Le monde des forces n’atteint jamais à l’équilibre, il n’a pas un seul moment de repos, sa force et son mouvement sont d’égale grandeur en tout temps. Quelque soit l’état que le monde puisse jamais atteindre, il faut qu’il l’ait atteint et non pas une seule fois mais d’innombrables fois. Il faut se représenter l’univers comme un nombre défini de particules, appelées centres de force, et ce nombre peut entrer dans un nombre calculable de combinaisons. Si le temps est infini, chaque combinaison se répétera. La seconde approche est éthique : nous devons nous comporter comme si nous devions vivre éternellement avec les conséquences de nos actes. Le monde est celui où nous revivons éternellement ces expériences. La répétition infinie de notre comportement constitue le critère permettant de juger de la valeur ou de son absence. Il n’y a en effet pas de vision téléologique de la vie, il n’y a pas de progression, il n’y a pas de sens profond. Comment supporter ça ? N adoucit son propos pour rejoindre la légitime question : il ne faut pas lire l’aphorisme comme une adresse à l’individu mais à l’espèce, à l’existence en général. Ce concept d’éternel retour est une affirmation inconditionnelle de la vie et des souffrances qui lui sont inhérentes. Célébrons la vie telle qu’elle est ! Nous devons en passer par la mort pour que la vie se répète à l’infini. Nous devons accepter notre vie et notre destin et vouloir vivre ceux-ci dans leur intégralité. Nous devons mener notre vie comme si elle était une oeuvre d’art et célébrer la vie par la force de notre imaginaire : chaque instant est digne de se répéter.On en vient au surhomme. Le préfixe exprime une volonté de dépassement et d’élévation. Ce surhomme fait contraste avec le sous-homme comme une nécessité de dépasser le stade inférieur occupé par le dernier homme. Le surhomme est lié au désir de l’avènement d’un homme futur capable de délivrer l’humanité de l’idéal contemporain du nihilisme. Nietzsche en attend qu’il libère l’imagination, la volonté et rende espoir à l’homme et à la finalité du monde. Le dernier homme et sa descendance ne pouvant être éliminés, ils constituent un obstacle majeur et durable. La solution pour l’homme est de se dépasser, l’homme doit être capable de vivre sans espoir, sans consolation et sans Dieu… tout en appréciant la valeur de la vie. L’homme n’est qu’un pont, une corde tendue, entre le singe et le surhomme. Celui-ci reste fidèle à la terre car il est le sens de la terre. La terre produit elle-même un sens immanent et se perfectionne avec la venue du surhomme. La terre n’est donc pas qu’un élément matériel mais plutôt une source de valeurs dans la mesure où elle produit son propre sens. Les malentendus viennent dans la foulée de la question suivante : quel type d’homme faut-il choisir vouloir et élever comme le plus précieux ? Est ce l’homme de la Renaissance, Jules César, Borgia ou Napoléon ? En tout cas N met en garde par rapport à une interprétation de ses propos dans une lecture purement biologique et darwinienne : l’existence organique humaine ne se limite pas à la survie ou à la quête de subsistance mais elle se caractérise par une expansion de la vie. N publie « Anti Darwin » et « Crépuscule des idoles ». Cette volonté de croissance et d’expansion peut mettre en cause l’instinct de conservation. L’instinct de survie est l’expression d’une situation exceptionnelle puisque la nature se caractérise davantage par une situation d’abondance que de rareté. Le surhomme est à situer dans la sphère de la liberté plutôt que dans celle des lois de la nature. N nie que quelque chose de supérieur puisse naître de quelque chose d’inférieur au travers d’un processus de sélection naturelle. Le surhomme n’a pas à être enfermé dans une catégorie bio ou zoologique comme produit d’une sélection évolutive. Bref est-il possible de parvenir au surhomme ? Une révolution copernicienne de la perspective s’avère nécessaire (ce n’est pas l’homme mais le surhomme qui est la mesure de toutes choses). Seul peut y parvenir un saut provoquant une rupture de la causalité, un changement de la nature humaine qui s’apparente à une mutation. Alors l’éternel retour romprait avec la répétition en atteignant son apogée.

Chapitre 4 : la volonté de puissance

La santé mentale de Nietzsche pose problème. Son état de faiblesse gène un projet de grand oeuvre où il clarifierait de façon systématique son cheminement philosophique en restant fidèle aux passages obligés de l’emprise de Wagner, de la critique du christianisme pour subsumer tout ça dans le concept de volonté de puissance. Mais le travail de reprise en système est énorme et la maladie le rattrape si bien qu’il publie des extraits de passages déjà satisfaisants dans de plus petits écrits. Le livre intitulé La Volonté de Puissance est le fait de sa soeur après sa mort. Or celle-ci a complètement dévié les propos de son frère …jusqu’à ce que tout un travail de critique des textes restitue la lecture de N en sa pureté de visée. Les textes « l’Anté Christ » et « Crépuscule des idoles » sont par contre de la plume de N. Dans le premier N pousse ses jugements jusqu’au bout, chose qu’il n’avait pas fait par le passé. Dans le second il propose une introduction à son oeuvre. Parallèlement il rédige une autobiographie qu’il publie sous le titre « Ecce homo » où l’on décèle des signes de folie…mais aussi de précieuses clés de lecture. Sa dernière publication est «  Nietzsche contre Wagner ». Son effondrement se produit dans les premiers jours de 1889. 

Revenons sur l’Anté-Christ :  Nietzsche y a bien en tête ses objectifs essentiels : il y place le christianisme à un niveau bien inférieur à d’autres religions et d’abord le bouddhisme puis l’islam. Même si toutes les religions célèbrent le néant plutôt que la vie, il y en a de pires que d’autres. Le bouddhisme n’a pas besoin de dieu ni de la notion de péché, il cherche à lutter contre la souffrance en acceptant l’égoïsme. Dans l’hindouisme N s’intéresse aux lois de Manou, un code civil et religieux, un code moral sacerdotal, aryen d’être écrit en sanskrit qui est une langue européenne, basé sur les Vedas et la nécessité des castes dans un respect des traditions anciennes non pessimistes. L’islam renvoie à des instincts nobles et virils qui affirment la vie. Dans ce texte contre le christianisme, c’est plus à Saint Paul qu’au Christ qu’il s’en prend. Paul crée une Eglise et la fait fonctionner dans l’économie du péché pour renforcer son pouvoir dans une gestion morale des comportements sous le contrôle des prêtres. Paul falsifie le message du Christ. Jésus symbolise un amour qui ne peut être considéré comme une sublimation de la volonté de puissance, obsession paulinienne. On ne peut trancher qu’il n’y a pas une attirance de N pour Paul malgré ses démentis. En effet pour N le monde est volonté de puissance. La puissance est l’aboutissement d’un processus dynamique et un élément fondamental de la vie politique mais également comme un but de l’existence en soi et un fait de nature cosmique et anthropologique. N s’était toujours opposé à la notion de système quand il a critiqué la métaphysique mais maintenant il est prêt à s’expliquer sur le fondement ultime de tout ce qui existe, un principe universel régissant l’existence dans son ensemble. 

Mais avec le recul les interprètes se disputent sur le résultat. Heidegger pense que Nietzsche aspire à construire une métaphysique sur des bases immanentes pour la mieux détruire de l’intérieur ; on reconnait ici l’obsession de Heidegger plutôt que celle de N. D’autres voix affirment que N n’envisage pas la volonté de puissance comme un principe univoque mais plutôt comme une pluralité de centres de force inhérente au monde. Il ne s’agirait donc pas d’un principe cosmologique, ni de structure fondamentale de l’existence, pas plus que d’un esprit inspirant l’univers ou une loi de la nature. La volonté de puissance est toujours incarnée dans les êtres vivants et la réalité. Ces volontés de puissance évoquent la désintégration du monde et du sujet (comme concepts physiques) en une multitude de quantas de force. N considère tout ce qui existe comme des structures de puissance, des quantas de puissance organisés hiérarchiquement. Ces derniers ne se regroupent qu’en unités relatives et fictives. 

Le monde est infini de sorte qu’il contient irrémédiablement une infinité d’interprétations. La volonté n’est pas celle de Schopenhauer. Nietzsche développe une théorie en niant l’existence d’un principe substantiel et transcendant de la réalité. La volonté chez N n’est pas synonyme d’élan ou d’inspiration vers quelque chose, ni de désir. Elle consiste à commander. Il y a volonté là où il y a un ordre. La volonté de puissance signifie commander la puissance, autoriser la puissance à être ce qu’elle est. Ce n’est pas une notion de domination qui est une idée de faibles. Quand la soeur s’en mêle, elle favorise un enchaînement et une articulation avec la notion d’éternel retour. L’univers et l’existence sont du domaine du devenir, c’est un flux. Le fait d’attribuer le caractère de l’être au devenir est pour elle envisagé comme la suprême volonté de puissance. Le monde se divise en deux formations de domination dépourvues d’unité ; chacune de ces formations dispose à sa guise de tout ce qu’elle domine et l’organise selon ses propres critères. Mais pour N, cet être s’oppose au devenir et adopte le caractère d’une illusion. La volonté de puissance n’est pas une unité, le monde est chaos et  le concept d’une volonté de puissance y perd de sa justification. Cela n’a rien à voir avec une sphère politique qui réunit des protagonistes dans une lutte qui impose un vainqueur, le dominateur.  Aussi N cherche ailleurs car ce concept peut être abordé par le biais de la critique de Darwin. Mais la volonté de puissance n’a rien à voir avec le mécanisme de l’évolution. 

Nietzsche va plutôt chercher ses appuis scientifiques dans le domaine de la physique et de la biologie. Il s’intéresse aux travaux de Wilhelm Roux : l’organisme est le produit d’une lutte interne, la formation de l’organe est le fruit de la volonté de puissance. Le phénomène de la division cellulaire est un principe fondamental de croissance lié au processus inhérent à la volonté de puissance. En cosmologie N va chercher Héraclite  pour qui le monde est le produit d’une collision de forces. Donc la volonté de puissance apparait comme une force universelle d’impulsions et comme une réalité essentiellement dynamique. On peut parler d’une désintégration du monde unifié. À l’instar de l’organisme le monde est soumis à une lutte de forces qui se trouvent dans un état chaotique de croissance et de décroissance. La vie est un champ de forces où les quantités d’énergie se distribuent de manière inégale. Dans un monde où règne le principe de la conservation de l’énergie et où il n’existe pas d’espaces intermédiaires vides, chaque fois qu’une chose pénètre, une autre recule et une augmentation des forces en un lieu entraine une diminution ailleurs. N ne connait pas encore la découverte d’Einstein qui rajoutera la vision quantique du vide. Mais ce n’est pas pour autant qu’il s’y serait opposé.

Nietzsche tire des conclusions sur la causalité. La volonté est cause effective dans les domaines de la chimie et de l’ordre cosmique. Il ne s’agit pas seulement de la conservation d’énergie mais également d’économie dans la consommation. Vouloir être le plus fort est la seule réalité existante pour chaque centre de force de sorte que la cause effective dans le monde n’est pas la conservation de soi mais l’appropriation, le désir de devenir plus. L’être est vie. Contrairement à Schopenhauer, N ne considère pas la vie comme une volonté de négation mais comme une affirmation prise dans le sens d’un ordre. Contre Darwin la vie est une élévation de soi, une croissance et pas une lutte pour l’existence car la volonté de puissance est l’essence de l’existence. Tout ce qui est, l’est dans la mesure où il devient. Contre sa soeur, N affirme qu’être c’est devenir. La vérité par exemple repose sur une augmentation de puissance et en un sens est limitée par l’interprétation politique. Chaque interprétation est associée à un symptôme d’augmentation ou le contraire. Une interprétation qui sert l’augmentation de la puissance est plus vraie qu’une interprétation maintenant l’équilibre ou entrainant une diminution. La volonté de puissance en tant qu’élément primordial d’une nouvelle métaphysique ou d’une nouvelle vision du monde, détermine l’entrée en vigueur de nouvelles valeurs ayant un influence décisive sur l’existence humaine et produit par là une anthropologie basée sur la volonté de puissance. Pour Nietzsche toute pulsion est une volonté de puissance. L’homme plutôt qu’une unité stable est un champ de forces opposées formant de fugaces constellations de puissance. Chacune de nos émotions et chacun de nos sentiments politiques ne cachent pas un moi monolithique mais une pluralité de forces personnelles qui exercent leur domination l’une après l’autre dans une sorte de régence. Ce fonctionnement s’apparente à l’ensemble du vivant, de l’homme au protoplasme. Le devenir ne possède aucun but ou aucune finalité en dehors de la sphère dans laquelle il se déploie.  Il ne peut sortir du vecteur déterminé par l’augmentation de puissance de sorte qu’il revient continuellement et reproduit toujours la même chose. Le caractère fondamental de l’existence est la volonté de puissance mais également l’éternel retour. Le surhomme est donc la manifestation suprême de la volonté de puissance la plus pure. Si la transvaluation de toutes les valeurs fonctionne et si la seule finalité permise est l’éternel retour, alors le nihilisme sera surmonté et l’homme parviendra à se dépasser lui-même..