La société qui vient relève moins d’une anthropologie newtonienne (on accède au savoir par une formation) et davantage d’une pragmatique des particules langagières. La condition postmoderne est pourtant étrangère au désenchantement comme à la positivité aveugle de la dé-légitimation.
Chapitre 1 : le savoir dans les sociétés informatisées
Le savoir change de statut en même temps que les sociétés entrent dans l’âge postmoderne. Depuis 40 ans, les sciences et les techniques dites de pointe portent sur le langage. L’incidence de ces transformations technologiques sur le savoir semble devoir être considérable dans 2 directions : la recherche et la transmission des connaissances. Le savoir ne peut passer dans les nouveaux canaux et devenir opérationnel que si la connaissance peut être traduite en quantités d’information ; tout ce qui ne pourra ainsi se traduire sera délaissé. Et l’orientation des nouvelles recherches répond des mêmes critères.
L’ancien principe que l’acquisition du savoir est indissociable de la formation (BILDUNG) de l’esprit, et même de la personne, tombe en désuétude. Le savoir sera produit pour être vendu et consommé. Sous sa forme de marchandise informationnelle indispensable à la puissance productive, le savoir est un enjeu majeur dans la compétition mondiale pour le pouvoir. L’Etat commencera à apparaître comme un facteur d’opacité et de bruit pour une idéologie de la transparence communicationnelle, laquelle va avec la commercialisation des savoirs.
Chapitre 2 : le problème, la légitimation
On admet comme allant de soi que le savoir scientifique et technique s’accumule, mais c’est faux, malgré les apparences. D’abord le savoir scientifique n’est pas tout le savoir, il a été en surnombre depuis toujours et en conflit avec une autre sorte de savoir, narratif. Et ensuite, le doute des savants qui apparait maintenant interfère avec le problème essentiel, qui est celui de la légitimation. C’est depuis Platon que la question de la légitimation de la science se trouve irrémédiablement connexe de celle de la légitimation du législateur qui aurait le droit de décider de ce qui est vrai. Il n’est en effet pas indépendant du droit de décider de ce qui est juste, même si les énoncés soumis à l’une et l’autre autorité sont de nature différente. C’est qu’il y a jumelage entre le genre de langage qui s’appelle science et cet autre qui s’appelle éthique et politique.
Chapitre 3 : la méthode, les jeux de langage
L’hypothèse privilégiée ici met l’accent sur les faits de langage et dans ces faits sur leur aspect pragmatique.
Un énoncé dénotatif comme : « l’université est malade » positionne son destinateur (celui qui l’énonce), son destinataire (celui qui le reçoit) et son référent (ce dont l’énoncé traite) d’une manière spécifique : le destinataire est mis en posture d’avoir à donner ou refuser son assentiment et le référent est lui aussi saisi d’une manière propre aux dénotatifs, comme quelque chose qui demande à être correctement identifié et exprimé dans l’énoncé qui s’y réfère.
Le second énoncé « l’université est ouverte » est nommé performatif. Il a cette particularité que son effet sur le référent coïncide avec son énonciation. Immédiatement le destinataire se trouve placé dans le nouveau contexte ainsi créé. Quant au destinateur, il doit être doté de l’autorité de le proférer. Cette autorité est le résultat de ce que l’université s’ouvre aux faits.
Un cas différent de discours : « donnez les moyens à l’université ». Ici ce sont des prescriptions. Le destinateur est placé en position d’autorité, c’est à dire que, de pied ferme, il attend du destinataire l’effectuation de l’action référée. Et maintenant 3 observations sur ces « jeux de langage » : leurs règles n’ont pas leur légitimation par elles-mêmes mais font l’objet d’un contrat entre joueurs. À défaut de règle, il n’y a pas de jeu ; une modification même infime de la règle entraîne un changement de la nature du jeu. Tout énoncé doit être considéré comme un coup fait dans un jeu.
Parler c’est combattre, les actes de langage relèvent d’une agonistique : le lien social est fait de coups de langage.
Chapitre 4 : la nature du lien social, l’alternative moderne
Durant le dernier demi siècle, la représentation méthodique s’est partagée entre 2 modèles : la société forme un tout fonctionnel, la société est divisée en 2.
La véritable finalité du système, ce pourquoi il se programme lui-même comme une machine intelligente, c’est l’optimisation du rapport global de ses inputs avec ses outputs, c’est la performativité. Tout changement ici ne peut conduire qu’à l’amélioration de la vie du système (Parsons). La seule alternative c’est l’entropie. Horckheimer critiquera, dans la foulée des théoriciens allemands, en parlant ici de paranoïa de la raison. Encore ne peut-on juger paranoïaque
le réalisme de l’autorégulation systémique et le cercle parfaitement clos des faits et des interprétations, qu’à condition de disposer d’un observatoire échappant à une telle attraction. On ne peut savoir ce qu’il en est du savoir, c’est à dire quels problèmes son développement et sa diffusion rencontrent aujourd’hui, si l’on ne sait rien de la société dans laquelle il prend place. Et aujourd’hui savoir quelque chose de celle-ci, c’est d’abord choisir la manière dont elle peut fournir les réponses.
Chapitre 5 : la nature du lien social, la perspective postmoderne
Les fonctions de régulation et de reproduction sont et seront de plus en plus retirées à des administrateurs et confiées à des automates. Les anciens pôles d’attraction formés par les Etats Nations, les institutions, perdent de leur attrait. De cette décomposition des Grands Récits, chacun est renvoyé à soi et chacun sait que soi est peu. Il s’en suit une dissolution du lien social et le passage des collectivités sociales à l’état d’une masse composée d’atomes individuels lancés dans un absurde mouvement brownien. Est ce si sûr ? En fait, il n’en est rien. Le soi est peu mais il n’est pas isolé, il est pris dans une texture de relations plus complexes et plus mobiles que jamais. Il est toujours, jeune ou vieux, homme ou femme, riche ou pauvre, placé sur des noeuds de circuits de communication, placé à des postes par lesquels passent des messages de nature diverse. Le système peut et doit encourager des déplacements pour autant qu’ils luttent contre l’entropie et qu’une nouveauté correspondant à un coup inattendu et au déplacement corrélatif de tel groupe de partenaires qui s’y trouve impliqué, peut apporter au système ce supplément de performativité qu’il ne cesse de demander et consommer.
À nommer le problème en simples termes de théorie de la communication, on oublierait 2 choses : les messages sont dotés de formes et d’effets tout différents. Il est certain qu’ils n’agissent pas seulement pour autant qu’ils communiquent de l’information. La théorie de la communication laisse de côté l’aspect agonistique. Les coups ne peuvent pas manquer de produire de contre-coups. Mais attention, ces derniers ne sont pas bons s’ils sont seulement réactionnels ; de là, l’importance d’aggraver le déplacement et même à le désorienter de façon à porter un coup qui soit inattendu.
L’atomisation du social en souples réseaux de jeux de langage peut paraître une lecture qui privilégie une société frappée par l’arthrose bureaucratique…Mais, insistons : une institution diffère toujours d’une discussion en ce qu’elle requiert des contraintes supplémentaires pour que les énoncés soient déclarés admissibles en son sein. Ces contraintes opèrent comme des filtres : il y a des choses à ne pas dire, il y a des choses à dire et des manières de dire. Insistons ! Aujourd’hui nous savons que la limite que l’institution oppose au potentiel de langage en coups n’est jamais établie : elle est plutôt le résultat provisoire et l’enjeu de stratégies de langage menées dans et hors institution. Pourra-t-on dire qu’elles ne se stabilisent qu’autant qu’elles cessent d’être des enjeux ? C’est dans cet esprit qu’il convient d’aborder les institutions contemporaines de savoir.
Chapitre 6 : pragmatique du savoir narratif
Le savoir en général ne se réduit pas à la science ni même à la connaissance. La connaissance serait l’ensemble des énoncés dénotatifs décrivant des objets, à l’exclusion de tous autres énoncés, et susceptibles d’être déclarés vrais ou faux. Mais par le terme de savoir, on n’entend pas seulement un ensemble d’énoncés dénotatifs, il s’y mêle des idées de savoir-faire, de savoir-vivre, de savoir écouter : il s’agit alors d’une compétence qui excède la détermination et l’application du seul critère de la vérité et qui s’étend à celles de critères d’efficience, de justice, bonheur, beauté. Ainsi compris le savoir est ce qui rend capable quelqu’un de proférer de bons énoncés dénotatifs mais aussi de bons énoncés prescriptifs, évaluatifs… Une autre caractéristique à souligner est l’affinité d’un tel savoir avec la coutume.
On peut dire que tous les observateurs quelque soit le scénario qu’ils proposent pour dramatiser et comprendre cet écart coutumier du savoir et celui qui est le sien à l’âge des sciences, s’accordent sur un fait, la prééminence de la forme narrative dans la formulation du savoir traditionnel. Les histoires populaires racontent ce qu’on peut nommer des formations (BILDUNGEN) positives ou négatives, c’est à dire les succès ou les échecs qui couronnent les tentatives des héros, et ces succès ou échecs ou bien donnent leur légitimité à des institutions de la société (fonction des mythes) ou bien représentent des modèles positifs/négatifs (héros heureux ou malheureux) d’intégration aux institutions établies (fonction des légendes, contes).
Ces récits permettent donc d’une part de définir les critères de compétence qui sont ceux de la société où ils se racontent, et de l’autre d’évaluer grâce à ces critères les performances qui s’y accomplissent ou peuvent s’y accomplir. En second lieu, la forme narrative, à la différence des formes développées du discours de savoir, admet en elle une pluralité de jeux de langage. Et troisièmement leur narration obéit le plus souvent à des règles qui en fixent la pragmatique. Le narrateur ne prétend tirer sa compétence à raconter l’histoire que d’en avoir été l’auditeur. Le narrataire actuel en l’écoutant accède potentiellement à la même autorité. Le récit est déclaré et rapporté depuis toujours. Le savoir que véhiculent ces narrations bien loin de s’attacher aux seules fonctions de l’énonciation, détermine ainsi d’un seul coup ce qu’il faut dire pour être entendu, ce qu’il faut écouter pour pouvoir parler, ce qu’il faut jouer pour pouvoir faire l’objet d’un récit. Ce qui se transmet avec les récits, c’est le groupe des règles pragmatiques qui constitue le lien social. Un 4ème aspect de ce savoir narratif, c’est son incidence sur le temps. La forme obéit à un rythme, elle est la synthèse d’un mètre (métronome) qui bat le temps en périodes régulières et d’un accent qui modifie la longueur ou l’amplitude de certaines d’entre elles. À mesure que le mètre l’emporte sur l’accent dans les occurences sonores, parlées ou non, le temps cesse d’être le support de la mise en mémoire et devient un battement immémorial qui, en l’absence de différences remarquables entre les périodes, interdit de les dénombrer et les expédie à l’oubli. Il doit y avoir une congruence entre cette fonction létale du pouvoir narratif et de l’autre, les fonctions de formation des critères, d’unification des compétences, et de régulation sociale. Une collectivité qui fait du récit la forme-clé de la compétence n’a pas besoin de se souvenir de son passé. C’est l’acte présent qui déploie à chaque fois la temporalité éphémère qui s’étend entre le « j’ai entendu dire » et le « vous allez entendre ». Le peuple les actualise en les racontant, en les écoutant, en se faisant raconter par eux. Ils définissent ainsi ce qui a le droit de se dire et de se faire dans la culture et comme ils en font partie, ils sont ainsi légitimés.
Chapitre 7 : pragmatique du savoir scientifique
Ce que je dis est vrai parce que je le prouve. Mais qu’est ce qui me prouve que la preuve est vraie ?
Il faut ici introduire une double règle. Est référent ce qui peut donner matière à preuve, le même référent ne peut pas fournir une pluralité de preuves contradictoires ou inconsistantes, style : Dieu ne peut pas tromper. Avec ces règles, la science du 19ème se trouvait un consensus entre pairs ; cela pour la recherche. Il faut donc former ces égaux ; la didactique assure la reproduction. On enseigne ce qu’on sait, tel est l’expert. Mais à mesure que l’étudiant améliore sa compétence, l’expert peut lui faire part de ce qu’il ne sait pas. L’étudiant est alors introduit au jeu de la formation du savoir scientifique.
Si l’on compare cette pragmatique à celle du savoir narratif :
1) le savoir scientifique exige l’isolement d’un jeu de langage, le dénotatif,
2) ce savoir se trouve ainsi isolé des autres jeux de langage dont la combinaison forme le lien social. La relation entre le savoir et la société s’extériorise, ce qui pose un problème : le présupposé que tout atome social peut acquérir la compétence scientifique,
3) au sein du jeu de la recherche, la compétence requise porte sur le seul poste d’énonciateur,
4) un énoncé de science ne retire aucune validité de ce qu’il est rapporté,
5) le jeu de la science implique donc une temporalité diachronique, c’est à dire une mémoire et un projet. La mise en parallèle de la science avec le savoir narratif fait sentir que l’existence de la 1ère n’a pas plus de nécessité que celle de la seconde et pas moins. L’un et l’autre sont formés d’ensemble d’énoncés ; ceux-ci sont des coups portés par des joueurs dans le cadre de règles générales. Il y a une relation inégale entre la science et le savoir narratif : le 2d est tolérant par rapport au 1er lorsque l’inverse n’est pas vrai. Cette relation inégale, on en connait les symptômes : c’est l’histoire de l’impérialisme culturel, lequel est commandé par l’exigence de la légitimation.
Chapitre 8 : la fonction narrative et la légitimation du savoir
Ce problème de la légitimation n’est plus considéré aujourd’hui comme une défaillance dans le jeu du langage de la science. Il serait plus juste de dire qu’il est lui-même légitimé comme problème, c’est à dire comme ressort heuristique. Mais cette manière de le traiter, par renversement, est récente. Avant d’en arriver là, soit au positivisme, le savoir scientifique a cherché d’autres solutions. Il est remarquable que pendant longtemps, celles-ci n’ont pu éviter d’avoir recours à des procédures qui, ouvertement ou non, relèvent du savoir narratif. Et ce retour du narratif dans le non-narratif est bien toujours d’actualité sous la forme des rapports du savoir scientifique avec le savoir populaire. Il y a un besoin d’histoire irréductible non pas pour un besoin de se souvenir ou de projeter (accent) mais au contraire comme un besoin d’oubli (mètre). Ainsi pour répondre au problème de la légitimation, les solutions qui semblent désuètes ne le sont pas en principe, seulement dans leurs expressions : Platon, Descartes, Valéry… Avec la science moderne, 2 nouvelles composantes apparaissent dans la problématique de la légitimation :
1) d’abord, comment prouver la preuve. On reconnait que les conditions du vrai sont immanentes au jeu du débat scientifique ; les règles ne sont bonnes pour rien d’autre que si elles font le consensus des experts. Cette façon d’approcher les choses est concomitant, dans la période du STURM UND DRANG, à un rétablissement de la dignité des cultures populaires. On est dans la période de l’émancipation des bourgeoisies par rapport aux autorités traditionnelles. Qui a le droit de décider pour la société ? Le nom du héros, c’est le peuple et le signe de la légitimité c’est le consensus (le mode de normativation c’est la délibération). On voit ici que le peuple ne renvoie pas à populaire, dans les récits narratifs ; ici on est dans des histoires d’opérateurs du savoir scientifique. il ne faudra pas longtemps pour dénoncer l’obscurantisme du savoir des grands mères. Cette limitation de la recherche d’énoncés dénotatifs à valeur de vérité, à l’exclusion des autres jeux de langage, est suspendue aux institutions dans lesquelles on est censé délibérer et parmi elles, l’Etat.
2) toutefois le peuple c’est la Nation et le peuple a un pouvoir législatif c’est à dire qu’il formule des prescriptions qui ont valeur de normes. Telle est bien la propriété du savoir narratif : de contenir ensemble l’une et l’autre compétence dans son domaine : en matière d’énoncés dénotatifs et en matière d’énoncés prescriptifs ayant prétention à la justice.
Chapitre 9 : les récits de la légitimation du savoir
Et d’abord la version qui a pour sujet l’humanité, comme héros de la liberté. On retrouve le recours au récit des libertés chaque fois que l’Etat prend directement en charge la formation du peuple sous le nom de Nation et sa mise en route sur la voie du progrès.
L’autre récit de légitimation c’est la relation entre la science, l’Etat et la Nation pour créer l’université. Celle-ci doit remettre son matériau, la science, à la formation spirituelle et morale de la nation. Ici on ne cherche pas la connaissance (du côté d’un objet) mais le caractère et l’action (du côté d’un sujet).
On est proche de la distinction kantienne entre connaitre et vouloir. Il y a à prendre en compte une dimension éthique, sociale et politique dans les jeux de langage. L’unification de ces 2 ensembles de discours est indispensable à la BILDUNG que vise quelqu’un comme Humboldt. Il invoque l’Esprit que Fichte appelait la Vie. Le sujet du savoir ce n’est pas le peuple, c’est l’Esprit spéculatif incarné dans un système. C’est dans le dispositif de développement d’une Vie qui est en même temps Sujet que se remarque le retour du savoir narratif. il y a une histoire universelle de l’Esprit : l’encyclopédie de l’idéalisme allemand est la narration de l’histoire de ce Sujet-Vie. L’idéalisme allemand recourt à un méta-principe qui fonde le développement à la fois de la connaissance de la société et de l’Etat dans l’accomplissement de la vie d’un Sujet qu’Hegel appelle la Vie de l’Esprit. Le savoir ici trouve sa légitimité en lui-même. Un résultat remarquable du dispositif spéculatif c’est que tous les discours de connaissance sur tous les référents possibles y sont pris non pas avec leur valeur de vérité immédiate (études de la nature, de la société et de l’Etat) mais avec la valeur qu’ils prennent du fait qu’ils occupent une certaine place dans le parcours de la Vie, une certaine position dans l’encyclopédie que raconte le discours spéculatif. Même le discours herméneutique contemporain est issu de cette présupposition qu’il y a du Sens à connaitre et que le Sens confère ainsi sa légitimité à l’Histoire et notamment à celle de la connaissance.
Mais à côté de l’université, la légitimité peut se trouver par l’autre voie : dans un Sujet pratique qui est l’humanité. Ici le principe du mouvement qui anime le peuple n’est pas le savoir dans son auto-légitimation mais la liberté dans son auto-fondation, dans son auto-gestion. Ce mode de légitimation par l’autonomie de la volonté renvoie, avec Kant, vers un jeu de langage dit impératif ou prescriptif. Le savoir n’est plus le Sujet, il est à son service : sa seule légitimité est de permettre à la moralité de devenir réalité. Et ceci entraine qu’il n’y a plus d’unification ni de totalisation possible des jeux de langage dans un méta-discours.
Chapitre 10 : la délégitimation
Aujourd’hui, dans la période postmoderne, la question de la légitimation se pose en d’autres termes. L’impact que la reprise et la prospérité capitaliste et l’essor déroutant des techniques, peuvent avoir sur le statut du savoir est compréhensible, comme réponses aux germes de nihilisme, conséquence inhérente aux Grands Récits tombés en panne …jusque et y compris la pensée marxiste contemporaine. Depuis Hegel, un énoncé scientifique est un savoir si et seulement si il se situe dans un processus universel d’engendrement. Il suffit, si on applique les règles actuelles, de présupposer qu’un tel processus existe de façon sous-jacente et que l’énoncé scientifique en est l’expression. On peut comprendre à partir de là quelque chose qui éloigne radicalement de l’idéalisme allemand : en effet, la présupposition définit le groupe de règles qu’il faut admettre pour jouer au jeu spéculatif. Et ça c’est la porte d’entrée de la dé-légitimation.Mais cela vaut aussi pour Kant. Il y a la même dé-légitimation à faire sur l’autre courant de légitimation des récits du 19ème, à savoir le courant de l’AUFKLARUNG. Ici on veillait à sauvegarder l’autonomie des interlocuteurs engagés dans la pratique éthique. Or rien ne prouve que si un énoncé qui décrit ce qu’est une réalité est vrai, l’énoncé prescriptif qui aura pour effet nécessairement de le modifier, soit juste. Il y a, en effet, une différence de pertinence et de compétence entre « la porte est fermée » et « ouvrez la porte ». L’écart ou passage du discours dénotatif au prescriptif touche différemment les pôles impliqués au jeu des discours. Donc dans un mouvement de séparation entre connaitre et vouloir, le discours de la science a ses règles propres sans aucune vocation à réglementer le jeu pratique. Dans cette dissémination des jeux de langage, c’est le sujet social lui-même qui parait se dissoudre.
Chapitre 11 : la recherche et sa légitimation par la performativité
L’ orientation pragmatique privilégie la logique formelle (vérité) et la rhétorique (argent). La pragmatique de la recherche est sensible à 2 modifications : l’enrichissement des argumentations, la complication de l’administration des preuves.
Au moyen de quels critères le logicien définit-il les propriétés requises d’une axiomatique ? Consistance, complétude syntaxique, décidabilité et indépendance des axiomes les uns par rapport aux autres. Or Gödel va montrer qu’il existe des limitations internes aux formalismes. La méta-langue ici n’est que la langue quotidienne et celle-ci n’est pas consistante par rapport à la négation : elle permet la formation de paradoxes. Il faudra donc d’abord fixer les règles de l’argumentation. Et ici il va falloir accepter la multiplicité des langages, la flexibilité des moyens et l’acceptabilité des coups qui y sont faits, en dépendance d’un contrat passé entre les partenaires. Ici si le coup réussit, il faut entrainer l’assentiment des pairs : c’est un peu ce que ce livre cherche à faire.
On est entrainé dans une toute autre direction par l’autre aspect : l’administration des preuves. L’argumentation va recourir à des témoignages, des pièces à conviction. Nouveau problème : c’est avec une rhétorique judiciaire que le référent (la réalité) est convoqué et cité dans le débat scientifique. Qu’est ce qu’un constat ? Ici interviennent les techniques qui n’obéissent qu’à l’optimisation des performances : un coup technique est bon quand il fait mieux ou qu’il dépense moins : pas de preuve sans argent. Une équation se dessine entre richesse, efficience et vérité. La boucle va se boucler quand le produit de l’efficience (lié à des coûts de production énormes) pourra être vendu. On n’achète pas des savants, des techniques, des appareils pour savoir la vérité mais pour augmenter sa puissance. La force ne parait plus relever que de la technique. C’est ainsi que Luhmann va constater dans les sociétés postindustrielles le remplacement de la normativité des lois, par la performativité des procédures.
La performativité d’un énoncé (dénotatif ou prescriptif) s’accroît à proportion des informations dont on dispose concernant son référent, la réalité. Place au traitement des informations.
Chapitre 12 : l’enseignement et sa légitimation par la performativité
L’effet à obtenir est la contribution optimale de l’enseignement supérieur à la meilleure performativité du système social. Il devra donc former les compétences qui sont indispensables à ce dernier. L’enseignement supérieur devra continuer à fournir au système social les compétences correspondant à ses exigences propres, qui sont de maintenir sa cohésion interne. Il a seulement à former des compétences mais plus des idéaux. Il y a à fournir au système des joueurs capables d’assurer convenablement leur rôle aux postes pragmatiques dont les institutions ont besoin. L’enseignement doit former dans un sens accru des professionnalisations dans le modèle des élites libérales et, à côté, s’adresse à des destinataires des nouveaux savoirs et nouvelles techniques auprès des jeunes qui ne sont pas encore actifs. Et à côté encore, il y a les autres qui sont à l’université comme des chômeurs déguisés mais qui sont aussi conformes à une nouvelle fonction de l’université, en étant recyclés dans un éternel processus de formation permanente. Il y a pour de nouveaux adultes un gain à repasser par l’université pour réacquérir des compétences dans de nouveaux jeux de langage, ce qui permettra de mieux articuler les compétences dans le domaine scientifique, technique et éthique. On peut imaginer que la responsabilité de cet enseignement soit confiée à des réseaux extra universitaires : importance d’une langue étrangère, informatique, télématique. Il faut voir se pointer d’ailleurs des enseignements par des machines. Et ce n’est pas grave si les discours de légitimation anciens n’y trouvent pas leur compte ! La perspective d’un large marché des compétences opérationnelles est ouverte et la légitimation par la performativité n’y a pas cours. Car on entre dans le domaine de la connexion des champs.
Chapitre 13 : la science postmoderne comme recherche des instabilités
On a déjà indiqué que la pragmatique de la recherche scientifique, surtout sous son aspect de recherche des argumentations nouvelles, portait au 1er plan sur l’invention de coups nouveaux et même de nouvelles règles des jeux de langage. Aujourd’hui le savoir scientifique est à la recherche de voies de sortie de crise, la crise étant celle du déterminisme. Le déterminisme est l’hypothèse sur laquelle repose la légitimation par la performativité : celle-ci se définissant par un rapport input-output. Il faut supposer que le système dans lequel on fait entrer l’input est à l’état stable ; il obéit à une trajectoire régulière dont on peut tirer une fonction continue et dérivable qui va permettre d’anticiper convenablement l’output. Nous allons montré que la pragmatique du savoir scientifique postmoderne a en elle-même très peu d’affinité avec la recherche de la performativité. Le trait frappant du savoir scientifique postmoderne est l’immanence à lui-même dans l’explicite d’un discours sur les règles qui le valident. Il y a à revoir ce qu’on entend par système dans la théorie sociale. La stabilité reposait sur un paradigme liant chaleur à travail ; mais avec la mécanique quantique et la physique atomique, l’extension en principe de ce paradigme doit être limitée. En admettant avec Brillouin et Borgès que la société soit un système, son contrôle, qui implique la définition précise de son état initial, ne peut pas être effectif parce que cette définition ne peut pas être effectuée. Ici le déterminisme est l’horizon in-atteignable d’une approche qui ne remet pas en cause le paradigme.
Mais avec la théorie quantique et la microphysique on sort du paradigme. La recherche de la précision ne se heurte pas à une limite due à son coût mais à la nature de la matière. Bien sûr il y a toujours des défenseurs du déterminisme quand on joue sur les résultats plausibles d’une loi des probabilités. Pourtant on voit se dessiner dans la mathématique contemporaine un courant qui remet en cause la mesure précise et la prévision de comportements d’objets à échelle humaine. Mandelbrot va parler d’objets fractals. René Thom va trouver le langage qui rend compte des discontinuités pouvant se produire formellement dans des phénomènes déterminés et donner lieu à des formes inattendues : la théorie des catastrophes en topologie. Le caractère plus ou moins déterminant d’un processus est déterminé par l’état local de ce processus (effondrement de la fonction d’onde). L’antagonisme catastrophique est fondamental, et est la règle (double-bind, bande de Moebius, NBO).
Chapitre 14 : la légitimation par la paralogie
L’accent doit être mis sur le dissentiment. Le consensus est un horizon qui n’est jamais acquis.
Les recherches qui se font sous l’égide d’un paradigme ont tendance à se stabiliser. Elles sont comme l’exploitation d’une idée technologique, économique et artistique. Ce n’est pas rien mais toujours arrive quelqu’un qui va déranger ces raisons. Pour Luhmann, le système ne peut fonctionner qu’en réduisant la complexité mais de plus, en suscitant l’adaptation des aspirations individuelles à ses propres fins. Les procédures administratives feront vouloir par les individus ce qu’il faut pour que le système soit performatif. Les besoins des plus défavorisés ne doivent pas servir par principe de régulateur au système puisque la manière de les satisfaire étant déjà connue, leur satisfaction ne peut améliorer ses performances mais seulement alourdir ses dépenses. La seule contre-indication est que la non-satisfaction peut déstabiliser l’ensemble. Il est contraire à la force de se régler sur la faiblesse. Mais il lui est conforme de susciter des demandes nouvelles qui sont censées devoir donner lieu à la redéfinition des normes de vie. En ce sens le système se présente comme la machine avant-gardiste qui tire l’humanité après elle, en la déshumanisant pour la ré-humaniser à un autre niveau de capacité normative. Bien entendu, cela ne se passe pas toujours comme ça. Plus un coup est fort, plus il est aisé de lui refuser le consensus minimum justement parce qu’il change les règles du jeu sur lesquelles il y avait un consensus. Mais quand l’institution savante fonctionne de cette manière, elle se conduit comme un pouvoir ordinaire dont le comportement est réglé en homéostase. Ce comportement est terroriste comme l’est celui du système décrit par Luhmann. On entend par terreur l’efficience tirée de l’élimination ou de la menace d’élimination d’un partenaire hors du jeu de langage auquel on jouait avec lui. Il est prié de se tirer et il se tire parce qu’il est en fait menacé de ne plus pouvoir encore jouer. Pour autant qu’elle est différenciante, la science dans sa pragmatique offre en fait l’anti-modèle d’un système stable. Tout énoncé est à retenir du moment qu’il comporte de la différence avec ce qui est su, et qu’il est argumentable et prouvable. Elle est un modèle de système ouvert dans lequel la pertinence de l’énoncé est qu’il donne naissance à des idées c’est à dire à d’autres énoncés et à d’autres règles du jeu.
La question de la légitimation générale devient : quel est le rapport entre l’anti-modèle offert par la pragmatique scientifique et la société ? Le développement de la pragmatique scientifique à l’époque postmoderne met en avant un fait décisif : c’est que même la discussion d’énoncés dénotatifs exige des règles. Et les règles sont des énoncés prescriptifs et même méta-prescriptifs. L’activité différenciante (ou d’imagination ou de paralogie) dans la pragmatique scientifique actuelle a pour fonction de faire apparaitre ces énoncés méta-prescriptifs (les présupposés) et de demander que les partenaires en acceptent d’autres. La seule légitimation qui rende recevable en fin de compte une telle demande, c’est que cela donnera naissance à des idées, c’est à dire à de nouveaux énoncés.
En désaccord avec Habermas, le consensus est devenu une chose désuète. Ce qui ne l’est pas c’est la justice. Il faut donc parvenir à une idée et à une autre pratique de la justice qui ne soit pas liées à celles du consensus. Et pour ça il faut combattre la terreur. Il faut préciser des règles des jeux et des coups à un niveau local (limitation dans l’espace-temps). Les contrats sont temporaires, l’informatisation peut donner des armes, quand le public y a un accès facile et libre aux mémoires et aux banques de données, pour faire des échanges, des jeux à information complète et à somme non nulle. De plus, il y a toujours derrière les énoncés et en réserve, tout le potentiel de la langue de la vie quotidienne.