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L’invention des sciences modernes


Auteur du livre: Isabelle Stengers

Éditeur: Flammarion

Année de publication: 1993

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En 1975, une série de chercheurs en sociologie (en anthropologie des sciences) firent scandale en s’en prenant à l’idéal de science « pure ». Ils remettaient en question toute séparation entre sciences et société ; pour eux les normes d’autonomie et d’objectivité seraient vides.

Chapitre 1 : explorations

A.Les sciences et leurs interprètes

En 1975, une série de chercheurs en sociologie (en anthropologie des sciences) firent scandale en s’en prenant à l’idéal de science « pure ». Ils remettaient en question toute séparation entre sciences et société ; pour eux les normes d’autonomie et d’objectivité seraient vides.  Ce type d’attaque remonte bien plus tôt car dès 1962, Kuhn avait avancé que le scientifique fait « ce qu’il a appris à faire ». Il traite les phénomènes à partir d’un paradigme. Respecter le paradigme est la seule façon de s’assurer du progrès scientifique. La dimension sociale est première, il n’y a pas de scientifique isolé, il fait partie d’une communauté et c’est elle qui assure l’autonomie scientifique par rapport à l’environnement. C’est dans la communauté que se travaille, à partir des anomalies, la nécessité de renouveler le paradigme. 

En 1930, Polanyi avait déjà désigné le scientifique comme une sorte d’expert social dont la compétence était liée à son engagement, ce qui ne va pas sans une certaine croyance. Seul le scientifique est à même d’évaluer une recherche, sans pour autant pouvoir rendre compte de ses critères d’évaluation : ce qui joue c’est le marché idéal, juge de l’autonomie.

Stengers Isabelle tient un point de vue de philosophe des sciences. La nouvelle anthropologie a commencé à prendre consistance quand elle s’est dotée du « principe de symétrie ». Ce principe caractérise la science pure où chaque partie contribue à l’harmonie du tout. Ici l’anthropologie des sciences porte attention à tout ce qui fait un pas d’écart (asymétrie). Les « non sciences » (aux yeux de la science pure) se vivent comme oeuvrant à ouvrir la science orthodoxe « au nom de la science ». Il faut mettre en avant toute situation d’indécision, et ce à partir de tous les facteurs non scientifiques qui ont contribué à un rapport de force capable de trancher entre vainqueurs et vaincus dans une polémique. Les sociologues ont porté leur attention sur les techno-sciences, les féministes ont dénoncé le rôle des valeurs mâles. Il en est ressorti une série de critiques sur une rationalité purement opératoire (calcul) et une stratégie où triomphe la rivalité dans une course à la compétition (performance)…D’où il ressortirait que « la » science est destructrice. Surgit dès lors en contrepoint une vision du scientifique comme porté par un destin, une vocation de chercheur de la vérité. Avec en plus « la contrainte leibnizienne », les philosophes précisent leur action dans le « respect des sentiments établis ». Il ne faut pas par ses propos mettre en danger le climat ouvert nécessaire aux échanges. Ce positionnement est politique. Bruno Latour introduit cette contrainte avec un nouveau « principe d’irréduction ». Pas d’exclusions.

B. Science et non science

Harding Sandra est sociologue et féministe. Elle s’attaque au continuum méthodologique hérité de Hume, Locke, Descartes et Kant. Ces philosophes s’étaient fait un nom dans le domaine de l’épistémologie en dégageant les types de structures cognitives privilégiées dans « la » méthode. Face à eux cette sociologue insiste sur l’expérience sociale des créateurs de la soi-disant science objective. La communauté scientifique court après des labels de scientificité. Et pour cela elle doit ressembler à une image. Cela peut pousser à la manipulation dans le labo de Stanley Milgram ou se barricader  contre le poids de l’opinion véhicule d’une fiction (au nom de la science) qui est l’enjeu d’une lutte d’influence (par exemple, dans la lutte entre médecine allopathique et médecines douces). D’où l’enjeu de « l’effet placebo », récupéré par la science pure.

Bachelard (et Althusser) pense à une rupture épistémologique pour critiquer le fait que la science passe du côté positiviste. Il y a en effet un courant scientifique irrésistible qui abandonne Auguste Comte trop ambigu pour suivre le Cercle de Vienne. Pour ce dernier, c’est la dimension métaphysique qu’il faut absolument disqualifier (car elle parle dans les termes d’une opinion qui pense mal). La science pourrait avancer vers le progrès si elle n’était constamment freinée par une opinion véhicule d’une prétention idéologique (la science populaire) que le monde scientifique juge non féconde. L’intérêt de Bachelard (et Althusser) est de durcir les pôles en opposition en revendiquant une coupure. Cette coupure est en fait une ouverture trop grande puisque le matérialisme scientifique et la psychanalyse entrent dans les sciences redéfinies comme englobant les non-sciences exclues par les scientifiques orthodoxes.

La « tradition démarcationniste » est moins radicale et vient de Popper dont on a retenu « le principe de falsification ». La psychanalyse n’est pas une science. Dans la diatribe qu’il a avec Lakatos et Kuhn, il montre une grande subtilité pour prendre en compte la complexité du problème. Entre le rabattement de la science sur une méthodologie et le souci de garder celle-ci ouverte sur un devenir, il crée un espace philosophique en définissant le scientifique dans cette instabilité. Le scientifique est dès lors prié de trancher et de décider en dernier ressort, à ses risques et périls. 

Lakatos est plus sociologue et dégage la force de l’histoire en disant que toute théorie nait réfutée et que si elle dure, c’est parce qu’elle est protégée. Popper y voit un point faible car l’histoire ne juge du caractère « crucial de l’expérience » qui offre la nouveauté, qu’a posteriori. Rebondissant Lakatos propose la notion de « programme de recherche » mais du coup donne un trop grand poids aux « stratagèmes conventionnalistes ». Le bon programme se jugerait en termes de productivité, mais est-ce ça le critère introuvable ? Mais surtout quel est ce point de vue méta, une tradition historique parmi d’autres ?

C. La force de l’histoire

L’histoire des sciences est singulière. Il n’est pas vrai que les sciences sont des entreprises an-historiques. Une querelle symptomatique a éclaté entre l’histoire des productions scientifiques et l’histoire des institutions. Pourquoi cela chiffonne-t-il tant le monde scientifique de s’inscrire dans une société ? Pourquoi ne dit-on pas facilement que les sciences sont des pratiques sociales comme les autres ? Est-ce que cela tient à l’historien ? La singularité historique ici c’est que le recul du temps ne crée pas l’égalité. Les humains que sont les scientifiques approchés par les historiens ont pour problème de transformer l’histoire de leur pratique de telle manière que dans le futur on soit contraint de parler de leur invention comme de leur découverte (auteur). Metzger Hélène est historienne en science chimique. Autour de 1830 le style de cette histoire change et devient pédagogique alors qu’avant il relevait de la tradition herméneutique (engagement dans le sens). Tout d’un coup il ne deviendrait plus nécessaire de comprendre l’homme derrière le chimiste ? pour Bruno Latour, « le principe d’irréduction » doit s’imposer à l’historienne.

Les 3 mondes de Popper vont faire bouger les lignes. D’abord avec son « principe de transfert ». Ce qui est vrai en logique (épistémologique) est vrai partout. Il y a une même raison qui opère dans les théories psychico-physiques de l’acquisition individuelle de la connaissance, les théories de la rationalité scientifique et de la croissance collective de la connaissance et les théories biologiques de l’évolution. L’évolution est une notion phare dans la pensée de Popper. Mais comme chaque fois avec subtilité. La raison caractérise un progrès en termes de production de quelque chose de nouveau et d’intéressant. Cela n’a rien à voir avec un point de vue uniquement darwiniste en termes de sélection pour la survie. Ce qui est en jeu c’est une co-invention du monde des ressources possibles et d’une manière de se rapporter au monde, co-invention d’une situation. Une situation se décrit en termes d’anticipation. Décrire c’est dégager un sens plongé dans un climat de risque. Décrire une situation c’est dégager une insistance qui suit la formule : problème 1 vers TT (tentative theory, théorie risquée) vers EE (élimination des erreurs) vers problème 2. L’insistance définit l’émergence d’un 3ème monde  appelé celui de la connaissance objective. Le nombre irrationnel est un habitant du 3ème monde. Le sujet de cette production est le problème objectif. Mais attention la situation n’est pas réductible à son milieu d’émergence. Cela revient à une mise au point sur le paradigme. Cela apparait dans l’opposition avec Kuhn car ce dernier n’est pas assez historique. Il dégage bien que le rapport de force social redouble un rapport de force irréductible au social mais cela ne suffit pas.

Chapitre 2 : construction

A.Ironie ou humour

Pour avancer dans son projet et construire une différence, Stengers met en contraste sociologie et politique comme divergentes dans leurs intérêts. En effet dans le champ politique, le spécialiste n’est pas en pouvoir de juger mais seulement de pouvoir suivre la construction des solutions que chaque communauté apporte au problème. Arendt Hannah remet en question l’opposition entre la vérité des sophistes (celle de l’opinion) et la vérité rationnelle. Et il faut donc suivre le type d’épreuve qui préside à leur différenciation. Il s’agit d’une entre-définition qui concerne la politique et le savoir associés par le même type de mise en problème. C’est à chacun d’avoir à rendre des comptes. Mais où ?

Il y a un autre grand partage entre les sociétés modernes et les sociétés traditionnelles. Il y a ici la différence que nous nous faisons entre culture et état de nature ; mais surtout entre l’homme et l’animal. Stengers fait converger les termes opposés en ce que tous les deux par des esthétiques différentes, s’opposent aux mêmes illusions d’appartenance et de détermination. Shirley Strum,primatologue au milieu des sociétés de babouins, fait observer que ces animaux ont un grand souci de leur lien social. 

La mise en cause de la distinction science-non science est sujette à conflit ; d’où l’intérêt de créer un espace problématique pour suivre l’évolution de ce conflit. Bruno Latour sert de guide dans l’invention politique des sciences,  Car ici l’analyste est lui-même dans le bain et comme partie prenante, il doit retourner à lui-même le « principe de symétrie » par lequel il tente d’échapper au mieux aux jugements de l’histoire dont il hérite. Un vecteur d’incertitude sert ici de boussole. L’histoire des sciences constitue l’épreuve par excellence pour les pratiques historiennes. Steve Woolgar montre que le sociologue des sciences est un ironiste. Stengers préfère l’humour car c’est un art de l’immanence ; on est toujours libres de mettre l’invention en histoires. Aucun principe transcendant ne trône dans le lieu tiers où on peut juger de tout, en vérité.La notion d’événement permet de préciser les positions relatives entre les scientifiques et leurs interprètes. Créateur de différence, l’événement n’a ni représentant privilégié ni portée légitime. La portée de l’événement fait partie de ses suites. Sa mesure est donnée par la multiplicité même de ces interprétations. Les philosophes n’étaient pas satisfaits par les épistémologues ; Deleuze a opposé à Kuhn un raisonnement distinguant fondation et fondement en faveur de ce dernier. Stengers reconnait que le premier terme (fondation) est faux mais dans un moment elle rejettera aussi le second. Avec GuattariDeleuze caractérise la philosophie en tant que processus contingent. Mais Stengers va chercher plutôt Leibniz parce que ce philosophe fait bouger les lignes entre possible et impossible ; classiquement entre les deux on trouvait l’indécidable. Mais le bougé va regagner des espaces de liberté pour le décidable.

B. La science sous le signe de l’événement 

La philo est née en Grèce. Faut-il attribuer à la singularité historique grecque le pouvoir d’expliquer ce fait ? La vie de la cité est plus qu’un contexte car elle fait événement. Les questions philosophiques retournent contre les solutions inventées par la cité pour d’autres problèmes, les exigences d’un problème que ces solutions n’imposaient ni prévoyaient mais dont elles ont constitué le terrain d’invention. On est devant un recommencement contingent d’un même processus contingent avec d’autres données. Il faut sur les sciences modernes porter ce type de regard étonné. L’événement galiléen oblige à reconnaitre  les boules sur un plan incliné comme découverte des lois du mouvement et non identification pratique de la classe restreinte des mouvements accélérés qui ont pour prototype la chute des corps graves en l’absence de friction. Et la question, c’est évidemment de savoir si cela est scientifique. Le motif commun aux 2 faits (le plan incliné, la lutte contre Rome) repris sur des modes et des régimes pratiques différents répète l’invention qui rend décidable la réponse à la question. 

Galilée met en fiction ses propos en 1633 et puis en 1637 (entre les deux dates il a été condamné) avec Sagredo et Simplicio (+ Salviati = Galilée). Galilée doit s’imposer essentiellement contre l’idée que toute connaissance générale abstraite est une fiction qui n’appartient pas au pouvoir de la raison qui elle rejoint la raison des choses. Urbain VIII tient que Dieu peut tout …ce qui n’implique pas la contradiction ; autrement dit il s’accroche à la logique aristotélicienne où Dieu est le seul à décider dans la zone de l’indécidable. La stratégie de Galilée est de faire jouer le jeu de la fiction en alliance avec les sceptiques. La fiction est le terrain d’invention des sciences modernes  jusqu’au moment où ce pouvoir permettra de se passer de la fiction. La nouveauté de l’énoncé de Galilée fait finalement taire les sceptiques de la bonne façon, avec humour. Les sciences positives exigent des fictions très particulières car elles doivent faire taire ceux qui prétendent que ce n’est que de la fiction. 

Le nouvel usage de la raison invente à propos des choses un comment qui définit le pourquoi comme son reste ; il sélectionne ceux qui pourront participer à la discussion du comment. Le critère de démarcation cherché par Popper est  consubstantiel à la science. Le plan incliné est un artefact de laboratoire très singulier : il ne peut certes pas expliquer pourquoi le mouvement se laisse caractériser de la sorte mais par contre est à même de contrer toute autre caractérisation. Labstraction ici est la création d’un être concret, le plan incliné, capable de faire taire les rivaux. C’est un événement qui porte le nom de dispositif expérimental. Attention à l’exclusion. Bruno Latour dit bien que l’on doit se passer des philosophes du fondement : la représentation scientifique est à prendre dans un sens plus proche de celui qu’elle a en politique qu’en théorie de la connaissance.

C. Faire histoire

Vérité négative. Le mot auteur a deux acceptions : l’homme animé d’une intention (inventeur), l’être faisant autorité (maître). L’énoncé expérimental est un processus qu’il s’agit de suivre au sens où il est à la fois enjeu et produit de la création du collectif des collègues dont les objections sont reconnues comme pertinentes. L’énoncé expérimental est un opérateur qui porte à la fois sur les choses et sur les humains ; pour être compris il exige une perspective qui suit les collègues qu’il qualifie. Les scientifiques reconnaissent pour seule autorité la nature mais ils savent que la possibilité pour cette autorité de faire autorité n’est pas donnée ; c’est à eux de constituer la nature en autorité. 

Voici la racine du politique dans le champ scientifique : intéresser des auteurs. L’intérêt est redéfini par la liaison entre fait et histoire. L’engagement lié à cet intérêt  prescrit un devoir et un droit. L’intérêt est ce qui est à dépasser, ce par rapport à quoi il y a à se purifier. L’avenir ouvert par l’énoncé doit être disponible pour tous ; il s’agit de susciter le maximum d’intérêts hétérogènes, susceptibles de conférer à la proposition le maximum de significations …et c’est de faire place à la prolifération qu’on permet l’association.

La vulnérabilité des scientifiques est liée à leur passion de faire histoire, de rendre vraiment vrais les êtres (les microbes découverts par Pasteur) dont le laboratoire crée le témoignage fiable.Bruno Latour raisonne avec le Big bang : il faut multiplier ses alliés, il faut travailler pour faire exister un être scientifique nouveau. La découverte a pour condition une histoire où les intérêts doivent être mobilisés, alignés de telle sorte qu’ils fassent lien entre un être qu’ils désignent unanimement (le BigBang) et la multiplicité disparate des sites où cet être est désormais activement impliqué. 

Bruno Latour parle d’hybrides , de médiateurs. La médiation traduit non seulement la possibilité de traduire mais aussi produit ce qui est traduit en tant que susceptible de traduction. Ici on suit l’histoire d’une pompe à air de Boyle jusqu’à ce qu’on l’appelle pompe à vide. On est dans une situation où il y a le vide, les savants et le laboratoire. Le plan incliné n’est pas la pompe : cette dernière est disponible pour d’autres questions rassemblées dans un lieu appelé physico-chimie. Entre un dispositif et un médiateur, il y a 2 styles et l’histoire qui relate les 2 styles et les 2 inventions crée une différence entre les scientifiques. Mais dans les 2 cas ni Platon (convoqué par Galilée) ni le fait (convoqué par Boyle) ni même la foi des physiciens  (qui convoquent des atomes spéculatifs) ne permettent de connaitre l’événement en termes d’influence. Ce sont plutôt les philosophes et les historiens des idées qui sont capturés par l’opération qui les mobilise. Ils sont capturés pour une nouvelle histoire.Les questions politiques vont nous faire passer de l’énoncé à la théorie. Galilée avec sa loi du mouvement impose le problème de la hiérarchie des sciences. Boyle avec le vide pose le problème de la sortie du laboratoire. Avec le plan incliné il y a appel à la théorie quand le témoignage de Galilée sera considéré superflu par son intégration dans la syntaxe des équations de la physique mathématique. Par contre les témoignages des transformations physico-chimiques semblent peut-être bien requérir une nouvelle syntaxe mais l’enjeu n’est pas une hiérarchie en faveur des maths mais une sortie de laboratoire. Ce franchissement de la porte est politique car en passant le seuil, on oppose théorie à expérience (et expérimentation). Qui vient en premier, la pratique ? Comme si elle était la garantie de l’autonomie des sciences ? Mais un maître-mot apparait : faire converger le savoir d’une discipline sur d’autres champs de savoir, que l’on se soumette à un médiateur ou pas. Ici la notion typiquement théorique de paradigme ne convient plus. La notion de programme de recherche dont on sait que son financement est lié à des intérêts, fait-elle bouger les lignes ? À suivre.

Chapitre 3 : propositions

A.Un monde disponible ?

Le pouvoir en histoires : ce chapitre commence par un résumé. Le dernier chapitre soulignait la différence entre paradigme et vision du monde où l’on disqualifie les techno-sciences. Comment le monde a-t-il rendu disponible aux stratégies menées « au nom de la science »? Ici il a fallu distinguer énoncé expérimental et théorie. Car toute théorie affirme un pouvoir social, un pouvoir de juger la valeur des pratiques humaines. Mais on n’a toujours pas défini le lieu où installer le tiers en tant que juge. Et il y a en plus à affiner le « pouvoir » de juger parce qu’il doit évaluer la portée des pratiques et les effets qu’elles visent, avec humour et sans inquisition.  

Raconter l’histoire des sciences passe par l’idée qu’il faut mettre l’accent sur l’événement, le risque et la prolifération des pratiques. Il faut que les scientifiques aient la possibilité d’autres mots que la dénonciation pour trahir leur modèle. Et pour trouver ces mots, il faut partir de la différence entre les effets de la pratique expérimentale et la rhétorique mobilisatrice qui s’empare de ces effets. Celle-ci célèbre le pouvoir de la réduction. Est alors passé sous silence le fait que la diversité expliquée ne préexistait pas à l’explication et qu’elle n’est que le produit d’une invention pratique qui vient s’ajouter à d’autres pratiques. Il y a une mise en scène mobilisatrice dont il va falloir apprendre à rire. Le paradigme peut être déchiffré comme opérateur de cette mise en scène. Et il se transmet  sur un mode qui raréfie la mémoire culturelle, comme le fait remarquer Judith Schlanger, qui introduit le monde entre « nous » et « nous ». En effet « nous » a changé au fil du temps. Et nous n’avons jamais été modernes ! Il nous faut constamment être attentifs aux nouvelles mobilisations : attention à la vitesse avec laquelle se propage l’innovation technologique (dont le coût oriente le marché investisseur et oblige le scientifique à être soucieux des retombées).

C’est ici que vient le développement de la journée « du patron d’un laboratoire qui invente la pandorine » par Bruno Latour. Les rendez-vous se succèdent : avec l’université, l’industrie de l’appareil qui trace la molécule, les lobbies pharmaceutiques quand les diabètes entrent en scène, l’Etat quand il voit son intérêt à labeliser un labo « français », l’électeur local dans la région Rhône-Alpes ….

Stengers en situe la portée dans une politique des réseaux : le pouvoir transforme le rhizome selon une logique propre à notre époque. Il faut analyser les suites de l’erreur, celle de se fier à la rhétorique sans se rendre compte qu’ils, tous ceux qui sont repris dans l’interpellation du patron, y ont juste accès à une information qui les réduira à l’impuissance. Le pouvoir n’est pas au-delà des réseaux, il le « qualifie » et ce faisant en fixe la limite. Stengers propose une posture de singularité qui pose le problème politique de sa coexistence, du scientifique, avec celle d’autres acteurs pour qui les termes de soumission et de disponibilité ont un tout autre sens. La logique qui préside à la course à la technologie est la même en dehors du laboratoire. Cela se précise comme une stratégie qui disqualifie tout ce qui fait obstacle, privilégiant une démarche, et une seule. Au Moyen-Âge, Tempier proposait une lecture du pouvoir invincible de la fiction ; pour Stengers il faut penser en termes de connivence la définition d’un monde disponible à la fiction car cela pose le problème politique comme pouvant recevoir des solutions très différentes. Il faut changer de style «éthique, esthétique et éthologique ».

B. Le sujet et l’objet

Quelle singularité pour les sciences ? Les instruments utilisés jusqu’ici sont insuffisants. Stengers pointe une faiblesse au point de vue politique, dans l’identification entre sciences et sciences théorico-expérimentales (labo), dans la lecture du rapport Sujet-Objet. Ce qui est recherché c’est le tribunal expérimental pour en changer car c’est là que se trouve fixé le rapport S-O (fixé et renforcé par Kant). Sandra Harding a fait une distinction utile entre objectivité et mise en question. Sa critique porte sur l’expression « expérience sociale » des scientifiques quand ils privilégient leurs types de structures cognitives. 

Fictions mathématiques. Comment comprendre l’usage des modèles ? Ils sont des fonctions mais n’ont pas pour but d’éliminer les rivaux mais bien plutôt pour but le suivi et l’explicitation des conséquences. Depuis le Moyen-Âge cet usage réglé de la fiction a découvert dans les maths un instrument privilégié. Mais dans notre usage elles ne confèrent aucun pouvoir mais renvoient à une autre histoire possible, en s’appuyant sur le développement des techniques informatiques dans le rôle des simulateurs (physique quantique où on travaille à explorer les changements dans les conditions initiales). Désormais la démarche théorico-expérimentale est confrontée à d’autres pratiques inventives et risquées qui mettent en question par leur existence le pouvoir de la vérité.

Les héritiers de Darwin sont des scientifiques de terrain et les naturalistes travaillent à partir dindices mais ils savent que jamais le terrain ne sera un juge car un autre terrain peut le contredire. Lastratégie est celle « d’un décentrement » et d’une démoralisation. 

Démoraliser l’histoire. Le problème posé par l’incertitude des indices se double de celui que pose le caractère instable sensible à la moindre variation quantitative des modèles de simulation. L’effet de serre est un problème activé par une histoire de météorite tuant les dinosaures quand l’opinion interpelle l’armée sur l’hiver nucléaire qu’elle programme. Le temps de la preuve qui au laboratoire appartenait à la seule temporalité scientifique est ici associé au temps des processus diagnostiqués irréversibles par un temps qui éventuellement transformera un indice incertain en processus quantifiable.                  Que me veut-il ?  Le laboratoire maîtrise la fonction et ses variables  mais ici surgit « une variation de 3ème type ». Des singes à qui on apprend le langage à travers un processus qui implique affectivement « son » chercheur de référence ne peuvent être jetés comme un Kleenex après usage. À des conditions de production de connaissance d’un côté, il faut associer des conditions de production d’existence de l’autre car on n’a plus affaire à des cobayes mais à des enfants ! Guattari détourne à son tour la psychanalyse quand il en appelle à un nouveau paradigmeesthétique lié à la puissance du sentir par quoi se renouvelle et le sens de soi et le sens du monde. Tobie Nathan ne trouve-t-il pas un nouveau type d’inconscient dans la fonction des djinns !

C. Devenirs

Comment résister ? Avons-nous les moyens de nous passer d’une référence au progrès ? Pouvons-nous conférer un sens positif à « nous ne pouvons plus croire », transformer la honte de ce que nos croyances ont permis ? Pour cela il faut en passer par les notions de « quasi-objet » et « quasi-sujet ».

Nomades du 3ème monde. Bruno Latour parle alors du « parlement des choses » comme d’une image baroque. Ici ce qui est travaillé par déformation lenticulaire c’est la notion de médiation qui fait passer du naturel au social mais aussi et surtout celle d’intersubjectivité qu’il y a lieu d’abandonner pour de nouveaux liens avec le disparate. On abandonne la notion transcendante d’intérêt général. Le rapport S-O est transformé. Ce qui est mis en avant c’est une nouvelle science hylémorphique liant matière et forme, la « science royale » de Deleuze et Guattari dans 1000 plateaux. La matière n’est plus objet d’une science pure mais un problème pour cette science quand elle peut et ne peut pas en répondre. La forme convoque un parlement d’actants au travail baroque de mise en condition pour la science. La science royale mobilise une démarche ambulante. Dans le champ d’interaction de 2 sciencesles sciences ambulantes se contentent d’inventer les problèmes dont la solution ne renverrait pas à tout un ensemble d’activités collectives et non scientifiques mais dont la solution scientifique dépendrait au contraire de la science royale et de la manière dont la science royale a d’abord transformé le problème en le faisant passer dans son appareil théorématique et son organisation (division) du travail. Les singularités sont pensées à partir d’une formequi a le pouvoir de les rendre intelligibles mais par cette forme en outre les singularités sont jugées au sens où elles créent le terrain d’une pratique, celle-ci étant « qualifiée » par les intérêts particuliers accidentels et seulement pratiques qui lui assurent une certaine autonomie de fait. René Thom ici conçoit des habitants du 3ème monde en tant que nomades, producteurs et produits de manière objective « mettant en risque » le pouvoir pour la fiction de poser les problèmes sans désigner un monde disponible à l’étape d’objectivation, mais en attente de sa réduction objective.Car la signification du « parlement des choses » c’est de rappeler le caractère d’abord politique du problème.

Production d’expertises. Bruno Latour prévoit des représentants scientifiques mais aussi des industriels, des ouvriers, des citoyens, d’autres sensibilités impliquant la formulation d’autres problèmes. La contrainte politique implique la production d’une expertise publique. En ajoutant que dans le parlement ce qui a droit à la parole c’est la raison (rationalité) et un haut sens de la démocratie. Il ne s’agit pas de faire voter le citoyen mais de lui offrir la place pour pouvoir formuler les questions, leurs questions tout en sachant que celles-ci ont besoin d’une forme. Les toxicomanes d’Amsterdam y ont appris à parler dans le cadre d’une nouvelle politique sur ce qui doit être et dont le nom est « processus d’hétérogenèse ».Retour avec les sophistesProtagoras a dit : l’homme est la mesure de toute chose. La place ici occupée par la mesure ne désigne pas une interaction puisqu’on n’a affaire qu’à des quasi-objets et quasi-sujets. Derrière tout ceci c’est Aristote qui est brouillé comme source de clarté.  Il faut ici lier PRAXIS et TECHNE comme un scientifique-poète.