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L’invention démocratique


Auteur du livre: Claude Lefort

Éditeur: Fayard

Année de publication: 1981

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Mais ce livre est innovant de ce qu’il fait une avancée dans la critique du système soviétique en démontant la machine du Parti (dont l’évolution trahit l’intention qui a présidé à sa naissance) ; en rapportant l’image du peuple au moi idéal et non à l’idéal du moi – autrement dit une définition du chef, bernant le peuple par un miroir qui le berce d’illusions pour mieux le contrôler ; en déformant l’image de la société comme un tout où les parties sont réduites à des fonctions au service d’une bureaucratie. Par contre se dessine ici une réflexion en termes de résistance qui puise dans l’actualité ( Soljenitsyne, révolte hongroise, soulèvement de la Tchécoslovaquie, mouvements polonais jusqu’aux chantiers de Gdansk).

Introduction : j’eus préféré produire un nouveau livre…mais vu l’urgence

Comment sauver la gauche ? L’époque de Mitterand, chef du Parti socialiste, qui n’a pas encore gagné aux présidentielles, est celle de l’invasion de l’URSS en Afghanistan et celle où Giscard apparait « de bon aloi » aux yeux du Kremlin. L’époque est celle où Michel Tatu disqualifie dans « Le Monde » le travail des intellectuels de gauche critiques de la gauche, comme des enfonceurs de portes ouvertes : il y a longtemps que l’opinion sait à quoi s’en tenir. Le monde est divisé en 2 blocs, est-ouest, et si on est de gauche on est contre l’impérialisme capitaliste.   Et pourtant la cause est loin d’être entendue. Dans le grand rêve de l’union de la gauche, PS et PC se tirent dessus. Marchais qualifie Mitterand d’extrémiste de droite mais en face on se garde bien de trop scier la branche sur laquelle on s’est hissé. Tous les 2 en tout cas enterrent les questions qui fâchent : personne pour dénoncer le stalinisme et ses versions soft à la Brejnev. Personne n’est là pour dire que les pratiques staliniennes s’inscrivent dans un système. Et le PC français s’y met à l’ombre en jouant de toutes les ficelles poujadistes pour caresser l’électorat dans le sens du poil. Sur les faits (l’attaque des immigrés est devenue un thème porteur dans une campagne électorale qui louche vers des électeurs d’extrême droite) on se tait, sur une réalité de plus en plus réduite à une passoire (les gens quittent le parti mais de nouveaux arrivent) l’idéologie en pleine forme jette son voile. Mais le PS lui aussi joue au même jeu si bien que les gens qui quittent le PC ne viennent pas au PS. Le parti du PS aurait un rôle clé d’éducation populaire chargé de donner des clefs pour comprendre, mais il ne le fait pas. En fait sa tradition jacobine se renforce dans l’arrivée des technocrates, il est soucieux de conquérir l’appareil d’Etat au prix de se passer de modèle. Cet étranglement (aveuglement, rétrécissement) fait en fait le lit de l’Etat totalitaire. Analyser c’est montrer le lien entre fascisme et stalinisme. La fonction du parti-Etat, la fonction de l’idéologie, la fonction de l’extermination des ennemis au service de l’intégrité du corps social, la fonction du Duce, du Führer, du petit père du peuple ne leur paraissent que des traits adjacents d’un système de production, des épiphénomènes qui n’entachent pas un projet ambitieux, la nouvelle économie. Mais quand donc va-t-on regarder ce qu’il en est avec le parti bolchevik ? Le système existe bien avant les grands travaux staliniens. Ce système s’en prend à la démocratie et pas seulement à la démocratie bourgeoise. Sur le plan théorique, c’’est une aberration de dire que la démocratie est une création de la bourgeoisie. La révolution de 89 a dérangé les bourgeois qui se sont empressés de la réduire à une peau de chagrin. La révolution de 17 n’est pas autre chose qu’un coup d’Etat où le peuple et ses aspirations passent à la trappe. La démocratie n’a jamais fait partie d’un système qui s’apparente au fascisme, nazisme et stalinisme. Il est grand temps de rappeler que la lutte des classes caractérise la démocratie dans une société qui se définit par le conflit. L’esprit de 89 c’est au coeur de toutes les luttes pour les droits qui sont gagnés contre la bourgeoisie. Et cette idée du droit mobilise depuis des siècles bien plus que l’idée communiste. Le ressort c’est une dignité opposée à la domination et la servitude. La démocratie ne cesse de s’inventer. Et la démocratie dans ce sens là est opposée aux totalitarismes.  Les gouvernements français se révèlent donc dans leur positionnement tolérant par rapport à l’URSS  quand celui-ci envahit l’Afghanistan et quand il s’énerve face au mouvement polonais derrière Solidarnosch.  Giscard, Chirac, et même Mitterand ne risquent pas de froisser le grand jeu géopolitique. Pour ne prendre que le soulèvement polonais, il n’y a que la CFDT pour réellement être démocratique, c’est à dire anti-totalitaire.

Première partie : Contributions à l’intelligence du totalitarisme

Chapitre 1 : Droits de l’homme et politique

Les droits de l’homme sont-ils une politique ? La revue Esprit ouvre un débat dans un contexte où l’expansion du marxisme dans l’ensemble de la gauche française a été de paire avec la condamnation véhémente de la notion bourgeoise des droits de l’homme. Si on ne se satisfait pas de ce parti-pris pour répondre à la question, il faut partir de la posture prise par les dissidents du bloc de l’est dans la brèche ouverte par « les accords d’Helsinki ». Les droits de l’homme n’y sont pas formels (une illusion disait Marx dans la Question juive ; on devra en reparler). Là-bas on voit s’investir en eux une lutte ouverte contre l’oppression. Ces droits viennent fournir la preuve d’une indépendance de l’esprit face aux contraintes de la politique. Les dissidents disent ne pas vouloir faire de la politique, juste réclamer les garanties en vigueur dans les nations démocratiques.Toutefois dès lors que les droits sont incompatibles avec le système totalitaire, ils font de la politique. La cible du pouvoir devient à travers eux les droits de l’homme. Une opposition fondamentale est devenue manifeste entre un modèle de société totalitaire et un modèle qui implique la reconnaissance des droits. 

Cette opposition n’est pas pensée ici par la gauche française. Et cela tient au fait qu’elle considère les droits de l’homme comme des droits individuels. L’homme de gauche non communiste se veut à la fois libéral et socialiste. Libéral il évoque 1789 et se plaît à imaginer un heureux mélange de socialisme et de libertés ; sa cécité à l’égard du totalitarisme trouve là son explication. Il y a l’idée que la réalité se définit au niveau des rapports de propriété et des rapports de force ; quant au droit c’est la rationalisation de ces rapports et si il reste un élément à y ajouter c’est pour le renvoyer au sanctuaire de la morale qui a son siège dans la conscience de chaque individu. Les communistes eux parlent des programmes de l’URSS comme globalement positifs. Le droit pour eux respecte la propriété privée « pour certains »  avec un accent sur la moralité minimum « pour tous » et surtout le droit est là pour conserver l’ordre établi. Le pouvoir des sociétés du bloc de l’est s’arme d’une idéologie que les français reportent ici, copie conforme. Nul ne les met en demeure de dire si oui ou non l’agression du pouvoir soviétique contre le droit est une agression contre le corps social. La question ne leur est pas opposée parce qu’elle impliquerait que le droit est constitutif de la politique. Mais si les méthodes de gouvernement étaient « excessives au delà du nécessaire » ? Les communistes concèdent les excès dans le cadre d’un débat qui interpelle, sous la convention que la violation concerne des droits individuels.

Il devient urgent d’en revenir à Marx… pour s’en défaire. Dans « La question juive », il a articulé l’essentiel de sa pensée. Elle procède de la conviction que la représentation de ces droits n’a prévalu à la fin du 18ème s. que pour donner figure à la dissociation des individus dans la société et à une séparation de cette société atomisée d’avec la communauté politique. Qui est l’homme distinct du citoyen? C’est le membre de la société bourgeoise. Les droits de l’homme ne sont que les droits de l’homme égoïste, de l’homme séparé de « l’homme et la collectivité». Or l’expérience du totalitarisme jette une sinistre lumière sur les faiblesses de cette interprétation. Le totalitarisme s’édifie sur la ruine des droits de l’homme. L’homme se trouve sous ce régime dissocié de l’homme et séparé de la collectivité, comme il ne le fut jamais dans le passé. Mais ce n’est pas parce qu’il est censé figurer l’individu naturel ; non c’est parce qu’il est censé figurer l’homme communiste, parce que son individualité doit se dissoudre dans un bon corps politique, le peuple soviétique ou le parti. L’Etat est censé détenir le principe de toute forme de socialisation, de tout mode d’activité.  Il est vrai, l’interprétation de Marx prétend rendre compte d’un grand événement historique, le passage de la féodalité à la société bourgeoise. Marx retient de la révolution bourgeoise ce qu’il nomme « l’émancipation politique », c’est à dire la délimitation d’une sphère de la politique comme sphère de l’universel, à distance de la société, celle-ci se trouvant du même coup réduite à la combinaison d’intérêts particuliers, décomposés en éléments. Et puisque simultanément se détachent les éléments particuliers de la vie civile comme s’ils étaient indépendants, l’illusion politique coïncide selon lui avec l’illusion de l’indépendance de ces éléments ou avec la représentation illusoire des droits de l’homme qui ont pour fin de la maintenir. La politique et les droits de l’homme constituent les 2 pôles d’une même illusion. Et cette lecture, on peut se demander si elle peut soutenir celle de la révolution totalitaire. Or convenons qu’il faudrait en inverser les termes. Le totalitarisme tend à abolir tous les signes d’autonomie de la société civile, à nier les déterminations particulières qui la composeraient. Apparemment, l’esprit politique se propage alors dans toute l’étendue du social. Le parti, en tant que représentant de l’esprit politique, s’emploie à composer un alliage entre l’Etat, censé incarner le peuple en général, et toutes les institutions de la vie civile. Ceci n’est pas correct. Le processus de destruction de la société civile implique un formidable élargissement de la sphère du politique mais non pas sa disparition ; la propagation de l’esprit politique est à la mesure du renforcement du pouvoir censé représenter la communauté et décider de « ce qui concerne le peuple en général ». À la lumière de Marx, le totalitarisme apparait comme ce régime où « l’illusion politique » est portée à son comble, où elle est matérialisée dans un Etat qui détient la toute-puissance. Or là les droits de l’homme sont détruits. Conclusion : la politique et les droits de l’homme ne sont plus les 2 pôles d’une même illusion. Marx tombe dans le piège de l’idéologie.

Partons du texte de la « Déclaration des droits de l’homme ». Toute action humaine dans l’espace public, quelle que soit la constitution de la société, lie nécessairement le sujet à d’autres sujets. Ce lien  est une donnée première, qui ne relève pas de mécanismes institutionnels ou politiques. L’isolement, le monadisme de l’individu étant strictement impensables – puisque là même où il est séparé de fait de ses semblables, il s’agit encore d’une modalité de son rapport aux autres – la seule question devrait être celle-ci : quelles sont dans telle ou telle société – telle ou telle formation sociale – les limites imposées à l’action de ses membres, les restrictions apportées à leur établissement ?  Marx ignore la portée pratique de la « Déclaration des droits de l’homme », capturé qu’il est par l’image d’un pouvoir ancré dans l’individu et ne pouvant s’exercer que jusqu’à ce qu’il rencontre le pouvoir d’autrui. L’argument de « La question juive » est destiné à démontrer que le droit à exprimer ses convictions religieuses ne fait que témoigner de la scission advenue et sanctifiée par les droits de l’homme entre l’élément individuel et la vie de l’Etat. Mais on doit convenir que la liberté de conscience n’est à ses yeux que l’indice le plus éloquent de la fiction démocratique, fiction qui marque un moment nécessaire mais transitoire de l’émancipation humaine. Or cette représentation n’est pas adéquate vu l’évolution de la situation observée en URSS et cela ne colle pas non plus avec le sens de fond de la Déclaration. Elle rappelle que c’est le droit de l’homme de sortir de lui-même, l’homme ne peut être assigné aux limites du monde privé. C’est de l’indépendance de la pensée, de l’opinion, en regard du pouvoir, c’est du clivage entre pouvoir et savoir qu’il s’agit. Ici s’entend un registre social dont le discours bourgeois ne peut disposer à sa guise. Dans les Etats socialistes ce ne sont pas les droits individuels qui sont mis à mal. La vocation du pouvoir totalitaire est de ramener à son pôle la pensée, la parole publiques ; d’encercler l’espace public pour le convertir en son espace privé : cet espace qui coïnciderait idéalement avec le corps du peuple et qui lui appartiendrait en propre, en même temps qu’il définirait la loi d’organisation. La logique du système interdit d’accueillir quelque opinion qui se fasse le signe d’une extériorité de la vie sociale par rapport au pouvoir, ou d’une altérité dans le social. Marx pour revenir à lui dénonce la définition utilitariste de la loi qui a pour fondement l’idée de l’homme égoïste. Mais du même mouvement , il l’exploite, en fondant sa propre critique sur l’idée de la vie générique ou de l’être générique. Il efface la dimension de la loi comme telle. Il ne fait pas place aux droits de l’homme parce que les hommes lui paraissent immédiatement immergés dans la vie sociale, dans une vie pleinement humaine, ou parce qu’ils lui paraissent respirer le même air de liberté. Dire avec la Déclaration que tout homme est innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, c’est supposer qu’il y a des innocents, des coupables et des tiers, susceptibles d’arbitrer les litiges. Ce tiers est symbolique puisqu’il énonce le vrai et le faux, le juste et l’injuste, position qui fait apparaître en conjonction et disjonction puissance et justice. Mais cette dimension échappe à Marx. 

Ce qui appartient en propre à Marx c’est son rejet du politique. La critique de l’individu s’exerce d’emblée dans les horizons d’une théorie de la société où se trouvent abolies la dimension du pouvoir et avec celle-ci la dimension de la loi et celle du savoir. Une telle théorie ne permet pas de concevoir le sens de la mutation historique dans laquelle le pouvoir se trouve assigné à des limites et le droit pleinement reconnu dans son extériorité au pouvoir : cette double aventure devient illisible comme simple signe de l’illusion. Mais l’illusion est dans la tête de Marx. L’Etat, il en fait le complément de la société bourgeoise, pour opposer le nouveau système à celui de la féodalité. Or la filiation passe d’abord par l’Etat monarchique. Et c’est l’établissement des royaumes territoriaux, unifiés par l’allégeance commune des sujets au monarque, et peu à peu renouvelés par le pouvoir étatique, qui a créé les conditions de l’essor de la bourgeoisie. Et dès lors et comme le fait Hegel à propos de l’Etat de droit, c’est sur la modalité de la séparation Etat/société, en même temps que sur celle de la division des classes et sur celle de l’articulation du pouvoir et du droit qu’il aurait dû être conduit à s’interroger. Comment oublier que cet Etat s’est institué d’une part sous l’effet de la sécularisation des valeurs chrétiennes, et d’autre part sous l’effet d’une ré-élaboration religieuse de l’empire romain. Aux yeux de cette histoire la révolution politique moderne n’est pas la dissociation de l’instance du pouvoir et de l’instance du droit, car celle-ci était au principe de l’ordre monarchique, mais un phénomène de dés-incorporation du pouvoir et de dés-incorporation du droit accompagnant la disparition du « corps du roi », dans lequel s’incarnait la communauté et se médiatisait la justice ; et du même coup un phénomène de dés-incorporation de la société dont l’identité, quoique déjà figurée dans la nation, ne se séparait pas de la personne du monarque.

Il y a lieu de s’arrêter sur la désintrication du pouvoir et du droit. Le pouvoir ne devient pas étranger au droit mais la notion des droits de l’homme fait signe en direction d’un foyer im-maitrisable : le droit vient à figurer vis-à-vis du pouvoir une extériorité ineffaçable. Le droit se trouve catégoriquement établi dans la nature de l’homme, une nature présente en chaque individu. Mais de quelle attache s’agit-il ?  Soit 3 paradoxes. La société est conçue comme une société d’hommes libres et égaux, société idéalement une et homogène mais en même temps cette société s’avère increvable du fait qu’elle ne saurait se rapporter à elle-même, privée qu’elle est de la médiation d’un pouvoir incorporé. Deuxième paradoxe : les droits de l’homme sont énoncés et ils le sont comme des droits qui appartiennent à l’homme mais l’homme apparait à travers ses mandataires comme celui dont l’essence est d’énoncer ces droits ; impossible de séparer l’énoncé de l’énonciation car personne n’occupe une place méta d’où il énoncerait ces droits. Troisième paradoxe : les droits de l’homme apparaissent comme ceux des individus, les individus apparaissant comme de petits souverains indépendants régnant sur un monde privé mais cette représentation en détruit une autre : celle d’une totalité transcendante à ses parties, elle fait découvrir une dimension transversale des rapports sociaux : le droit de parler va de paire avec le droit de transmettre ce qui est entendu. Ici on sort de la logique d’une parole autorisée par un rapport de maître à élève. L’idée de l’homme sans détermination ne se dissocie pas de l’indéterminable : les droits de l’homme ramènent le droit à un fondement qui est sans figure, se dérobe à tout pouvoir qui prétendrait s’en emparer. Le droit est voué au questionnement. La société est en questionnement. Aucune classe n’est à l’abri d’une opposition de droit par une autre classe. Mais l’Etat démocratique excède les limites traditionnellement assignées à l’Etat de droit. Il fait l’épreuve de droits qui ne lui sont pas incorporés, il est le théâtre d’une contestation dont l’objet ne se réduit pas à la conservation d’un pacte tacitement établi mais qui se forme depuis des foyers que le pouvoir ne peut maîtriser. À vouloir confondre le symbolique et l’idéologique on se fourvoie.

On peut maintenant revenir à la question de départ de ce chapitre. La lutte pour les droits de l’homme rend-elle possible un nouveau rapport à la politique ?  Comment une pensée politique peut-elle se dégager de l’idéologique ? Réponse, elle le peut en regard des sociétés où nous vivons. Mais ces droits agissent comme des principes et non comme des institutions positives. Leur efficacité tient à l’adhésion qui leur est apportée et cette adhésion tient à une manière d’être en société. Mais c’est sûr aussi que ces droits sont d’autant plus symboliques qu’ils sont écrits dans une constitution qui est le texte fondateur de la société. Si on prend des événements comme ceux de Mai 68, des luttes chez Lip ou dans le Larzac, il apparait bien que la dynamique en jeu mobilise une conscience des droits, une référence à des principes et un usage des lois qui les traduisent et qu’il s’agit de faire bouger en raison d’une situation litigieuse qui bouscule les bornes et la trame de la société. Ces nouvelles luttes n’attendent pas la révolution, le renversement de l’Etat bourgeois, la disparition de la référence au système économique. Ce qui est dérangé c’est un pouvoir social dans lequel se combine autour du pouvoir politique une multiplicité d’éléments apparement distincts et de moins en moins formellement indépendants. On ne peut laisser à des groupes d’individus (étudiants, ouvriers, agriculteurs expropriés) la possibilité de renverser les plans approuvés au parlement. Se cristallise ici un rapport Etat/société que des luttes illustrent en s’en prenant aux symboles de l’autorité (le bureau du patron est occupé). Mais ce que manifeste ce nouveau type de grève (teintée d’insoumission, la chienlit) c’est le rappel du pôle actif du droit indéterminable et d’ailleurs il est frappant que l’Etat dans la peur d’être dépassé accorde des concessions qui surprennent les manifestants (l’Allemagne sort du nucléaire). Les luttes qui apparaissent sans qu’on puisse dire qu’elles se coalisent ou coagulent dans un mouvement général, sont la combinaison paradoxale de l’idée d’une légitimité et la représentation d’une particularité. Et ceci conduit l’Etat à renoncer à sa violence articulée sur du permis et de l’interdit pour s’incliner face à ce qui rappelle la dimension du juste et de l’injuste. On ne dira jamais assez comment la disparition du référentiel religieux a donné à sa place un poids nouveau au pôle du droit face au pôle du pouvoir obligeant ce dernier à composer avec une nouvelle donne. L’Etat change dans ce rapport et devient le garant d’un espace de liberté où la société se cherche et réinvente ses formes sociales. La nouvelle voie qui s’esquisse ici n’est ni du révolutionnarisme ni du réformisme. En creux on voit aussi que l’Etat totalitaire reste défini à partir d’une conception du pouvoir comme garant d’une société-autre, comme porteur d’une politique qui surplombe le monde où l’on vit pour laisser tomber sur lui les foudres du jugement dernier. Réformistes et révolutionnaristes sont aveugles à la fonction symbolique du pouvoir et obsédés par l’appropriation de sa fonction de fait, celle d’une maîtrise du fonctionnement de l’organisation sociale. Le rôle des partis trouve ici un champ de mines menaçant sa survie. Même si l’autonomie absolue n’est pas possible comme on le voit dans le rêve de l’autogestion. La hiérarchie abolie le problème du pouvoir reste entier. Ce n’est pas parce que les socialistes arrivent au pouvoir qu’ils y sont plus réalistes. Ni qu’ils voient mieux que le registre actif est sous-jacent aux manifestations de surface (à travail égal, salaire égal). Ce registre est celui qui se réactive toujours comme une insistance dans des luttes qui allument des feux locaux mais ne sont pas hors d’une perspective. Perspective qui tente à se dessiner mieux qu’en pointillé : initiatives collectives que recèlent des espaces gouvernables par ceux qui les peuplent, possibilités de nouveaux modèles de représentativité , comme des possibilités de nouveaux circuits d’information qui changeraient les termes de la participation aux décisions publiques.En fait ce qui se dérobe à l’imagination c’est la démocratie. Etat, Société, Peuple, Nation sont dans la démocratie des entités indéfinissables. Elles portent l’empreinte de l’Homme qui mine leur affirmation.

Chapitre 2 : la logique totalitaire

Uno stato totalitario, totale Staat. Dans l’entre-deux guerres, libéraux et socialistes se rapprochaient par une lutte commune contre le fascisme. Il y a eu des idéologues pour mettre dans le même sac bolchevisme, fascisme et nazisme (national-socialisme). Ceci dit il y a eu des penseurs de droite pour adhérer aux pensées fascistes. Quoiqu’il en soit, c’est après la seconde guerre et au moment de la guerre froide, qu’il y a eu un réel travail de pensée sur le totalitarisme. Le bolchevisme est pris pour cible comme étant pire que ses 2 voisins idéologiques puisque des 2 autres on était arrivé à bout. Pour être clair c’est alors qu’émerge une nouvelle catégorie politique. En devenant une menace l’adjectif est devenu substantif. La première chose à éclairer est la résistance à ce mouvement de réflexion par la gauche qui considère ce concept comme de droite. Pourquoi ne donnent-ils pas crédit à Hannah Arendt ? Seul le trotskyste critique. En observant que l’Etat embrasse l’économie, il suggère que la distinction de l’économique et du politique s’est évanouie et laisse entrevoir qu’avec Staline rien n’échappe au pouvoir. Trotsky remet en question le primat donné à l’économie dans le matérialisme scientifique (et historique). Mais la gauche française se limite à réfléchir aux limites de la logique du marché, à s’opposer aux libéraux attachés à l’économie politique classique. La fiction d’une organisation de la production sous la direction des travailleurs associés via leurs représentants, se substitue pour eux au mécanisme du marché moyennant un certain temps pour implanter cette organisation sous l’égide du parti (voué à disparaître quand la société sera devenue sans classes). Le refoulement du politique est à son comble. Ils ne réfléchissent pas à ce moment décisif où un Etat dirige l’économie. La gauche manque d’une théorie de l’Etat et d’une théorie de la société politique. Elle ne voit pas dans les rapports de production instaurés en URSS les effets d’exploitation et de division sociale.

Ce qui est à penser c’est pourtant bien la division entre Etat et société civile, entre exécutif et pouvoir administratif. En revanche tant qu’on se contente de définir l’Etat  comme un simple organe de société, qui s’en différencie pour exercer des fonctions d’intérêts général, on n’a le choix qu’entre 2 versions : soit l’Etat ne se détache que partiellement de la société, sa puissance y est toute dépendante de la classe dominante (l’Etat bourgeois); soit l’Etat peut grâce au soutien des forces populaires s’élever au dessus des particuliers, il est alors le grand organe qui décide de tous les mouvements du corps social (l’Etat socialiste). Mais ces 2 versions ne saisissent pas la nature du pouvoir politique, la dynamique propre de la bureaucratie d’Etat. On méconnait ainsi la mutation à l’origine de la démocratie moderne : l’instauration d’un pouvoir de droit limité de telle sorte qu’en dehors de l’espace politique se circonscrivent des espaces économique, juridique, culturel, scientifique, esthétique, dont chacun obéit à ses propres normes. L’Etat moderne, loin d’être un produit du capitalisme, lui a créé les conditions de son développement. On devrait reconnaitre le caractère symbolique du pouvoir au lieu de le réduire à la fonction d’un instrument au service de forces sociales qui lui préexisteraient. À défaut d’une telle perspective on ne voit pas que la délimitation d’une sphère du politique s’accompagne d’un mode nouveau de légitimation, non seulement du pouvoir mais des rapports sociaux comme tels. La légitimité du pouvoir se fonde sur le peuple ; mais à l’image de la souveraineté populaire s’adjoint un lieu vide, impossible à occuper. La démocratie s’allie 2 principes contradictoires : l’un que le pouvoir émane du peuple, l’autre qu’il n’est le pouvoir de personne, et la démocratie vit de cette contradiction. Si le lieu du pouvoir apparait, non plus comme symboliquement, mais comme réellement vide, alors ceux qui l’exercent sont perçus comme des individus quelconques et comme composant une faction au service d’intérêts privés. Chacun veut faire prévaloir son intérêt individuel ou corporatiste, et à la limite il n’y a plus de société civile. Si l’image du peuple s’actualise, si un parti prétend s’identifier avec lui et s’approprier le pouvoir sous le couvert de cette identification, cette fois c’est le principe même de la distinction Etat/société, le principe de la différence des normes qui régissent les divers types de rapports entre les hommes (mais aussi des modes de vie, de croyances), qui se trouvent nié et c’est le principe même d’une distinction entre ce qui relève de l’ordre du pouvoir d’avec l’ordre de la loi et l’ordre de la connaissance. Il s’opère alors une sorte d’imbrication dans la politique de l’économique, du juridique et du culturel, qui disparait. On est là dans le totalitarisme, que la gauche méconnait. La gauche méconnait aussi la dynamique de la bureaucratie d’Etat. Celle-ci demeure invisible tant que l’Etat parait surgir de la société, comme l’organe dans lequel se condensent la volonté et la force des couches dominantes (bourgeoisie au pouvoir) ou la volonté et les forces du peuple (parti au pouvoir).  L’histoire enseigne que l’Etat moderne , en tant que foyer de décision, de réglementation, de contrôle, tend de plus en plus à s’assujettir le détail de la vie sociale. Dans une société qui ne dispose plus de recours à un garant transcendant de l’ordre, qui ne trouve plus dans le langage de la religion une justification de ses inégalités, l’Etat seul apparait à tous et se représente lui-même comme le principe instituant. C’est ici l’avènement du point de vue de l’Etat  qui rend possible l’expansion des bureaucraties dont les membres peuvent cultiver leur intérêt propre en arguant de leur souveraine distance vis-à-vis des administrés. Si la gauche ne comprend pas le totalitarisme soviétique c’est que cela requerrait une nouvelle conceptualisation qui ébranlerait les fondements de la pensée socialiste, une pensée politique.

Mais c’est quoi ce terme « politique » ? On a vu que la gauche méconnait la dimension symbolique du pouvoir dans la société démocratique moderne, mais elle méconnait aussi la structure de la société, à la fois sur la division de l’ Etat et de l’ensemble social, sur la division interne et sur la relation qu’entretient une certaine articulation du pouvoir, de la loi et de la connaissance avec l’ordonnance des rapports sociaux (et d’abord dans le cadre de la production). Le phénomène du pouvoir est au centre de l’analyse politique parce que l’existence d’un pouvoir susceptible d’obtenir l’obéissance généralisée implique un certain type de divisions et d’articulations sociales, en même temps qu’un certain type de représentations concernant la légitimité de l’ordre social. Il faut déchiffrer les conditions qui l’ont rendu possible, se demander , dans chaque cas donné, quel changement dans les principes de légitimité, quel remaniement dans le système des croyances, dans le mode d’appréhension de la réalité ont permis à une nouvelle figure de pouvoir de se dessiner. Figure parce qu’il est de l’essence du pouvoir de se faire voir. 

Et pour comprendre, l’URSS est le terrain d’exercice parfait pour y comprendre ce que l’on cherche. Le bouleversement de l’économie ne s’est effectué qu’à partir.des années 30 ; il a été précédé par l’établissement d’un nouveau système de domination : le parti bolchevik. Ce qu’il nous faut comprendre c’est que sa force d’attraction ne se mesure pas à sa force réelle. Ce qui le distingue c’est la capacité qu’il a de s’identifier avec la révolution, comme puissance de rupture radicale avec le passé et de fondation d’un monde nouveau, la capacité qu’il a de condenser  la revendication d’une transformation sociale  avec celle d’un savoir absolu sur l’histoire et la société, la capacité de  se concevoir et d’apparaitre  comme le dépositaire de la légitimité et de la vérité.  Même s’il n’est pas parti unique au début, il est le parti-un, le parti qui agit d’une seule volonté. L’analyse politique nous met en demeure d’interroger la mutation qui se produit lors de l’apparition d’un nouveau type de parti. Celle-ci est d’ordre symbolique et témoigne d’un nouveau système de représentations, qui détermine le cours même des événements. Le modèle s’impose d’une société qui s’instituerait sans divisions, disposerait de la maîtrise de son organisation, se rapporterait à elle-même dans toutes ses parties, serait habitée par le même projet d’édification du socialisme. En premier lieu le pouvoir s’affirme comme pouvoir social, il figure en quelque sorte la société elle-même, entre l’Etat et la société civile la ligne de clivage se fait invisible. Et du même coup le devient aussi celle qui sépare le pouvoir politique du pouvoir administratif : l’appareil d’Etat perd toute indépendance à l’égard du Parti communiste. Le pouvoir politique circule à travers ses agents, les fonctionnaires du parti et de la police secrète pour ne laisser subsister qu’une relation générale entre l’organe dirigeant et ses exécutants. Simultanément au sommet du parti et de l’Etat, le pouvoir se confond avec la position de celui qui détient l’autorité.  En d’autres termes, le pouvoir cesse d’être un lieu vide, il se voit matérialisé dans un organe  supposé concentrer en lui toutes les forces de la société. En second lieu se trouve dénié le principe d’une division interne à la société. La nouvelle société est censée rendre impossible la formation de classes ou de groupements dont les intérêts seraient antagoniques. Cependant l’affirmation  de la totalité requiert non moins impérativement la négation de la différence des normes en fonction desquelles se définit chaque mode d’activité et chaque institution où il s’exerce. L’entreprise de production, l’administration, l’école, l’hôpital, l’institution judiciaire apparaissent comme des organisations spéciales, subordonnées aux fins de la grande organisation socialiste. Le travail de chaque spécialiste échappe à sa responsabilité et se voit soumis à l’autorité politique.  Enfin c’est la notion d’une hétérogénéité sociale qui est récusée, la notion de variété des modes de vie, de comportement, de croyance, d’opinion dans la mesure où elle contredit l’image d’une société accordée avec elle-même. Il n’y a plus de critères derniers de la loi ni de critères derniers de la connaissance qui soient soustraits au pouvoir. Le totalitarisme  est un pouvoir qui tire de lui-même le principe de la loi et de la connaissance. La condition en est qu’il n’y ait plus de référence à un tiers transcendant et que le pouvoir en soit venu à se travestir en pouvoir purement social. C’est lorsque l’action et la science du dirigeant  ne se mesurent qu’au critère de l’organisation, lorsque la cohésion du corps social s’avère dépendre uniquement de l’action et de la science du dirigeant que nous sortons des cadres traditionnels de l’absolutisme, du despotisme ou de la tyrannie. Au fondement d’un tel système on a une matrice idéologique  : les images du peuple-un, d’un pouvoir-un sont celles d’un fantasme où seul le grand Autre énonce la figure du peuple-un, et où la même image se combine avec celle de l’élément étranger au peuple, son ennemi ; dès lors la métaphore du corps sain renvoie à un pouvoir prophylactique chargé d’en éliminer les parasites. L’organisation aussi a ses représentations. Sa vertu dépend aussi d’une lutte contre les parasites. Si nous scrutons ces 2 types de représentation, on voit la contradiction qui hante le militant ou le dirigeant : il est dissous dans le « nous » communiste et il est le « maître » qui voit tout. Aussi surgissent 2 autres représentations de secours : celle de la création social-historique et celle de la transparence à soi de la société. Il y a désormais à la fois une phase de transition qui ne va pas sans sacrifier des générations et il y a la vision d’un avenir radieux où tout sera racheté. Pas de place pour l’innovation qui irait au delà d’un avenir programmé. Place à la propagande étayée sur la fantasmagorie de la planification où la société se voit elle-même dans un futur présent. Inutile de dire que tout ceci grince dans les rouages et que l’incertitude plane à la fois sur la rationalité des décisions prises en haut et sur la légitimité (la compétence) des dirigeants. Reste que le secret est le dernier recours d’une bureaucratie kafkaïenne (la multiplication des petits chefs) pour réaligner les esprits tentés par la critique. La place d’en bas n’est pas en mesure de suivre la stratégie pensée en haut. La soupape c’est le pléthore des associations qui occupent les gens (les distraient) : syndicats, mouvements de jeunesse, clubs d’échecs, organisations des femmes, tout un réseau de « collectifs » qui répètent les normes communistes. Ce réseau sous contrôle est en même temps un nid d’indicateurs du parti qui veillent à la bonne disposition d’esprit qui sied à chaque membre d’une société socialiste. On incorpore et on décompose les rapports librement consentis.

Chapitre 3 : Staline et le stalinisme

En faire objet d’une interrogation, c’est en faire une question unique qui porte sur le rôle de l’homme et sur une forme politique. Laquelle porte l’empreinte d’un nom propre. Approcher d’une réponse passe d’abord par la clarification des principes d’une interprétation. Y a-t-il une période historique circonscrite par une date de début et une date de fin comme s’il s’agissait d’un règne ? Non car tout le monde s’accorde pour dire que le mot concerne un exercice singulier du pouvoir, un mode d’organisation et de discipline, un ensemble de comportements et de valeurs qui donnèrent sa physionomie au régime dit soviétique. En fait le terme est forgé par les trotskystes pour désigner une déviation du marxisme. Ce faisant ils empruntent au discours des opposants. Et cela pointe une exigence théorique. À considérer la théorie de Marx, il est impossible d’ignorer la perversion qu’introduit la doctrine implicite d’un pouvoir bureaucratique ; et si on se réfère à la théorie de Lénine, impossible de confondre un commandement autoritaire et même des mesures arbitraires dictées par les impératifs de la révolution d’avec les méthodes de coercition d’un gouvernement par la terreur au service d’une ambition personnelle. Le concept est commandé par une théorie de la filiation et de la dénaturation. 

L’interprétation de Trotsky concerne un système et un produit de circonstances. Trotsky s’appuie sur 2 moments. L’ascension de Staline est un surf sur des circonstances qui sont véritablement une vague porteuse… éteignant toute critique (puisque c’est un pur produit de l’histoire) ; mais à côté de cela Trotsky lit les événements sur la scène internationale depuis 1927 et les bouleversements catastrophiques de la collectivisation forcée et de l’industrialisation comme marqués par la stratégie stalinienne. La double interprétation de Trotsky (qui semble opposée car l’histoire crée un homme ou est créée par l’action d’un homme) conduit à 2 conclusions. La première c’est qu’il n’y a plus d’URSS à partir de 1923 laissant juste place pour un travail théorique dans l’attente de nouveaux événements porteurs ; la seconde suggère qu’il aurait été possible de composer avec le réel tout en gardant en vue les objectifs derniers mais en assurant au prolétariat une participation à la vie du parti. L’interprétation est finalement de ramener le stalinisme à ses excès. Si une révolution ne va pas sans une violence normale, elle dépasse son rôle si elle use de la violence anormale qui parasite alors le sens du projet. Ces conclusions sont insatisfaisantes en regard des exigences de l’interprétation. On peut dire que toute interprétation qui s’appuie sur une science descriptive élude toute question qui porterait sur la validité de la théorie marxiste de la révolution et du léninisme, en même temps que sur la logique du système stalinien.

Creusons donc la contradiction qui mine le compromis entre conceptualisation et récit (entre théorie et histoire) : pourquoi veut-on maintenir une continuité entre marxisme et stalinisme ? Les années 30 montrent le vrai visage du stalinisme. Mais comme il y a abolition de la propriété privée dont Staline fait la pierre de touche d’une théorie de la révolution, on peut dire que l’inauguration du cours du socialisme coïncide avec sa déviation, que la norme coïncide avec l’excès. C’est là l’interprétation des auteurs anti-marxistes comme Soljenitsine. Mais ceci ne fait que prendre le contre-pied des précédents. En effet il conserve la description des événements avec la référence à Marx. De rejeton monstrueux il devient produit naturel. 

Redisons la conclusion déjà avancée : un point de vue historico-descriptif ne permet pas de concevoir la nature d’une formation politique. Car une conceptualisation qui passe par un récit ne critique pas son hypothèse de lecture. Nous devons cesser de lier stalinisme avec léninisme ; et nous devons nous affranchir des discours des acteurs. Quelle est alors la démarche à préconiser ? La stratégie stalinienne mobilise une détermination et une figuration singulières du lieu du pouvoir (analyse d’une représentation). La notion de ce lieu implique une détermination et une figuration singulières de l’espace social, de ses divisions internes et de ses articulations notamment des classes ; et aussi des dimensions symboliques selon lesquelles cet espace s’ordonne ; c’est à dire se différencie et se rapporte à lui-même (analyse de l’économique, du juridique et du culturel).  

L’analyse ne peut sortir de l’observation. La nôtre est guidée par une idée du politique qui a été effacée par le développement de la science politique laquelle ne s’intéresse qu’aux relations de pouvoir comme secteur particulier des relations sociales ; la connaissance du politique pour nous est celle des principes générateurs des sociétés et met en jeu une réflexion sur la destinée ou les destinées de l’homme ; si le pouvoir constitue l’objet privilégié de la connaissance du politique, c’est en ce sens que la définition qu’il acquiert ici et là conditionne la mise en forme et la mise en scène d’un ensemble social. On peut alors parler d’une matrice politique. Cette matrice ne se laisse pas appréhender comme le résultat d’un processus historico-naturel, elle témoigne d’une élaboration collective, encore que nous ne puissions l’imputer à des agents déterminés, et d’autre part, elle tend à produire une vision de la société ou à l’exhiber devant elle-même comme la meilleure société (possible). Comment caractériser le lieu du pouvoir sous la dictature de Staline ? Le plus haut degré de puissance de l’Etat y coïncide avec une indivision de la société et de l’Etat. La position du dictateur est liée à l’affirmation d’une nouvelle légitimité supposée détenue par le peuple. L’autorité de Staline parait inscrite au point qu’il se présente comme simple exécutant. Toutefois c’est en tant qu’individu qu’il commande. Le pouvoir auquel retrouve soudé Staline ne constitue pas une médiation entre une puissance transcendante et le peuple ; il ne se heurte pas à des limites que lui imposeraient la religion, le droit, des valeurs intemporelles. Il s’agit d’un pouvoir social investi dans un individu. C’est le contraire d’une démocratie qui médiatise le pouvoir mandaté par le peuple dans les lois et la Constitution ; c’est en démocratie que le pouvoir est un lieu vide qui ne s’occupe pas en termes de propriété mais dans une représentation d’une durée limitée dans le temps. Le pouvoir stalinien s’apprécie par contraste en référence au peuple en acte (en démocratie l’idéal développe une logique entre puissance et acte) et d’abord en référence au peuple-Un : soit un grand vivant, un corps qui a la ressource de contrôler les mouvements de chacun de ses organes et de chacun de ses membres. La démocratie aussi réfère à un peuple-un mais celle-ci ne forme qu’un pôle de la représentation. À l’autre pôle, se trouvent reconnus la dispersion des individus, la fragmentation des activités, l’antagonisme des intérêts particuliers, le clivage des classes. C’est ce second pôle que le stalinisme abolit. Dans le système totalitaire ce second pôle est externalisé, et mobilise la lutte de tous contre les déviants, contre les parasites, par la délation qui détruit les liens sociaux. La bureaucratie à la botte du pouvoir démultiplie la complexité, les niveaux distanciés de la population, pour diviser en favorisant (en tolérant) les faveurs qui satisfont de petits intérêts (au prix d’une allégeance toute féodale à celui qui donne ses faveurs). On voit ici vaciller les repères symboliques par une stratégie de l’arbitraire (tout dépend du bon pouvoir (vouloir) du prince). La dernière chose à ajouter c’est que ce système a besoin du parti dont le rôle se doit d’assumer l’ambiguïté à tous les niveaux de ses rouages : le petit père du peuple doit rester bon, pur, divin. Quitte à nettoyer les imperfections par un service de nettoyage de l’impur. Entre Staline et le parti, il y a déploiement d’une pathologie pour le moins perverse si pas folle. Le personnage Staline fait retour comme cause pathogène du système. Ce n’est pas seulement une position d’exception (en excès sur la logique du tout), il est déchaîné de façon imaginaire, sans plus aucun nouage du (et au) réel pour le garder à distance, faute d’ancrage symbolique médiateur.

Chapitre 4 : l’impensé de l’union de la gauche

L’idée d’avoir un gouvernement socialo-communiste soulève de l’inquiétude. À droite, c’est normal, mais quand elle soulève de l’inquiétude à gauche, c’est qu’apparait un nouvel état d’esprit. Jusqu’ici ceux qui votaient pour la coalition l’associaient avec l’idée de progrès. Mais maintenant se concrétise la peur d’une brutale accélération du processus bureaucratique. C’est ce que disent les « nouveaux philosophes » : ils parlent de retour de la barbarie étatique. Plus profond et du côté des gauchistes, ceux qui, ni trotskystes ni maoïstes, sont des anciens militants, revenus des illusions, on se demande ce qu’il adviendra de tous les modes de contestation si les communistes arrivaient au pouvoir. Pour eux c’est la faiblesse du pouvoir actuel qui sauvegardait cet espace de contestation mais si le pouvoir étatique gagne en puissance ? 

Apparemment les socialistes gardent la main, ils ont plus de voix que les communistes. Il n’est pas difficile de leur objecter que le poids du PC face au PS n’est pas le poids des votes mais le degré d’implantation du communisme dans le tissu social via l’efficacité de son appareil, son haut degré d’organisation, sa discipline, ses syndicats et associations. On se rassure en disant que le PS aura les postes ministériels clés mais même dans le ministère de l’éducation, la recherche scientifique, un des ministères dans l’économie (par exemple en politique industrielle) ou de l’information, le PC peut être redoutable. Mettre le pied dans l’administration publique, ils n’attendent que ça. Surtout que les sociologues ont annoncé une grande mutation : la fonction nouvelle de la connaissance et le changement social qu’elle entraine. Ne voit-on pas que même si l’avenir échappait aux prévisionnistes, l’alliance actuelle est tout profit pour les communistes : par l’action du PS ils sont devenus fréquentables dans les sphères du pouvoir et non plus dans l’opposition seulement. Le PS pour des raisons bassement électoralistes a ouvert une brèche dans laquelle le PC a eu beau jeu de présenter de façon acceptable tout d’un coup la formation sociale qui s’est concrétisée en URSS. Le PS a réussi ce coup de force de présenter le PC comme un parti démocratique.

Le programme du PS (un gouvernement de transition vers le socialisme à visage humain), dans la logique de l’alliance, marque une nouvelle frontière à ne pas dépasser : pas de pas qui risque de fâcher le partenaire. Le PS se fait le chantre des libertés tout en ne prenant pas fait et cause pour les mouvements syndicaux polonais autour de Solidarnosch. Pire ils ne disent pas un mot sur l’alignement manifeste du PCF sur la ligne dictée par le Kremlin…où Brejnev apparait comme un chef plus libéral. L’autoritarisme cache le totalitarisme. Le PS ne voit pas le lien entre concentration du capital et essor des bureaucraties (+ de nationalisations, + de planification). Et si cela lui échappe c’est parce qu’ils sont eux-mêmes matériellement liés à l’expansion de la bureaucratie d’Etat et appréhendent la société du point de vue du fonctionnaire ou de l’administrateur-technicien. Cette position interdit d’analyser la fonction du parti-Etat comme agent de destruction de la société civile. Le totalitarisme s’impose par un parti extrêmement fort. Ce parti c’est le PCF ? Pour répondre il faut changer de point de vue et souligner les distances manifestées par le PC par rapport au grand parti frère. Il y a indéniablement des consignes qui modifient le climat dans les réunions internes où il n’est plus immédiat de lire un avis critique comme une manoeuvre chargée de produire une fracture handicapant le grand corps qu’est la société socialiste. On n’y court plus à la chasse de l’ennemi de classe. Pour mesurer ce fait il y a à regarder aussi bien en URSS que dans la société française. Le PCF ne pouvait plus se taire face à des faits établis et diffusés dans la presse. Mais implanté en France il en subit aussi l’évolution, une évolution des moeurs due à la modernisation qui donnera une nouvelle idéologie de ce qu’elle marque un effacement de la figure du Maître, de la référence à la règle et des divers modes de la division sociale (foyer du discours dominant). Le PCF aussi se heurte au désir irrépressible de l’égalité des conditions (au sens tocquevillien) et du bien-être ici et maintenant. Toutefois, faut-il pour autant dire que ce parti n’est plus totalitaire ? Pour progresser il faut mettre à plat les mécanismes de la représentation.

L’image de l’URSS a joué un rôle de catalyseur dans la formation d’une représentation de la société, par le PCF, en rupture avec les principes du libéralisme économique, et tant ceux du réformisme que ceux de l’humanité révolutionnaire. Elle favorise la cristallisation d’une nouvelle couche sociale susceptible de projeter son avenir de bureaucratie dirigeante dans l’avènement d’un régime fondé sur la propriété collective des moyens de production, la planification étatique de l’économie et l’intégration de toutes les activités sociales et culturelles sous les normes du socialisme. Que cette couche sociale fut hétérogène ne fait pas oublier que dans son centre il y a les permanents politiques, syndicaux et les militants renforcés dans leur lutte par l’expansion du capitalisme moderne, l’expansion des grandes unités de production, la croissance de l’Etat et de ses moyens d’intervention. Il n’en reste pas moins qu’il y a à réinterpréter la dynamique sociale du PCF. Cela est plus facile de lire à partir de là où ce socialisme est réel. Alors la mutation dans le PCF n’est pas crédible dans le sens d’un assouplissement (favorable à une cohabitation dans un pouvoir partagé avec le PS), au contraire. C’est structurellement que le PC garde sa ligne ; cette structure est totalitaire et elle est bureaucratique. Aussi la place faite à la représentation s’analyse comme suit. Examiner la représentation et l’idéologie requiert plus qu’une juste pesée du marxisme et des théories dont la bureaucratie se réclame ; on ne ferait que dégager un discours de rationalisation. Ce qu’il faut repérer c’est une triple croyance : une foi dans l’organisation qui implique que la société est organisation, une foi dans le peuple-Un qui implique la dénégation de la division sociale mais surtout la référence à l’autre – ennemi, la foi en la compétence universelle de l’agent politique qui implique le parti porteur du « nous » communiste. La représentation condense jusqu’à la limite la notion de technicité et celle de la réalité substantielle de la société. La représentation servant de base à la théorie, doutera-t-on encore du caractère totalitaire du PCF ? Le capitalisme alimente la dite représentation car il pousse à l’essor des bureaucraties, à l’homogénéisation des mentalités, à la croissance de la puissance étatique et l’affirmation d’un point de vue de l’Etat sur toute activité sociale. Le communisme s’engendre de cette mutation de la société capitaliste française. Ne concluons pas trop vite car ce qu’est le parti en puissance bute sur les limites de son action dans la réalité.

S’il est impossible de donner son suffrage à l’un ou l’autre parti, l’un ou l’autre bloc, il ne l’est pas moins de dénier la portée de l’institution des élections en tant que telle : de faire comme si l’événement se produisait à la surface des choses tandis que la vraie histoire se jouerait dans la profondeur de la société. Le fait d’être doublement coincé par les contradictions c’est ce qui pousse à changer de paradigme. Rompre avec le marxisme est la chose à faire. En effet, on ne peut plus repérer la figure d’un agent de la révolution qui se distinguerait de tous les autres et annoncerait l’advenue d’un monde nouveau. En effet, ce fut une erreur de précipiter dans une classe toute la créativité sociale. En effet, l’expérience du totalitarisme enseigne que la destruction de la démocratie formelle a coïncidé avec celle de la démocratie comme telle. En effet, on observe que lorsque une opposition se lève dans un monde totalitaire, elle mobilise des aspirations démocratiques et la revendication d’élections libres. Il ne suffit donc pas de refaire le procès de la démocratie formelle, on doit convenir que la démocratie implique une définition d’un lieu du pouvoir qui interdit à quiconque de l’occuper et empêche la pétrification des rapports sociaux. On doit donc chercher un nouveau type d’analyse qui dégage le niveau symbolique où se décide le mode d’institution du social. La théorie marxiste présente la démocratie à l’envers de cette lecture en termes de lieu vide. Le suffrage universel dans la théorie marxiste est lu à l’envers de ce qu’il en est : la décomposition de la société en atomes politiques a la vertu de faire surgir un pouvoir qui n’incarne pas un supposé « corps » social ; en démocratie le moment électoral fait référence à un point zéro de la socialité en écho d’un point zéro de pouvoir qui passe la main à ceux qui suivent. Et il faut se garder de sacraliser le temps des élections comme créateur d’une nouvelle équipe comme si le pouvoir sortait des urnes. Il faut dégager une dimension symbolique en lien avec un acte juridique : le pouvoir n’est pas créé, il est redéfini. En droit car c’est effectivement par le recours au droit, dans le moment où celui-ci pour la première fois s’affirme dans une indépendance entière vis-à-vis de tout pouvoir de fait que s’ouvre la possibilité d’une redéfinition du politique.  

Au contraire le totalitarisme précipite dans le réel ce qui est de l’ordre symbolique, affirme une identité pleine du peuple et simultanément donne pleine consistance au pouvoir, l’actualise dans son organe dirigeant ou son chef. La démocratie oblige la société à se rapporter à elle-même dans une scission interne entre ce qui deviendra l’élément purement politique et l’élément purement social. Cette scission se rend sensible dans le jeu des institutions : la compétition politique se joue sur une scène pour que tout le monde la voie. Mais elle nécessite des conditions comme la liberté d’expression, d’opinion, d’association, de réunion, la libre circulation des hommes et des idées, la fonction parlementaire où place est faite à une majorité et une opposition. Le conflit politique n’est pas le conflit social, il en constitue la transposition. 

La conclusion coule de source. 1) le pouvoir démocratique, par l’écart qu’il maintient entre le réel et le symbolique, ne remplit sa fonction qu’en laissant concevoir la division de l’espace politique et de l’espace social, la division de l’espace politique et, sous l’effet de cette dernière, la division sociale interne ; 2) qu’il y ait un écart obligé entre le pouvoir et ceux qui le détiennent, entre ce qui relève du pouvoir et ce qui se produit dans la société, une délimitation d’un mode spécifiquement politique qui soit nécessairement lié à l’exercice du conflit, voilà qui témoigne de l’impossibilité de rabattre sur un seul foyer l’institution du social. Entendons que les critères de discrimination du juste et de l’injuste, du bien et du mal, du licite et de l’interdit, du vrai et du faux, à la fois sont disjoints et, chacun formulable depuis des lieux différents, liés à des modes de socialisation et des modes d’activité particuliers. Ce qui relève du pouvoir ne coïncide pas avec celui relève de l’ordre de la loi et de l’ordre du savoir. On voit bien que la distinction entre démocratie formelle (à l’ouest) et démocratie réelle (à l’est) nous détourne d’une opposition interne à la démocratie. Oui mais l’Etat dans tout ça ? On l’a vu, il étend ses prérogatives de plus en plus. Mais franchit-il ce faisant une limite modifiant ce qui précède ? A-t-il affecté le rôle de la société civile au point de le fausser ? Surtout qu’en même temps gonfle aussi tout un secteur bureaucratique lequel vise à sa propre expansion dans une logique d’organisation ; on voit se développer des techno-bureaucraties en osmose entre l’Etat et les entreprises privées qui impliquent la foi en une maîtrise du changement social. Du coup est-ce que le pouvoir ne fait plus signe vers un lieu vide ? NON parce que l’Etat indéniablement devenu l’Impersonnel n’est pas devenu quelqu’Un. L’Etat devient l’Englobant en utilisant une bureaucratie qui s’y prête. A contrario le totalitarisme contraint la bureaucratie à le servir ; c’est de la figuration d’un pouvoir total prétendant matérialiser l’unité du peuple, que résulte l’expansion de la bureaucratie. Et une fois que furent fixés les traits de la nouvelle formation sociale, il s’est produit un clivage entre l’autorité politique au sommet de l’appareil et le corps bureaucratique comme tel ; de même que s’est instaurée, à l’intérieur de celui-ci, une subordination de chacun de ses membres à l’arbitraire des dirigeants des divers organes et, en définitive, à l’arbitraire de l’autorité suprême. 

En regard de l’Etat totalitaire, l’Etat démocratique acquiert un nouveau relief. Impossible de négliger les effets sur sa structure du mode d’institution du pouvoir politique et de l’existence de droit d’une société civile. Le principe de la séparation entre la fonction publique et l’autorité politique se maintient. Et chacun de ses secteurs se trouve toujours dans la nécessité de tenir compte des normes et des représentations qui ont leur foyer dans le secteur correspondant de la société civile. Chaque ministère voit son pouvoir de réglementation limité par la résistance que lui oppose une catégorie sociale obstinée à défendre ce qu’elle juge son droit. Les critères techniques de la décision se heurtent à des critères proprement politiques chaque fois qu’une réforme parait, par l’opposition qu’elle rencontre dans l’opinion, affaiblir le crédit du gouvernement et de la majorité en place. C’est méconnaitre les ressorts de développement de l’Etat que de retenir ses seules fonctions de coercition car ce développement n’est possible que parce qu’il permet de prendre en charge, en réponse à une demande sociale, des besoins tenus pour légitimes par la population. L’Etat est ainsi aussi une puissance tutélaire pour suggérer la condition de dépendance de ceux qui remettent leur sort dans les mains d’un maître, attendant de lui l’éducation, la santé, la sécurité de l’emploi… et l’image est à compléter de celle d’un Etat en danger, contraint de se soumettre à l’exigence de la société civile.On a perdu en route le fil de la question. Par contre on a reprisé les fondements démocratiques. Dans toute cette partie Lefort se sert du totalitarisme pour définir la démocratie. La place qui est faite à la représentation (nouage de l’imaginaire et du réel par le symbolique) est un accent qui fait signe à Cornelius Castoriadis. Ce dernier donne une place tout à fait singulière à l’imaginaire dans le processus de création : création = invention.

Chapitre 5 : l’image du corps et le totalitarisme

Ce chapitre rappelle le parcours de l’auteur centré sur le problème du totalitarisme, exigeant une nouvelle approche du politique. Ses premiers travaux sur la bureaucratie se sont collationnés dans le groupe Socialisme et barbarie (et sa revue) en collaboration avec Cornelius Castoriadis qui fut le premier à repérer une nouvelle formation sociale en URSS. Comparant bourgeoisie et bureaucratie on observe un contraste remarquable entre la solidité de sa constitution en tant que classe et la fragilité de position de ses membres. Ces analyses référaient à un marxisme « authentique » car à l’époque il y a de fait croyance à gauche dans le rôle révolutionnaire du prolétariat. Mais comme celui-ci s’était divisé à un moment, engendrant une classe dirigeante (bureaucratique), le prolétariat avait à apprendre de cette erreur pour rectifier son action en vue de la lutte vers une société sans classes.

Toutefois Lefort est sujet à des pas d’écart pour 2 raisons : l’impact de l’enseignement de Merleau-Ponty qui était un briseur de certitudes, et par conséquent chez Marx il y avait à dégager les contradictions minant tout ce qui se présentait comme système. Les points d’indétermination fragilisent l’affirmation du rôle de l’Histoire et donc la certitude du caractère inéluctable de la marche révolutionnaire du prolétariat vers la victoire. C’est sensible au plus haut point quant au vacillement d’une interprétation quant aux fondements matériels ou imaginaires de la vie sociale et son évolution. Sa courte adhésion au mouvement trotskyste a buté sur le constat que ce parti fonctionnait comme une micro-bureaucratie (centralisme démocratique) laquelle n’avait pas les moyens de s’inscrire dans une mythologie-histoire. Ainsi tant du côté du savoir que du pouvoir, entre théorie fragile et pratique militante aveuglée, il y a eu perte des repères de la division entre l’espace de l’oeuvre et le monde sur lequel elle ouvre (d’où l’importante maturation d’une pensée libérée, avec Machiavel ou le travail de l’oeuvre).

Pourquoi le totalitarisme est-il un événement majeur de notre temps ? Au fondement du totalitarisme se repère la représentation du peuple-Un. Le paradoxe est le suivant : la division est déniée et à la mesure de cette dénégation, se voit affirmée une division entre le peuple-Un et l’Autre. Deux représentations qui se conjoignent : car il est toujours imaginé que les représentants de l’ancienne société sont reliés à des centres étrangers ennemis. Les campagnes d’exclusion mettent en évidence une image neuve du corps social. Tout se passe comme si le corps devait s’assurer de son identité propre en expulsant ses déchets et se refermer sur lui-même en se coupant du dehors. Il est à remarquer que la représentation du peuple-Un n’est nullement en contradiction dans l’idéologie totalitaire avec celle du parti ; le parti n’apparait pas comme distinct du peuple, il n’a pas une réalité particulière dans la société, le parti est le prolétariat au sens de l’identité, cela en même temps qu’il en est le guide et la tête. On doit cette analyse à Soljenytsine qui nomme le guide, « egocrate ». Tout un enchaînement se découvre entre l’identification du peuple au prolétariat, du prolétariat au parti, du parti à la direction, de la direction à l’Egocrate. À chaque fois un organe est à la fois le tout et la partie détachée qui fait le tout, qui l’institue. Cette logique de l’identification réglée secrètement par l’image du corps rend raison à son tour de la condensation qui s’opère entre le principe du pouvoir, le principe de la loi et le principe de la connaissance. La dimension de la loi, la dimension du savoir tendent à s’effacer, en tant qu’elles ne sont pas de l’ordre des choses socialement concevables, qu’elles ne sont pas repérables dans le social empirique, qu’elles instaurent les conditions mêmes de la sociabilité humaine. Et il faut bien voir que le pouvoir est pris dans l’idéologie : le pouvoir du discours s’affirme pleinement, tandis que le discours vrai devient celui du pouvoir. Il faut bien voir alors que la loi, positive, déchue en loi du socialisme, rend opaque pour lui-même, le pouvoir.

Nous devrions scruter un autre pôle de la représentation totalitaire, l’organisation. Et du coup l’image du corps se combine avec celle de la machine. Le modèle Scientific-technique, celui de l’entreprise de production, régie par la division rationnelle du travail, a été importé du capitalisme occidental mais s’est emparé de la société entière. La nouvelle société se présente comme une unique organisation comprenant un réseau de micro-organisations. Voyons bien q’une telle représentation se dédouble ; le social se définit comme organisation et comme organisable. Ces deux images clefs impliquent une ambiguïté : l’agent politique se trouve dissous dans un « nous » qui parle, entend, lit le réel, à travers lui s’identifiant au parti, au corps du peuple et dans le même mouvement, se figurant, par la même identification, la tête de ce corps s’attribuant la conscience. Dans l’autre cas le même agent s’avère à la fois pièce de la machine ou courroie de transmission et machiniste-activiste qui décide du fonctionnement et de la production de la société. Toutefois les 2 images ne pourraient se confondre ; l’image du corps se trouve altérée au contact de celle de la machine. Cette dernière contredit la logique de l’identification. Menace sur la substance du corps politique, en faisant apparaitre le social à la limite de l’inorganique.

D’où surgit l’aventure totalitaire ? Elle est signe d’une mutation politique. Le totalitarisme s’éclaire à la condition de saisir la relation qu’il entretient avec la démocratie. C’est d’elle qu’il surgit, alors même qu’il s’implante, du moins dans sa version socialiste, en premier lieu, dans des pays où la transformation démocratique n’en était qu’à ses débuts. Il la renverse en même temps qu’il s’empare de certains de ses traits et leur apporte un prolongement fantastique.  En quoi faut-il voir son renversement ? À partir de l’image du corps. La démocratie moderne est ce régime dans lequel tend à s’évanouir une telle image. Par delà un système d’institutions politiques, historiquement déterminé, il y a un processus de longue durée que Tocqueville (la révolution démocratique) voit poindre en France sous l’Ancien Régime et qui n’a cessé de se poursuivre. Cette révolution a pour moteur l’égalisation des conditions. Mais Tocqueville passe à côté d’un autre fait relevé par Kantorowicz : l’Ancien régime se représentait son identité comme celle d’un corps, figuré dans le corps du roi. Une telle symbolique s’est élaborée au Moyen-Âge et est d’origine théologico-politique. L’image du corps du roi comme corps double, à la fois mortel et immortel, individuel et collectif, s’est d’abord étayée sur celle du Christ. Mais longtemps après que furent effacés les traits de la royauté liturgique, le roi a conservé le pouvoir d’incarner en son corps la communauté du royaume, désormais investie de sacré, communauté politique, communauté nationale, communauté mystique. Au 18ème s. cette représentation fut minée par de nouveaux modèles de sociabilité ; l’essor de l’individualisme, du progrès de l’égalité des conditions, du progrès de l’administration d’Etat tendent à faire apparaitre ce dernier comme une entité indépendante et impersonnelle. Mais les changements laissent subsister l’idée d’une unité à la fois organique et mystique du royaume, dont le monarque figure et le corps et la tête. La croissance de la mobilité sociale, l’uniformisation des comportements, des moeurs, des opinions, de la réglementation ont pour effet d’exaspérer puis affaiblir la symbolique traditionnelle. La révolution démocratique explose quand se trouve détruit le corps du roi. Alors surgit un phénomène extraordinaire : la dés-incorporation des individus. Les individus deviennent des unités comptables  pour un suffrage universel qui vaudrait à la place de cet universel investi dans le corps politique. Pour les conservateurs et les libéraux du début du 19ème s. le nombre n’équivaut pas la substance. Or on assiste, dans ce même moment, au dégagement de la société civile hors d’un Etat, lui-même jusqu’alors consubstantiel au corps du roi. On repère l’émergence de rapports sociaux, non seulement économiques, mais juridiques, pédagogiques, scientifiques, qui ont leur propre fin, et encore repérer plus précisément la désintoxication qui s’opère entre l’instance du pouvoir, l’instance de la loi, l’instance du savoir, dès lors que s’évanouit l’identité du corps politique. Dans la démocratie moderne la société devient insaisissable dans laquelle le peuple sera dit souverain.Ce qui advient avec la démocratie c’est l’image de la société comme telle, société purement humaine, mais simultanément société sui generis, dont la nature propre requiert une connaissance objective : image d’un espace de droit homogène, offert au point de survol du savoir et du pouvoir ; image de l’Etat, omniscient, tout puissant, à la fois anonyme et tutélaire ; image d’une masse détentrice du jugement dernier sur le bien et le mal, le vrai et le faux, le normal et l’anormal…image de l’opinion souveraine. Ce qui émerge c’est l’image d’un peuple qui a tout d’un coup la possibilité de se déterminer comme peuple-Un. Nous y voilà. La possibilité du totalitarisme est ici. Comme réponse aux paradoxes de la démocratie quant au statut du pouvoir comme instance de légitimité et de l’identité. Le peuple, comme le dit Machiavel, risque de voir annulée sa fonction symbolique, de déchoir dans les représentations collectives au niveau du réel et du contingent, quand les conflits s’exaspèrent ; le peuple est exposé à la menace de s’abîmer dans la particularité et d’exciter « au-delà et bien pire que la haine, le mépris ». Le peuple est menacé de prendre figure d’individus ou de bandes simplement occupés à satisfaire leurs appétits. Avec le totalitarisme et contre la démocratie, se refait du corps. Mais un autre corps Autrefois l’image du corps qui informait la société monarchique s’était étayée sur celle du Christ. En elle s’était investie la pensée de la division du visible et de l’invisible, la pensée du dédoublement du mortel et de l’immortel, la pensée de la médiation, la pensée d’un engendrement qui effaçait et rétablissait la différence de l’engendré et de l’engendrant, la pensée de l’unité du corps et de la distinction de sa tête et des membres. Le prince condensait en sa personne le principe du pouvoir, le principe du droit, le principe de la loi, le principe du savoir, mais il était censé obéir à un pouvoir supérieur ; il était major et minor se ipso. Telle ne parait pas la figure de l’Egocrate.

Deuxième partie : Déchiffrer les signes du nouveau

Une remarque : je ne vais pas résumer cette partie car elle est le plus souvent un compte-rendu factuel et à chaud d’événements dont Claude Lefort a été témoin, en visitant la Hongrie et la Pologne lors de moments révolutionnaires ; ce livre sort en 1981 et n’a donc aucun recul sur la suite des choses. Pour nous l’Histoire s’est précipitée en 1989 et même 30 ans plus tard nous ne nous remettons pas du séisme provoqué par la chute du Mur. Aussi mis à part de courtes indications sur le contenu, le lecteur est invité à se faire son résumé par sa lecture de ces observations de terrain. Dans des textes parfois très courts rédigés souvent pour des quotidiens.

Chapitre 6 : les dissidents soviétiques et nous            

Occasion de rompre une lance contre les « nouveaux philosophes », ici particulièrement Glucksmann.

Chapitre 7 :  la question de la révolution

Occasion de rendre l’écho qu’il faut à 2 références : François Furet et Marc Richir.

Chapitre 8 : l’insurrection hongroise

Compte-rendu des journées où fut créé le fameux Conseil central de Budapest. (1957)

Chapitre 9 : une autre révolution

Où l’on revient sur l’insurrection hongroise 15 ans plus tard. Il est question ici des mécanismes de la mémoire collective, laquelle en l’occurence, s’est empressée d’oublier l’insurrection hongroise parce qu’il était nécessaire de refouler ce que fut ce véritable mouvement « de la base » et en ce sens authentiquement révolutionnaire (latéralement le printemps de Prague est resté dans toutes les mémoires parce qu’il s’agissait de revendications réformistes). (1971) 

Chapitre 10 : retour de Pologne

Le compte-rendu met en relief les propos de témoins-acteurs directs, rencontrés de visu. (1957) Il est souligné que la répression de la révolution hongroise a annihilé les chances du mouvement polonais qui lui est concomitant.  

Chapitre 11 : reculer les frontières du possibleRetour à chaud sur la Pologne de Solidarnösch. (1981) La grande question est l’invention du nouveau.