Le premier paragraphe consacré à l’individu a pour objet de montrer à la fois l’indissociabilité de l’individu et du social ainsi que l’apport de la psychanalyse pour penser l’autonomie individuelle et son impact dans l’oeuvre cle l’auteur.
Première partie : l’imaginaire et le réel
Chapitre 1 : la psyché et le social
Afin de mieux cerner comment est constitué un sujet humain, Castoriadis va essayer de discerner les diverses formes de « pour soi » qui le constituent. Il va donc aborder les différents niveaux d’être que sont le vivant, le psychique, l’individu social et la subjectivité humaine à proprement parler. Le vivant est « pour soi » car il possède trois caractères. Il est régi en premier lieu par un principe d’auto-finalité, c’est-à-dire que dès la constitution des premiers organismes vivants, il recherche sa propre conservation. De plus, il y a constitution d’un monde propre, condition d’existence du vivant. Enfin, ce monde est un monde de représentations, d’affects et d’intentions. Ceci a pour conséquence qu’il existe une mise en image, mise en relation, une certaine régularité et enfin que ce qui est présenté doit être évalué, étayé sur l’environnement afin que le vivant survive. Vivant et psychique sont donc semblables au moins sur trois niveaux, une clôture, ne penser le vivant que de l’intérieur, et ce de pair avec une universalité et une participation. Castoriadis va distinguer ici une spécificité transversale ou horizontale du psychisme humain, c’est-à-dire des « traits valant pour toutes les instances psychiques », d’une spécificité verticale ou stratifiée résultat de l’histoire particulière de chaque individu. Le psychisme humain est en premier lieu caractérisé par une défonctionalisation des processus psychiques relativement à la composante biologique de l’être humain. En outre, le psychisme humain est caractérisé par la domination du plaisir représentatif sur le plaisir d’organe. Il n’y a jamais contact direct avec le réel mais il existe toujours un filtrage, un étayage de l’environnement extérieur sans lequel il n’y aurait pas d’être « pour soi », de clôture existentielle. De plus, on constate dans le psychisme humain une autonomisation de l’imagination. C’est ainsi que s’étaye psychiquement ta capacité langagière de l’être humain qui présuppose cette faculté du « quid pro quo ». L’imagination radicale est la possibilité, essentiellement à travers le langage de mettre en rapport. Il y a également une automatisation de l’affect, c’est-à-dire une inter-relation et une indépendance de l’affect et de la représentation. Enfin, le psychisme humain se spécifie par une défonctionalisation et une autonomisation du désir. Nous retrouvons là aussi l’idée que la spécificité humaine est de briser le déterminisme des actions animales.
Le passage de la monade psychique close sur elle-même que constitue le nouveau né à l’individu social proprement dit instaure une stratification des instances psychiques entre surface et profondeur. Ceci implique l’existence de conflits intra- psy chiques qui n’existent pas chez l’animal. Il ya donc persistance d’une totalité contradictoire, voire incohérente entre les diverses instances. ll y a une conservation de la clôture de ces instances (processus rapportés à soi). Mais en même temps il y a dans l’appareil psychique une relative rupture de cette clôture : ces différentes instances ne sont pas de pures extériorités les unes par rapport aux autres. L’opposition traditionnelle notamment dans la doctrine libérale entre l’individu et la société n’a pas de sens. La mère est la première et massive représentante de la société. La véritable contradiction ne réside donc pas entre individu et société, mais entre psyché et société. L’homme étant un animal fou, la société lui impose de briser la clôture de sa folie monadique en lui donnant en compensation une unité-identité de repérage ainsi qu’une unité d’attribution ou d’imputation lui permettant d’exister socialement. Ceci est conditionné par la capacité de sublimation de la psyché. La spécificité de la réflexivité du sujet humain est la possibilité que la propre activité du sujet devienne objet, l’explication de soi comme un objet non objectif, ou comme objet par position et non par nature. Cette spécificité est une création historique ouvrant la possibilité de se représenter comme activité représentative et de se mettre en question comme telle. La subjectivité est une boule pseudo-fermée qui peut s’auto-dilater, peut inter-agir avec d’autres pseudo-boules du même type et peut remettre en question les conditions ou les lois de sa clôture.
Quel est le degré d’unité de l’être humain ? A cette question fondamentale l’auteur tente de répondre en distinguant plusieurs niveaux d’unité. L’une que l’on peut qualifier comme étant objective, constituée par l’irréductibilité de la clôture de chaque être humain et l’autre subjective désignant une volonté, un projet visant à la cohérence de l’être. La psyché et le social sont deux dimensions irréductibles l’une à l’autre. C’est ainsi que Castoriadis déclare que l’inconscient produit des fantasmes, pas des institutions. Ces deux dimensions n’en demeurent pas moins indissociables et c’est pourquoi psychogenèse et sociogenèse désignent le même processus d’altération et d’interpénétration du psychique et du social. L’homme est un animal fou (qui commence par être fou autiste) et qui, aussi pour cela, devient ou peut devenir raisonnable. Qu’il s’agisse du philosophe ou qu’il s’agisse du scientifique, la visée dernière et dominante est de retrouver, à travers la différence et l’altérité, les manifestations du même. Ce sont là prétentions fantasmatiques et vaines de la philosophie et de la science occidentale à vouloir bâtir une ontologie unitaire, c’est-à-dire un discours sur l’être hors de la création et de l’histoire. Comme compensation accordée à l’individu social qui ayant dû renoncer à sa satisfaction immédiate peut en contrepartie bénéficier du maintien de la visée de la mise en relation, de la liaison totale et universelle.
La grande énigme, ici comme partout, et qui le restera toujours, c’est l’émergence de la séparation. Séparation qui aboutira à l’instauration distincte et solidaire pour l’individu d’un monde privé et d’un monde public ou commun. La rupture de la monade psychique est le fait fondateur sans lequel il ne peut y avoir ni individu ni société ni même d’être humain puisque l’institution sociale est une condition de survie pour cet animal fou qu’est le nouveau-né humain. Après la rupture de la monade, s’élabore une phase que Castoriadis dénomme phase triadique où sont peu à peu distingués le sujet, l’autre et l’objet. Cette période constitue une première ébauche de socialisation, pour autant que la psyché se prive de la toute puissance originelle. Pourtant cette socialisation est cependant toute relative puisque la toute-puissance est simplement reportée sur l’autre et que, même ainsi, la psyché garde cet autre imaginaire sous son emprise, en lui faisant faire ce qu’elle désire dans le phantasme. C’est lors de cette même période qu’un inconscient va se former puisque l’instauration de l’autre dans sa position de toute puissance est simultanément instauration d’une instance intériorisée de refoulement et origine de celle-ci. Par le refoulement de ce qui ne doit pas être exprimé parce qu’il a été représenté et qu’il continue de l’être. Après cette étape, il y a constitution de la réalité où le complexe d’Oedipe va jouer un rôle primordial. Castoriadis va opérer une analyse originale de la situation oedipienne en y voyant l’élément fondateur de l’institution sociale. La rencontre oedipienne dresse devant l’enfant de manière incontournable le fait de l’institution comme fondement de la signification et réciproquement, et l’oblige à reconnaître l’autre et les autres humains comme sujets de désirs autonomes, qui peuvent se brancher les uns sur les autres indépendamment de lui jusqu’à l’exclure de leur circuit. La sublimation est donc une autre dénomination du processus de fabrication de l’individu social tel que nous l’avons décrit précédemment. Ceci étant dit, il reste à préciser un peu plus le contenu de ce concept de sublimation. Il s’agit, selon Castoriadis, de l’instauration d’une intersection non vide du monde privé et du monde public, conforme suffisamment quant à [‘usage aux exigences posées par [‘institution telle qu’elle se spécifie chaque fois. La sublimation est donc le processus qui transforme le mode d’être des objets perçus par la psyché lors des étapes antérieures d’un monde strictement privé à un monde public. Les refoulements successifs qui ont lieu dès que ta scission conscient/inconscient s’instaure correspondent à autant de moments du processus de sublimation… Refoulement et sublimation ne sont pas des destins de la pulsion qui s’excluent, mais des répartitions de l’énergie d’investissement entre des représentations anciennes et des représentations/significations altérées et nouvelles… La perspective psychogénétique a elle seule est donc radicalement incapable de rendre compte de la formation dans l’individu social du processus de socialisation de la psyché. Tenace illusion de la possibilité de réduire le psychique au biologique. Commandée par la volonté d’éliminer l’imaginaire, aussi bien comme imaginaire social, que comme Imagination radicale de la psyché c’est-à-dire comme origine immaîtrisable et perpétuellement à l’oeuvre de l’histoire en général et de l’histoire de la psyché singulière. Ecartant par là toute trace de l’importance de l’effort de création de l’imagination radicale.Ce même processus d’occultation de la dimension imaginaire du réel dans le processus de socialisation de la psyché va se retrouver dans l’approche de la représentation. Penser est toujours aussi nécessairement mettre en mouvement, dans certaines directions et selon certaines règles (non nécessairement maîtrisées, ni les unes ni les autres, ) des représentations, figures, schèmes, images de mots, et cela n’est ni accidentel, ni condition extérieure, ni étayage mais l’élément même de la pensée. La représentation est donc indissociable de toute pensée et de toute perception, ce qui montre l’absurdité d’un contact direct, sans médiation avec te monde extérieur. C’est pourquoi la représentation n’est pas décalque du spectacle du monde, elle est ce dans et par quoi se lève, à partir d’un moment, un monde. Ainsi, la représentation est la présentation perpétuelle , le flux incessant dans et par lequel quoi que ce soit se donne. Elle n’appartient pas au sujet, elle est, pour commencer, le sujet. L’in-dissociabilité de la représentation et de l’être du sujet entraînent également Castoriadis à dénoncer te caractère artificiel et fabriqué de l’opposition de l’immanent et du transcendant, conçue comme assurée et absolue. Il n’y a chose et monde que pour autant qu’il y a psyché et, le sujet humain n’est pas réductible à son institution social-historique… il est toujours autre chose et plus que sa définition sociale d’individu. De telle sorte que la psychologie (PSAN) est condition logique transcendantale de toute ontologie, de toute réflexion sur les choses et le monde, sur les étants et l’être. Castoriadis va la distinguer des sciences dites exactes dont elle s’éloigne sensiblement et la comparer à d’autre activités plus proches telle que la pédagogie ou la politique. Castoriadis distingue plusieurs éléments qui différencient radicalement la psychanalyse des sciences dites exactes : le statut de l’observateur, le rôle de la croyance, le rapport au temps. La pédagogie et la politique cherchent toutes les deux à développer la capacité d’autonomie de l’individu… qui n’existe pas encore afin d’aider à la création de l’autonomie du sujet… dans le cadre d’une société hétéronome. Il y a à accéder à l’autonomie, en même temps que – ou bien que – le sujet absorbe et intériorise les institutions existantes. La PSAN rencontre le je concret du patient qui est pour une part décisive une fabrication sociale. Alors que la psychanalyse a pour objectif l’instauration d’un autre type de relation entre le sujet réflexif et son inconscient, c’est-à-dire son imagination radicale et deuxièmement la libération de sa capacité de faire, de former un projet ouvert pour sa vie et y travailler. La politique vise l’instauration d’un autre type de relation entre la société instituante et la société instituée… et deuxièmement la libération de la créativité collective, permettant de former des projets collectifs pour des entreprises collectives et d’y travailler.
Chapitre 2 : legein et teukhein
Nous aborderons l’étude du social-historique en distinguant dans une première approche le social-historique en tant que tel et dans une seconde approche l’analyse des concepts de legein et teukhein permettant la critique de la pensée occidentale en particulier sur la société et l’histoire. IL conviendra d’étudier en premier lieu la critique de la pensée héritée de te société puis de l’histoire avant de parvenir plus directement à sa conception du social-historique, en tant que tel. Il y a insuffisance des réponses traditionnelles sur la société : physicalisme et logicisme. Et donc le fonctionnalisme. Cette approche réductionniste vise à masquer que les besoins humains en tant que sociaux et non simplement biologiques sont inséparables de leurs objets, et les uns comme les autres sont chaque fois institués par la société considérée, puis le structuralisme où la logique mise en oeuvre prétend remuer toutes les figures de l’univers matériel et spirituel … Elle doit alors aussi les engendrer les unes à partir des autres, à partir du même élément. La question de l’unité et de l’identité de la société et de telle société est ramenée à l’affirmation d’une unité et identité données d’un ensemble d’organismes vivants ; ou d’un groupe naturel logique d’éléments ; ou d’un système de déterminations rationnelles. De la société comme telle il ne reste dans tout cela rien. La société n’est ni chose, ni sujet, ni idée – et pas davantage collection ou système de sujets, de choses et d’idées. La société s’institue comme mode et type de coexistence en général, sans analogue ou précédent dans une autre région de l’être, et comme ce mode et type de coexistence particulier, création spécifique de la société considérée. Ce que le social est et la façon dont il est n’a pas d’analogie ailleurs. Il oblige donc à reconsidérer Le sens de t’être, ou bien éclaire une autre face jusqu’ici non vue de ce sens.
Nous avons à le penser comme un magma, et même comme un magma de magmas – par quoi l’auteur entend non pas le chaos, mais le mode d’organisation d’une diversité non ensemblisable, exemplifié par le social, par l’imaginaire ou par l’inconscient. De même pour penser l’histoire il y a insuffisance des réponses traditionnelles : causalisme et finalisme rationaliste. La causalité est toujours négation de l’altérité, position d’une double identité : identité de la répétition des mêmes causes produisant les mêmes effets, identité ultime de la cause et de l’effet puisque chacun appartient nécessairement à l’autre ou les deux à un même. ll en va de même pour le logicisme qui devient finalisme rationaliste. Celui-ci s’il voit dans les significations l’élément de l’histoire… est incapable de considérer ces significations autrement que comme rationnelles. Mais des significations rationnelles doivent et peuvent être déduites ou produites Les unes à partir des autres… Le nouveau est chaque fois construit par opérations identitaires. Pas plus que la société ne peut être pensée sous aucun des schèmes traditionnels de la coexistence, l’histoire ne peut être pensée sous aucun des schèmes traditionnels de la succession. Car ce qui se donne dans et par l’histoire n’est pas séquence déterminée du déterminé, mais émergence de l’altérité radicale, création immanente, nouveauté non triviale… Et ce n’est qu’à partir de cette altérité radicale ou création que nous pouvons penser vraiment la temporalité et le temps dont nous trouvons dans l’histoire l’effectivité excellente et éminente. il y a impossibilité pour la pensée héritée de penser vraiment te temps, un temps essentiellement autre que l’espace. Il n’y a temps essentiel, temps irréductible à une spatialité quelconque, temps qui ne soit pas simple référentiel de repérage, que si et pour autant qu’il y a émergence de l’altérité radicale, soit création absolue. Si le temps n’est pas cela alors le temps est superflu, répétition dans la cyclicité ou simple illusion d’un esprit fini. Dès que l’être a été pensé comme séquence déterminée du déterminé (déterminité), il a été aussi nécessairement pensé comme a-temporalité… Le social-historique est flux perpétuel d’auto-altération et ne peut être qu’en se donnant des figures stables… la figure stable fondamentale est ici l’institution.
L’émergence de ‘altérité est déjà inscrite dans la temporalité pré-sociale ou naturelle. L’in-dissociabilité de cette réception obligatoire et de cette reprise arbitraire est ici désignée par le terme d’étayage de l’institution sur la première strate naturelle. Depuis 25 siècles, être, c’est être quelque chose de déterminé, dire c’est dire quelque chose de déterminé. Cette évolution, portée par les exigences du dire et équivalant à la domination ou à l’autonomisation de cette dimension, n’a été ni accidentelle ni inéluctable : elle a été l’institution par l’Occident de a pensée comme raison. Son privilège est qu’elle constitue une dimension essentielle et inéliminable non seulement du langage mais de toute vie et de toute activité sociale. Elle est à l’oeuvre dans le discours même qui viserait à la circonscrire, à la relativiser à la mettre en question. Le terme grec de legein signifie « distinguer-choisir-poser-rassembler¬compter-dire ». Ainsi pour pouvoir parler d’un ensemble, ou penser un ensemble, il faut pouvoir distinguer, choisir, poser, rassembler, compter, dire des objets. Il faut donc disposer du schème de la séparation, et de son produit essentiel, toujours présupposé déjà dans l’opération du schème de la séparation : le terme ou l’élément. L’ensemblisation instituée par le legein prend en partie appui sur le fait que ce qu’elle trouve devant elle est en partie ensemblisable. Cette relation sui generis d’appui partiel est l’étayage de la société sur la première strate, ou strate naturelle du donné. Il reste à préciser davantage le rôle du legein, dimension inéliminable du représenter / dire social, donc du langage. Parler, être dans les signes, c’est littéralement voir dans ce qui est ce qui n’y est absolument pas. « Désigner » n’est pas une relation qui ait une place dans la Logique héritée ; elle n’est ni catégorie correspondant à une forme de jugement ou à un niveau d’être, ni logiquement constructible puisque toute construction logique la présuppose logiquement. La désignation (la présentation), le quid pro quo, est institution originaire… La relation signitive est en inhérence réciproque avec le schème opérateur de la discrétion-séparation. Il faut qu’il y ait règle de la désignation à peu près univoque pour qu’il y ait legein et, il faut qu’il y ait legein pour qu’il y ait une telle règle. C’est pourquoi pour qu’il y ait communication sociale (et, par ailleurs, pensée) il faut et il suffit qu’il y ait équivalence quant au legein de « ce qui » chez chacun correspond au signe social et que cette équivalence médiatise, l’accès aux significations. L’attitude hostile de la pensée héritée envers le legein s’explique par son refus de reconnaître comme essentielle et irréductible la relation signitive, le « quid pro quo », le caractère arbitraire (institué) de ce représenté d’abolir la déterminité comme norme suprême. Il en va de même pour l’entendement qui n’est qu’une partie de l’institution du legein, arbitrairement (et fallacieusement) séparée de celui-ci et considérée pour elle-même à partir et en fonction d’une institution social-historique spécifique, le connaître logique-scientifique-philosophique… Le legein implique la relation signitive que l’entendement ne peut pas construire ou produire.
Teukhein : ce terme qrec signifie assembler-ajuster-fabriquer-construire. C’est donc faire être comme, à partir de, de façon appropriée à, et en vue de. Par exemple avant qu’il puisse être question d’une technique quelconque, il faut que l’imaginaire social s’assemble-ajuste¬fabrique-construise comme société cette société. Afin de mieux cerner ce qu’est le teukhein, il convient d’examiner en premier lieu les éléments qui l’associent étroitement au legein puis en second lieu ce qui fait sa spécificité. Les schèmes opérateurs essentiels du legein sont, à une exception près… les mêmes que ceux du teukhein. Pour assembler-ajuster-fabriquer-construire, il faut disposer de la séparation et de la réunion, du quant à…, du valoir comme…, et valoir pour…, donc de l’équivalence et de l’utilisation possible de l’itération et de l’ordre. En outre legein et teukhein renvoient l’un à l’autre et s’impliquent circulairement. Le teukhein implique intrinsèquement le legein, est en un sens un legein, car il opère et ne peut être qu’en distinguant¬choisissant-posant-rassemblant-comptant-disant… Inversement, le legein implique intrinsèquement le teukhein, est en un sens un teukhein. Car il assemble-ajuste-fabrique-construit les éléments matériels-abstraits du langage en même temps que l’ensemble des objets et des relations qui leur correspond…. Toutefois, un élément va distinguer le teukhein du legein : la « relation de finalité » en lieu et place de « la relation signitive ». Le quid pro quo n’est plus ici quelque chose à la place de quelque chose d’autre, mais quelque chose en vue de quelque chose d’autre (moyen et fin, Instrument et produit ou résultat). Cette relation excède de loin le simple valoir pour..
l’outil, certes, vaut pour… mais pour faire être ce qui n’est pas. La relation de finalité implique circulairement le schème du possible du pouvoir faire-être, du pouvoir être (qui)… et Instaure ipso facto la division en possible et impossible. C’est dans et par l’interaction du possible et de l’impossible que la société et chaque société constitue le réel et son réel. Il en découle immédiatement que la réalité est socialement instituée, non seulement en tant que réalité en général, mais en tant que telle réalité, réalité de cette société ci… La distinction possible/impossible est seconde et dérivée dans le legein comme tel, à savoir comme code. Lorsque Le legein dit le possible et l’impossible, il dit ce que le teukhein a posé et fait être… La division instaurée par le teukhein en possible/impossible est une véritable bipartition, à partir de laquelle est le « réel comme divisé ».Il convient d’effectuer deux remarques soulignant l’importance de la dimension imaginaire ainsi que l’historicité de ces deux notions. Il est évident pour l’auteur que de même que dans le cas du langage, la dimension ensidique, dans et par laquelle le langage est comme code, est impossible sans et indissociable de sa dimension significative, dans et par laquelle le langage est comme langue, de même le teukhein comme ensidique est inséparable de la dimension imaginaire du faire et du magma de significations imaginaires sociales que le faire social fait être et par lesquelles ce faire est comme faire social. Le legein, comme purement ensidique, devient à la limite la fiction incohérente et insoutenable du pur système formalisé fermé sur lui-même. Le teukhein comme purement ensidique devient la fiction incohérente et insoutenable de la technique par et pour la technique. Mais cette position de la technique comme fin en soi n’est pas quelque chose que la technique pourrait comme telle poser, elle est une position imaginaire : la technique vaut aujourd’hui comme ce pur délire social présentifiant le phantasme de toute puissance, délire qui est pour une grande partie la réalité avec, mais surtout sans guillemets, du capitalisme moderne. Cette in-dissociabilité de la dimension imaginaire et de la dimension ensidique amène l’auteur à insister sur l’historicité du legein et du teukhein. Pris chaque fois dans le monde fermé qu’organise et institue chaque société, et instruments de cette fermeture, ils fournissent en même temps toujours les ressources qui rendent possibles de rompre cette fermeture, d’altérer la société et son monde.
Deuxième partie : le rôle du symbolique dans la transformation radicale de la société
Chapitre 3 : avec et contre Marx
Et parlons du projet d’une transformation radicale de la société, qui exige d’abord que l’on comprenne ce que l’on veut transformer, et que l’on identifie ce qui dans la société, conteste vraiment cette société et est en lutte contre sa forme présente. Voici la contradiction de fond pour Marx : l’incompatibilité entre le développement de forces productives et les rapports de production ou formes de propriété capitalistes. Mais pour Castoriadis le capitalisme ne peut fonctionner qu’en mettant constamment à contribution l’activité proprement humaine de ses assujettis qu’il essaie en même temps de réduire et de déshumaniser le plus possible. La conception matérialiste de l’histoire chez Marx fait du développement de la technique le moteur de l’histoire en dernière analyse et lui attribue une évolution autonome et une signification close et bien définie. Il y a chez Marx le postulat caché d’une nature humaine essentiellement inaltérable dont la motivation prédominante serait la motivation économique. Castoriadis va également tenter d’éclairer quelque peu les rapports entre déterminisme économique d’un côté et lutte de classes de l’autre qui proposent deux modes d’explication, irréductible l’un à l’autre. Dans Le marxisme il n’y a pas véritablement synthèse mais écrasement du second au profit du premier. La liberté ainsi concédée au prolétariat n’est pas différente de la liberté d’être fou que nous pouvons nous reconnaître : liberté qui ne vaut, qui n’existe même, qu’à condition de ne pas en user. Castoriadis va alors s’attaquer aux postulats qui régissent sa philosophie et notamment son rationalisme objectiviste. C’est d’abord le problème de l’enchaînement des significations qui va retenir son attention. Car pour lui contre Marx, il y a des significations qui dépassent les significations immédiates et réellement vécues et elles sont portées par des processus de causations qui, en eux mêmes, n’ont pas de significations, ou pas cette signification-là. On élimine avec Marx ce qui est le problème central de toute réflexion : la rationalité du monde naturel ou historique en se donnant d’avance un monde rationnel par construction et dans ces conditions disparaît le problème premier de la pratique : que les hommes ont à donner à leur vie individuelle et collective une signification qui n’est pas pré-assignée, et qu’ils ont à la faire aux prises avec des conditions réelles qui ni n’excluent, ni ne garantissent l’accomplissement de leur projet. Enfin Castoriadis va terminer sa critique du contenu du marxisme par l’examen de la dialectique héritée de Hegel. Si Marx a conservé ta dialectique hégélienne, il en a conservé aussi le vrai contenu philosophique qu’est le rationalisme qui git dans le postulat fondamental selon lequel « tout ce qui est réel, est rationnel », dans la prétention inévitable de pouvoir produire la totalité des déterminations possibles de son objet. Il faut écarter l’illusion rationaliste, accepter sérieusement l’idée qu’il y a de l’infini et de l’indéfini, admettre, sans pour autant renoncer au travail, que toute détermination rationnelle laisse un résidu non déterminé et non rationnel et que le résidu est tout autant essentiel que ce qui a été analysé. Pourtant le premier Marx a de quoi nous étonner. C’est lui qui sera capable de reconnaître dans la Commune de Paris ou dans les soviets russes non seulement des événements insurrectionnels, mais la création par les masses en action de nouvelles formes de vie sociale. Il y a ici l’annonce d’un monde nouveau, le projet d’une transformation radicale de la société, la recherche de ses conditions dans l’histoire effective et de son sens dans la situation et l’activité des hommes qui pourraient l’opérer. Mais le second Marx est celui qui réaffirme et prolonge la culture et la société capitaliste dans ses tendances les plus profondes, Sous le couvert d’une théorie révolutionnaire, sera constituée et développée l’idéologie d’une force et d’une forme sociale qui était encore à naître, l’idéologie de la bureaucratie.Face à ça Castoriadis met en place une réflexion pour l’action révolutionnaire en sachant que rien de ce que nous faisons, rien de ce à quoi nous avons à faire n’est jamais de l’espéce de la transparence intégrale. Le monde historique est le monde du faire humain. Ce faire est toujours en rapport avec le savoir, mais ce rapport est à élucider. La théorie comme telle est un faire, Nous appelons praxis, ce faire dans lequel l’autre ou les autres sont visés comme être autonomes et considérés comme l’agent essentiel de leur propre autonomie. Il y a un rapport interne entre ce qui est visé (le développement de l’autonomie) et ce par quoi il est visé (l’exercice de cette autonomie). Ce sont deux moments d’un même processus. La praxis s’appuie sur un savoir mais celui-ci est toujours fragmentaire et provisoire. La praxis elle-même fait surgir constamment un nouveau savoir, car elle fait parler le monde dans un langage à la fois singulier et universel. Elucidation et transformation du réel progressant, dans la praxis, dans un conditionnement réciproque. Mais dans la structure logique de l’ensemble qu’elles forment, l’activité précède l’élucidation. L’objet de la praxis c’est le nouveau. Castoriadis va ici distinguer les racines sociales du projet de ses racines subjectives. Cette société ne serait-elle pas infiniment mieux placée pour se faire face à elle-même si elle ne condamnait pas à l’inertie et à l’opposition les neuf dixièmes de sa propre substance ? La praxis révolutionnaire n’a donc pas à produire le schéma total et détaillé de la société qu’elle vise à instaurer. Il lui suffit de montrer que, dans ce qu’elle propose, il n’y a pas d’incohérence et que, aussi loin qu’on puisse voir, sa réalisation accroîtrait immensément la capacité de la société de faire face à ses problèmes. Au plan personnel Castoriadis veut l’abandon d’un pouvoir tel qu’il est pensé aujourd’hui. Ce qu’il veut, c’est que la société cesse enfin d’être une famille, fausse de surcroît, jusqu’au grotesque, qu’elle acquière sa dimension propre de société, de réseau de rapports entre adultes autonomes. Une société est donc dite hétéronome lorsque la loi, la norme est dite fixée par un autre (Dieu, les lois de l’histoire) afin de masquer la domination d’une minorité sur l’ensemble de la société. Castoriadis reconnaît d’ailleurs qu’Il y a aliénation de la société toutes classes confondues, à ses institutions. L’institution une fois posée, semble s’autonomiser, elle possède son inertie et sa logique propre.
Chapitre 4 : le corps propre et les institutions sociales face à la révolution
L’autonomie a d’abord un sens pour l’individu. Elle est instauration d’un autre rapport entre le discours de l’Autre et le discours du sujet. Il a la possibilité permanente et en permanence actualisable de regarder, objectiver, mettre à distance, détacher et finalement transformer le discours de l’Autre en discours du sujet. Bien sûr une pensée dans laquelle il n’y a pas du déjà pensé ne peut rien penser. Sans ce contenu, on ne trouverait à la place du sujet que son fantôme. Et dans ce contenu, il y a toujours l’autre et les autres. La charnière de cette articulation de soi et de l’autre, c’est le corps, cette structure matérielle, grosse d’un sens virtuel. Il ne peut donc s’agir, sous ce rapport non plus, d’élimination totale du discours de l’autre – non seulement parce que c’est une tâche interminable, mais parce que l’autre est chaque fois présent dans l’activité qui l’élimine. Et c’est pourquoi il ne peut non plus exister de vérité propre du sujet en un sens absolu. La vérité propre du sujet est toujours participation à une vérité qui le dépasse, qui s’enracine et l’enracine finalement dans la société et dans l’histoire lors même que le sujet réalise son autonomie. On ne peut vouloir l’autonomie sans la vouloir pour tous, et sa réalisation ne peut se concevoir pleinement que comme entreprise collective. Si le problème de l’autonomie est que le sujet rencontre en lui-même un sens qui n’est pas sien et qu’il a à le transformer en l’utilisant, si l’autonomie est ce rapport dans lequel les autres sont toujours présents comme altérité et comme ipséité du sujet , alors l’autonomie n’est concevable, déjà philosophiquement, que comme un problème et un rapport social. Castoriadis s’attaque ici, notamment, au flou et au vague qui entourent la conception de la société communiste notamment chez Marx et Engels. Pas plus que l’on ne peut éliminer ou résorber l’Inconscient, on ne peut éliminer ou résorber ce fondement illimité et insondable sur quoi repose toute société donnée.Il ne peut être question non plus d’une société sans institutions, De même que l’individu ne peut saisir ou se donner quoi que ce soit… en dehors du symbolique, une société ne peut se donner quoi que ce soit en dehors de ce symbolique au second degré que représentent les institutions. L’aliénation apparaît dans ce rapport mais elle n’est pas ce rapport. Ce n’est pas la révolution qui, en Russie, produit le totalitarisme, mais le coup d’Etat du parti bolchevique. L’auteur insiste alors sur le caractère démocratique de la révolution qui ne signifie pas seulement tentative de ré-institution explicite de la société. La révolution est cette ré-institution par l’activité collective et autonome du peuple ou d’une grande partie de la société. Or lorsque cette activité se déploie, dans les temps modernes, elle a présenté toujours un caractère démocratique. Et toutes les fois où un fort mouvement social a voulu transformer radicalement mais pacifiquement la société, il s’est heurté à la violence du pouvoir-établi. La réflexion de Castoriadis est faite d’à coups face à des objections qu’il sent venir. Ainsi le totalitarisme, c’est un phénomène infiniment lourd et complexe. Mais si l’on pense aux germes de l’idée totalitaire, impossible de négliger d’abord le totalitarisme immanent à l’imaginaire capitaliste. Si, et dans la mesure où les révolutionnaires sont pris dans le fantasme d’une maîtrise rationnelle de l’histoire, et de la société, dont à ce moment-là ils se posent évidemment comme les sujets, alors, il y a certainement là une origine possible d’une évolution totalitaire.
Troisième partie : une révolution démocratique
Chapitre 5 : le corps souverainCastoriadis creuse maintenant le versant politique de son projet d’autonomie : la question de la démocratie en lien avec son projet d’autonomie.. il part de l’héritage grec et insiste d’emblée sur la réalité arbitraire d’une définition du sujet du pouvoir. Le corps souverain est la totalité des personnes concernées, chaque fois qu’une délégation est inévitable, les délégués ne sont pas simplement élus, mais peuvent être révoqués à tout moment. La grande philosophie politique classique ignorait la notion (mystificatrice) de représentation. La conception grecque des experts est liée au principe de la démocratie directe. Les décisions relatives à la législation, mais aussi aux affaires politiques importantes – aux questions de gouvernement – sont prises par l’ecclésia, après l’audition de divers orateurs et, entre autres, le cas échéant, de ceux qui prétendent posséder un savoir spécifique concernant les affaires discutées. L’expertise politique, ou la sagesse politique, appartient à la communauté politique, car l’expertise, la techné, au sens strict est toujours liée à une activité technique spécifique et est naturellement reconnue dans son domaine propre. Le bon juge du spécialiste n’est pas un autre spécialiste, mais l’utilisateur. Et naturellement pour toutes les affaires publiques (communes), l’utilisateur et donc le meilleur juge n’est autre que la polis. Mais il y a aussi une notion de communauté. Il existe à Athènes un mécanisme technico-administratif. Celui-ci n’assure aucune fonction politique. Il est significatif que cette administration soit composée d’esclaves jusqu’à ses échelons les plus élevés… Ces esclaves étaient supervisés par des citoyens magistrats généralement tirés au sort. La désignation des magistrats par tirage au sort ou rotation assure la participation d’un grand nombre de citoyens à des fonctions officielles. Tous les magistrats sont responsables de leur gestion et sont tenus de rendre des comptes. En un sens, l’unité et l’existence même du corps politique sont pré-politiques. L’articulation du corps des citoyens, ainsi créée dans une perspective politique, vient se surimposer aux articulations « pré-politiques » sans les écraser. Cette articulation obéit à des impératifs strictement politiques : l’égalité dans le partage du pouvoir, d’une part, et l’unité du corps politique (par opposition aux « intérêts particuliers »), d’autre part. La participation générale à la politique implique la création pour la première fois dans l’histoire, d’un espace public… Le « public » cesse d’être une affaire privée. Les décisions touchant les affaires communes doivent être prises par la communauté. Mais l’essence de l’espace public ne renvoie pas aux seules décisions finales. Il renvoie également aux présupposés des décisions, à tout ce qui mène à elles. Cela équivaut à la création de la possibilité – et de la réalité – de la liberté de parole, de pensée, d’examen et de questionnement sans limites. Seule l’éducation (paidéla) des citoyens en tant que tels peut donner un véritable et authentique contenu à « l’espace public, ». La démocratie est le régime de l’auto-limitation, elle est donc aussi le régime du risque historique. Les temps modernes ont prétendu avoir découvert la réponse à ces deux questions en les amalgamant en une seule. Cette réponse serait la « constitution » conçue comme une charte fondamentale incorporant les normes des normes et définissant des clauses particulièrement strictes en ce qui concerne sa révision. L’histoire moderne, depuis maintenant deux siècles, a tourné en dérision de toutes tes manières imaginables cette idée d’une constitution. Au contraire chez les grecs, par un mécanisme d’auto-contrôle, le graphè paranomon, on en appelait contre une décision prise par le corps des citoyens dans sa totalité (ou sa partie présente lors de l’adoption de la proposition) et devant un large échantillon, sélectionné au hasard, du même corps siégeant une fois les passions apaisées, pesant de nouveau les arguments contradictoires et jugeant la question avec un relatif détachement. Le peuple étant la source de la loi, le « contrôle de la constitutionnalité » ne pouvait être confié à des « professionnels »… mais au peuple lui-même agissant sous des modalités différentes. Le peuple dit la loi ; le peuple peut se tromper ; le peuple peut se corriger. Dans la tragédie aussi, la décision de Créon est une décision politique, prise sur des bases très solides. Mais les bases politiques les plus solides peuvent se révéler vacillantes si elles ne sont que « politiques ». Quand je dis que les grecs sont pour nous un germe, je veux dire en premier lieu qu’ils n’ont jamais cessé de réfléchir à cette question : qu’est-ce que l’institution de la société doit réaliser ? et en second lieu que, dans le cas paradigmatique d’Athènes, ils ont apporté cette réponse : la création d’êtres humains vivant avec la beauté, vivant avec la sagesse et aimant le bien commun. Nous pouvons distinguer abstraitement chez eux trois sphères où se jouent les rapports des individus et de la collectivité entre eux et avec leur institution politique : la sphère privée : oikos, la sphère publique/privée : agora, la sphère publique/publique que dans le cas d’une société démocratique j’appellerai pour la brièveté : ecclesia. La première condition d’existence d’une société autonome, d’une société démocratique, est que la sphère publique/publique devienne effectivement publique, devienne une ecclesia et non pas objet d’appropriation privée par des groupes particuliers.
Chapitre 6 : les luttes sociales sans fin
Maintenant le côté économique du projet d’autonomie. Et ce pour que le conflit des intérêts « sociaux » cesse d’être le facteur dominant de la formation des attitudes politiques. Dans nos sociétés dominées par les lobbies, les institutions comportent une forte composante démocratique; mais celle-ci n’a pas été engendrée par la nature humaine ni octroyée par le capitalisme ni entraînée nécessairement par le développement de celui-ci. Elle est là comme… sédimentation de luttes et d’une histoire qui ont duré plusieurs siècles. En outre, au plan économique, sans les luttes sociales, le capitalisme se serait effondré des dizaines de fois depuis deux siècles. Le capitalisme ne peut fonctionner qu’en mettant constamment à contribution l’activité proprement humaine de ses assujettis qu’il essaie en même temps de réduire et de déshumaniser le plus possible. Ce que j’entend par « socialisme » ce n’est rien d’autre que l’organisation consciente par les hommes eux-mêmes de leur vie dans tous les domaines ; il signifie donc la gestion de la production par les producteurs, à l’échelle de l’entreprise aussi bien qu’à celle de l’économie.
Nous étudierons dans une première approche l’analyse critique du capitalisme à l’intérieur du processus productif lui-même puis clans une seconde approche la remise en question des significations Imaginaires sociales du système. A l’intérieur de ce premier développement nous évoquerons en premier lieu l’analyse critique de l’organisation capitaliste de l’entreprise puis en second lieu la réfutation de la hiérarchie des salaires et des revenus inhérente à celle-ci. L’entreprise est le lieu où l’efficacité et la rationalisation capitaliste règnent sans partage. Le lieu où on choisit le travail mort à la place du travail vivant. La rationalisation capitaliste des rapports de production n’est rationalisation qu’en apparence. La production est un moyen de l’homme, pas l’homme un moyen de production. La transformation des hommes en choses, cette réification, est en conflit avec le développement même de la production. Aujourd’hui conditions naturelles et techniques sont constamment bouleversées afin d’accélérer la production, Mais pour l’ouvrier le travail a perdu tout intérêt autre que celui du gagne pain. IL résiste donc inéluctablement à cette accélération. Seul le rapport de forces entre ouvriers et capital peut décider du rythme de travail dans les conditions données et pas les méthodes OST. La faillite de la rationalisation scientifique oblige constamment le capitalisme à revenir à l’empirisme de la coercition pure et simple, et par là même à aggraver te conflit inhérent à son mode de production.
Le travail est du point de vue phisioIogique un effort multiplié par une durée. La durée est
mesurable : l’effort ne l’est pas… Mais le travail n’est pas qu’une fonction physiologique ; il est une activité totale de la personne qui l’accomplit. L’ouvrier tend à résoudre les problèmes que lui pose son travail d’une façon qui correspond à sa manière d’être en général. Un être humain ne peut pas passer les deux tiers de sa vie éveillée à accomplir des gestes qui lui sont extérieurs. La base objective des normes est essentiellement la fraude, le marchandage et la contrainte. La norme une fois imposée, les problèmes sont loin d’être résolus. La direction s’est assurée de la quantité du rendement des ouvriers, mais non de sa qualité. Le contrôle de la qualité des pièces fabriquées devient une source de nouveaux conflits. Cette réalité collective de la production moderne, le capitalisme à la fois la développe à l’extrême et ii la nie dans son organisation avec acharnement. Le capitalisme essaie perpétuellement de retransformer les producteurs en une poussière d’individus sans aucun lien organique entre eux, poussière que la direction agglomère aux endroits convenables du Moloch mécanique, suivant la « logique’. de celui-ci. Et chaque fois, ces tentatives se brisent devant le processus perpétuellement renouvelé de socialisation des individus – processus sur lequel le capitalisme lui-même est obligé constamment de s’appuyer.
Castoriadis va distinguer en premier lieu dans cette socialisation ce qu’il nomme les groupes élémentaires. Ces groupes élémentaires constituent les unités sociales fondamentales de l’entreprise. Les groupes élémentaires d’ouvriers comprennent un nombre variable, mais généralement petit, de personnes. Ils sont fondés sur le contact direct permanent de leurs membres et l’interdépendance de leurs travaux. Les rapports entre la direction et les ouvriers dans l’entreprise capitaliste ne sont pas déterminés par les conceptions théoriques de la direction. Ces conceptions ne font qu’exprimer abstraitement les nécessités inéluctables devant lesquelles est placée la direction en tant que direction extérieure et direction de l’exploitation. L’association spontanée des ouvriers en groupes élémentaires n’exprime pas la tendance des individus à former des regroupements en général. Elle est à la fois un regroupement de production et un regroupement de lutte. Inviter la direction à reconnaître les groupes élémentaires signifie l’inviter à se suicider. Cette analyse amène l’auteur à généraliser son propos à l’ensemble de l’entreprise en montrant l’opposition entre organisation formelle et informelle. L’entreprise a une double structure et mène, pour ainsi dire, une double vie, avec l’organisation informelle, effectuée et portée par les individus et les groupes à tous les étages de la pyramide hiérarchique. L’organisation formelle n’est donc pas une façade ; dans sa réalité, elle coïncide avec la couche dirigeante. L’organisation informelle n’est pas une excroissance apparaissant dans les vides de l’organisation formelle ; elle tend à représenter un autre mode de fonctionnement de l’entreprise, centré sur la situation réelle des exécutants. L’organisation capitaliste de la production, pour parvenir à ses fins, est obligée de poursuivre à l’infini le morcellement des tâches productives et l’atomisation des producteurs, gaspillage énorme. Le problème de la recomposition en un tout des opérations productives est énorme. Car cette réintégration ne peut se faire dans l’usine capitaliste, que par la même instance et suivant les mêmes méthodes que la décomposition qui l’a « précédée » : par un appareil de direction séparé des producteurs, visant à les soumettre aux exigences du capital et les traitant à cette fin comme des choses. La collectivité des ouvriers n’est pas pour l’appareil de direction une collectivité mais une collection. L’appareil de direction est ainsi obligé de prendre tout sur lui-même. L’exécution doit devenir exécution pure, et symétriquement la direction doit devenir direction absolue et parfaite. Des contradictions tout aussi insolubles déchirent l’appareil de direction pour ainsi dire indépendamment de sa lutte permanente contre les exécutants… Prenant sur lui un nombre constamment accru de tâches, l’appareil de direction ne peut exister que comme un organisme collectif énorme… Cet organisme collectif subit lui-même le processus de la division du travail en son sein sous une double forme. D’un côté, l’appareil de direction se subdivise en branches spécialisées – les différents services des bureaux de l’entreprise. Les conflits qui résultent de cette situation aboutissent à une véritable anarchie de la production dans chaque entreprise. Mais ils créent en même temps une situation et une attitude contradictoires chez les ouvriers eux-mêmes. Les conditions dans lesquelles ils sont placés les poussent à s’organiser de la façon la plus efficace pour la production, Mais d’autre part, l’organisation et la créativité des ouvriers sont combattues, dès qu’elles se manifestent, par l’appareil de direction. Les améliorations de l’organisation et des méthodes de production profitent essentiellement au capital, qui souvent d’ailleurs s’en empare et les tourne contre les ouvriers. Les ouvriers le savent et par conséquent freinent eux-mêmes, consciemment aussi bien qu’inconsciemment leur participation à la production.Il est temps à présent d’aborder la seconde partie de cette étude consacrée à l’organisation capitaliste de la production en évoquant la critique de la hiérarchie des salaires et des revenus, corollaire indissociable d’un projet d’autogestion effective de la production. Castoriadis tient à préciser, en premier lieu, le lien existant entre remise en cause de la hiérarchie et projet d’autogestion en s’interrogeant ainsi : « Quelle signification pourrait-on en effet accorder au terme d’autogestion de l’entreprise, s’il continuait d’y exister la pyramide actuelle des postes de commandement, par laquelle une minorité de dirigeants de différents grades gère le travail de la majorité des producteurs ? ». De même à une échelle plus vaste, comme la marche de l’entreprise dépend de mille façons de la marche de l’ensemble de l’économie et de la société, on ne voit pas comment l’autogestion de l’entreprise pourrait acquérir un contenu véritable sans que les organes collectifs des producteurs et de la population assurent les fonctions de coordination et d’orientation générale qui sont à présent entre les mains des différents pouvoirs politiques et économiques. Le point central de l’idéologie officielle présente en matière de hiérarchie la justification de la hiérarchie des salaires et des revenus sur la base de la hiérarchie de commandement, qui est à son tour défendue comme reposant sur une hiérarchie du savoir ou de la qualification ou des capacités ou des responsabilités ou de la pénurie de la spécialisation considérée. Le système capitaliste n’aurait pas pu continuer à fonctionner et surtout n’aurait pas pu prendre sa forme bureaucratique moderne si la structure hiérarchique n’était pas seulement acceptée mais valorisée et intériorisée. Le triomphe de la bureaucratisation graduelle de la société a été en même temps et nécessairement le triomphe d’une représentation imaginaire de la société comme un système de pyramides hiérarchiques.
Conclusion : la signification imaginaire sociale
La signification imaginaire sociale est ce qui tient une société ensemble soit l’institution de la société comme un tout. Il y a une unité de l’institution totale de la société qui est un tissu immensément complexe de significations qui inhibent, orientent et dirigent toute la vie de la société considérée et les individus corporellement concrets qui la constituent. Ce tissu est le magma des significations imaginaires sociales. Magma parce qu’elles ne correspondent pas et ne sont pas épuisées par des références à des éléments rationnels ou réels et parce qu’elles sont posées par création. Sociales parce qu’elles n’existent qu’en étant instituées et participées par un collectif impersonnel et anonyme.
Le raisonnement s’en prend d’abord aux recours à la théorie. L’analyse néo-classique est vide de signification réelle parce qu’elle quantifie sans précaution des phénomènes dont la quantification est impossible dans l’état actuel de nos connaissances. Derrière tout cela se trouve l’hypothèse cachée de la séparabilité totale, aussi bien dans le champ économique qu’entre celui-ci et les processus historiques, sociaux ou même naturels. Nous ne pouvons pas traiter le processus économique comme un flux homogène de valeurs dont le seul aspect persistant serait qu’elles sont mesurables et doivent être maximisées. Ce type de rationalité est secondaire et subordonné. Les facteurs qui aujourd’hui façonnent effectivement la réalité ne peuvent pas être soumis à ce genre de traitement. La science économique serait donc une pure technique de calcul généralisé. Or l’économie ne peut ignorer la question des fins. Elle ne peut être séparée des disciplines anthropologiques, de la philosophie et de la politique. La présentation de la science et de la technique comme de purs instruments fait partie de l’imaginaire social dominant de notre époque. La technique vaut comme pur délire social présentifiant un fantasme de toute puissance. La théorie cache deux facteurs essentiels : que le choix collectif n’est pas le résultat d’une procédure de décision rationnelle. Il n’y a pas ici d’approximation indéfinie de la solution optimale par tâtonnements car cela supposerait des conditions de continuité qui n’ont pas de sens. Surtout que l’orientation recherchée est de supprimer le rôle humain de l’homme dans la production. Pour clore son livre Castoriadis se penche sur la notion de développement mais en la rapprochant de la notion de nature, chère à Aristote ; je renvoie le lecteur à ces pages de synthèse qui ont la vertu de renouer les différentes parties traitées, à l’origine biologique du premier chapitre articulant la psyché et le social.