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L’homme et le sacré


Auteur du livre: Roger Caillois

Éditeur: Gallimard

Année de publication: 1950

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Deux préfaces accompagnent des rééditions. 1963, 1949. Qu’est-ce qui correspond à la fête dans les sociétés modernes ? Que vaut l’interdit de l’inceste ? « J’imaginais pouvoir transformer un ardent savoir en un levier tout-puissant en son propre domaine ». Dans ces conditions, je distinguais à peine l’enseignement que j’allais recevoir à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (Georges Dumézil) de celui qu’avec Georges Bataille et Michel Leiris je me hasardais à proposer dans la modeste salle du Collège de Sociologie, que nous venions de fonder ensemble.

L’ambiguïté du sacré n’a guère été contestée. La théorie de la fête et du sacré de transgression paraît avoir servi d’idée directrice à plusieurs analyses concrètes, qui ne furent pas sans la confirmer ou la nuancer heureusement. Enfin l’évolution des travaux sur ou contre le totémisme a mis au premier plan le système classificatoire, l’ensemble des règles qui constituent tant le sacré de respect que la série des interdictions majeures qui lui correspond. Elles organisent la totalité des éléments réels ou concevables qu’il contient, selon un système complexe de correspondances multiples. Dans un avant-propos de 1939, l’auteur met en garde : « Je me suis résigné à ne décrire que des types de relations. J’ai dû tenter d’en écrire la syntaxe ». Les conclusions constituent en quelque sorte des énoncés de règles qui ne s’appliqueraient jamais intégralement. Je ne crois pas pour autant que la théorie soit inutilisable. (Je n’ai pas cru devoir éviter de porter la question sur le plan métaphysique). Le plan se développe en cinq chapitres et est suivi par des appendices (non résumés) et une bibliographie.

Chapitre 1 : rapports généraux du sacré et du profane

Quelque définition qu’on propose de la religion, il est remarquable qu’elle enveloppe cette opposition du sacré et du profane, quand elle ne coïncide pas purement et simplement avec elle. Le sacré apparait comme une catégorie de la sensibilité. Au vrai, c’est la catégorie sur laquelle repose l’attitude religieuse, celle qui lui donne son caractère spécifique, celle qui impose au fidèle un sentiment de respect particulier, qui prémunit sa foi contre l’esprit d’examen, la soustrait à la discussion, la place au-dehors et au-delà de la raison. On ne saurait marquer avec plus de force à quel point l’expérience du sacré vivifie l’ensemble des diverses manifestations de la vie religieuse. 

Caractères principaux du sacré. Le sacré appartient comme une propriété stable ou éphémère à certaines choses, à certains êtres, à certains espaces, à certains temps. C’est une qualité que les choses ne possèdent pas par elles-mêmes : une grâce mystérieuse vient la leur ajouter. L’homme marche et s’arrête où il lui plaît. Ainsi de la divinité : le soleil est un endroit où elle s’est arrêtée, les arbres, les animaux en sont d’autres ; c’est pourquoi on les prie. L’être, l’objet consacré peut n’être nullement modifié dans son apparence. Il n’en est pas moins transformé du tout au tout. Il se présente comme « interdit ». Aussi le profane doit-il se garder d’une familiarité d’autant plus funeste que la contagion du sacré n’est pas moins foudroyante par sa rapidité que par ses effets. La force que recèle l’homme ou la chose consacrés est toujours prête à s’épandre au-dehors, à se décharger comme l’électricité. Aussi n’est-il pas moins nécessaire de protéger le sacré de toute atteinte du profane. Celle-ci altère l’être. C’est pourquoi l’on prend soin d’écarter d’un endroit consacré tout ce qui appartient au monde profane. Seul le prêtre pénètre dans le saint des saints. Sans doute, par rapport au sacré, le profane n’est empreint que de caractères négatifs, mais c’est un néant actif qui avilit. Il convient donc que des cloisons étanches assurent un isolement parfait du sacré et du profane. 

Le sacré, source de toute efficacité. C’est du sacré que le croyant attend tout secours et toute réussite. On ne peut que dédaigner le profane, alors que le sacré dispose pour attirer d’une sorte de don de fascination. Terrible, il commande la prudence ; désirable, il invite à l’audace. Sous sa forme élémentaire, le sacré représente donc avant tout une énergie malaisément maniable. Pour qu’y décide d’y avoir recours, le problème consiste à la capter, tout en se protégeant des risques inhérents à son emploi. Plus considérable est le but qu’on poursuit, plus son intervention est nécessaire. Que le profane se garde de vouloir s’approprier cette force sans précaution : le corps du sacrilège enfle, on prend soin de ne pas toucher la personne du chef. 

Fonction des rites et des interdits. Leurs rapports mutuels doivent donc être sévèrement réglés. Telle est précisément la fonction des rites. Les premiers concernent les rites de consécration, qui introduisent dans le monde du sacré un être ou une chose, et les rites de désacralisation ou d’expiation, qui, à l’inverse, rendent une personne ou un objet pur ou impur au monde profane. Les prohibitions par contre élèvent entte eux la non moins indispensable barrière du « tabou ». Les tabous sont un ensemble d’interdictions rituelles qui ont pour effet de prévenir les dangereux effets d’une contagion magique, en empêchant tout contact entre une chose où est censé résider un principe surnaturel, et d’autres qui en sont dépourvues. Le tabou est un impératif catégorique négatif, il consiste en une défense. Il n’est justifié par aucune considération d’ordre moral. On ne doit pas l’enfreindre parce que c’est la loi. Il est destiné à maintenir l’intégrité du monde organisé et en même temps la bonne santé de l’être qui l’observe. Il protège d’un retour à l’état chaotique qui était le sien avant que les dieux créateurs ou les héros ancestraux fussent venus apporter l’ordre. 

L’ordre du monde. Cette situation ambiguë du sacré définit la façon dont l’homme l’appréhende : sur elle devra reposer l’étude du sacré au point de vue subjectif. Mais il faut en outre rechercher ce qui objectivement aboutit à imposer à l’individu les restrictions qu’il se croit obligé d’observer. On a vu que ces prohibitions étaient censées contribuer au maintien de l’ordre cosmique. Le mot qui désigne leur violation est souvent tiré par simple adjonction d’une particule négative de celui qui définit la loi universelle. Caillois parle de la themis grecque. 

Les risques du mélange. C’est que l’ordre naturel continue l’ordre social et le réfléchit. La plupart des interdits en vigueur dans les sociétés primitives sont des interdits de mélange, étant admis que le contact direct ou indirect, la présence dans un même local clos, constituent déjà des mélanges. Ceux-ci sont redoutés quand ils tendent à rapprocher des choses qui, à quelque titre, semblent appartenir à l’un et l’autre sexe. De même on craint de mêler ce qui relève de saisons différentes. Les oppositions d’origine sociale, comme celle des divers groupes qui composent la tribu, déterminent également des interdits qui empêchent toute contamination néfaste de propriétés. Les qualités des choses sont contagieuses : elles s’échangent, se corrompent, si une trop grande proximité leur permet de réagir entre elles. Aussi faut-il théoriquement pour les préserver, empêcher tout mélange capable de les compromettre. 

Nature du sacrifice. D’autre part, l’individu désire réussir dans ses entreprises. L’ensemble de la société se trouve dans le même cas : fait-elle la guerre, elle appelle la victoire et craint la défaite. Ce sont autant de grâces que l’individu ou l’Etat ont à obtenir des dieux. Le demandeur n’imagine alors rien de mieux que de prendre le devant en leur faisant un don, un sacrifice, c’est-à-dire en consacrant, en introduisant à ses dépens dans le domaine du sacré, quelque chose qui lui appartient et qu’il abandonne. Ainsi les puissances sacrées qui ne peuvent refuser ce cadeau deviennent débitrices du donataire. Et doivent donner ce qui est demandé. 

Ascétisme et offrande. Voici que chaque renoncement se retrouve dans le monde mythique porté à son actif et lui assure une marge égale de possibilités surnaturelles. Il s’est acquis dans l’impossible et le défendu un au-delà réservé à lui seul. L’ascète qui augmente ses pouvoirs dans la mesure où il diminue ses jouissances, s’éloigne des hommes, s’approche des dieux et devient vite leur rival. L’équilibre se trouve rompu ; ils doivent bientôt l’induire en tentation pour le déposséder. La circoncision a pour but de rendre l’individu apte au mariage en immunisant ses organes sexuels contre les risques mystiques que comporte l’union conjugale. La mort d’un parent menace la vie de chacun de ses proches ; la souillure de la mort peut les atteindre. Ils se rachètent du trépas en mutilant leur corps. 

Le jeu des prémices. La consécration des prémices semble reposer sur la même psychologie. Cette fois on abandonne une partie pour acquérir le tout. Tout commencement pose problème. Il est clair qu’il rompt un équilibre, un élément nouveau qui doit être intégré dans l’ordre du monde avec le moins de dérangement possible. C’est pourquoi le premier terme de toute une série est tenu pour dangereux. On n’ose s’en servir pour l’usage commun, il appartient de droit au divin. Aussi réserve-t-on pour les dieux les premiers épis de la récolte. On sacrifie le premier-né des animaux domestiques. Il faut placer ici l’épisode d’Abraham sacrifiant Isaac, ce dernier représente la part des dieux. 

L’étude du sacré. Il ne s’agit que de pis-aller car une blessure laisse une cicatrice. La restauration de l’ordre ne ramène pas à la situation d’avant la blessure. Les rites d’expiation, l’expulsion solennelle des souillures, les diverses pratiques de nettoyage et de purge qui réparent ne peuvent ramener la vertu à son état d’innocence. Il importe de soustraire la nature et la société à un inévitable vieillissement. Il faut dès lors prendre la précaution de rajeunir le fonctionnement du monde.

Chapitre 2 : l’ambiguïté du sacré

Il n’est guère de système religieux sans une réponse aux dernières questions du chapitre précédent. 

Pureté et mélange. Les termes de pur et impur ont recouvert des oppositions de toute sorte. Pourtant ils continuent à éveiller une résonance particulière. Est pur, corps ou ligne, ce dont l’essence n’est mêlée de rien qui l’altère : le vin, le métal, l’homme qui ne s’est pas uni à la femme, l’organisme sain que le contact du sang n’a pas contaminé d’un germe de destruction. 

Le pur et l’impur, forces équivoques. Il convient de remarquer que ces catégories ne définissent pas à l’origine un antagonisme éthique, mais une polarité religieuse. Elles jouent dans le monde du sacré le même rôle que les notions de bien et de mal dans le domaine profane. D’un côté, des forces ; de l’autre, des choses. Il en résulte une conséquence importante pour les notions de pur et impur ; elles apparaissent mobiles, interchangeables. En effet si  une chose possède une nature fixe, une force au contraire peut apporter des biens ou des maux suivant les circonstances particulières de ses manifestations successives. Toute force à l’état latent provoque à la fois le désir et la crainte, suscite chez le fidèle la peur qu’elle vienne à sa défaite, l’espoir qu’elle vienne à son secours. Mais chaque fois qu’elle se manifeste, c’est dans un seul sens, comme source de bénédictions ou comme foyer de malédiction. Virtuelle elle est ambiguë ; en passant à l’acte elle devient univoque. 

Sainteté et souillure. Mêmes si elles sont identifiées, elles conseillent une certaine prudence et représentent, en face du monde de l’usage commun, les deux pôles d’un domaine redoutable. C’est pourquoi un terme unique les désigne : le mot grec agos (souillure) signifie aussi le sacrifice qui efface la souillure. Le mot grec agios (saint) signifie à la fois souillé. À Rome le mot sacer désigne celui ou ce qui ne peut être touché sans être souillé. Si quelqu’un se rend coupable d’un crime contre la religion ou l’Etat, le peuple assemblé le retranche de son sein en le déclarant sacer.

Dialectique du sacré. C’est en effet cette vertu, le mana, qui au repos suscite les sentiments ambivalents : on en a peur et on voudrait s’en servir. Elle est interdite et dangereuse, c’est suffisant pour qu’on souhaite s’en approcher. Tel se présente le caractère sacré du lieu saint (hima). Il est défendu d’y consommer l’acte sexuel, d’y poursuivre le gibier. L’action de la justice expire à ses limites. Cependant son aspect attirant ressort : celui qui tourne autour du hima finira par y tomber. Au fond le sacré suscite chez les fidèles exactement la même chose que le feu chez l’enfant. Et comme le feu produit à la fois le mal et le bien, le sacré développe une action faste et néfaste et reçoit les qualifications de pur et impur, de saint et de sacrilège. La scission du sacré produit les bons et les mauvais esprits, le prêtre et le sorcier. Le fascinans correspond aux forces enivrantes du sacré, au vertige dionysiaque, mais c’est aussi la bonté, la miséricorde et l’amour de la divinité pour ses créatures, ce qui les attire vers elle, tandis que le tremendum représente la sainte colère, la justice inexorable du dieu jaloux devant qui tremble le pécheur humilié implorant son pardon. Parallèlement au pôle du sacré, le démoniaque qui en a reçu en partage les aspects terribles et dangereux, suscite à son tour les sentiments de recul et d’intérêt. Le diable c’est aussi celui dont la voix tentatrice offre à l’anachorète les douceurs des biens de la terre. Sans doute est-ce pour le perdre, mais il est clair qu’il ne peut en être autrement. Le tortionnaire se présente comme séducteur, au besoin consolateur. Cependant si l’on oriente l’analyse de la religion par rapport aux limites extrêmes et antagonistes, que représentent la sainteté et la damnation, l’essentiel de sa fonction apparaît déterminé par un double mouvement : l’acquisition de la pureté, l’élimination de la souillure. 

Acquisition et abandon de la pureté. On acquiert la pureté en se soumetant à un ensemble d’observances rituelles. Les rites cathartiques sont des pratiques négatives, des abstentions. Ils consistent en autant de renoncements temporaires aux diverses activités caractéristiques de la condition profane. C’est toujours le mélange qu’on redoute. Celui qui désire sacrifier, pénétrer dans le temple, doit rompre avec ses habitudes. Il se voit recommandé le silence, la retraite, le jeûne. Plus la conception religieuse est forte et vivante, plus exigeantes se montrent les règles de purification. Pour entrer en contact avec le divin, il faut que le prêtre se baigne, qu’il quitte ses vêtements usuels, qu’il en endosse d’autres qui soient neufs, purs ou consacrés. Ainsi sacralisé et détaché du profane, l’homme doit en rester éloigné tant que dure et pour que dure son état de pureté ou de consécration. Il ne peut d’ailleurs s’y maintenir longtemps. Sortant du temple, le prêtre juif quitte son vêtement sacré afin que la consécration ne se propage pas. Il passe à l’eau et sort du liquide de nouveau profane.

Précautions contre la souillure et la sainteté. L’usage des biens naturels, la participation à la vie du groupe constituent l’existence profane : le pur s’en exclut pour approcher des dieux, l’impur en est banni afin qu’il ne communique pas sa souillure. Les foyers d’impureté se laissent dénombrer : le cadavre, la femme aux instants critiques de sa vie et le sacrilège. L’impureté de ces différents êtres fait courir à la communauté un danger ; les jeunes filles à leur puberté sont reléguées dans une hutte spéciale à l’écart du village. Il est remarquable que les mêmes interdits qui préservent de la souillure, isolent la sainteté et protègent de son contact. Il faut maintenir le roi divin à l’abri de toute souillure car son énergie ne peut être déchargée violemment en une fois, car elle doit assurer le bon fonctionnement de la société en rayonnant lentement et régulièrement. Tout ce qui touche une personne sainte est consacré du fait même et ne peut plus servir qu’à elle. Personne n’ose plus l’utiliser : son contact est mortel. Ainsi le divin et le maudit, la consécration et la souillure, ont exactement les mêmes effets sur les choses profanes ; elles les rendent intouchables. 

La polarité du sacré ou l’opposition des deux pôles du sacré. Il s’en faut d’ailleurs que le pur et l’impur ne soient pas cependant affectés de signes contraires. Le pur est défini comme le vitandum per accidens, ce que l’homme doit éviter à cause de sa propre indignité, quand il n’est pas dans les dispositions requises pour l’approcher ; l’impur correspond au contraire au vitandum per se, à l’objet que son essence même condamne à l’isolement et que la simple considération de l’intérêt personnel conseille d’éviter. D’un côté se rejoignent toutes les puissances positives, celles qui conservent et accroissent la vie. Elles s’exercent en harmonie avec la nature ou plutôt composent cette harmonie. Elles apparaissent ainsi empreintes d’un caractère régulier. À l’autre extrême sont rassemblées les forces de mort. Il n’est rien dans l’univers qui ne soit susceptible de former une opposition bipartite. Énergies vivifiantes et forces de mort se rassemblent pour former les pôles attractif et répulsif du monde religieux. Dans ces oppositions il y en a une qui a suscité des études approfondies : celle du droit et du gauche. Un gaucher est réputé sorcier. On raconte que les saints refusèrent le sein gauche de leur mère. La gauche renvoie à la fraude et à la trahison. La main droite est aussi la main adroite, l’adresse attestant chez le guerrier son bon droit. Inversement la gaucherie est signe de mauvaise conscience et présage d’insuccès. Et par suite ce dont on n’est pas sûr et qui suscite le soupçon de souillure et de péché.

Réversibilité du pur et de l’impur. Identifiés d’un certain point de vue  par le monde profane auquel ils s’opposent également, radicalement hostiles l’un à l’autre dans leur sphère propre, le pur et l’impur ont en commun d’être des forces qu’il est loisible d’utiliser. Plus la force est intense, plus son efficacité est prometteuse ; d’où la tentation de changer les souillures en bénédictions, de faire de l’impur un instrument de purification. À cette fin on a recours à un prêtre. À la fin du deuil, les cérémonies purificatoires ne libèrent pas seulement les parents du défunt de leur souillure, ils marquent aussi l’instant où le mort devient un esprit tutélaire prié avec vénération. La femme en couche doit se tenir à l’écart du groupe mais en même temps on lui amène le lait de toutes les vaches du village pour que le contact de sa bouche lui assure de précieuses qualités. Le sang menstruel est utilisé comme remède. Aujourd’hui encore règne l’idée que le remède le plus répugnant risque d’être le plus efficace. Les jeunes filles d’Athènes offraient à Artemis le premier linge taché. Non seulement les choses mais les êtres recèlent la force ambiguë du sacré. Le guerrier qui a tué un ennemi, s’il est honoré, n’est pas réintégré dans la communauté avant de s’être purifié de la souillure contractée en donnant la mort. Inversement l’impureté procure de la force mystique ainsi chez l’être qui s’est exposé victorieusement aux dangers du sacrilège. Quand Œdipe, parricide et incestueux, met le pied sur le territoire d’Athènes, il se présente comme sacré et s’annonce comme source de bénédictions pour toute la région. Par la violation de la loi la plus sainte, l’homme s’est acquis le dangereux concours des forces surnaturelles, un peu comme pour devenir sorcier, il faut aller signer un pacte avec le diable. Les plus grands pécheurs font les plus grands saints. 

Élimination de la souillure inexpiable. Il arrive que le crime décourage toute réparation. La société se trouve frappée de stupeur. Aucun rite de purification ne pourra débarrasser le coupable de l’élément énergétique dont il s’est chargé. Il n’y a plus qu’à retrancher du groupe ce principe. On le déclare sacer et on l’expulse. On laisse aux étrangers, aux bêtes et aux éléments le soin de le détruire. La vestale impure est emmurée vivante. Antigone conduite à sa tombe par un chemin désert est dotée d’une réserve de nourriture. Elle est sortie vivante de la communauté. 

Cohésion et dissolution. Distribution sociale du pur et de l’impur. On peut maintenant dessiner une sorte de géographie sociale du pur et de l’impur. Il est une zone neutre qu’ils se disputent et d’où, on s’efforce de les bannir. Là toute énergie apparaît pure et impure, susceptible d’être orientée dans un sens ou l’autre. Ainsi voit-on l’union sexuelle favoriser la naissance des moissons comme l’inflammation des plaies. Mais cete ambiguïté suppose une distribution stable. Ces principes opposés semblent jouir chacun d’un habitat fixe. D’un côté le monde majestueux et ordonné du roi, du prêtre et de la loi, dont on se tient à distance avec respect ; de l’autre le domaine louche du paria, du sorcier et du coupable. En effet le souverain et le cadavre, comme le guerrier et la femme règlée, incarnent les forces hostiles du pur et de l’impur. Dans la tragédie d’Euripide, Artemis quitte Hyppolite moribond.

Localisation du pur et de l’impur. Le centre parait la résidence claire et réconfortante du pur, la périphérie l’empire de l’impur. Les forces de bénédiction habitent les mâts totémiques aux couleurs brillantes, où s’élèvent conjointement l’autel et la maison des hommes ou la haute case du chef. Les forces qui vivifient l’être du village prennent appui en son centre, passent par la grande place pour l’irriguer. Leur mode d’action est centrifuge. Peu à peu leur influence est remplacée par celle des présences malfaisantes de la brousse, dont la pression convergente risque de tout envahir. La limite est dépassée quand on a laissé derrière soi la hutte d’isolement. L’opposition du droit et du gauche croise celle du dedans et du dehors. Dans leur circuit autour du feu sacré, les fidèles se déplacent en présentant leur épaule droite vers le centre et le côté gauche de leur corps à l’extérieur sinistre (bras porteur du bouclier). 

Cohésion et dissolution. Les puissances de sainteté jouissent d’une localisation nette, le domaine des souillures est diffus. Ainsi la magie ne se centre pas autour d’un totem et les magiciens existent en dehors des cadres sociaux. Elle n’appartient pas à un clan déterminé. Aussi est-ce dans la brousse que le sorcier reçoit son initiation et revient avec la protection d’un animal protecteur qui lui est apparu dans une hallucination. Il est regardé comme un « autre être » et non plus un frère. Les puissances de cohésion sont celles qui rendent solide et fort, vigoureux et sain, stable. Elles président à l’harmonie cosmique. Les autres à l’inverse sont responsables de l’effervescence, de la fièvre et du désordre. Elles sont causes des éclipses et des prodiges comme la naissance de jumeaux. On leur attribue les transgressions de l’ordre politique et religieux et elles portent atteinte à la cohésion sociale. À l’étage de la famille, le problème ne se pose pas differemment. D’où les mesures d’une sévérité extrême contre l’incestueux et le parricide. La dernière des souillures dissolvantes est la maladie (et la mort). Rien de pire que la décomposition. 

Pureté et impureté : états totaux. Il semble que les notions de pur et impur n’aient pas d’abord été séparées des sentiments multiples que suscitent, dans leurs différentes manifestations, les forces complémentaires et antithétiques dont la concordia discors organise l’univers. Leur opposition est restreinte tardivement à des considérations d’hygiène et de morale. On peut saisir un état où elle est composée indissolublement avec d’autres antagonismes qui se conjuguent et s’interpénètrent plus qu’ils ne se laissent ordonner ou distinguer. Il n’est pas encore possible d’apercevoir d’aspiration morale. Les civilisations antiques permettent de suivre pas à pas la moralisation progressive de ces notions. 

Évolution des notions de pur et impur. Après Babylone, la pensée grecque dégage la voie en passant par les morales mystiques dans les cercles orphiques, par les tables pythagoriciennes des contraires, par la cosmologie manichéenne. L’opposition du courbe et du droit appartient à la géométrie, celle du pair et de l’impair à l’arithmétique, celle du propre et du sale à l’hygiène, celle de la santé et la maladie à la médecine. Cependant celle du bien et du mal est réservée à l’éthique et la religion conserve celle de la grâce et du péché. Rien n’engage plus l’homme en entier. Le siècle offre des compensations à celui qui néglige son salut. Le domaine du profane s’est élargi et embrasse presque la totalité des affaires humaines.

Profane et sacré. Pourtant à travers toute l’histoire religieuse, la notion de sacré a gardé une individualité. Elle sert de frontière trompeuse jusqu’à ce qu’on considère la transgression de cette barrière comme accès à une dimension que seul celui qui a osé s’en approcher connait.

Chapitre 3 : le sacré de respect : théorie des interdits

Les deux pôles du sacré s’opposent indistinctement au monde profane. En face de lui, leur antagonisme s’atténue. La sainteté craint à la fois la souillure et le profane, qui représentent pour elle des degrés différents d’impureté. Inversément la souillure n’est pas moins capable de contaminer la sainteté que le profane. Ainsi les trois éléments de l’univers religieux, le pur, le profane, l’impur manifestent cette aptitude à se liguer deux à deux contre le troisième. Il convient de rechercher à quoi correspond dans la société la distinction de ces deux domaines complémentaires et antithétiques que constituent le monde sacré et le monde profane. On s’aperçoit qu’elle y recouvre d’autres dichotomies : celles de groupes. Tel apparaît dans le groupe social la phratrie dans une société à pouvoir diffus ou le prince dans une société à pouvoir concentré. Dans ces deux types extrêmes, la composition de deux partis équilibrés en nombre et en prestige ou qui s’équilibrent par une double et inverse inégalité du nombre et du prestige (l’une compensant l’autre) détermine la conception de l’ordre du monde. 

L’organisation du monde. Bipartition de la société. L’étude des sociétés totémiques tourne autour de la prédominance de la division en phratries dans la tribu et les clans. Les phratries représentent l’ossature de l’unité sociale. Les clans sont en nombre variable et on les voit croître et décroître. Le nombre des phratries est fixe. Une tribu en compte deux. Les limites des clans sont floues. Entre eux les règles exogamiques se sont affaiblies, ce qui n’est pas le cas entre les phratries. Les clans apparaissent comme la segmentation d’une division bipartite antérieure. De cette ossature, dépend le réseau des interdits, qui découpent dans le monde pour chacune des deux moitiés de la société, un domaine du profane et un domaine du sacré. Il est difficile de rendre compte des totems des clans, et c’est chose plus aisée pour les totems des phratries. Les êtres qui leur servent d’emblème sont de couleurs différentes et opposées. Les totems des phratries ne sont pas quelconques. Ils apparaissent symétriques et opposés. Ce sont des animaux de même espèce et de couleur contraire. Ils se présentes comme identiques et antagonistes. Le cacatoès blanc et le cacatoès noir.

Bipartition de l’univers. On range dans un clan les herbes dont se nourrit l’animal totémique, les bêtes qu’on rencontre dans les endroits où il vit.   À l’inverse, il paraît constant que les objets qui s’opposent et qui, en s’opposant forment couple, se trouvent répartis dans les groupes, qui dans la société s’opposent et forment couple. Ainsi de la lune et du soleil. Gens de la terre et gens de l’eau. Gens sous le vent, gens vers le vent. Les mythes sont construits sur ces découpages. Les phratries se placent de part et d’autre de la ligne médiane du camp. Le clan de l’eau s’oppose à celui du feu, celui du vent à celui de la terre. Ces principes d’opposition sont représentés par un clan dans chaque phratrie. Les clans de même emblème logent l’un en face de l’autre, de chaque côté de la grande allée du campement, chacun dans le cadre de sa phratrie respective, par exemple les deux clans du tonnerre se font face à l’entrée du camp. Cette organisation fournit le cadre de joutes rituelles. Les cérémonies réunissant la tribu entière sont les occasions de l’opposition des phratries. Celles-ci sont dirigées chacune par un porte-parole et accomplissent chacune les danses propres à son essence, pendant que l’autre assiste au spectacle. En effet leur désignation indique qu’elles se partagent l’univers (au plan de la nature jusque dans les institutions). Chaque clan accomplit les rites qui lui appartiennent et assume des fonctions politiques particulières. 

Vertus complémentaires. Les phratries forment un système. Elles possèdent en propre et représentent des vertus complémentaires qui collaborent et s’opposent. La personnalité de chaque phratrie est signifiée par son totem. La tribu comme l’ensemble de l’univers nait de la composition de deux phratries. On comprend qu’elle ne possède pas de totem. La tribu n’apparait pas comme une unité homogène mais comme une totalité qui ne fonctionne que par la fertile confrontation de deux ensembles symétriques d’êtres et de choses dont l’ensemble embrasse la nature et la société sans rien en exclure. 

Substrat sexuel, saisonnier, social des Vertus. Caillois évoque les sociétés à pouvoir concentré. La royauté est assurée succesivement par un roi du Feu et un roi de l’Eau ; l’alternance se calque sur les cycles des saisons. Les notions du Ciel et de la Terre représentent des sortes de rubriques de classement analogues à celles rencontrées dans les sociétés totémiques. Le Ciel et la Terre correspondent aux natures mâle et femelle, à la lumière et l’obscurité, au sud et au nord, au rouge et au noir, au prince et à la multitude. Yin et Yang sont à rapprocher des phratries. Dans les campagnes chinoises, le Yin manifeste la vertu de l’hiver et le Yang la vertu de l’été. Ces principes sont fêtés aux équinoxes où s’affrontent de part et d’autre de la rivière, les hommes laboureurs (en été) et les femmes tisserands (en hiver). Mais si on sait que les femmes sont exclues de ces fêtes alors les sexes sont portés par des hommes seulement. Par contre les hommes d’une moitié de la représentation (Yin) sont des hôtes pour la deuxième moitié (Yang) qui sont les invités. Parfois la distinction se complexifiait que d’un côté on avait de jeunes garçons et de l’autre des hommes mûrs. Ajoutons que les joutes festives rencontrées dans les sociétés à pouvoir diffus et concentré donnaient l’occasion à des cérémonies de fiancailles. 

Le principe de respect. Chaque moitié de la société correspond à l’une des deux séries complémentaires dont l’union permet l’existence de l’univers organisé. Elle doit veiller à la conservation de la série qu’elle représente et la tenir à disposition de la fraction sociale où l’autre est incarnée et qui a besoin pour subsister de l’aide de la première. Les êtres ou les choses qui rentrent dans une même classe mystique sont censés posséder en commun une sorte d’identité substantielle. Les membres d’un clan ont en commun un totem. L’unité du groupe n’est pas territoriale. Le tatouage constitue la seule marque visible de l’unité du clan. À son défaut, le nom signifie autant que lui. L’organisation totémique apparaît comme un système de droits et de devoirs où chaque interdiction correspond à une obligation complémentaire et s’explique par elle. Le meurtre et la consommation de l’animal totem sont défendus aux membres du clan, mais les membres des autres clans le tuent et le mangent. S’il est prohibé de marier les femmes de son clan, c’est qu’elles sont réservées aux hommes de celui dont il faut épouser les femmes. Chaque phratrie agit pour le compte de l’autre que ce soit sur le plan rituel, alimentaire, économique, juridique, matrimonial ou funéraire, tout ce qui appartient à une phratrie est sacré et réservé pour ses membres, profane et libre pour les membres de l’autre. À charge de réciprocité, chacun fournit à l’autre ce qui lui est nécessaire : subsistance, femmes, victimes des sacrifices, serrvices funéraires. Ce système s’appelle système des prestations totales ou potlach. 

Prestations alimentaires. Prestations sexuelles. Je ne résume pas. 

Lois saintes et actes sacrilèges. À cete double régularité, aucune atteinte ne doit être portée : la faute se répercuterait dans l’ensemble du monde en troublant son ordonnance sur un point particulier. On rencontre parfois des sociétés où il est permis d’épouser les femmes de son groupe, de consommer la nourriture totémique. Mais ce système ne suppose pas une moindre répartition que le système inverse. À l’autonomie alimentaire correspond l’autonomie cérémonielle. Autonomie et dépendance mutuelle fondent pareillement une distribution du libre et du réservé, du profane et du sacré. Si on rencontre moins souvent l’organisation par une juxtaposition de groupes indépendants, c’est parce que les totems de phratries représentent des vertus adverses dont l’union est source de fécondité. Ces vertus sont entre elles dans le même rapport qu’un principe mâle et un principe femelle. 

L’inceste, acte d’homosexualité mystique. La violation de la loi d’exogamie ne représente pas seulement une infraction à l’organisation, c’est l’équivalent, sur le plan mystique, de l’homosexualité. Elle offense le « jus » en lésant la phratrie antagoniste et le « fas » en constituant un acte contre nature. La transgression de la loi d’exogamie se trouve assimilée aux paroles de mauvaise augure qui insultent l’ordre du monde.

La consommation du totem, acte cannibale. L’inceste n’est qu’une transgression particulière de l’ordo rerum. Il consiste dans l’union impie et stérile des deux principes de même signe. À ce point de vue, la violation de l’interdit alimentaire lui correspond exactement. L’organisme n’a pas besoin de la substance dont il est fait, mais de celle qui lui manque. L’homme, en dévorant la chair de son totem, se dévore lui-même. Sauf dans les cas de communion rituelle, qui, de toute façon, réclament des rites expiatoires. Ce qu’il faut retenir est moins une identification latente de valeur générale qu’une concordance fortement sentie, liée à la représentation de l’univers : user des aliments totémiques comme nourriture, user de la femme totémique comme épouse sont des péchés homologues. Il s’agit d’une action socialement délictuelle, physiologiquement nuisible et stérile, et doublement impie. Sans doute le transgresseur de l’interdit alimentaire se comporte en homophage, celui de l’interdit exogamique en homosexuel, mais les deux représentations se correspondent étroitement, s’évoquent mutuellement. 

Le meurtre du membre du clan, suicide partiel. En le faisant, les membres de sa phratrie ont l’impression de se tuer eux-mêmes. La définition du clan comme « le groupe où il n’y a pas de vengeance de sang » n’est pas autre que la définition du clan comme « le groupe où le mariage est interdit ». Le mariage et la vengeance ne sont fondés qu’entre clans. 

La tribu, totalité vivante. Une tresse impeccable dans le don réciproque atteste le bon fonctionnement de la vie tribale. Rien ne vient alors combattre dans la mentalité de l’indigène la catégorie du couple dont l’emprise se révèle totale. Il ne conçoit pas l’unité, tout ce qui est, existe pour faire partie d’un couple. Tout un est senti comme le complément d’un autre au sein d’une dualité, comme chaque phratrie est le complément de l’autre au sein de la société. L’union des sexes sert de modèle à l’ensemble de la vie en société. Il faut sans cesse réaffirmer : d’un côté, le respect de ce qui possède la même vertu que soi ; de l’autre, l’effort constant de s’en imprégner, s’en nourrir afin de renforcer en soi cette vertu. 

Hiérarchie et lèse-majesté. Par suite de la complexité croissante de la société, il arrive que le jeu des phratries perde de son importance au profit d’une organisation en groupes spécialisés. La tendance qui poussait à garder son intégrité subsiste seule : on exalte sa vertu pour elle-même et on essaie d’en imposer la suprématie. 

La genèse du pouvoir. À la place du principe de respect, un principe d’inidividuation s’affirme. Un état instable de rivalité s’installe entre les clans. Ceux-ci se transforment en confréries spécialisées (les prêtres, les guerriers..). Le complément pour l’étude du sacré passe par : la présence d’une hiérarchie, l’exercice d’une souveraineté, revêtues d’un caractère auguste qui rend sacrilège toute faute commise à leur égard. Le potlach devient excessif et méprisant ; l’autre ne peut rendre la pareille. Mieux vaut dans ces conditions accepter telle quelle la nouvelle donnée. 

Le fait du pouvoir, donnée immédiate. L’autorité manifeste une « anankê sténaï ». Sa nature est presque celle du sacré. Le pouvoir apparaît comme la réalisation d’une volonté. Il manifeste la toute-puissance de la parole, qu’elle soit commandement ou incantation. Il fait qu’un ordre est exécuté. Le « mana » se manifeste dans le chef comme la source et le principe de son autorité. Cette vertu force d’obéir à ses injonctions, tout comme elle donne au vent la capacité de souffler. Le pouvoir comme le sacré semble une grâce extérieure dont l’individu est le siège passager. On la reçoit par investiture, initiation ou sacre. On la perd par dégradation, indignité ou abus. Elle bénéficie de l’appui de la société, dont son dépositaire constitue le lien. Il dispose de toute espèce de moyens de coercition capables de contraindre les réfractaires. Le pouvoir ne se justifie pas, il n’existe que comme conséquence d’un consentement.

Caractère sacré du pouvoir. Il repose sur le jeu effectif d’une différence de niveaux énergétiques. Il résulte d’un mystérieux ascendant, qui n’est pas sans rapport avec le ciel zodiacal. Tout roi est dieu, c’est un personnage sacré. Il faut donc l’isoler. Sa personne recèle une force sainte qui crée la prospérité et maintient l’ordre du monde. Il possède seul une sainteté suffisante pour commettre le sacrilège nécessaire qui consiste à désacraliser la récolte, afin que libre usage en soit permis à ses sujets. Cete sainteté le rend redoutable. Celui qui l’accepte devient pur : l’histoire oppose Octave à Auguste. Celui dont dépend tous les dons doit avoir toutes les vertus. Il ne suffit pas de mettre le chef à l’abri, il faut que l’ensemble de sa vie l’éloigne de la condition commune. 

Équilibre et hiérarchie. De nouveau le sacré et le profane semblent complémentaires. Dans le monde des phratries, ce qui est sacrilège pour les uns est règle sainte pour les autres, et réciproquement. Entre le souverain et son peuple, les rapports sont hiérarchisés. Le complément de chaque droit n’est pas pour le partenaire un droit, mais un devoir équivalent. Le lèse-majesté est tenu désormais pour le grand sacrilège. Les conséquences sont inverses quand le roi touche un sujet (ou le nomme) ou quand un sujet touche le roi. Nommer est déjà ordonner, c’est un geste d’acquisition qui fait main basse sur une matière (choses, gens) à saisir. Le pouvoir fonde, lui aussi, la société sur une relation polaire. Mais le modèle de celle-ci n’est pas tant fourni cette fois par les rapports de l’homme et de la femme que par ceux du père et du fils. Le monarque n’a pas moins de devoirs envers le corps social que celui-ci n’en a envers lui. Dans le monde des phratries, entre le roi et son peuple, s’institue un respect mutuel qui apparaît comme le témoignage d’une alliance, d’estime qu’ils se doivent l’un à l’autre. Entre le souverain et chacun de ses sujets, c’est la relation d’autorité qui l’emporte. Il existe entre eux cette sorte de respect qui traduit une inféodation consentie ou imposée. 

Conservation et création. Dans l’un et l’autre cas, la vertu consiste à rester dans l’ordre, à demeurer à sa place. Mais le temps use les digues. Vient le moment où une refonte est nécessaire. C’est à quoi pourvoit la fête.

Chapitre 4 : le sacré de transgression : théorie de la fête

Ces rassemblements massifs favorisent la naissance d’une exaltation qui se dépense en cris et en gestes, incitant à s’abandonner aux impulsions irréfléchies. La fête se définit par la danse, le chant, l’ingestion de nourriture, la beuverie. 

La fête, retour au sacré. Dans les civilisations primitives les choses prennent plus de relief. Il faut des années pour rassembler la quantité de vivres et de richesses nécessaires. Il en faut beaucoup car le gaspillage et la destruction sont à l’ordre du jour. Les instruments de musique transforment en rythme ces moments orgiaques. La violence nait spontanément. Les couples quittent la danse. La fête apparaît à l’individu comme un autre monde, où il se sent soutenu et transformé par des forces qui le dépassent. La fête figure, pour sa mémoire et son désir, le temps des émotions intenses et de la métamorphose de son être. 

L’avènement du sacré. Les fêtes opposent une explosion intermittente à une terne continuité, la fièvre de ses instants culminants au tranquille labeur des phases atones de son existence. Les cérémonies religieuses bouleversent l’âme des fidèles. Si la fête est le temps de la joie, c’est aussi celui de l’angoisse. La sévérité des règles qui la précède concourt à faire de l’ambiance de la fête un monde d’exception. La fête est souvent tenue pour le règne même du sacré. Certaines sociétés développent une véritable saison des fêtes. Souvent en hiver. Le sacré dans la vie ordinaire se manifeste par des interdits. Il apparaît négativement. La période sacrée de la vie sociale est précisément celle où les règles sont suspendues dans des décharges d’activité. Impulsion de détumescence. 

L’excès, remède de l’usure. L’excès est nécessaire au succès des cérémonies célébrées, participe à leur vertu sainte et contribue à renouveler la nature. Le temps épuise, tout ce qui existe doit être rajeuni. Il faut recommencer la création du monde. On tend vers l’immobilité car tout changement met en péril la stabilité de l’univers.  Les germes de son anéantissement résident dans son fonctionnement même, qui accumule les déchets. Cela vaut pour la santé, la vieillesse. Les institutions sociales ne paraissent pas à l’abri de cette alternance vie-mort. On célèbre les rites pour éliminer le résidu impur de chaque événement, et en particulier des actes d’autorité. Le mécanisme normal des interdits tente de maintenir l’intégrité de la nature mais il ne suffit pas. La règle ne possède en elle aucun principe capable de la revigorer. Il faut faire appel à la vertu créatrice des dieux et revenir au début du monde. 

Le chaos primordial. La fête se présente comme une actualisation des premiers temps de l’univers. Les mythes se distinguent des légendes par le fait qu’ils sont situés dans l’Ur-Zeit. Alors l’extraordinaire était la règle. L’existence alors arriva à l’être et l’histoire naturelle commença. Ce temps est au début et en dehors du devenir. Le surnaturel est tapi derrière le sensible et tend à se manifester à travers lui. L’univers était plastique et fluide et inépuisable. 

Création du cosmos. Finalement les ancêtres imposèrent au monde une apparence qui, depuis, n’a plus changé. Ils produisirent les hommes, ils créèrent les tribus en les différenciant dans leurs cultures. Des limites naturelles privèrent chaque chose et chaque être de ses pouvoirs magiques. Enfin la mort fut introduite dans le monde et c’est ainsi que le cosmos sortit du chaos. Le régime de la causalité normale s’installe. 

Chaos et Âge d’Or. Le temps mythique est frappé d’une ambiguïté fondamentale. L’homme regarde avec nostalgie vers un monde où ne fallait que tendre la main pour cueillir des fruits savoureux. Alors on ne connaissait pas la dure nécessité du travail. C’est le règne de Saturne et Cronos, sans guerre et sans commerce, sans esclavage ni propriété privée. Mais ce monde de lumière est en même temps un monde de ténèbres et d’horreur. Tantôt les deux représentations antagonistes se mêlent, tantôt un effort de cohérence de l’esprit les sépare en faisant se succéder un chaos et un âge d’or. Et cela touche à l’imaginaire du rêve mais aussi à celui de l’enfance. Avant les cérémonies d’initiation, l’enfant n’a pas à respecter les interdits des adultes. L’adolescent avant le mariage a la sexualité la plus libre qu’on puisse imaginer. 

La recréation du monde. C’est en regard de ces premiers temps, que l’homme a organisé des fêtes en charge de donner au monde une chance de se rajeunir. La fête constitue une ouverture sur le Grand Temps. Mais cet espace est aussi celui des lieux saints où on se rend par pélerinage dans l’espoir d’y rencontrer les ancêtres mythiques. C’est pourquoi l’exilé loin de sa patrie est privé du lien vital à son pays, lequel est la voie d’accès qui conduit au monde invisible. 

Incarnation des ancêtres créateurs. La fête est célébrée dans l’espace-temps du mythe et assume la fonction de régénérer le monde réel. Des acteurs miment les faits et gestes des héros. Ils portent des masques qui les identifient à cet ancêtre mi-homme mi-animal. Il s’agit de rendre présents et agissants les êtres de la période créatrice. On récite les mythes à la façon de maîtres-mots. On retrace les peintures rupestres, on les réactualise. On recourt à une représentation dramatique et on se regroupe autour de repas où est consommé l’animal sacré. Les hommes réalisent ainsi leur communion avec le principe dont ils tirent leur force. 

Rites de fécondité et d’initiation. Le parallélisme est absolu car non seulement la nature mais la société ont besoin de ce bain de jouvence. La venue au monde de l’ordre ne se fait pas d’un coup. Le novice est semblable à la semence enfermée dans le sol qui n’a pas encore été travaillé. À l’origine les ancêtres ont transformé en homme des créatures monstrueuses en les complétant d’organes sexuels. Dans l’initiation, la circoncision achève le phallus et l’ensemble des cérémonies confère les vertus viriles. Les novices prennent connaissance des mythes et reçoivent l’héritage sacré de la tribu. Dans la danse, l’esprit de son peuple s’incarne dans le novice. 

Suspension du temps repéré. La fête est le Chaos retrouvé et façonné à nouveau. La fête ramène le temps de licence créatrice, celui qui précède et engendre l’ordre, la forme et l’interdit. Quand on compte les mois par lunaisons, douze jours restent en suspens à la fin du cycle solaire. Ils permettent d’accorder les deux façons de mesurer le temps. Chacun de ces jours correspond à chacun des mois et ce qui se passe dans les premiers préfigure ce qui surviendra dans les seconds. 

Présence des revenants. Pendant cette période, toutes les barrières se trouvent abattues et rien n’empêche les trépassés de venir visiter leurs descendants. En Europe, c’est à la St Sylvestre que les fantômes ont licence de sévir parmi les vivants. 

Fonction de la débauche. C’est pourquoi les excès sont alors permis. Il importe d’agir à l’encontre des règles. Pour retrouver les conditions du passé mythique, on s’ingénie de faire le contraire de ce qu’on fait habituellement. Toute exubérance manifeste un surcroît de vigueur. Ces transgressions n’en sont pas moins sacrilèges. 

Sacrilèges sociaux à la mort du roi. Quand la vie de la société et de la nature se trouve résumée dans la personne sacrée d’un roi, c’est l’heure de sa mort qui détermine l’instant critique et c’est elle qui déclenche les licences rituelles. Il n’est rien opposé à la frénésie du peuple car elle est aussi nécessaire que l’obéissance au monarque. Le temps de la licence est celui de la décomposition du corps. La société doit s’en protéger en montrant sa vitalité. 

Sacrilèges alimentaires et sexuels. Les licences sont liées à la cérémonie du renouvellement de l’animal sacré ou à celle de l’intégration des jeunes gens dans la société. Ces rites constituent un retour au chaos, une phase où l’existence de l’univers et de la légalité est soudain mise en question. C’est l’heure du grand crime sexuel : on transgresse la loi d’exogamie. À la faveur de la danse et la nuit, au mépris des liens de parenté, les hommes du clan s’unissent avec les femmes du clan complémentaire, qui sont originaires du leur. Ces sacrilèges sont rituels et saints et relèvent du sacré au même titre que les interdits.

Mythe et inceste. Il s’agit de nouveau d’adopter un comportement conforme à l’exemple légendaire proposé par les ancêtres divins. Le couple originel est la plupart du temps formé du frère et de la sœur (Cronos et Rhea). L’inceste est caractéristique du Chaos. Les mythes d’inceste sont des mythes de création. Dans la fête la débauche est également efficace par magie sympathique et par participation à la puissance créatrice des êtres du premier âge. 

Valeur du dérèglement sexuel. L’acte sexuel possède déjà en lui-même une puissance fécondante. L’orgie de virilité, dont la fête est l’occasion, aide donc à réanimer les forces cosmiques. Hommes et femmes se combattent et s’arrachent les vêtements pour se revêtir des vêtements conquis. L’échange des vêtements est la signature de l’état de Chaos (hybristika).

Outrances fécondes. À l’orgie la fête ajoute l’ingestion monstrueuse d’aliments et de boissons. L’exagération des descriptions traditionnelles souligne la joute de jactance, les duels de vantardise, l’échange de cadeaux. On en vient aux brutalités. 

Parodie du pouvoir et de la sainteté. Cela ne suffit pas encore. Les esclaves mangent à la table des maîtres, leur commandent, se moquent d’eux. Le faux roi du carnaval a un destin tragique car il sera mis à mort sur l’autel de Saturne. 

Régulation et infraction. Quand il s’agit ensuite de rétablir l’ordre, le roi temporaire est détrôné, ce qui l’identifie avec le représentant de l’ancien temps. Les défunts revenus sont congédiés. Les danseurs enterrent les masques. Des barrières s’élèvent à  nouveau. La restauration achevée, les forces de l’excès cèdent la place à l’esprit de mesure. Le sacré de régulation fait durer la création conquise par le sacré d’infraction.

Dépense et paroxysme. La fête doit être définie comme telle. C’est le point culminant au point de vue religieux, économique aussi car c’est l’instant de la circulation des richesses, celui des marchés les plus considérables. C’est le temps où dans les sociétés hiérarchisées les classes sociales se rencontrent : la tête de la société, rappelons-le, ce n’est pas le chef mais ce « pilou ». il semble qu’au cours de leur évolution, les sociétés tendent vers l’indifférenciation, l’uniformité, l’égalisation des niveaux, le relâchement des tensions. La turbulence générale n’est plus possible. Les vacances succèdent à la fête. Mais c’est s’isoler encore plus du groupe au lieu de communier avec lui.

Chapitre 5 : le sacré, condition de la vie et porte de la mort

Il faudrait décrire l’univers comme la composition de résistances et d’efforts. 

Inertie et énergie. La mythologie oppose ces éléments antithétiques du sacré, qui semblent figurer l’un la tentation de la passivité, l’autre celle de l’activité. D’où la différence entre les totems et les dieux. Les premiers sont les régulateurs de la vie et appartiennent à la lignée maternelle : les vieux oncles veillent sur eux, arrêtent leurs neveux dans les impulsions téméraires et les entreprises risquées par lesquelles ils n’ont de cesse d’avoir affirmé leur valeur. À l’inverse les dieux et les ancêtres représentent les modèles glorieux qui suscitent leur confiance, qui justifient leur ambition ; les dieux les poussent à transgresser les règles. L’antagonisme mythique correspond à un antagonisme sexuel et social. Les dieux sont le fait des hommes, les totems des femmes. Un tel antagonisme de la sagesse et de l’audace, du goût du repos et de l’esprit d’aventure, se présente comme l’aspect de l’existence collective qui se répercute le plus visiblement dans la façon dont l’individu appréhende le sacré. En face de l’uniformité de l’ordonnance universelle, les dieux apparaissent comme des principes d’individuation. 

Intériorisation du sacré. Avec la division du travail, la naissance de la cité et de l’Etat, les fêtes perdent de leur importance. Une société plus complexe ne supporte pas une telle solution de continuité dans son fonctionnement. Un désordre général n’est plus de mise, on n’en tolère plus qu’un simulacre. 

L’élection d’une fin suprême. Chacun de ceux qui règlent leur conduite sur l’adhésion de leur être entier à quelque principe, tend à reconstituer autour de lui une sorte de milieu sacré, capable de prendre un aspect religieux caractérisé et qui, sur le plan social, donne naissance de façon plus ou moins nette à des dogmes, des rites, une mythologie et un culte. Les différentes valeurs qui obtiennent un dévouement total et qui sont mises au-dessus de toute mise en question, ont leurs dévôts et leurs martyrs. L’histoire du sacré semble devenir abstraite, intérieure, subjective, s’attachant moins à des êtres qu’à des concepts, moins à la manifestation extérieure qu’aux dispositions spirituelles. Cette histoire a des étapes : émancipation de l’individu, dévelopement de son autonomie intellectuelle, progrès de l’idéal scientifique, bref une attitude ennemie du mystère, considérant tout comme objet de connaissance et regardant tout comme profane. Le sacré a pris d’autres formes, essentiellement dans l’éthique. La libération de l’individu n’est jamais complète. Et chaque fois qu’une valeur s’impose comme une raison de vivre à une communauté, elle se révèle source d’énergie et foyer de contagion. Libido sentiendi, libido sciendi et libido dominandi, ces trois avidités ne s’opposent pas aux interdits. Ce qui fait contrepoids à ces ambitions, ce sont les ambitions inverses : les renoncements de la sainteté, l’acceptation joyeuse de la chasteté, de l’ignorance, de l’obéissance, le désir de ne rien sentir, de ne rien posséder, de ne rien saisir, et de ne rien désirer même, le goût de donner en place de celui de prendre. 

Durée et destin. Peut-on esquisser une métaphysique du sacré ? au moins peut-on indiquer à quel point l’antagonisme du sacré et du profane s’identifie au jeu cosmique qui, pour en former un devenir et une histoire, compose la stabilité et la variation, l’inertie et le mouvement, la pesanteur et l’élan, la matière et l’énergie. Les rapports de solidarité et de collaboration qu’elles instituent entre les termes qu’elles dissocient et associent à la fois, sont plus significatifs que la façon dont on conçoit ou dont on cesse de concevoir ceux-ci. À travers la diversité des représentations, la continuité du monde semble résulter de la combinaison d’un pôle de l’obstacle et d’un pôle de l’effort. Cette solidarité de la mort et la vie, de la résistance qui cherche à briser tout élan et de l’élan qui s’efforce d’annihiler toute résistance, mais s’épuise par sa propre réussite, du fait qu’en développant son action, il développe en même temps une force qui le freine. Le profane doit être défini comme la constante recherche d’un équilibre. La sortie de cette bonace équivaut à l’entrée dans le monde du sacré. L’homme alors est abandonné à l’une seulement des composantes tyranniques dont toute vie implique l’action concertée, c’est dire qu’il a consenti à sa perte, qu’il se veuille saint ou sorcier. Tout effort pour s’approcher du sacré en éloigne.

Appendices. Sexe et sacré. Jeu et sacré. Guerre et sacré. Guerre et fête. Mystique de la guerre.