Contre Kant il affirme que la raison n’a pas de bornes dès lors qu’elle se place du point de vue de l’Absolu. À ne vouloir rester qu’humain, la raison cesse de faire partie de la Raison universelle. Si nous sommes capables de dépasser la partialité de notre perspective, on peut s’élever à la vision globale que Dieu lui-même possède de la réalité et ainsi connaitre la vérité. Pour atteindre cette vision, il fallait savoir reconnaitre ce que chaque aspect de la réalité contenait de rationnel. Cela exigeait de ne pas rester à la surface des choses, d’analyser leur structure logique qui est dynamique et relie les divers aspects de la réalité avec le contexte (qui unit la partie et le tout, le présent et le passé). Contrairement à la tradition, avec Hegel naquit une manière différente de poser les termes du problème : la réalité, l’être ou la vérité n’appartiennent pas à un autre monde, invisible. Au contraire nous devons apprendre à déceler cette vérité à partir des vérités, celles de chaque sujet et de chaque époque. De plus la Raison dans sa signification absolue ne se trouve pas dans le ciel, elle n’attend pas d’être découverte, elle se trouve mélangée à de l’irraisonné, à l’insignifiant, au quotidien. Le philosophe y décèle les aspects qui caractérisent le domaine de l’éternellement vrai.
Envoi : le Romantisme et aussi Luther
Hegel vit une époque de transition voyant chanceler les repères traditionnels mais paradoxalement ce type de période instable pousse à s’interroger à propos de tout : comme cela se voit dans la plume de Socrate, Platon, Aristote mais aussi Rousseau, Kant et Hegel. Ce qui nait c’est la modernité réflexive (qui abandonne l’optimisme de son élan pour s’interroger sur les prémisses de son premier mouvement). Les Lumières touchent toute l’Europe mais on découvre que le progrès moral ne coïncide pas avec le développement matériel. Les avancées techniques et scientifiques n’assurent pas le progrès. Progrès et raison redeviennent une question problématique. Rousseau s’interroge sur la notion de culture. Pourquoi les peuples civilisés sont-ils les meilleurs ? Une grande ville pleine de théâtres est-elle un lieu plus adapté au progrès moral que les communautés de bergers vivant selon leurs traditions au sein des montagnes ?
C’est alors que surgit le romantisme. Byron, Schelley, Schiller, Hölderlin ne se cantonnent pas dans un rôle de poètes mais s’engagent à penser la construction d’une nouvelle société, meilleure de ce qu’elle est basée davantage sur la seule raison. Mais pour eux il y a à rejeter le paradigme qui liait progrès technique et progrès moral dans une domination de la nature confondue avec la machine. Ceci n’a rien à voir avec le romantisme bourgeois qui s’imposa après la révolution française après qu’elle eut muté en terreur et guerres napoléoniennes. Le climat est devenu réactionnaire et les monarchies européennes retrouvent des positions absolutistes accompagnées de la répression des idées et de la restauration de la religion comme charpente du lien social. Hegel est critique devant le premier romantisme qui pariait sur une connaissance fragmentaire propre au rationalisme même si il est mâtiné par plus d’imagination.Hegel considère que l’initiateur de la période moderne est Luther. Hegel développe une philosophie qui lie modernité et religion. Dans un premier temps sa méthode sera phénoménologique mais par la suite il va chercher à trouver un sens à l’histoire : l’Esprit (la conscience individuelle et collective) agit dans le monde. C’est l’Esprit du monde, facteur invisible, qui intervient et ce à travers la foule des esprits incarnés que sont les hommes et les femmes dans leur époque. Dans le troisième temps de son travail, Hegel se penche sur les différents sens qu’il attribue à l’Esprit : subjectif, objectif, absolu. La raison est le moteur de l’Histoire et cela entraine une redéfinition de la religion et de la science. L’Etat libéral incarne ce modèle. Restent des questions qui rebondiront dans des polémiques autour de points de scandale comme l’affirmation de la fin de l’histoire.
Chapitre 1 : les fondements du système hégélien
Dans les oeuvres de jeunesse, la pratique de la tolérance, la recherche du bonheur et la certitude que le progrès matériel entrainera le progrès moral constituent 3 solides convictions du mouvement des Lumières, au moment où Hegel nait dans le duché de Wurtenberg, petit Etat à côté de la Prusse. Ce mouvement, qui s’attribue des concrétisations dans la déclaration d’indépendance des USA naissants et la révolution française, est un mouvement bien plus considérable que le rationalisme et l’empirisme. Le moteur de ce mouvement est Voltaire. Puis viennent des « enfants turbulents » comme Rousseau. Précisons donc les noms du premier mouvement des Lumières : Voltaire, Adam Smith, Hume, Diderot, d’Alembert, Kant, Moses Mendelssohn et Lessing. Puis une deuxième génération appuyée sur Rousseau (qu’il faut situer dans la première vague mais en électron libre) et surtout Herder, Von Schiller, Hamann qui introduisent des doutes dans l’équation optimiste de départ. Herder conteste la possibilité de comparer les peuples entre eux, von Schiller fait valoir le contre modèle des valeurs issues de la Grèce antique. Le courant Sturm und Drang (Goethe, Herder) plaide pour l’affirmation du génie créatif affranchi des règles de la tradition, exprimant les sentiments avec force, trouvant dans les forces de la nature un écho porteur de l’expressivisme. Ce courant soutient l’idée que chaque individu est unique, que chaque artiste s’exprime dans son oeuvre, que chaque humain est appelé à la réalisation de son potentiel créatif.
À la base du mouvement des Lumières, il y a un modèle scientifique alimenté par l’empirisme de Hume mais aussi par le rationalisme cartésien tel que repris par les disciples allemands de Leibniz et Wolff. Ce modèle prend racine dans le débat amorcé par Locke : l’enfant à la naissance est vide de toute impression comme un tableau noir ; celui-ci sera couvert peu à peu par la succession des perceptions. Face à Locke il y a Hume pour qui notre notion de la causalité n’est pas un phénomène observable de la nature, par conséquent nous ne pouvons que croire dans ce type de lien à moins de devenir sceptique. C’est Kant qui va relever le défi car les 2 protagonistes s’enlisaient dans une impasse : notre connaissance ne dérive pas que de nos sens, il existe également des conditions de possibilité à priori et les idées a priori n’ont pas besoin du corrélat des sens car la causalité et la notion de substance sont des principes de l’entendement qui rendent possible la connaissance empirique. Cette philosophie se complètera par un versant pratique où est débattu de la question de la liberté.
Hegel fait des études secondaires brillantes et entre au séminaire où sont formés les pasteurs luthériens. Rapidement il trouve place au sein du Sift et y rencontre Hölderlin et Schelling. L’intérêt de cette rencontre c’est qu’ils y discutent des arguments divergents entre le premier temps des Lumières et le second. L’apport d’Hölderlin c’est sa fascination de la Grèce antique où la polis athénienne est un précédent de démocratie et pour qui les vertus de patriotisme (Volksgeist) s’y ajoutent pour lier ensemble les qualités et forces créatives dans un collectif s’exprimant dans une langue, des traditions et un droit étatique. La liberté de la loi morale régule la relation entre individu et collectif grâce au patriotisme, l’éthique et la beauté. Les premiers écrits de Hegel sont « La positivité de la religion chrétienne » et « La vie de Jésus ». À 3, ils écrivent « Le plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand » où ils pensent une synthèse entre mythe et raison, croyance et science. Ils appellent de leurs voeux un monothéisme de la raison et du coeur, un polythéisme de l’imagination et de l’art. Les nouveaux mythes et fictions doivent honorer la nouvelle valeur suprême qu’est l’autonomie morale du sujet et stimuler son imagination.
Avec Napoléon, la révolution prend un chemin institutionnel balisé et axé sur le culte de la personnalité ! Hegel devient professeur à Iena où avait enseigné Fichte. Ce dernier a un caractère très affirmé et s’attaque aux antinomies kantiennes (phénomène / noumène). Il pose les bases de l’idéalisme allemand en prenant comme point de départ l’activité spontanée de la conscience que Kant avait instauré comme socle nécessaire à la connaissance. Fichte soutient que toutes les représentations sont le fruit d’un Moi pouvant être interprété comme étant l’abstraction des capacités intellectuelles de l’être humain. L’activité du sujet ne se limite pas à modeler la perception, c’est l’action mentale elle même qui crée le phénomène en se heurtant aux entités extérieures à la conscience. L’acte de connaissance est libre sans imposition ni nécessité extérieure d’aucune sorte si bien que la génération de connaissance équivaut l’action morale. Cette substance, le Moi fichtéen, a une conscience de soi dérivée d’une intuition intellectuelle antérieure à toute connaissance, d’où naissent les bases logiques de toute science comme les principes d’identité, de contradiction et de raison suffisante. La logique a la triple structure (thèse, antithèse, synthèse) des processus fondamentaux de la réalité, qui se forgent au sein de la conscience humaine. La connaissance est le point culminant de ce processus logique.
Schelling élabore une philosophie inspirée de Fichte et de Spinoza pour qui toutes les entités sont des modes (des variations ou des manifestations finies) d’une réalité supérieure, absolue et globale, constituée à partir de principes rationnels. Pour Schelling la nature n’est pas le simple non-moi posé par le moi de Fichte mais une réalité autonome organiquement vivante d’où nait le moi lui même. Celui ci peut connaitre les principes rationnels parce qu’il partage une même origine avec la nature équivalente à l’organisation des êtres vivants.
Hegel dépasse Fichte et Schelling en étant plus proche du dernier, en cherchant une perspective rationnelle susceptible d’apaiser l’angoisse ressentie par le poète et les philosophes romantiques écartelés entre raison et sentiment, morale et nature et ceci sera développé dans « Phénoménologie de l’esprit ». Mais l’ouvrage « Différence des systèmes philosophiques de Fichte et Schelling » est intéressant parce que Hegel y précise la distinction entre entendement et raison, soit une modification des sens originaux des 2 termes chez Kant. Pour Hegel l’entendement correspond à la pensée finie qu’il appelle aussi réflexion et qui est incapable de voir derrière les contradictions apparentes. Son activité s’arrête aux différences et ne voit pas l’unité profonde qui les relie. C’est donc une étape à dépasser aussi bien au niveau individuel que collectif. La raison serait une faculté plus élevée capable de penser la réalité dans une perspective différente, holistique qui capterait à la fois l’apparente différence et l’identité sous jacente. La véritable science est cette vision globale que souhaite saisir la dialectique. La Raison est la faculté de comprendre le mouvement dialectique des contraires.
La différence entre opinion et philosophie constitue une autre des précisions conceptuelles exposées dans « Différence des systèmes philosophiques de Fichte et Schelling ». Il s’agit d’une reprise de la distinction antique chez Platon entre doxa et épistémè. Pour Hegel la simple curiosité relève de l’opinion. Le problème posé par Hegel est que face à l’évidence qu’il existe différents systèmes philosophiques , quel sens faut-il donner à la pluralité ? Hegel y reconnait un mouvement vers la vérité : chaque système essaie d’être l’expression non pas des points de vue subjectifs de son auteur mais de la raison comprise comme la pensée qui examine l’unité sous jacente aux différentes conceptions. Hegel veut être le porte parole de la Raison et non le représentant d’une simple opinion. La philosophie nait du besoin d’une époque d’exprimer ce qui lui apparait divisé, déchiré et traversé par la scission (= division en 2 parties). La scission entre raison et sentiment désigne une situation qui doit être surmontée. Et c’est de la scission que part la dialectique des contraires. Et ce contre Fichte qui ici est proche de Kant avec une vision scindée de l’opposition entre la nature et le domaine de la liberté. Hegel adopte la philosophie de l’identité chère à Schelling où il considère que la nature est animée du même principe qui agit en l’homme, à savoir l’Esprit. L’Esprit est une abstraction de la conscience de soi, aussi individuelle que collective, comme une pensée active qui se reconnait comme telle, tout en s’examinant comme objet, de la même manière qu’elle se concrétise dans les convictions intimes et des valeurs collectives.Il convient de rappeler une autre idée clé présente dans ce même ouvrage « Différence des systèmes… » à savoir le Zeit Geist, l’esprit du temps car Hegel a la conviction que chaque période historique a besoin d’une théorie exprimant de façon adéquate sa manière de penser. Ceci renvoie à Herder contre Fichte qui lui n’a pas réussi à donner forme à cette nouvelle conscience qui surgit dans l’esprit des penseurs d’une génération en fonction des ressources culturelles dont elle dispose. Chaque époque essaie de donner forme à la raison, à la vérité, aux aspirations des hommes qui la peuplent. Pourtant chaque production est partiale et donc frustrante. Chez Hegel chaque oeuvre de culture est le fruit d’un travail de formation (building) mais chaque oeuvre dans la mesure où elle est finie s’avère insatisfaisante car elle ne parvient pas bien à exprimer ce qui est total, à savoir la Vie. La Vie ne se limite pas à son sens biologique, c’est un processus dynamique dans toute sa dimension dialectique qui parcourt toute la création. La génération de Hegel veut rendre à la nature son statut divin mais sans oublier que tout statut est issu de la conscience humaine. Pour intégrer à son nouveau système une vision organique alternative à celle du mécanisme, Hegel adopte la conception de Schelling d’une nature d’autant plus active qu’elle est plus vivante. Hegel et Schelling parlent d’une identité dialectique qui est à la fois différence, unité et distinction mais le seul modèle qui convient à cette vision est le langage de la théologie.
Chapitre 2 : éthique, politique, religion et philosophie après la révolution
On aborde ici « la Phénoménologie de l’esprit ». Hegel s’est toujours intéressé à la politique. Il a d’abord abordé des thèmes religieux mais en fait il examine en réalité la nouvelle fonction que les croyances doivent remplir dans la société post Lumières. Dans le contrat social Rousseau a parlé de religion civile. Et dans ce même travail il formule une théorie de la démocratie comme expression de la volonté générale. De même chez Kant on trouve ce même souci de concilier les différentes volontés des individus dans une même acceptation des ordres de la raison : agir de telle manière que tes actes puissent guider tout autre être rationnel. Hegel cherche donc à redéfinir les notions d’éthique et de politique, bases sur lesquelles sont pensées les normes positives de la morale et du droit. Dans le domaine de la religion, Hegel défend 2 positions : l’une plus profane mais privée réduit son contenu à la morale ; l’autre est à tendance mystique et situe l’expérience religieuse hors de portée de la raison. Toute culture a besoin de rites, de valeurs et de symboles communs et il s’agit de la religion civile dont parle Rousseau. Hegel n’apprécie pas Kant et voit chez Fichte la perpétuation de la même erreur, à savoir l’opposition de la raison humaine et de la nature. Il critique l’Etat moderne comme le faisait Hölderlin et Schelling qui y voit une machine régie par des lois mécaniques s’imposant à l’individu de l’extérieur. Le modèle alternatif dont Hegel veut s’inspirer est celui de l’harmonie qu’il croit trouver à Athènes. Il crée alors une revue critique de philosophie où il publie une série de développements successifs ; il y propose des interprétations qui tiennent une distance croissante par rapport à la conscience commune pour accéder, au delà du raisonnement qui scinde et analyse à travers des séparations, à une approche rationnelle intégrative en mesure de saisir la réalité au delà de la confusion élémentaire des sens. Quand surgit la figure de Napoléon, et l’apparition de son code civil, Hegel y voit un pas de progrès de la société, la raison abordant une nouvelle étape de son déploiement historique. Il est prêt pour éditer son oeuvre clé.
La « Phénoménologie de l’esprit » ne correspond à aucun autre ouvrage de philosophie. Il s’agit de suivre le parcours de l’Esprit à partir du moment où il commence à penser jusqu’au moment où il prend conscience d’être l’absolu en train de se penser. Hegel y expose la science de l’expérience de la conscience, il expose le savoir en devenir. Mais qu’est ce que l’Esprit ? c’est la conscience humaine dans sa double dimension car nous sommes tous les enfants d’une époque mais aussi nous bâtissons notre époque ensemble. Depuis l’aube de l’humanité et le début de nos vies individuelles, cette conscience se lie au monde et à elle même, des notions les plus simples aux plus complexes, au fil d’’une accumulation de connaissances et d’expériences qui la transforment. Au fil d’une progression, la réalité cesse d’être le théâtre de l’opposition des contraires (âme-corps, nécessité-liberté, finitude-infinitude, maître-esclave) pour prendre la structure d’un jeu où les contraires se détruisent dans la confrontation mais engendrent paradoxalement de nouvelles réalités qui sont des périodes historiques successives (invasions, empires). Ce processus tend vers la conscience de soi qui est l’état dans lequel l’esprit se comprend comme global, à la fois sujet et objet.
Le point de départ est le langage. Mais ce départ n’est pas simple : qui parle ? Qui nomme les choses ? Les grecs en parlent avec le verbe legein qui veut dire parler et raisonner. Pour Hegel le logos s’est incarné et a agi dans l’Histoire. L’Esprit est la combinaison, l’union de la compréhension et de l’activité. Cette vérité théologique a des conséquences philosophiques. Le travail de la raison contribue à donner du sens ou à reconnaitre du sens dans nos vies, à notre vie. Le mouvement dialectique du logos est aussi l’échange entre différents logoi ; il y a une place à autrui et pour le débat entre des arguments opposés jusqu’à la découverte d’une affirmation qui soit reconnue par un raisonnement commun. Platon tient cette position mais Aristote est moins positif car il est moins formel et montre que la logique suit les règles d’usage mais ne garantit pas la justesse des raisonnements. Kant en conclut que l’entendement touche là à sa limite et qu’il ne peut examiner Dieu, l’âme… La dialectique de Hegel qui est une méthode d’exposition du savoir est le moyen d’accéder à la connaissance de tout. L’Esprit passe des opinions aux connaissances, de la connaissance à la science et de la science au savoir absolu, connaissance que le tout a de soi-même. L’Esprit débute son activité sans être conscient de ce qu’il est. Comme un enfant dépend de la mutabilité des perceptions, la vie de l’Esprit est un processus logique et narratif lié à l’histoire de l’humanité. Hegel appelle « expériences de la raison » les formes que revêt ce processus. À cette occasion il parle du stoïcisme et du scepticisme comme de phénomènes historiques mais aussi comme des possibilités toujours actuelles. Cette Histoire évolutive ne reconstitue pas uniquement des points de vue mais aussi différentes manières de raisonner. Le passage de la conscience (des choses) à la conscience de soi est également le passage d’une logique basée sur la séparation et l’opposition, à une logique fondée sur le dépassement des contraires dans une synthèse, donnant lieu à une réalité nouvelle. Chaque étape a son type d’argumentation : logique excluante, inclusive, analytique, dialectique. Les 3 niveaux psychologique, logique et historique se mêlent ; il n’y a pas à connaitre la méthode avant de débuter l’examen de la chose comme si l’analyse de la raison et son usage étaient séparables (ce qui est pourtant le cas pour Descartes et Kant) car ici sous jacent il y a une peur de l’erreur qui s’avère être une peur de la vérité. Une fois cette peur dépassée, on retrace le trajet parcouru par la culture elle-même qui dépasse les perspectives partielles jusqu’à atteindre le savoir. Le chemin est celui d’un apprentissage. La conscience singulière commence en pensant l’ici et maintenant où ce qui semblait concret est abstrait. Parler de ce morceau de papier-ci ne permet pas avec le langage d’atteindre son unicité. En fait tout concept (morceau, papier) renvoie à un universel. Les concepts universels sont déjà là dans le système de la langue. Les concepts font référence à l’essence de ce que nous désignons.
Pour Hegel, il est important de distinguer l’essentiel de l’in-essentiel. En passant de la sensation à la perception, on distingue entre l’essentiel et le non essentiel, à savoir on dégage les propriétés que possède la chose dont je parle. L’acte de percevoir est un processus dans lequel interviennent autant l’objet perçu que notre conscience qui reçoit des sensations, émet des jugements sur ce qu’elle perçoit. Ce jugement peut avoir une part d’erreur et dans l’effort pour distinguer le vrai du faux l’entendement opère des rectifications mais la réalité reste insaisissable dans sa complexité. Pour Hegel c’est le sens commun qui est impuissant à s’appuyer sur la vérité s’il n’est pas capable de dépasser cette séparation sujet-objet. Le progrès est là quand la conscience mène sa réflexion sur elle-même. On commence alors à nous penser comme une auto-conscience. Cette auto-conscience c’est le moi singulier qui se sait pensant et animé de désirs (le vouloir). La relation à l’altérité est liée à l’apparition des désirs par quoi les objets deviennent une partie intégrante du moi lui-même. Cette conscience est devenue vivante. Pour arriver à ce niveau, il n’y a pas eu seulement un mouvement réfléchi mais en plus il y a eu une interaction avec un autre moi dont l’enjeu est la reconnaissance (entre en soi et pour soi) d’autrui. Ici on va parler de la dialectique du maître et de l’esclave, tributaire de la réalité socio économique que connait Hegel. L’esclave est un stoïcien en ce sens qu’il fait de sa liberté de penser une priorité par rapport à la possession et la satisfaction de ses désirs. Toutefois cette liberté est vide, abstraite. La position du sceptique est un progrès car il nie la réalité du bien et du mal, du plaisir et de la douleur en affirmant que tout jugement est le fruit de la subjectivité ou de la tradition. L’activité est non essentielle car ici on remet tout en question. Mais ceci conduit au déchirement intérieur car on désire tous une réalité immuable : on la pressent mais on ne la connait pas encore. « La conscience est malheureuse » qui ne peut se satisfaire du mouvement sceptique qui ne connait pas de pause ; elle recourt alors à la dévotion religieuse où le divin est un quelque chose qui sert d’appui extérieur (tuteur). Il y a donc à dépasser ce sentiment d’extériorité en une connaissance capable de reconnaitre la présence du divin là où la conscience commune ne peut le trouver. Quand la conscience pourra voir cette vérité, cet absolu, comme intérieure, alors elle saura que sa singularité et sa liberté ne sont pas limitées par un pouvoir extérieur et on parlera de Raison. Le réel n’appartient pas à un autre monde.
La première activité de la raison consiste à observer la nature et le monde de la vie (il y a une réalité intérieure). En s’intéressant aux êtres vivants rationnels, la raison parle des entités pour qui la loi cesse d’être quelque chose d’extérieur. C’est la raison elle même qui dicte la conduite des êtres rationnels qui respectent les lois qu’ils s’imposent à eux mêmes en tant qu’êtres autonomes. Ce monde des êtres autonomes rationnels est le royaume de l’éthique. La dynamique de la société civile est le propre de la modernité : droit de chacun à suivre sa voie intérieure, concordance des intérêts individuels avec les intérêts collectifs, définition du travail comme activité satisfaisant mes besoins et aussi ceux des autres, comme activité avec les autres car le travail est collectif. La rationalité est collective.
Cette convergence n’a existé qu’au sein d’un peuple heureux (ethos) mais comme ce n’est pas monnaie courante, Hegel réfléchit au drame d’Antigone où chacun des 2 opposants incarne un principe éthique. À ce stade de la conscience, dans la tragédie grecque, aucune des 2 parties n’a encore conscience du caractère unilatéral de leur position. La critique des coutumes prendra du temps et encore du temps des Lumières on croisera la Terreur comme avatar de la Révolution. Le problème de vivre les institutions dans l’extranéation ne devient possible que dans l’esprit moderne : qui se sent un esprit aliéné, qui ne se reconnait ni dans la religion ni dans les lois qui sont des restes fossilisés d’une période dépassée. Dans le même passage Hegel étudie « la belle âme » de Goethe et la critique pour sa peur devant tout contact avec l’effectivité. Il y a ici appel à un saut qualitatif pour dépasser l’opposition entre l’homme pur qui condamne sans agir et l’individu qui agit sans penser. Ce saut se produit lorsqu’émerge la perspective globale, celle qui reconnait la vérité de l’autre. La capacité de reconnaissance réciproque nait de l’accès à l’Esprit absolu qui est universel. Parler de l’Esprit absolu réclame une distinction entre celui qui se montre comme représentation et celui qui se sait comme concept.Ici Hegel redéfinit la philosophie. Il n’y a pas à choisir entre l’image, la représentation et le concept mais à tenir les 3 car dans la religion, l’art et le savoir il y a déjà l’absolu. Hegel intègre art et religion car cette dernière est pensée dans un sens général, par rapport à toute manifestation de l’absolu qui n’utilise pas le mode d’exposition du concept mais bien la représentation (vorstellung). La religion a déjà été abordée comme un phénomène subjectif incapable de réconcilier le sentiment et le concept dans « la conscience malheureuse » marquée par le destin qui est un fatum extérieur agissant comme moteur de la tragédie chez Sophocle. L’oeuvre d’art passe d’une dimension religieuse caractérisant la période antérieure à l’incarnation de l’Esprit, d’où son lien source avec les mythes, avec la poésie épique, avec la tragédie et la comédie rituelles : l’Esprit s’y manifeste en tant que beauté. Reste qu’Hegel fait un saut quand il monte en point d’orgue de son processus, l’incarnation du Christ par qui la religion s’équivaut au savoir selon qu’on insiste sur une dimension historique et sur une dimension de science du savoir.
Chapitre 3 :des réponses à tout avec l’Encyclopédie
On va ici s’appuyer sur la dialectique où le passé reste intégré au présent bien que transformé : on découvre d’abord une chose qui semble unifiée (thèse), cette unité première est brisée par l’étape suivante qui implique la négation de la précédente, dans une perspective opposée à la première (antithèse) et dans un 3ème temps on découvre que cette contradiction était le fruit du caractère unilatéral de chacune de ces étapes et que les extrêmes contraires aux apparences donnent une totalité (synthèse) plus aboutie. Et on va aussi ici s’appuyer sur « La phénoménologie de l’Esprit » qui suit l’aventure de l’Esprit : depuis la conscience (certitude, perception, force et entendement) vers la conscience de soi (l’auto-conscience), puis accéder à la Raison (esprit objectif) en passant de la religion au savoir absolu. Ces 2 appuis vont donner un travail de reprise dans un développement plus didactique : logique, philosophie de la nature, philosophie de l’Esprit.
La victoire de Napoléon à Iena aboutit aux 2 traités de Tilsitt par lesquels d’importantes portions de territoires démantèlent la Prusse en les rétrocédant aux vainqueurs dont la Russie. Ce qui reste de la Prusse (fin de l’empire romain germanique, atteinte à l’empire ottoman) se ressaisit et construit un Etat moderne doté par Humboldt d’une université à la pointe. Ce philosophe est le premier à élaborer une théorie moderne de la relation du langage à la pensée qui n’est pas seulement de décrire une réalité extérieure vu que l’on pense dans sa langue (ce qu’avaient pressenti Herder et Hamann). Hegel pense pareil en ajoutant que l’examen de la raison se fait avec la raison elle même. Dans l’entourage universitaire de Hegel, il y a Friedrich Carl von Savigny qui est le fondateur de l’école historique du droit : l’ordonnancement juridique de chaque peuple est l’expression de sa manière d’être ; il n’y a donc pas de droit naturel valable pour tous les peuples. Fichte à ce moment reprend du poids avec son « Discours à la nation allemande » où il incite à préparer une nouvelle guerre avec la France. Il y s’agit de nationalisme mais sans connotation ethnique, il s’agit de combattre les tyrannies extérieures mais aussi celles du dedans. La formation doit être le moteur d’un renouvellement moral dans un contexte de liberté. La nation est au dessus de l’Etat, il s’agit d’aimer la nation. Schelling au même moment publie « Les recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine » qui prône une alternative par rapport à Hegel. Ce dernier publie « La science de la logique ». Contrairement à « La phénoménologie de l’esprit », elle ne s’ouvre pas sur l’élévation de la conscience au point de vue de l’Esprit mais sur une présentation formelle, la logique des mouvements, qui présente l’itinéraire du concept depuis la simple affirmation vide de contenu jusqu’au plein déploiement de tout le réseau de concepts logiques qu’implique un système logique. Pas seulement formelle cette logique décrit la nature des choses elles mêmes, elle est donc dialectique. La forme ne peut être séparée du contenu que pour des raisons didactiques. « La science de la logique » épouse l’auto-mouvement du concept de l’Esprit se pensant soi même et nous dévoilant sa structure. « L’Encyclopédie » éditée à la suite y fera référence comme …à la petite logique. Constituant la première partie elle est suivie d’une théorie de la nature dans le sens de ce qui semble manquer à l’Esprit. Elle s’ouvre sur la géologie et se conclut avec le monde animal. La 3ème partie s’attaque à l’Esprit dans sa triple variante : esprit subjectif, objectif et absolu.
La logique est la science de l’idée mais dans une forme première. La philosophie de la nature est la science de l’idée dans son altérité et la philosophie de l’Esprit est la science de l’idée qui retourne à elle même. L’Esprit absolu est celui qui a achevé le processus. La concrétion s’acquiert à mesure que se remplit le contenu de ce qui au départ n’était que des mots. La définition ne peut être que le terme du processus d’examen. Il y a différentes manières de penser, différentes positions de la pensée et on les observe dans l’Histoire. Dans un point de vue logique et historique, la 1ère position consiste à croire que nous avons une âme et qu’il existe un dieu. La seconde position est celle de savoir qu’il n’y a pas d’expérience sensible ni de l’âme ni de dieu. Mais Hegel présente une critique en développant la raison qui ne se contente pas de ce que fait l’entendement qui peut analyser qu’à un moment on pense ceci et à un autre moment cela, mais qui pense à la fois les 2 états contraires comme des moments d’une seule et même dynamique.
Rappel. « La Phénoménologie » avait exposé cette distinction mais avec un autre accent : la structure y comportait trois parties correspondant à différentes perspectives. Elle était basée sur une double division : l’une en 3 moments, l’autre interne à chaque moment et correspondant à 3 étapes. La première division englobe donc 3 points de vue : la conscience, la conscience de soi et la raison. La seconde à l’intérieur de chacun des points précédents consiste en un triple mouvement montrant les perspectives en train de se dédoubler puis se réunir. Les titres des 3 parties du chapitre de « La Phénoménologie » consacrés à l’Esprit objectif l’expriment en 3 étapes : l’éthicité, la culture (la formation) et la moralité, correspondant à l’esprit vrai, l’esprit rendu étranger à lui même, l’esprit certain de lui même. Dans le paragraphe consacré à la nature, celle ci est examinée comme une réalité extérieure à l’Esprit c’est à dire en opposition avec ce dernier. Alors que le déploiement de l’Esprit est le fruit de la liberté, ce sont le hasard et la nécessité qui règnent dans le domaine de la nature. La nature est étudiée comme un phénomène de strates allant du plus simple au plus complexe (mécanique, physique, physique des organismes vivants). Dans cette ascension des strates la physique organique inclut les minéraux et les végétaux aux animaux. Fin du rappel.
Dans la nature la liberté vécue par l’individu n’est pas la même que celle qui a pu être observée dans une société donnée au cours de l’Histoire bien que les 3 niveaux (subjectif, objectif, absolu) soient bel et bien des formes de l’Esprit. Les 2 premières formes sont des variantes ne sortant pas du domaine fini. Leurs limites sont aussi celles de leur liberté. La notion de liberté se renforce d’un accent sur l’autonomie. Seul l’Esprit absolu peut être qualifié d’absolument libre. L’intéressant c’est d’analyser la combinaison de liberté et de nécessité que nous expérimentons en tant qu’êtres naturels au niveau individuel et collectif.
Pour étudier l’esprit subjectif et l’âme, Hegel qui s’inspire d’Aristote pense la psychologie comme la pensée, soit une activité supérieure tandis que le sentiment occupe une place subordonnée. Dans cette étude du premier stade de l’esprit subjectif, le stade spontané, l’âme est saine, ou malade, ou collective (Volksgeist). L’étape suivante correspond à l’analyse de l’esprit subjectif qui prend conscience de l’être. Le premier paragraphe est appelé anthropologie car il traite de la conscience et de la conscience de soi. Jusqu’ici on ne voit guère de nouveauté par rapport à « La Phénoménologie » sauf qu’il y a nettement un travail de réduction de toute « La Phénoménologie » à une anthropologie. Hegel ne passe plus son temps à développer tous les moments exigés par la structure et s’arrête au moment de transformation de l’âme. La psychologie, au sens restreint donc, s’occupe de l’esprit qui a atteint le stade rationnel de l’Esprit comme pensée consciente de soi. Les 3 termes, désormais, soit anthropologie, phénoménologie et psychologie, trouvent une nouvelle définition. Kant, Moritz, Messmer, Mendelssohn lient le religieux au pathologique (en lien avec les phénomènes d’hypnose et de somnambulisme) à l’absence du sujet qui les vit. Le passage à la conscience de soi ouvre à la raison et l’esprit devient objectif car on en vient à examiner l’Esprit comme pensée et comme volonté consciente. La notion de conscience s’impose. Le moi conscient et conscient de soi qui analyse ses sensations, ses perceptions et émet des jugements sur ce qu’il voit et ce qu’il fait (l’action est mue par les désirs) est déjà sujet. Pour atteindre la pleine subjectivité, il faut la reconnaissance d’un autre sujet et il y a lieu de se mettre au point de vue de la volonté générale pour arriver au plan de la raison objective. Cette raison s’appelle maintenant Esprit objectif. Le défi est ici de combiner le point de vue individuel qui se sait autonome avec le point de vue collectif qui veut que les membres du collectif subordonnent leurs intérêts au bien général. Hegel choisit nettement le rationalisme contre l’utilitarisme quand il traite de la justice.
Pour penser la liberté Hegel fait converger le concept kantien d’autonomie qui en se souciant de suivre la raison choisit de lier son point de vue au point de vue collectif de façon à choisir de rencontrer le souci du bien commun (la société est vue comme un tout organique), et fait converger l’image d’une nature qui permettrait de penser cette organicité. On ne peut plus revenir à la notion de droit naturel classique mais il y a à refuser une conception mécanique de la réalité. La solution c’est de reprendre la notion chrétienne d’Esprit incarné dans l’Histoire où se dialectise liberté et nécessité. La solution passe par Rousseau et sa théorie du contrat social. Il parle d’aliénation pour parler de l’extériorisation de ce qui est intérieur dans la volonté générale en l’inscrivant dans les lois et constitutions. Cette aliénation est dite volontaire et n’a rien à voir avec l’aliénation de Marx. Hegel parle d’extranéation pour faire référence au processus par lequel l’Esprit se transforme en son contraire, la nature. Marx va plus loin qu’Hegel en montrant que le dégagement de plus value sur la valeur travail est fruit du capitalisme comme organisation sociale donnée. On a vu que la notion d’autonomie de Kant est formelle, Hegel donne un contenu : une société dans laquelle l’individu peut se reconnaitre comme une partie organique d’un tout vivant. L’erreur de Kant (et de Fichte) est dans l’opposition de la nature à la liberté. Hegel affirme que la nature est mue par le même principe que l’Esprit même si ce dernier ne le reconnait pas encore. Hegel cherche l’harmonie et pour cela distingue entre concept négatif et concept positif de la liberté (la première étant anglaise). Il faut une structure sociale dans laquelle les individus ont les moyens de poursuivre leurs objectifs pour mener une vie pleine. Dans l’étude de l’Esprit objectif (et dans le chapitre correspondant de « L’Encyclopédie », comme dans la philosophie du droit privé formulée plus tard), le plus bas niveau est le droit romain et anglo saxon. Hegel cherche une communauté qui est d’abord la famille puis la société civile (Fergusson est écossais). Mais chez Hegel c’est seulement un des premiers stades qui suit la barbarie et commence avec la division du travail. L’égoïsme permet que les coordinations d’intérêts privés suffisent à avoir une société civile. Mais ce qu’il cherche c’est une société éthique et pour cela il y a à bâtir des institutions étatiques et une sphère juridique qui défendent la propriété privée mais qui implique en plus la satisfaction des besoins supérieurs comme la reconnaissance à tout sujet de droits en tant que citoyen. Le citoyen reconnait les lois et institutions telle la justice comme étant en accord avec sa volonté personnelle.Hegel est devenu recteur de l’université de Berlin et il devient le philosophe le plus réputé d’Europe. Il publie encore la 1ère partie des « Principes de la philosophie du droit » (la suite le sera à titre posthume). Le plan est pareil à celui de « L’Encyclopédie » : droit abstrait, moralité, éthicité mais l’ouvrage est plus détaillé. Il y critique maintenant le modèle contractualiste : un individu ne peut choisir entre vivre seul ou vivre en communauté. Il n’est donc pas question d’un pacte. Hegel attaque aussi le romantisme qui est pure vanité individualiste exprimée dans l’ironie qui ne voit pas que la conscience et le monde ont un rapport intime et dynamique entre eux. Hegel rappelle la nécessité de s’ouvrir à l’objectivité pour en faire une partie de soi même et désactiver le conflit entre l’individu et les exigences de la société. Kierkegaard sera responsable d’un brouillé dans l’image de Hegel en étant sensible à ce passage mais le teintant de nihilisme (vu son amitié avec Lermontov). Il s’agit d’une fausse lecture d’Hegel même si Hegel n’est pas à l’abri de l’erreur. Ainsi il met tous les romantiques dans un même sac alors qu’il y en a qui ont le souci d’instaurer une démocratie ; ils ne sont pas tous des individualistes égoïstes et ils ont parfois tenu un rôle libéral qu’ailleurs la classe moyenne jouait par exemple en Angleterre. Hegel ne s’arrête pas là : les normes ne sont valables qu’au sein d’un territoire donné. Le citoyen est citoyen d’un Etat donné. Même si les relations entre citoyens sont pacifiques cela n’est pas toujours le cas entre les Etats. Et même pour Hegel la guerre est la norme. L’ONU est pour lui une idée utopique. Hegel pense en fait que les guerres sont un des moteurs de l’histoire ; les hommes ambitieux en sont un autre car ils sont eux mêmes, et parfois à leur insu (ruse de la raison), les instruments de l’Esprit du monde qui agit dans l’Histoire. Hegel a en projet une philosophie de l’Histoire.
Chapitre 4 : la raison dans l’histoire
Hegel a eu des détracteurs comme Schopenhauer. La réflexion de Hegel part de l’un des points ouverts par la critique du romantisme, au sujet de la validité d’idée de progrès. Rousseau et Herder se sont interrogés sur les coûts de cette civilisation car il se pourrait qu’il y ait de par le monde plusieurs modernités. Hegel croit que l’Histoire a un sens mais comme Polybe ou Vico et encore Spengler il pense qu’il y a tout sauf une progression linéaire, en fait il y a des cycles avec développement et dégénérescence des civilisations même si avec le temps la culture approche d’un stade supérieur de l’histoire de la civilisation. Il propose ses idées dans « Leçons sur la philosophie de l’histoire universelle ». La raison se fraie un passage dans l’histoire vue comme un processus d’apprentissage collectif. Il y a dans la notion d’Esprit 3 aspects : individuel et collectif mais en plus le Weltgeist, soit la somme de l’interaction des divers individus et peuples dans l’histoire, laquelle est le processus par lequel l’Esprit du monde déploie sa logique.
Mais Hegel est original ; il ne pense pas que la Raison qui agit dans l’Histoire, soit là d’emblée. C’est plutôt une conclusion car d’abord il y a le jeu des passions. Les individus sont mus par les passions. Les grands hommes unissent intuition, ambition et détermination, il ne faut plus leur appliquer la morale du quotidien des mortels. Ici Hegel parle de la ruse de la raison car à leur insu des individus mus par l’ambition ont fini par aiguillonner le progrès de façon inconsciente. Les bons historiens sont contemporains des faits dont ils parlent. Cela n’est pas simple de se placer dans une perspective adéquate par quoi on ne tombe pas dans le moralisme ni dans le pessimisme. Les niveaux de liberté atteints au coeur de l’histoire sont inégaux et le cours de l’histoire ne laisse pas observer le progrès systématique de la liberté mais plutôt le progrès de la conscience de la liberté.
Il y a à opposer l’Idée à l’idéal. Les idéaux sont dépourvus de réalité. La philosophie de Hegel y oppose l’Idée – l’esprit qui englobe la réalité – qui s’ouvre un chemin dans l’Histoire et qui avance dans la mesure où elle s’incarne de manière toujours plus adéquate. L’Idée de l’absolu est synonyme de l’absolu lui même, qui se déploie dans le cours de l’Histoire par le biais des luttes narrées dans les chroniques mais aussi grâce à la coopération, pour que la conception particulière de la réalité soit dépassée par la perspective universelle. Les êtres humains ne sont pas de simples outils de la raison car ils sont eux aussi des êtres rationnels. La fin n’est pas pour eux quelque chose d’extérieur comme peut l’être un outil mécanique mais bel et bien intérieure dans la mesure où il s’agit d’une fin rationnelle. La liberté complète correspond à l’Esprit absolu et non à l’esprit particulier. Notre conduite au quotidien n’est jamais parfaitement rationnelle, elle est un mélange de raison et de passion et elle dépend de l’effort personnel de l’éducation, de l’époque. La ruse de la raison c’est le fait que la raison utilise les passions humaines pour provoquer quelque chose qui s’avère différent de ce que les passions recherchaient à l’origine.
Que veut dire la phrase « tout est rationnel » ? Cela ne veut pas dire que tous les événements survenus au cours de l’histoire ont une cause rationnelle car nombreux sont ceux qui sont le fruit du hasard et de la nécessité. Mais Hegel veut dire que seuls les phénomènes qui incarnent le déploiement de l’Idée méritent d’être tenus pour réel (On n’est pas loin ici de la phrase de Lacan : le réel est pas tout). Hegel accorde moins de considération aux sociétés orientales qu’aux sociétés grecques parce que le premières sont despotiques et n’avaient pas en elles la conscience que les individus sont nés pour être libres et autonomes.
La fin de la religion et de l’art, ça veut dire quoi ? A côté de ses « Leçons sur l’histoire » Hegel s’attaque avec la même logique à l’apparition des représentations des dieux ou de l’absolu dans des croyances incitant à la création de symboles religieux ou/et artistiques. Parce que non conceptuelles, elles ne sont pas à même d’évoquer l’Esprit absolu. Seul le concept peut le présenter de façon scientifique. La philosophie est supérieure en raison de sa capacité d’expliquer rationnellement ce qui inspire les artistes et les prophètes.
La reconstitution de l’histoire hégélienne démarre en Orient conçu comme l’une des étapes du développement de la conscience collective ou universelle. En liant philosophie, histoire et sociologie Hegel propose une théorie sociale expliquant à la fois la société et ses produits (oeuvres d’art, idées religieuses ou politiques), sans tomber dans le déterminisme ni passer sous silence le poids des grandes figures de l’histoire. Pour Hegel il y a 3 grandes étapes dans le parcours de la conscience de la liberté : la période orientale, le monde gréco-romain et le monde chrétien-germanique. Il sait que les cultures orientales ont pris de l’avance. Dans sa présentation de l’Asie Hegel suit le schéma triadique qui caractérise souvent sa pensée en parlant de la Chine, de l’Inde et de la Perse. La Chine est la première mais le despotisme étatique oriental est statique plus que véritablement historique. Le système indien basé sur le sang introduit un principe naturel dans l’organisation de la société et donc une négation du principe spirituel, contraire à la nature. En Chine l’empereur était libre ; en Inde c’est l’imagination qui possède la liberté (dans sa littérature) mais elle ne parvient pas à se concrétiser dans des institutions fondées sur la nécessité naturelle et pas sur des principes spirituels. Hegel se demande s’il y a une philosophie en Inde et répond non. Du coup il traite l’Inde comme une société sans histoire. Un peuple a une histoire quand la conscience collective s’exprime dans la construction d’un Etat qui édicte des lois et a besoin de chroniqueurs pour rendre compte de son passé. Le troisième livre du « Discours consacré à l’Orient » porte sur l’empire perse (phéniciens, hébreux et égyptiens). À la suite de Herder Hegel étudie la littérature, la religion, l’organisation politique et encore d’autres aspects culturels. La dynamique cachée relie les phénomènes en série mais apparemment indépendants entre eux. Quant à l’Afrique elle sort des considérations d’Hegel au sud du Sahara.
La civilisation gréco-romaine est l’avancée de la conscience de la liberté et sa concrétisation dans les institutions d’Athènes est fort étudié (démocratie et philosophie y croissent de concert). La création d’un Etat est un pas en soi vers la réalisation de l’idée de liberté comprise comme liberté positive. Un Etat offre un ordre mais pas n’importe lequel ; même s’il critique les révolutionnaires, il n’est pas non plus dans la ligne du Congrès de Vienne. La réalité effective est l’unité de l’essence avec le phénomène, cette réalité dans laquelle le phénomène s’ajuste à l’Idée, à son concept, et l’exprime de façon adéquate. La Wirklichkeit, dans « La science de la logique », distingue entre une notion normative et la simple réalité de l’existant. Il y a de nouveau 3 niveaux : la bête réalité, l’existence et la réalité effective. Il faut insister car ce n’est que dans la vie quotidienne que se confond la fugace existence passagère avec une réalité effective. La légalité est le point de repère. « Le système du droit » est le système de la liberté portée à la réalité effective. Il s’agit de soutenir l’ordre qui repose sur des bases rationnelles. Il n’y a pas à recourir à l’enthousiasme ni à la nostalgie, car ce sont des sentiments trompeurs. Heine pointe que la position de Hegel peut être lue comme une défense du statu quo mais aussi comme un souci pour attaquer les situations dans lesquels le réel n’est pas rationnel.Il reste une question sur la fin de l’histoire. Il y a ici 2 tendances : celle du déroulement de l’histoire vers la découverte de la liberté et celle des individus se dirigeant vers l’assomption de la norme qu’ils s’imposent librement à eux mêmes. Le cours de l’histoire débouche alors dans l’union de ces tendances, sur la démocratie qui est un régime qui suppose la fin de l’histoire. Selon lui aucun progrès ne sera possible après elle car il n’y a pas de plus grande forme d’universalité (voir le S.U.). De même il ne pense pas qu’une forme dépasserait celle de l’Etat nation pour arriver à une démocratie à dimension planétaire. Quant à la fin de l’histoire, en suivant sa logique, elle a touché sa fin avec son travail. Il est arrivé au bout de quelque chose et il ne croit pas qu’il y a à aller plus loin. Cela n’a pas manqué de faire scandale.