La modernité est quelque chose qui peut mieux s’exprimer sous forme d’aveux, on ne peut guère la décrire, on y a part comme à une fièvre. La théorie de la modernité est possible sous la forme d’une réflexion sur le sublime dans ce qui est fait par l’être humain. Ce qu’il fait est sublime, la théorie sur ce qu’il fait est sublime. Cette théorie ne peut plus être métaphysique ni même une recherche universitaire là où l’université est chargée d’une mission consistant à développer l’étant comme le plus grand espace domestique possible, sa passion objective ayant bien été de solidariser cosmos et patrie. Dans la métaphysique classique, le monstrueux vient de Dieu et donc la théorie était une théologie. La théorie moderne en revanche prend sa source à la monstruosité de ce qui est possible à l’être humain.
Chapitre 1 : sur l’interprétation philosophique de l’artificiel
La modernité c’est le temps où on quitte sa maison, où on quitte la maison de l’Être. Du monstrueux entre alors dans l’espace créé par l’homme, dans le temps créé par l’homme, dans la chose créée par l’homme, soit le Globe utilisé par l’homme, soit l’Histoire sans fin du post-historique, soit la projection d’un avenir comme Avent du Pouvoir, de l’Organisation, de l’Appareil, …et de l’Art. La Renaissance c’est l’explosion créée par les techniques et les expérimentateurs, selon un comportement routinier d’une emprise toujours plus large hors de leur espace. Ouverture d’espaces de possibilités élargies avec de nouvelles routines opérationnelles, des routines de l’action. On entre dans l’époque de la maîtrise de l’artificiel de haut niveau.
La Terre est suffisamment représentée par le Globe. Le Globe envahit l’imaginaire et la sémiotique, c’est une fabrique de sens. On sait que c’est une image mais elle convient parce que suffisamment approchante de la réalité et surtout parce qu’elle est utilisable à travers une simplification de la réalité. Les géologues, les architectes, les peintres s’en servent pour ouvrir de nouveaux possibles : il n’y a plus un coin de la Terre qui échappe à l’homme. Le Globe est un media de la circulation devenue routinière autour du monde. Et alors le monstrueux devient visible. L’utilisation de la Terre pour l’Histoire est dramatique (c’est une scène de combats) et relève de l’alchimie économique (produire de la richesse). Elle interprète la marche dans ce temps comme exode, comme déterritorialité où l’homme est promis partout. Le monstrueux est platitude et uniformité dans une titanesque pragmatique quotidienne. Le monstrueux est profond dans le sens que la Terre est une monade, « l’unique maison de la vie » étrange et inquiétante. Allusion à Heidegger. La Terre apparait comme le non-monde de l’errance. Du point de vue de l’Histoire de l’Être, elle est l’astre errant. Dans le dépassement de la métaphysique, le sens de toutes les révolutions culturelles c’est la synchronisation à travers la globalisation. Le monstrueux c’est la perte de distance avec les autres. Tous les hommes vivent dans une seule commune, obligatoire et qui ne tolère aucune échappatoire. Le système mondial est devenu celui des horloges et puis de l’information. Robert Walser, dans son livre « Le Minotaure » (1970) qui dégage 5 transitions, s’étonne à juste titre de ceci : se promener avec en tête la question des nations, c’est être la proie d’une disproportionnalité. L’homme est devenu complice de la forme synchrone du monde, il y a égalité des hommes devant l’information, on passe de l’historicisme à l’actualisme. Il y a dans les médias une recherche des aspérités, des noeuds, des irrégularités qui produisent des différences suffisamment grandes pour susciter l’attention. Tout ce qui a dans le passé constitué des valeurs, est l’objet d’un jubilé, d’un souvenir, bref d’un oubli. Depuis 1492 le processus de modernisation (qui est un mécanisme de nivellement), est passé par la contre Réforme, le romantisme, le culte de l’organisme, le fascisme. Aujourd’hui on est dans un constructivisme acharné. Mais on est déjà en route vers une 6ème transition. En attendant le Grand Evénement, le grand oeuvre des êtres humains se déroule à travers le milieu de vie des générations actuelles. Aujourd’hui on referme l’Histoire dans le culte de l’actualité éternelle de la Terre où la somme de tous les événements = 0. Le 3ème millénaire (les temps modernes ayant occupé le second) est en route comme sortie permanente de l’Histoire et transition imperturbable vers une fin des temps sans fin…dans un sentiment de devenir fou.Il faut parler maintenant du monstrueux dans la forme des choses. Nous vivons dans un univers marqué par les technologies où les machines et les ordinateurs déterminent la forme de notre quotidien. La loi de la modernité est l’engagement accru de l’artificialité dans toutes les dimensions de l’existence. Mais ceci véhicule un malaise car ces nouvelles grammaires nous abandonnent quant au travail d’expression du lieu de l’artificiel dans le réel. Les pensées anciennes nourrissent un soupçon de nihilisme par rapport aux artefacts. Dans la métaphysique on ne trouve pas d’outils pour dire ce que sont par nature les machines, les systèmes de signes et les oeuvres d’art. Tout ce qui est oeuvre prétend à nier l’être substantiel par la représentation et à la compléter. Si on tient le point de vue de l’être, les artefacts sont des batards ontologiques et en eux le néant aurait arraché à l’être certaine partie de sa plénitude. Dans ce point de vue, on dénonce tout ce qui relève des apparences par rapport à une réalité plus ancienne et plus digne. Dans cette critique trône le conservateur. Pour aller là contre, la pensée de l’être ne suffit pas pour comprendre ce qui constitue la modernité : le dé-animisme en action et une nouvelle répartition de la subjectivité sur les sujets ET les choses. Le spirituel est transféré dans la sphère des choses, l’objet, et ce qui était jusqu’ici la subjectivité, le sujet, est transféré dans le périmètre de l’objectif. L’âme c’est ce qui relève des mécanismes d’ordre supérieur au champ des choses : comme les programmes d’auto-correction à la portée infinie dans l’image que les hommes se sont faits d’eux-mêmes. On est entré dans une Histoire du déploiement du néant. On correspond au néant par des bonds audacieux dans l’opération, l’acte, l’entreprise. La pensée moderne est volontaire, elle se note elle-même comme force et capacité. Mais elle ne se pense plus avec les penseurs. Le temps des philosophes est passé. Le néant a repoussé l’être dans les cordes ; et entre l’être et le néant, il y a un monde intermédiaire qui est rempli d’appareils cristallisés sous la forme d’une volonté passée et de déchets techniques comme ordures provenant de la masse des restes dévalorisés des artefacts. Les mégalopoles et les montagnes d’immondices sont les résultats des entreprises du titanesque routinier. Mais en même temps, et ce depuis le 17ème s., on vit une révolution de l’activation qui s’est formée en un système d’escalade engendrant sa propre motivation. Les succès durables font que l’on ne peut pas parler de fin de l’Histoire de l’art ni de fin de l’Histoire de la technique. Le conservatisme culmine dans le souci vert. La force de la modernité permanente c’est l’impossibilité d’épuiser le néant.
Chapitre 2 : Remarques philosophiques sur une position psycho-historique de la technologie médicale avancée
La biologie nous dit que la vie physique de l’individu est la phase à succès de son système immunitaire. Le principe de l’immunité étendue à des points de vue psycho-dynamiques de la vie mentale, c’est l’une des prestations primaires de la vitalité capable d’avoir une préférence pour son propre mode de vie, ses propres valeurs, ses histoires permettant d’interpréter son monde. Les narcissismes puissants sont signe d’une intégration affective et cognitive réussie : le fait d’être soi-même est un avantage certain. Et grâce à la fierté que cela engendre, l ‘individu et son groupe se protègent contre les vexations. Le narcissisme primaire est le fantasme d’intégrité constitutif de l’organisme psychique et psycho-somatique. La vexation qui réussit est celle qui envahit l’organisme en le persuadant du désavantage qu’il y a à être soi-même ; et l’intelligence alors sollicitée peut assimiler les informations problématiques en les intégrant dans des contextes plus résistants. La maladie infantile est ici nécessaire pour se construire des défenses contre les bactéries et autres micro-organismes. Et ce qui est vrai pour le corps est vrai de l’âme enfantine qui s’aguerrit contre les autres étrangers.
Freud parle de 3 vexations majeures qui nous obligent à mûrir : Copernic, Darwin et la libido révélatrice de l’inconscient. Le prix de cette Aufklärung c’est l’expulsion des paradis narcissiques illusoires. L’homme a désormais comme fierté la capacité de se montrer à la hauteur d’un inéluctable dégrisement personnel. Freud se voit comme celui qui ouvre les yeux par ses publications et se voit fièrement comme un maître du soupçon tentant d’inoculer le rétrovirus du savoir vrai. Mais Freud n’ a pas clos le travail de désenchantement. Gerhard Vollmer a depuis écrit « De la 4ème à la 7ème vexation de l’être humain – cerveau, évolution, et image de l’homme détruisant les bases de la métaphysique et du religieux ». Les révolutions, dans l’éthologie du comportement humain, dans la reconnaissance de l’appareil de connaissance humain, dans la sociobiologie centré sur l’égoïsme des gènes, creusent une galerie étroite dans le milieu méso-cosmique, laissant en marge pour les somnambules les mondes micro et macro-cosmiques. On met en place ainsi une vision des individus et espèces en termes de masques et de moyens au service d’une puissance centrale pré-humaine appelée la « volonté de puissance » des gènes. La 7ème révolution est celle de l’informatique et de l’ordinateur qui considère l’homme comme un double machinal arrivant à lui faire honte tant l’appareil lui est supérieur en performances essentielles. L’homme culturel et cultivé est périmé face aux ouvertures de nouveaux horizons, dont au moins 2 : la vexation écologique et la vexation neuro-biologique, mordant dans les domaines jusqu’ici préservés de l’amour, de la créativité et du libre-arbitre. On entre dans le domaine des technologies réflexives et des jeux de pouvoir. Face à celui qui publie, le scientifique es maître en vexations, le consommateur est réduit à la passivité, voire à la dépression. Seuls les battants émergent car toute l’Histoire de la civilisation est l’histoire du reformatage des narcissismes à condition d’occuper une place de petit maître dans son monde local. Cette place est occupée par la classe moyenne restant dans le train comme « élu par la Promesse » que toutes les vexations sont des inoculations de vérité qui, après les réactions de crise primaires, mettront à disposition des forces immunitaires régénérées. Mais quid des autres ? Des largués ? Ceux pour qui les institutions relayantes (les lobbies ne les tiennent pas en compte) n’apportent plus le sentiment d’appartenance ?
Au sommet de la hiérarchie sociale, il y a les politiciens machiavéliques et les médecins chefs, bon vivants. Tous deux sont maîtres en pouvoir-faire. Ils nous permettent en tout de creuser un malaise technologique dans le domaine de la médecine robotique : est-elle encore humaine ? Pour avancer il y a à poser 3 sous-questions : 1) le processus vexatoire est-il dû à la contribution majeure de la médecine ? , 2) est-ce que le rapport aux robots reflète le clivage entre producteur et consommateur de vexations ? , 3) comment compenser le fait pénible d’être déclassé en un avantage de coexister avec les robots ? Il faut admettre que le temps de Copernic voit déjà dans la médecine le recours à une étude des cadavres, chose sollicitée par les artistes à la recherche d’une connaissance anatomique en profondeur du corps humain en vue de sa représentation. Avec dans ce jeu de forces les agresseurs que sont les médecins légistes et les défenseurs que sont les théologiens, et cette distribution conflictuelle a évolué mais aucune paix n’est possible entre la fierté des nouvelles sciences et le narcissisme des pratiques de foi Christo-humanistes et ce sans qu’il y ait de perdant. Est armé du point de vue de l’attaque, ce qui est autorisé à dire : je suis vexée donc je suis ! Mais si on est dépressif, on s’appréhende soi-même quand on déguste le calice de l’inconvénient d’exister…jusqu’à la lie. Ceci dit, cela le fait quand même sortir de tous les systèmes religieux constitués à la façon du tragique de Pascal, sorte de fierté sans fierté ! Quoiqu’il en soit du côté de la science, le processus enclenché par le cadavre et le scalpel qui ne tombe pas sur une âme aboutira au robot qui dit que l’homme est une machine. Darwin dresse le portrait de l’évolution comme une construction automatique de machines animales. Et il recadre Copernic dans un univers sans limites (l’hélio-centrisme est dépassé par un univers centré…sur le vide ; il y a eu au centre Dieu, puis l’homme mais maintenant on est dans l’entre-deux). Affirmer que l’homme est une machine attaque la fierté anthropologique sur 3 points : dans la conscience de la complexité (on est dépassé), de l’objectif moral (les balises du vertueux sont obsolètes), de la pièce détachée (tout est en principe remplaçable par une prothèse). La prothétique évolue vite et acquiert de la complexité rendant moins terrifiant d’en bénéficier. S’il y a des raisons de se sentir vexés devant les nouvelles technologies et les nouvelles machines comme les ordinateurs c’est, comme le dit Bacon : parce que le savoir est le pouvoir ! Le savoir c’est le pouvoir, voilà aussi ce que développent Hobbes avec ses machines Etatiques, Wyatt avec les machines de travail, Leibniz et les machines de vérité. Mais on retrouve les machines de plus en plus dès que le mouvement en est lancé : les machineries du théâtre baroque triomphent à l’opéra, la vie de Cour est huilée comme une horloge, les collèges jésuites sont une machine de guerre culturelle, les armées de l’absolutisme migreront dans les machines d’identification des polices d’Etat et dans la foulée, les hôpitaux seront uniquement des machines de santé (pour un homme au service de l’Organisation). Mais d’où vient toute cette énergie créatrice ? De la volonté à tout crin de sortir du carcan métaphysique qui jusque là articulait le royaume de la Nature et le royaume de la Grâce. L’homme y était doublement sujet comme créature dans le Tout naturel et récepteur des dons de grâce. Et il y était aussi doublement passif. Dès lors s’il veut devenir souverain de ses actes, il trouve appui sur la machine, l’artifice et l’ouvrage humain démultiplié par les outils, les oeuvres d’art (« les ouvrages d’art ») et les machines. Le calcul est la chance à saisir : rien ne vaut autant que de pouvoir inventer des machines et puis de les fabriquer. Mais inévitablement ce que certains gagnent en pouvoir, d’autres le perdent ! Jusqu’à ce que l’éducation ne leur offre une chance de sortir de leurs conditions.
Les machines sont des prothèses faites pour remplacer la première construction des machines, celle que donne la Nature, par une deuxième issue de l’Esprit de la Technique. Elle n’est plus seulement réparatrice mais expansive et déterminante. Le robot démultiplie le pouvoir humain : les corps étendus (« augmentés »)nous approvisionnent du fait que nous sommes avantagés lorsque nous sommes des machines. D’où une accélération pour celui qui sera le premier à imposer un avantage comparatif. Arnold Gehen conclut en parlant de l’âme à l’ère de la technique. Car le monde de la psyché a connu 3 âges : l’Antiquité animiste, le Moyen-Âge spiritualiste, la modernité machinistique. Et le mouvement réalise la néantisation de l’âme. Ce qui affecte désormais c’est de ne plus être chez soi chez soi mais d’être envahi par l’étranger à soi-même. Le Moyen-Âge a toujours fait une part belle à l’animisme. La période moderne à son tour est lue comme un compromis avec le Moyen-Âge. Le compromis est à deux niveaux : un équilibre entre machinisme et personnalisme, entre machinisme et animisme. L’éducation est à la charnière d’un apprentissage essentiel. L’humanisme chrétien, le personnalisme juif sont épuisés. La modernité machiniste est la chance unique de passer à une modernité supérieure. D’une techno-culture, on exige 2 choses : l’éducation psychique et une faculté de transposition culturelle. L’homme est d’abord un producteur de métaphores. Et on manque cruellement d’humour !
Chapitre 3 : discours sur la pensée d’Heidegger à propos du mouvement
Ce chapitre est compliqué parce qu’il ouvre des perspectives et puis les referme. Ici le point de départ…c’est la tombe d’Hannah Arendt. Sa tombe dans le cimetière du campus d’une université de New-York est mise en contraste avec celle de Heidegger à Messkirch. L’opposition est nette en ce sens que la décision d’Arendt est clairement de s’inscrire dans le prolongement de l’Académie d’Athènes. Et il y a un lien à faire entre université et mégalopole mais aussi avec le désir du philosophe : d’être enterré près de ses pairs illustres. L’Amérique est la remplaçante de l’Europe, laquelle avait repris le rôle de l’école de Platon, premier grand éducateur. (Avec Heidegger au contraire les frontières se renforcent : ville/village, université/ville, cimetière/monde des vivants). Le campus est l’université de la ville la plus urbaine car c’est le lieu où l’univers entre sous la forme du champ des études transformant les villes occidentales en villes mondiales. Athènes est le vrai nom de l’immigration d’Arendt à la recherche d’un pays.
Et face à elle Heidegger est un homme qui refuse le déménagement. Il ne pense pas sur scène mais en coulisse. Son père était bedeau et sa place était dans la sacristie, derrière l’autel mais là où on orchestre la messe… et oùle fils attend son heure quand il sera grand prêtre d’une nouvelle religion et quand il révolutionnera la liturgie avec des sacrements « pour un peuple qui n’a pas connu la rédemption », d’être là bien avant le Christ des catholiques, bien avant le partage du vin pré-socratique. La tragédie qui se joue sur l’autel est remplacée par « le chant du bouc dédramatisé» dans un culte anti-Dionysos. Heidegger a essayé de jouer à Eschyle sur la scène de son fantasme mais dans le fond il l’a toujours refusé. Le comédien sur la scène antique tient le rôle d’un théologien où le drame remplace la messe (l’interprète). Ceci touche à son fantasme. Mais Heidegger n’est pas un penseur sur scène. Heidegger c’est une ombre inquiétante. Les philosophes européens n’ont pas toujours supposé nécessaire la rupture de la philosophie avec le théâtre et aucun d’entre eux n’est resté un penseur sur scène. Dans la vie de Platon, il y a 2 dates clés : 387 et 386. Le premier voyage en Sicile chez Denys de Syracuse capote de ce qu’,aux yeux du tyran, Platon est dionysiaque. Pour se consoler Platon achète le terrain de la future Académie (école = enchantement par l’éducation). Mais quand la ville d’Athènes décide de reprogrammer des pièces de théâtre initialement créées pour n’être jouées qu’une seule fois (condition pour la catharsis), on sort du religieux pour glisser dans l’esthétique en courant le risque de rompre l’efficace d’une thérapie qui réaccordait la ville avec elle-même. Il n’y a plus rien à voir entre les tragédies d’Eschyle et les pièces d’Euripide. Platon alors refuse cette dérive où le théâtre présente des dieux devenus trop humains. L’Académie est depuis lors le nouveau média pour le vrai Dieu. L’Académie est le média d’une théophanie. Les philosophes européens sont fils de l’Académie ? Le Dieu prend nom de l’évidence pour celui qui le rencontre dans le jardin. Dieu lui a fait don de sa présence. Le philosophe platonicien est un sage, c’est un élu du Dieu vrai qui le met à part. Heidegger va garder quelque chose de Platon mais …n’en paie pas le prix. Heidegger reproche à Platon d’être le père de la métaphysique, une religion en quelque sorte, mais erronée d’avoir cru trop vite avoir abouti dans sa quête du vrai à un détail près : Parménide avait laissé flotter un doute. Mais Heidegger gomme le douteux : le vrai père de la philosophie est un bedeau.
Heidegger fait cavalier seul, il esquive, et aime préparer son coup en coulisse. Il sera penseur en (du) mouvement car l’Être a 3 traits cinétiques : la chute, l’expérience et le retournement. Le Da-Sein a toujours été mise mouvement. Être-là c’est être pris de surprise, soit d’abord comme discours de la chute : parce qu’un mouvement m’a emporté avec lui et amené ici ! Fini ce qui est stable comme l’opposition sujet-objet ou encore l’idée et la conscience. Nous devons commencer avec l’essence mouvementée : un mortel c’est quelqu’un qui tombe et par glissement, la racine de la chute engendre jet et projet, aboutissant à une chute assumée : faire de sa chute un projet, voila le pari. Il faut savoir d’ailleurs dégager les faux mouvements où « on subit la chute jusqu’à sa fin annoncée comme dévalement dans le faux ». Le vrai mouvement transforme la seconde partie du parcours en voyage qui se suspend et se maintient dans l’Ouvert. Ce n’est même pas soi-même qui en décide.
Le second mouvement apparait comme une croissance dans l’horizon. L’enfant qui se dresse pour marcher jubile dans son emprise sur l’espace. Il y a 2 tendances ici : revenir vers le monde et ce par sa conquête (un infini qui s’ouvre à l’horizontale) mais aussi sortir au-delà de la domesticité : installation et exode ou migration mais aussi expérience dans une naissance permanente. Les mortels sont ceux qui viennent au monde et ceux qui vont au loin, happés par un trait qui vient lui-même de loin. Rentrer dans l’Histoire des Empires et de la Technique, c’est expérimenter la vie comme une affection par de grandes choses, jusqu’à la souffrance liée à l’accroissement des pouvoirs. Mais alors aussi ils éprouvent des rêves éveillés qui dépassent la souffrance que cause le pouvoir. L’Esprit c’est la mystérieuse unité composée de ce que produit et intensifie le pouvoir et de ce qui le dépasse et le tempère. Ce qui lie le devenir adulte au déménagement passe par l’Acropole au prix d’une crise sur ce qui porte le nom d’éducation où il s’agit de traiter les enfants d’une nouvelle manière sachant que le vrai adulte c’est le sage philosophe et ce, loin des foules non philosophiques qui, comme la plèbe, n’ont pas d’avenir. Le mensonge de l’école est dans la prétention de donner un pouvoir à ceux qui n’en ont pas. Dans un excès de l’expérience qui a tout embrassé, le philosophe veut montrer comment on sort du village. Le sage philosophe qui est le conseiller du pouvoir est un penseur intégré sans réserve dans la ville pour mesurer à partir d’elle des dimensions supra-citadines.
Eh bien Heidegger ce n’est pas ça !! Il estime qu’il n’a pas à suivre l’ambition au coeur de l’éducation parce que les questions ici à traiter ont déjà été traitées ou plutôt liquidées dans sa notion de GE-STELL. Il n’y a qu’à rester là dans son lopin de terre car l’Être va chercher celui qu’il veut avoir près de lui. Heidegger pense à un ailleurs sur place , un ouvert sur place. Il se comporte comme s’il devait immigrer de plus en plus profondément au sein du village où il est né. C’est un penseur dans le mouvement inhibé.
Il est temps d’en venir au 3ème mouvement. Le tournant. Pour cela Heidegger pense avec Platon et St Augustin. Le premier prône une conversion comme un renversement global de l’orientation intellectuelle du cours de l’existence (periagogè). Le mythe de la caverne est relu comme une critique cinématographique du projecteur d’eidos. Platon introduit ses élèves dans la vérité. Il est faux de croire que Platon enferme dans le monde des idées. Ses meilleurs élèves sont des cosmophiles et des somatophiles. On aime ce qu’on possède (et à l’école on consommait beaucoup les élèves surtout s’ils étaient beaux) mais on aime aussi ce qu’on ne possède pas (amour platonique de la beauté en cinéaste gnostique). Platon est un théoricien des médias. Et Heidegger face à Platon est coincé, il le lit avec les lunettes de St Augustin. Pour ce dernier la vie est perversion et le tournant c’est la conversion en sachant qu’elle est totalement dépendante du don de la foi par Dieu lui-même. St Augustin prend comme point de départ le désespoir et pas seulement l’ignorance. Heidegger retraduit ça dans des termes de nonchalance et d’abandon. Seul le virage décrit le tournant : le contre-mouvement a son point de rotation dans l’être lui-même. Mais lorsque des penseurs des temps modernes se soucient d’un mouvement qui aiderait le monde dans son ensemble, ils pensent à la nécessité d’une véritable révolution. Là Heidegger n’aidera pas, enfermé qu’il reste dans son crypto-catholicisme. Bien sûr le livre de Sloterdijk n’a pas la panacée. Il donne seulement une métaphore avec la « volta do Mar » que découvrent les mariniers d’Henry le Navigateur autour de 1492.
Chapitre 4 : une note sur Cioran
On l’a vu ce livre n’est pas facile à « suivre » mais dans ce dernier chapitre on revient sur le monstrueux. On y mesure l’autonomie d’un penseur dans la durée de la période au cours de laquelle il échappe à ses imitateurs. Cioran a consacré sa passion intellectuelle à se rendre inimitable car il était conscient que toute imitation mène à la parodie (laquelle apporte le succès). Comment être inimitable ? En cultivant son idiosyncrasie. Mais alors comment parvient-on à l’universel ? Ici Sloterdijk fait un détour par le monde monacal en Egypte au temps de l’Antiquité tardive : là il y avait les frères et les anachorètes. Les premiers étaient des athlètes du deuil, les seconds du désespoir. Comme Job, la négativité désespérée se retire dans un exil que l’on ne peut maîtriser par l’apprentissage. Nul ne peut désespérer de manière sûre. Ce philosophe n’est donc ni un théoricien critique ni un anachorète esthétique ni un dé-constructiviste… Cioran est loin des écoles universitaires, il est loin de l’enseignement de Husserl et de son épochè présentée comme rupture d’avec l’attitude naturelle. Husserl goûte à la joie par une gaîté méthodique dans une attitude théorique contemplative. Cioran par contre travaille avec une épochè pathologique. Son déracinement est dans la malédiction consistant à se trouver soi-même à l’arrivée comme une anomalie réelle et existante. La théorie désespérée ne tient qu’à une chose : témoigner de l’échec de la construction qu’est la réalité en tant que telle.
Et son point d’Archimède est dans la découverte du privilège du sommeil car il est insomniaque. L’insomniaque est assailli par une remise en question de l’existence et de ses fictions. Pour l’insomniaque il y a cette évidence selon laquelle tous les actes de la vie naïve, comme ceux de la vie critique, sont descendants du privilège du sommeil. Quand on dort on revient dans l’illusion minimale de la vie. Le sommeil exauce le voeu que formule l’homme fatigué d’être enfin déchargé par de discrètes fins du monde. L’insomnie en revanche ouvre à la pensée la possibilité que ne soit pas entendue la demande du sujet. Le monstrueux c’est d’être dans un éveil constant. Même la fatigue du poids du monde ne se voit pas soulagée dans le sommeil. C’est une torture qui ne finit pas parce que l’insomnie n’est pas une oeuvre ni un exercice spirituel.Alors d’où vient que Cioran a revendiqué comme une distinction ? Comment renverser l’effet paralysant de la perte du privilège du sommeil en une composition active ? 1) en faisant d’une exténuation une élection 2) en tirant de cet éveil forcé une intense exigence de vengeance. Ici c’est le contraire d’Heidegger qui lui a fabriqué la thèse crypto-catholique selon quoi la pensée est un remerciement. Non la pensée est une vengeance ! Cioran lutte pour transmuer le poison de l’être qui l’habite en forces immunitaires précises et à dénoncer l’empoisonneur. Il est donc un agent d’un scepticisme offensif inaccessible à toute tranquillisation par l’illusion vitale. Le Créateur sadique est à poursuivre. Mais d’un autre côté Cioran n’est lucide que dans la non-volonté. Il ne prend jamais pied dans le monde de la volonté. Il ne veut pas entendre parler de pragmatisme. Sa haine va surtout à ceux qui veulent vouloir. Sa pensée ingrate tombe dans l’absurdité. Il n’a jamais consenti à la maturité, il est resté attaché à une négativité juvénile. Là où Nietzsche a tenté de placer toute sa pensée sur des mouvements nobles, Cioran s’est voué à plonger dans l’enfer de la bassesse et de la réaction. Du fond de son humiliation il a découvert qu’il existe une magnanimité de la vengeance, rivale de la pensée qui approuve tout. Son oeuvre est une vengeance sans vengeur, un règlement de compte dans lequel personne n’est lésé et c’est en ça qu’il est thérapeutique. Contre Nietzsche il n’a pas adopté l’attitude de l’homme qui dépasse sa propre décadence. Il a percé l’illusion de Nietzsche qui se vit dans son rêve de malade comme un grand convalescent. Il a distillé des textes comme des contre-poisons. Epicure est philosophe du repli et c’est en ça qu’il est un grand bienfaiteur.