Joyce est un écrivain irlandais qui a la particularité d’être quasi intraduisible. Il manie l’énigme comme un maître pour faire valoir une position d’énonciation dans son acte d’écrire en vue d’être déchiffré pendant 300 ans (au travers de ses énoncés volontiers cryptés). Il échappe dès lors à toute interprétation et c’est en cela qu’il intrigue Lacan qui le rencontra à Paris dans une librairie présentant son Ulysse.
Je présente ici la première partie d’un livre qui en sa deuxième partie fait réagir des psychanalystes aux apports de la première. Dans la catégorie essais littéraires, il y a intérêt à présenter cet acte libre de distanciation par rapport au cadre dominant de la pensée des années d’entre-deux-guerres, en France, Angleterre et Etats-Unis : soit le structuralisme comme un mode de faire science humaine entre phénoménologie et pragmatisme.
Avant-Propos de Jacques Aubert
Je dirai que Lacan relance à Joyce quelque chose que celui-ci voulait opposer aux Dublinois : leur symptôme. Celui d’une paralysie qui affecte cette population. « Dubliners » rassemble des nouvelles où règne un dysfonctionnement, une perversion multiforme de la parole qui donne sa cohérence désespérante au recueil. Remarquons que dans la nouvelle « Les Morts », Joyce n’avait pas attendu Lacan pour s’auto-appliquer le dit symptôme ; Lacan appelle, par épiclèse, l’écrivain irlandais « Joyce le symptôme ».
L’écriture de Joyce est symptomatique par deux ratages, producteurs de déchets. D’abord une pratique d’écriture à laquelle il s’attachait, les épiphanies, qui sont de curieux fragments de prose dont le nom prête à malentendu : écriture singulière aux limites d’une expérience du réel touchant à la mystique. L’autre ratage touche une théorie qu’il envisageait : un traité d’esthétique qu’il voyait à l’horizon de sa production littéraire, et dans une sorte de rapport dialectique avec sa production poétique et une forme dramatique, dans une synthèse. Ainsi y a-t-il bien une pièce qui témoigne des impasses de la représentation. Mais c’est tout. On sait que Joyce souhaitait se placer sous l’invocation de St Thomas d’Aquin et d’Aristote quand il précisait sa pensée sur la question de la beauté et du plaisir esthétique. Mais les choses dérapent quand on en vient à une jouissance en dehors de la logique du désir. Les déchets sont ces drôles de rattrapages autour de la voix, la faute, la lettre et l’objet.
Lacan donc dote Joyce d’un nom « épiphanique ». L’équivoque dans l’énonciation lacanienne joue sur la réécriture de symptôme en sinthome : il y a sin comme péché mais il y a aussi Thom. Toutefois Aubert apporte une nuance car derrière le possible (?) renvoi à Thomas d’Aquin, il est plus certain qu’il y a référence à un bottin alphabétique des habitants de Dublin (une somme appelée Thom’s Directory dont la fonction est clairement d’orientation et de repérage).
Lacan désigne la nécessité qui fut celle de Joyce de composer avec la lettre et son réel. Il désigne une structure et les déplacements auxquels elle donne lieu, à travers cinq tomes, « Chamber Music, Dubliners, A Portrait of the Artist as a Young Man, Ulysses, Finnegans Wake » : cinq tomes de fiction tombés successivement de la plume de Joyce, et qu’il laisse tomber comme pelure. La fermeté est dans la rigueur et la constance à épeler, en réponse à un ou des « appels venus de l’Autre ». Des tomes font corpus symbolique auquel manquera le bout de traité esthétique, le tome du savoir sur la jouissance obscure en tant que telle : corpus sous-tendu par une interrogation des corps, de leurs émois et de leurs gestes. Corps de jouissance, corps social irlandais. Entre l’homme et la femme, il y a une fascination du scripteur quant à leur mystère et leur abjection quand ils s’unissent. Au plan politique, Joyce de nouveau épèle les étapes du mouvement de libération : l’abandon du gaélique, le terrorisme, le quadrillage des sujets dans une tentation fasciste portée par W B Yeats. Sans oublier les accents mystiques de l’Eglise irlandaise, catholique face à des hérésies par rapport à la Trinité. Il y a un autre abord quant à ces deux corps, de jouissance et de politique, celui de la gestation, des gestes par lesquels ils portent effet : au défaut du symbolique, le suspens du geste : geste de l’exil, gestes de la liturgie, gestes d’adoration comme nécessaires à « l’avènement de l’Autre » (l’esprit incréé de sa race). Au centre de l’affaire, il y a moins l’expérience que sa répétition, sa reproduction et sa transmission.
Ce n’est pas de la danse ! Et pourtant… Danse sans musique, devant le peuple ; danse de l’araignée (sans toile) qui se transforme en étoile ; à mettre en regard de la danse de David devant l’Arche d’alliance, au son à peine de la trompette ? Ce n’est pas de la danse, bien évidemment car ce n’est pas celle, traditionnelle, que la Renaissance celtique remettait à l’honneur lors des jeux de sports gaéliques. Pas plus que la ronde par laquelle la belle prend la tangente. Pas même le quadrille propice à l’échange des mots. Mais une expérience plus radicale et plus mystique du corps, reprise, rejouée par Joyce les jours de fête lorsque, revêtu de noir, il dansait seul jusqu’à s’effondrer.
N’est-ce pas le pas, seul, sur lequel culmine l’intervention de Stephen dans « Circé », prélude à l’apparition de la reine morte ? ici, dans l’épiphanie, c’est la danse-non-danse qui, par-delà le corps, retombe sur (dans) la Terre. Lucia la bien-nommée, ne le savait-elle pas réellement, elle qui vit le jour au moment-même où, paralysé sur un lit d’hôpital, son père achevait « Les Morts » ? Pur négatif de la paralysie-symptôme, et reste irrécupérable de la structure, on sait comment il conjura ce désir (il ne savait pas quoi faire de sa queue, laquelle en faisait des drôles quand la partenaire tombait enceinte) : en assignant à sa fille la calligraphie d’un abécédaire, celui des majuscules du père de la littérature anglaise. Majuscules où se conjuguent, pour gommer le réel entr-aperçu, le trait de l’inscription originaire et l’imaginaire du scribe.
Chute dans la stase. Paradoxe de cet idéal visé de la stase (son esthétique le ressasse), et de la performance, de la traversée de la forme par le sens. Les effets de mouvements sont aux limites du perceptible : gestation, rumination, péristaltisme. À poursuivre chez Joyce : le chemin d’un idéal fou de l’art du geste qui met en jeu, par des mouvements infimes, la langue et les lettres. En face de la paralysie, de l’aphasie, la danse, reste d’une structure, et pour cela refusée à tout autre que lui-même. L’épiphanie disait l’éclat insoutenable, la claritas, l’impossible face-à-face fascinant et aveuglant. Le geste, la danse, semblait permettre que soit rejoué, reproduit, transmis, cet insoutenable-là.
Chapitre 1 : Intervention de Jacques Aubert au séminaire de Lacan (20 /1/ 1976)
En juin dernier, le Dr Lacan a annoncé que Joyce se trouverait dans son cheminement. Et c’est ainsi qu’il m’a invité alors que le fil de son séminaire « Le sinthome » était traitement des nœuds. Me voilà donc là à présenter mon faux-fil (faufil). Le point d’où je pars c’est un petit bout de « Circé », d’un petit bout d’échange de cet épisode d’« Ulysses », l’épisode de l’hallucination, dont l’art serait la magie.
Dans cet épisode, pointons d’abord qu’il y a des éléments revenant de chapitres précédents. Ce sont des personnages, vrais ou fictifs, des objets et des signifiants. L’écriture est ostensiblement dramatique. (Tout peut être occasion d’effet de voix au travers d’un masque). L’art est-il magique ? Et voici donc un dialogue entre Bloom et son père Rudolf. Soit une phrase du père : qu’est-ce que tu fais ici ? et de ton âme, qu’as-tu donc fait ? (en mauvais anglais puisque le père est allemand). Bloom commente d’emblée que le père a l’art de réarranger les phrases, même celles qu’il ne cesse de répéter dans les grandes occasions : « La voix de Nathan ! la voix de son fils ! j’entends la voix de Nathan qui laisse son père mourir de douleur et de chagrin dans ses bras, qui abandonne la maison de son père et le dieu de son père ! » Arrangement rétrospectif dont l’effet se fait sentir chez Bloom, du coup invité à la prudence. Le décodage de l’interpellation du père est : n’es-tu pas mon fils ? réponse prudente et appel à un appui. L’hésitation se lit par l’usage de ce que les anglais appellent : la période, le suspens. Et la chute. C’est ici qu’abruptement arrive Mosenthal. Est-ce lui le support ? ce référent sert à lier la phrase du père à un auteur mais d’une façon qui obscurcit plutôt qu’il n’éclaire. Glissement, déplacement. Un épisode des Lotophages est recyclé où la citation chère au père est précédée du nom de l’auteur. Nous y sommes donc. On a ici une réponse déplacée à une question sur le nom du père, sur l’existence du vrai nom.
La question à laquelle Mosenthal répond c’est : what is this the right name is ? by Mosenthal, it is. Rachel is it ? no ! Mosenthal est un écrivain allemand, auteur d’une pièce appelée « Deborah » et traduite en anglais sous le nom de « Léa ». On voit ici le jeu de cache-cache entre le nom de l’auteur et celui de la créature, au niveau de l’art qui met en jeu à la fois l’être, avec insistance, le « is » insiste, et la problématique sexuelle. Retour sur tout le contexte des Lotophages : Bloom tombe sur une affiche. Ce soir « Léa » avec Madame Bandman Palmer. Il aimerait la revoir là-dedans parce qu’hier elle jouait « Hamlet ». C’est un travesti : mâle impersonator, acteur qui a pris la persona, le masque mâle. C’est ici qu’il y a un développement sur le suicide d’Ophélie déçue de ne pas avoir d’homme comme partenaire. La suite vient : pauvre papa ! comme il parlait souvent de Kate Bateman dans ce rôle… mais quel était le titre de la pièce où elle jouait ? Un saut de plus. Je suis content de ne pas être rentré dans la chambre pour regarder sa figure. Ce jour-là ! Mon Dieu ! Bah ! peut-être que ça valait mieux pour lui ! Derrière la question du nom apparait le suicide du père. En plus le père avait changé de nom, c’était un renégat : vient une explication juridique (le deed poll) qui a joué pour dissimuler le vrai par un faux nom pour cacher celui qui avait les plans politiques du Sinn’Fein. Son vrai nom était Virag. Allusion à Virago dans « Circé ». Virago c’est le nom que Adam donne à la femme qui est un peu « vir » tout en étant femme. Et on arrive alors à un entrelacs qui fait mine de trou. Il y a donc un schéma mettant en jeu le suicide, le changement de nom et le refus par Bloom de voir le visage de son père mort.
Cela se tient mais des choses importantes se passent juste à côté du trou. Joyce déplace l’aire du trou pour permettre d’autres effets. Dans « Circé » la voix du fils et la mort du père ne sont pas dits mais attention au style chez Rudolf. Le fils qui a laissé, qui a quitté, qui a abandonné…tout ce qui est abandonné par lui, est à gauche de lui. Le fils est content par sa réponse déplacée. La preuve est que Rudolf en est fâché : il réattaque sur une fois où Bloom était rentré bourré. Eh ! dit le fils, pas de déplacement de sujet, s’il te plait ! on parle de tes transgressions à toi ! Et cette cascade fait alors glisser du père à la mère : Rachel is it ? no ! (entrelacs : Rachel est rapprochée de Léa car dans la Bible et plus exactement dans la Genèse, Laban le père donne à Jacob Léa, à la place de Rachel). Mud cela veut dire maman (mais Rudolf fait écho d’un autre sens, la boue parce que Bloom en rentrant ivre était couvert de boue). Comme dans la pantomime, Stephen se balade dans Dublin et survient une petite fille qui parle à sa mère en admiration devant une affiche de Mabel Hunter : what is she in, Mud ? dans quoi joue-t-elle ? dans le pantomime. Le passage de « Circé » où survient la boue introduit aussi la mère : beau spectacle pour ta pauvre mère! Voilà la place exacte de l’hallucination de Bloom : la mère apparait, et l’objet fait surface ; elle apparait vêtue en dame de pantomime. Or la pantomime anglaise est jouée par des hommes déguisés en femmes. Mais autre chose résonne encore. Dans le début d’« Ulysse », Bloom parle de sa mère morte. Puis d’un souvenir d’enfance où elle allait voir Royce dans « Tusko le Terrible », un pantomime. Et elle riait. Elle riait de quoi ? de Royce chantant ! Hallucination d’une mère habillée comme la mère d’Aladin, Widow Twan Key. La mère comprend qu’une chose, en frottant la lampe, vient du génie à son fils.
Autre fonctionnement du texte encore, à côté. On va passer chez « Stephen le héros » pour comprendre. Ellen Bloom est de religion catholique à la manière du 19ème siècle. Suit un développement sur ce qu’est une épiphanie. Dans un épisode qui parle du rapport au confesseur. Glissement de Bloom à Stephen sur le rapport femme-prêtre et puis vers sa bien-aimée pour qui il veut écrire son poème. Au milieu de beaucoup points de suspension, arrive le mot chapel. Nous voici ici sur un dédoublement de l’expérience esthétique. Il y a présentation de saynettes avec une face réaliste et une face poétique. Mais le récit épiphanique vient faire censure par rapport à la face poétique : ah oui ! le poème avait un titre : la villanelle de la tentatrice ! (Nous sommes avec la mère dans un rapport imaginaire à la religion) ; dans « Stephen » toujours, l’épisode où on décrit l’enfer ; ou encore à propos du confesseur mais dont la fonction est rapprochée de celle de l’artiste : écrivant ses poèmes, il était à la fois confesseur et confessé ; ou encore l’épisode de la bien-aimée avec le confesseur et elle lui sourit. (Et Stephen veut s’interposer pour que le moment n’engendre pas encore une fois des nouveaux enfants de cette race déplorable que sont les irlandais) ; ou encore un autre point sur la religion mais maintenant dans Ulysse et dans une discussion sur la Trinité en opposition avec une conception madonisante plus italienne.
Dans les fonctionnements de ces textes il y a des noms du père à la manœuvre et qui jouent à de multiples niveaux. Mais surtout ce qui fonctionne dans « Ulysse et Circé », ce sont les déplacements de trous et les déplacements de noms du père : Abraham, Jacob, Virag, Dedalus, J J, fils de Molloy qui a la fonction d’un père complètement faux. On a appris que Molloy après avoir été grand joueur s’est tourné vers la littérature qui vaut. Stephen est mis devant un bel épisode d’éloquence judiciaire que J J doit à Seymour Busche (buisson, toison sexuelle ?). Qu’est-ce qui se transmet ? quelle loi joue ici ? la loi de l’évidence ? cela s’impose, voilà ! ou alors la loi du témoignage ? je suis témoin là d’un moment d’éloquence convaincant, crois-moi ! Opposition de la loi romaine et de la loi mosaïque (loi du talion).
L’épisode de Bushe fait porter témoignage rhétorique sur l’art comme fondant le droit à l’existence et fondant le droit à l’existence de l’œuvre d’art. L’art fonde en droit le porteur de la Loi, Moïse, puisqu’il restera…en tant que Moïse du Vatican ! En évoquant ce droit à l’existence, Stephen rougit. Et cela fait série avec d’autres textes. Le père de Stephen entraîne ce dernier dans un amphithéâtre universitaire où il a gravé ses initiales…mais là Stephen tombe sur le mot fœtus. Glissement ici sur le mérite d’exister : validité, certitude deviennent des maîtres-mots. Dans « Dubliners », la nouvelle intitulée « Les Morts », il y a une discussion sur les artistes dont le nom est oublié. Une tante évoque quelqu’un, Parkinson, qui avait une belle voix. Et alors d’un autre invité à ce repas de famille, sort une voix qui chante Love’s old sweet song, et qui dit quelque chose comme ceci : je voudrais pouvoir léguer aux siècles à venir une œuvre conçue de telle sorte qu’ils ne la laisseront pas volontiers mourir.
Développements sur le bushe toujours. Il y a une série bush-fox. J J Molloy apparaît dans « Circé », il a des moustaches de renard. La ruse okay ! mais la fourberie ? Dans « Stephen », Parnell, l’auteur de la correction (fessée) ou de la faute, est un roi de la dissimulation, un jésuite. Il y a une autre série avec holy dans holy bush ! car holy, moly, molly ! c’est ça le don d’Hermès, l’influence qui sauve de l’accident, bref le petit moment de prudence. Et avec ce don, on peut se maintenir dans l’existence, dit Bloom ! D’où vient la certitude ? reprise sur la notion de validité. On repart de Virag et toute une discussion s’en vient sur la parole du roi fondant la légitimité. La légitimation ça veut dire pouvoir porter la couronne (stephanos). Mais il y a une autre voie : le grand père que l’on voit tomber par la cheminée avec une étiquette basiliko-grammate. L’imaginaire ouvre une autre dimension qui permet la récupération d’une légitimité là où il n’y en a pas. La certitude cela à voir en fait avec la voix, du côté de la phonation, dans la mélodie. « Dubliners » : quelqu’un chante d’une façon intéressante. Cela fait des effets sur la femme du héros de la nouvelle car la femme en est toute gelée. Pour Joyce, cet épisode symbolise la femme comme celle qui écoute. Retour sur Royce et le fantasmal mirth, la joie fantomatique.
Chapitre 2 : Galeries pour un portrait
Ici commence la lecture du portrait de « Stephen le héros ». ou plutôt de trois portraits dont celui qui est au milieu est sacrifié, à quoi ? En tout cas, il est ce qui se love et se serre. Il y a donc trois textes le premier en 1904, portrait de l’artiste, mais il sera refusé à la publication. Le second, portrait en jeune homme, est réentrepris dans la foulée et puis il y en a un autre encore en 1907. La discussion démarre sur la notion de modèle car la littérature sans modèle, ça ne va pas. Avec Joyce on va avancer vers un modèle pour d’autres formes (depuis la forme sujet, en passant par les types, et en aboutissant à une figure éthique). Il y a des clins d’œil littéraires à Oscar Wilde (portrait de Dorian Gray) et Georges Moore (confessions d’un jeune homme). Mais le thème des confessions glisse vers St Augustin et JJ Rousseau. Partir vers Dorian Gray, c’est commencer avec le fantasmal mirth de la fin du chapitre précédent. Il faut y aller dans une sorte de jeu de la différence qui se déploie autour de l’identité de héros et de la femme. Cette femme insérée dans le portrait comme sujet est charriée par l’esthétique de son temps et donc évoque Mona Lisa, pas en termes d’identification mais de curve of emotions.
Avec les Confessions on revient vers la femme sur son côté catholique. Le sacrement de pénitence, les indulgences, la casuistique par rapport à la faute, il y a là un poids aussi lourd que les Tables de la Loi, si pas plus. La grâce augustinienne, cela donne à penser. Avec l’allusion à l’écriture, on en vient au style, celui de JJ Rousseau. On revient sur le poème qui permet d’être à la fois du côté confesseur et du côté confessé. Ces poèmes ont trouvé éditeur. C’est mieux que la première édition refusée parce que le frère avait trouvé ça trop érotique. Quand le frère les lit, c’est pour critiquer : eh ! oh ! c’est de moi que tu parles là-dedans ? t’es contre moi maintenant ? quant au sujet, c’est l’amour et les nombreuses lettres à Nora, pour qui il avait écrit « Chamber Music », et qu’il a fini par écrire sur du papier aux armes de la famille. Le curieux c’est que tout ça c’est de l’amour de Dieu déplacé, déplacé comme on le dit des livres érotiques. On revient au cœur du sujet : comment ça va confesser ? Alphonse de Liguori dit que ce n’est pas un péché, la sodomie, pour un confesseur, parce qu’il est confesseur ! et donc Joyce glisse de la grâce vers le probabilisme. La Loi, elle n’est pas faite pour le sujet. Et puis les indulgences, c’est de la comptabilité pour finir, à ceci près, que le confessé n’a jamais idée de ce qui lui reste en dette ! C’est donc au cœur de la question, pour Joyce, cette histoire de confesseur. Il est fasciné et repoussé.
On revient à Stephen dans l’épisode de la pièce de théâtre à l’école avec certains condisciples. Il y a un petit incident de rien du tout qui réveille celui, tout autre, et bien plus traumatisant : où il a été forçé d’avouer son hérésie et en avait été battu. Confesser, ça renvoie à martyr. Dans « Ulysse », cette acception du mot : avouer sa foi, c’est en rapport avec la mère qui lui bassine la prière des mourants : Puisse la foule des confesseurs aux lys rutilants ! Pour rappel, le confesseur n’est pas martyr dans la typologie, parce qu’il n’a pas laissé sa vie. Le prototype du martyr c’est Stephen. Quant aux lys, cela peut se développer sur la série du confesseur pervers. Occuper en même temps la place du confesseur / confessé, c’est ça la jouissance. Il y a en fait deux positions par rapport au symbolique : être celui qui est revenu…ou pas. Et c’est donc le rapport entre la casuistique et l’hérésie, soit un vide au lieu de la coupure, au lieu de la fin de la représentation…et puis après, il n’y a plus que des retombées, des particules. Comme Lucia.
Revenir sur le portrait pour la troisième fois, c’est glisser entre et en passer par la logique du labyrinthe car il situe le portrait par rapport aux différences qu’il dégage en tant qu’hérétique, en tant que celui qui existe par rapport à la coupure et en tant que cheminement par rapport aux coupures (cheminement avec des tas de rencontres problématisées et donc pas mal de mécomptes). Joyce fait cinq actes dans la dernière version de Stephen. Et ce faisant, il joue sur le dédoublement, sur la double inscription, sur le principe même de l’inscription virtuellement dédoublée et comme fondée sur une refente et pas sur un savoir. Finegans Wake va finir par découvrir les vertus du décentrement de l’énonciation. Et alors on passera d’une version de Stephen à une autre : le portrait comme artiste. Il est important de relever les butées, les ruptures. Dans la première section, il y a un proverbe dans la bouche de Dante, qui est la tante dans l’histoire de Royce (à la fin du chapitre précédent) : les aigles viendront lui arracher les yeux ! Tout un développement passe ici par les armoiries du collège et où on a plutôt affaire à des corbeaux ! Mais qui dit tante dit en fonction de père et de mère. C’est cette tante qui initie à la logique des signifiants symboliques des armoiries : ce sont les couleurs des noms propres ! C’est elle qui met les choses à droite et à gauche, qui donne le code. Mais qui après avoir monté le système, le démonte. Et cela marche aussi ! ça se laisse suivre. Il y a donc l’idée du codex, soit un texte coupé, qui doit ête recollé ou plutôt relié. C’est un texte dont les coupures amènent des sens nouveaux par rapport à la loi. Car avec le volumen (qui était un rouleau), on facilite les relectures et cela favorise le rapprochement dans des séries. Ces textes n’ont d’ailleurs pas à être trop reliés, cela doit rester inachevé, pour que le retour soit livré à des chances, à des effets de rencontre. Voilà le labyrinthe et ses paradoxes car le labyrinthe, c’est le bon montage où on a à remonter et cela ramène donc vers la femme. On avait parlé de la logique des différences. Eh bien ! au fil des sections, la logique s’épuise et les différences s’estompent en direction d’une écriture plus lisse.
Revenons sur les premiers chapitres. La chapelle est à associer à la Vierge, dans une histoire de revenants qui ont quelque chose à dire, parce que leurs visages ont quelque chose qui les a marqués d’une différence. Cela glisse alors vers une sorte de fantasme où la Vierge n’est plus sollicitée de venir chasser les revenants mais de chasser tout ! C’est tout ! On part en vacances et on laisse ça en plan. C’est le père qui est le revenant. Il y a ici un passage sur sa femme ? il était magistrat ? non il était au-dessus de celui qui applique la loi, il est celui qui fait la loi. Il y a un portrait de famille qui le représente comme le Maréchal assassiné, mort mais glorifié donc ! Le revenant c’est la logique du signifiant, de la coupure qui fait revenir d’autres choses. Il est au principe de tout ce travail d’écriture, pour faire revenir « quelque chose d’autre ». Les coupures renvoient à des battements, des battements de cœur, ceux qui tournent autour d’Eilleen et jusqu’à la fin du roman, avec la mère. Il y a une place pour des intertextes qui jouent avec la consonance entre cœur et les pieds du cerf. Eilleen, I lean, je m’appuie. Cette Eilleen serait celle sur qui on s’appuie de manière précaire, ce qui arrête un peu le vacillement du sujet. Lean cela à voir avec les confesseurs, avec Stephen en position de devin, avec Stephen qui apprend l’orthographe, voilà les battements symboliques.
Et alors l’annulation de la différence ? Est-ce légitime de tuer le roi ? en mettant du poison sur la selle ? oui mais alors le roi ne fait pas le geste de prendre comme s’il avait pris une coupe. C’est alors un suicide ? Et la simonie c’est le trafic des sacrements ! Il y a rappel qu’il y a un soupçon dans l’histoire de Jésus avec Marie et il faudrait laver le soupçon : on est au moment du vacillement du symbolique qui serait à réparer avec de la casuistique ! Le probabilisme aussi, la structure de recoupement aussi, la scanssion… tout ça c’est un art de surprendre à partir d’un acte de suspendre ! On en vient sur l’inscription du particulier, comme avec un catalogue. Un élément du catalogue, on peut toujours le récupérer. D’où cette série de particuliers en tant que particuliers. D’où l’importance de la ville, des registres, des archives, des lieux de circulation, des circuits. Le portrait c’est une remontée, mise en pièces, vers un sujet qui se veut démystifié. Quant à la femme-modèle découverte au fil de la recherche, le portrait la démystifie aussi quant au savoir sur la transgression, quant à l’intervention du confesseur et au désir qui se trouve en jeu. Démystifiée parce que décentrée. « Par rapport à un autre centre » : Eilleen c’est Lucia. Nora c’est la femme de Joyce, Lucia c’est sa fille.
Chapitre 3 : Lacan dans son séminaire XXIII « Le sinthome »
Ici on ne va pas résumer le séminaire mais pointer les échos de Aubert glanés à la lecture de Lacan. il faut ajouter que Aubert s’est mis à la rédaction d’une note de lecture où il pointe des précisions mais aussi des erreurs de Lacan, qu’il louange par ailleurs pour le sérieux de son approche de Joyce. Cette note de lecture d’Aubert est parue en page 189 du séminaire 23.
Le fil du séminaire pourrait être :
Il y a chez Joyce un parti-pris contre la science et la philosophie. Lacan d’emblée lui fait mesurer des écarts entre ce qui se croit et ce qui est vrai. La consistance s’éprouve, elle est de la couleur de l’art et de la splendeur de l’être. Pour que les choses tiennent, il faut que quelque chose enveloppe. Le langage ?
Le langage véhicule un grand mensonge. Entre l’homme et la femme, entre le père et le fils, il y a pire que pas de nœud, il y a l’énigmatique question du sexuel et surtout l’énigme de la jouissance féminine. Joyce ne comprend pas ce que fait une femme mais il se rend compte qu’elle vit l’homme comme son ravage. Mais Joyce constate que les femmes diffèrent entre elles au plus haut point. Comment alors y a-t-il du couple ? Rien ne lie le 1 de la série avec le 2 : c’est tout le problème de la différence entre 0 et 1, le vide et l’ensemble vide, l’enveloppe. Les femmes font un ensemble mais pas un tout. La question du tout, c’est celle de la limite à la série : 1, 2…3… D’où on part ? Quel est le fondement ? Le 1 confirme son détachement d’avec le 2 par forçage depuis un troisième, le corps « étranger »… comme une raclée fait tomber le moi, la pauvre unité du sujet-résultat de la rencontre sexuelle, comme une pelure au pied du corps.
Pour rendre compte de la difficulté de Joyce, Lacan explique que le recours à l’art tente d’enchâsser un regard « étranger », un regard en tiers : le regard d’Hélène qui colmate ce corps en proie aux malheurs de la raclée sexuelle. L’art de Joyce use de l’artifice pour fasciner. Un style équivoque y résiste à toute interprétation. Il y a ici épiphanie, langage élevé à la hauteur de l’art et cela pour parer à un réel qui est troué par le sexuel. Le réel cogne. Le langage dans les discours tourne court. Lacan montre ici qu’il est mis « devant autre chose » que la logique langagière classique qui dans le cadre de la représentation s’arrimait à un Autre. Chez Joyce, le symbolique, la loi, la culture des Pères Jésuites que le père de Stephen (Joyce) trouvait bon, tout ça dysfonctionne. La jouissance du pouvoir et la jouissance du sens sont les lieux d’un double ratage. L’art de Joyce se détache du politique mais … en faisant « appel d’une Autre politique ». La jouissance qui reste rappelle que le meneur du jeu se nomme Ignorance, pas de Connaissance qui tienne à Saint Thomas d’Aquin ! Comment faire pour rattraper du sens mis à mal par le réel, par la jouissance incompréhensible de Dieu ? Peut-être que l’on ne peut pas ? Joyce s’interroge dans « Ulysse » quant à Bloom : est-ce un bon artificier ? Mais il ne voit pas qu’il prend la place du Grand artisan aux yeux de Lacan. Par son art, il redonne de la consistance à I’Imaginaire. Mais le sens ne reviendra pas.
Alors qu’est ce qui dans l’art de Joyce fait que ça tient ? Art, artifice, faute, erreur, mensonge. Quelle est la différence entre vérité et réel ? Comment réparer l’erreur ? Dire d’un nœud qu’il tient, est ce dire que la rigidité est le réel du nœud ? L’idée d’ensemble impose t-elle le tout comme le réel de l’ensemble ? Et le sexuel, c’est plus réel ? C’est ici qu’il faut revenir au fondement. Chez Joyce on glisse du père à la mère. Eve a créé la première langue, celle d’avant toutes les langues inventées par les hommes. Du coup l’art de Joyce revient à travers l’écran du sens trompeur à un niveau du langage beaucoup plus équivoque, d’abord équivoque pourrait-on dire. Et les mots sont utilisés au niveau phonatoire car c’est là le lieu de résonance qui renvoie toutes les langues, non à une capacité d’être traduites, mais là où les mots dansent. « Finegans Wake » est un travail interminable, work in Progress, in process. Là derrière il y a l’inconscient, non pas de Freud mais de Jung. En éternelle suspension. C’est ce déséquilibre du pas qui ne tombe pas tout à fait, qui se rattrape. Mais il faut que Joyce y mette du sien. Tout son moi est convoqué. Cela ne le rend pas fréquentable, ni plaisant.
Ce qui se module dans la voix n’a rien à voir avec le signifiant. Ça montre quelque chose à quoi accrocher les signifiants : une dit-mension. Mensonge ? ou réel ? À la limite peu importe. Pour Lacan, « ce quelque chose », c’est Hélène, une image chargée d’affects. À quoi sert-elle ? Sinon à freiner l’impact de la raclée, l’impact du corps meurtri dans l’âme, non pas d’un individu. Non la honte est bien plus profonde parce qu’elle affecte la totalité des irlandais dans l’esprit incréé de leur race.