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Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l’obstacle


Auteur du livre: Jean Starobinski

Éditeur: Gallimard

Année de publication: 1971

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Autant qu’il est possible, nous avons limité notre tâche à l’observation et la description des structures qui appartiennent en propre au monde de Jean-Jacques Rousseau. Cette étude néanmoins est davantage qu’une analyse intérieure. C’est par le conflit avec une société inacceptable que l’expérience intime acquiert sa fonction privilégiée. On verra même que le domaine propre de la vie intérieure ne se délimite pas par l’échec de toute relation satisfaisante avec la réalité externe. Rousseau désire la communication et la transparence des cœurs ; mais il est frustré dans son attente, et, choisissant la voie contraire, il accepte et suscite l’obstacle, qui lui permet de se replier dans la résignation passive et dans la certitude de son innocence. 

Le livre a dix chapitres. Il est suivi par sept essais qui ne seront pas résumés : Rousseau et la recherche des origines ; Le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité ; Rousseau et l’origine des langues ; Rousseau et Buffon ; L’écart romanesque ; Rêverie et transmutation ; Sur la maladie de Rousseau. Ce livre rend sensible le passage à une paranoïa caractérisée, depuis une incarnation subjective contrariée « dans » une société en plein bouleversement de ses repères culturels et institutionnels fondamentaux. 

Jean Starobinski est aussi psychiatre. Son point de vue est au bord de suggérer que la société, à la charnière de l’histoire contemporaine, souffre non seulement d’une perversion morale de ses fondamentaux symboliques, mais pire que cela, d’une psychose en voie de généralisation

Premier chapitre : discours sur les sciences et les arts

Le discours sur les sciences et les arts commence par un éloge de la culture. Mais une soudaine volte-face nous met en présence de la discordance de l’être et du paraître : « qu’il serait doux de vivre parmi nous, si la contenance extérieure était toujours l’image des dispositions du cœur ». Le thème du mensonge de l’apparence n’a rien d’original en 1748. « Le masque tombe, l’homme reste / Et le héros s’évanouit ». Ce thème est assez répandu, assez automatisé pour que le premier venu puisse le reprendre et y ajouter quelques variations, sans grand effort de pensée. Pourtant quand Rousseau rencontre l’éblouissement sur la route de Vincennes, l’opposition de l’être et du paraître s’anime pathétiquement et confère au discours sa tension dramatique : un sentiment vrai de la division s’impose et se propage. La rupture entre l’être et le paraître engendre d’autres conflits, comme une série d’échos amplifiés : « decipimur specie recti ». La citation d’Horace est opportune. Ce qu’elle annonce, c’est que subjugués par l’illusion du bien, captifs de l’apparence, nous nous laissons séduire par une fausse image de la justice. Qu’être et paraître fassent deux, qu’un voile dissimule les vrais sentiments : « sitôt que je fus en état d’observer les hommes, je les regardais faire et je les écoutais parler ». Rousseau se donne ici le rôle de l’observateur. En s’attribuant le goût de l’analyse désintéressée, Rousseau ne rationalise-t-il pas des émotions beaucoup plus troubles ?

« Les apparences me condamnaient ». Un épisode est à l’origine de ces émotions troubles. Dans l’expérience émotive et la rêverie se complaît Jean-Jacques. D’où cela lui est-il venu ? Starobinski pointe la littérature à la source de sa conscience de soi, c’est-à-dire la rencontre avec l’imaginaire offrant la possibilité de devenir un autre. Ce n’est pas sans risque mais cela offre un privilège : Jean-Jacques se forme comme un être différent. C’est ambivalent car cela apporte du plus et du moins. Mais il faut dégager un souvenir d’enfance appelé l’épisode de Bossey, l’épisode du peigne ébrèché. Jean-Jacques travaille dans sa chambre chauffée. La servante entre et vaque à ses occupations laissant au bord du poële, son peigne. Mais quand elle vient le rechercher, elle accuse l’enfant d’y avoir touché et de l’avoir abîmé. Celui-ci s’en défend mais les adultes n’en démordent pas et lui infligent une punition. Dans cet épisode, l’opposition être et paraître se voit redoublée par une autre entre être-innocent et paraître-coupable. Il est impossible de communiquer l’évidence immédiate que l’on éprouve en soi-même. Dès lors le paradis est perdu. Mais il n’y a pas de péché à rédimer par un sauveur, il s’agit de gens tous moraux et chérissables, personne n’est en faute. La crise c’est la fin de l’éclat de la nature. 

Le temps divisé et le mythe de la transparence. Pour la première fois, la conscience a un passé. Il ne reste plus qu’à construire poétiquement le mythe de l’époque révolue. Dans la biographie personnelle comme dans l’histoire de l’humanité, ce temps est situé près de la naissance, au voisinage de l’origine. Le premier discours (il y en a un second) développe des images que l’on retrouvera dans les Confessions. Préalablement à toute théorie et à toute hypothèse sur l’état de nature, il y a l’intuition (ou l’imagination) d’une époque comparable à ce que fut l’enfance avant l’expérience de l’accusation injustifiée. Le regret se retourne vers une vie antérieure. Mais s’il nous détache du monde contemporain, il ne nous fait pas quitter le monde terrestre. Sans qu’il soit nécessaire d’invoquer la surnaturelle intervention d’un démon tentateur, l’origine de notre déchéance est explicable par des raisons tout humaines. Et dès lors l’histoire universelle, alourdie du poids sans cesse croissant de nos artifices et de notre orgueil, prend l’allure d’une chute accélérée. Si la chute est notre œuvre, l’homme n’est pas condamné à vivre dans la défiance et dans les vices qui en découlent. L’essence de l’homme n’est pas compromise mais seulement sa situation historique. L’histoire nous propose une tâche de résistance et de refus. Si on ne peut faire changer les mauvais, on peut au moins préserver ceux qui sont restés bons. Par contre sur la forme de cette action, Rousseau n’indique rien. Car il erre au croisement de nombreux chemins, perplexe au point de bifurcation. On ne peut éviter de se poser la question des moyens (divers) et de l’action (plus ou moins efficace). 

Savoir historique et vision poétique. Dans le discours sur l’origine de l’inégalité (voilà le second discours), Rousseau interpose une multitude de siècles. Que peut-on savoir d’une période si reculée ? La raison ne peut s’empêcher d’avoir quelques doutes. Le temps de la transparence a-t-il jamais eu lieu ? N’est-ce là qu’une fiction ? L’état de nature n’est alors que le postulat spéculatif que se donne une histoire hypothétique, principe sur lequel la raison peut prendre appui, en quête d’une série de causes et d’effets bien enchaînés, pour construire l’histoire génétique du monde tel qu’il s’offre à nos yeux. Ainsi procèdent tous les hommes de science de l’époque. Mais en cours de rédaction, Rousseau est saisi d’une ivresse qui abolira toute prudence. La description de l’état premier, proche de l’animalité, devient l’évocation enchantée d’un lieu où vivre. Image trop impérieuse pour ne pas correspondre à la stricte vérité historique. Une certitude prend corps qui est d’essence poétique : elle sert à légitimer sa nostalgie. Et elle est contagieuse : « pour toi aussi, pour toi aussi/ Le lointain soleil éclaire ton front de sa joie / Et les rayons venus d’une époque plus belle. Ils / Ont, les messagers, trouvé ton cœur » (Hölderlin). 

Le dieu Glaucus. Rousseau reprend le mythe platonicien. Une statue, un beau visage, tombe au fond de la mer où les algues et les poissons lui refont le portrait. Le mythe bifurque ici entre deux versions : la première affirme que l’âme humaine a dégénéré, qu’elle s’est défigurée pour ne jamais retrouver sa beauté première. La seconde version, au lieu d’une déformation, évoque une sorte d’occultation : la nature primitive persiste, mais cachée, ensevelie sous des artifices, et pourtant toujours intacte. Quand Rousseau reprend le mythe, il y insère un « pour ainsi dire » et un « presque » qui rendent tous les espoirs. L’image de Glaucus garde quelque chose d’énigmatique. Son visage a-t-il été rongé ? A-t-il été recouvert d’une croûte ? Ou encore le visage originel n’est-il qu’une fiction destinée à servir de norme idéale pour l’action ? Rester ce qu’on était, se laisser altérer par le changement : nous touchons ici à des catégories qui sont l’équivalent de catégories théologiques. Le temps historique este chargé de culpabilité ; le mouvement de l’histoire est responsable d’une déformation plutôt que d’un progrès qualitatif. Ce n’est pas seulement son apparence, mais son essence même qui devient méconnaissable. Rousseau a maintes fois affirmé que le mal était sans retour. Face à son angoisse, il n’y a aucune autre ressource que d’accepter sa perte. « Peut-être sans m’en apercevoir ai-je changé moi-même plus qu’il n’aurait fallu. Quel naturel résisterait sans s’altérer à une situation pareille à la mienne » ? Question à laquelle il se hâte de répondre par la négative. Quelque chose a changé mais son âme est restée intacte. Sous le masque que les autres imposent du dehors à son visage, Jean-Jacques n’a pas cessé d’être Jean-Jacques. Jean-Jacques applique à lui-même (à lui seul) une idée qu’il avait formulée au sujet de l’homme en général, et qui opposait à la nature perdue, la nature cachée. Alors Rousseau invoque avec confiance une nature que rien ne détruit, il devient poète de la permanence dévoilée : cet homme de la nature qu’il avait cherché dans la profondeur des âges, il en retrouve maintenant les traits originels dans la profondeur du moi. La connaissance de soi équivaut à une réminiscence ; il lui suffit de se peindre lui-même et de s’abandonner à la rêverie. Désormais la nature s’offre comme ce qui est le plus central en nous. La norme est immanente au moi. Une image peut alors surgir. 

Une théodicée qui disculpe l’homme et Dieu. Mais la nature humaine peut-elle être saisie indépendamment de l’histoire de l’homme ? Rousseau hésite. Cassirer l’a bien montré : les postulats de Rousseau permettent de résoudre le problème de la théodicée : le mal se produit par l’histoire et la société, sans altérer l’essence de l’individu. La faute de la société n’est pas la faute de l’homme essentiel, mais celle de l’homme en relation. À la condition de séparer sociabilité et nature humaine, on peut attribuer au mal et à l’altération historique une situation périphérique par rapport à la permanence centrale de la nature originelle. Le mal n’a pas le même statut ontologique que la bonté naturelle. C’est entre les mains de l’homme, et non dans son cœur, que tout dégénère. Dans les théories du progrès, on verra intervenir une hypothèse analogue qui vise à réconcilier le postulat de la permanence de la nature humaine avec l’idée d’un changement collectif. Du point de vue philosophique, il faut expliquer pourquoi l’homme possède le privilège de demeurer le même, tandis que l’humanité est soumise au changement. Rousseau cependant n’a besoin de l’histoire que pour lui demander l’explication du mal. Le retour au bien coïncide avec une lutte contre l’histoire actuelle. Si la pensée de Rousseau est révolutionnaire, c’est au nom d’une nature humaine éternelle, et non au nom d’un progrès historique.

Chapitre 2 : critique de la société

Rousseau prend place dans son siècle, parmi les écrivains qui contestent les valeurs et les structures de la société monarchique. Et chacun d’eux pourra être considéré comme un annonciateur de la prochaine Révolution. À ce titre Voltaire se réconcilie avec Rousseau. Rousseau veut saisir le principe du mal. Il met en cause l’ordre social dans son ensemble. Il remonte à une cause générale, qui le dispense d’attaquer isolément tel abus particulier. Voltaire a son affaire Calas, Rousseau est débordé par l’affaire Rousseau. Reprenant la substance de ses deux Discours, Rousseau définit de la façon la plus claire l’objet et la portée de sa critique sociale : la contestation concerne la société en tant que celle-ci est contraire à la nature. Cette société négatrice de la nature n’a pas supprimé la nature. La critique a amorcé une négation de la négation. Rousseau confronte ici, de façon significative, deux types de relation, qui s’opposent comme la transparence et l’opacité. L’estime et la bienveillance constituent un lien par lequel les hommes se rejoignent immédiatement : rien ne s’interpose entre les consciences. En revanche les liens aménagés par l’intérêt personnel ont perdu ce caractère immédiat. Le rapport ne s’établit plus directement de conscience à conscience. Il passe désormais par des choses ; la perversion qui en découle provient du fait que les choses s’interposent entre les consciences, mais aussi du fait que les hommes, cessant d’identifier leur intérêt avec leur existence personnelle, l’identifient désormais avec les objets interposés qu’ils croient indispensables à leur bonheur. Dans le second Discours, Rousseau a des accents qui annoncent Hegel et Marx car il prend appui sur une description du devenir historique de l’humanité. Le Discours sur l’origine de l’inégalité est une histoire de la civilisation comme progrès de la négation du donné naturel. À la différence de l’effort philosophique du 19ème siècle, et en contraste avec les prétentions positivistes de certains de ses contemporains, Rousseau cherche à fonder un jugement moral concernant l’histoire, plutôt qu’à établir un savoir anthropologique ; d’où l’aspect ambigu de sa démonstration. Les stades par où l’homme est passé doivent être établis comme des faits ; une fois établis ils doivent être acceptés : l’humanité a subi des transformations inéluctables, elle en est fatalement arrivée à son état présent, voilà qui est hors de contestation. Mais la validité du fait ne nous permet pas de préjuger du droit. Les faits historiques ne justifient rien, l’histoire n’a pas de légitimité morale, et Rousseau n’hésite pas à condamner, au nom des valeurs éternelles, le mécanisme historique dont il a montré la nécessité. Rousseau oppose à la culture un refus, une nouvelle négation qui se réclame d’un absolu éthique. Rousseau prend la parole pour dire non à l’anti-nature. Comprendre un monde opaque n’est pas encore retrouver la transparence. Rousseau juge et condamne au nom du droit, les faits dont il prouve la nécessité historique. Et comme il lui faut un monde où le fait coïncide avec le droit, il cherchera ce monde en deçà de l’histoire. Ou au-delà. 

L’innocence originelle. Avant que les arts et les lumières se soient propagés, le fait humain n’est pas assez développé pour s’opposer à un droit encore inexprimé : l’homme primitif est bon parce qu’il n’est pas assez actif pour faire le mal. Il ne connait ni le travail, ni la réflexion. Dans cette suffisance parfaite, l’homme n’a pas besoin de transformer le monde pour satisfaire ses besoins. Rien ne s’interpose entre ses désirs bornés et leur objet, l’intercession du langage est à peine nécessaire. L’homme connait un contact limpide avec les choses ; les sens non contaminés par le jugement et la réflexion, ne subissent aucune distorsion. La sensation a toujours raison mais elle ne sait pas qu’elle a raison. 

Travail, réflexion, orgueil. Chronologiquement c’est le travail qui précède. De nouveaux obstacles obligeront les hommes à agencer de nouveaux outils. La faculté de comparer le rendra capable d’une réflexion rudimentaire : il saura percevoir des différences entre les choses, il se saura différent des animaux, il se verra dans sa supériorité. Avec la réflexion finit l’homme de la nature et commence l’homme de l’homme. Alors va commencer la division active entre le moi et l’autre ; l’amour-propre vient pervertir l’innocent amour de soi, les vices naissent, la société se constitue. Et tandis que la réflexion se perfectionne, l’inégalité et la propriété s’introduisent parmi les hommes. Le despotisme s’imposera comme la forme extrême de la servitude désormais universelle, où l’homme est l’esclave à la fois de son semblable et de ses propres besoins. 

La synthèse par la révolution. Rousseau ne fait pas appel à l’espoir et ne nous dit pas comment les hommes pourraient surmonter leur destin et conquérir l’égalité dans la liberté civile. L’humanité, à l’ultime degré de sa déchéance morale, est incapable d’échapper au désordre de la violence. On assiste à une fin de l’histoire mais une fin chaotique. L’alternative au deuxième Discours est-elle dans les institutions ?  Même à considérer le Contrat social, on l’évoque au commencement de la vie sociale, à la sortie de l’état de nature. Rousseau évite le problème pratique du passage d’une société antécédente à la société parfaitement juste. D’un coup il nous fait accéder à la décision qui fonde le règne de la volonté générale et de la loi raisonnable. Cette décision a un caractère inaugural mais pas révolutionnaire. 

La synthèse par l’éducation. C’est elle qui confirme la cohérence de la pensée chez Rousseau. C’est ce que pensent Cassirer et Kant en intercalant l’Emile. Kant est le premier à affirmer que Rousseau suit un plan rationnel. Rousseau s’est efforcé de penser les conditions d’un progrès de la culture qui permit à l’humanité de développer ses dispositions en tant qu’espèce morale sans désobéir à sa détermination, de façon à surmonter le conflit qui l’oppose à elle-même en tant qu’espèce naturelle. Nous retrouvons la nature au moment où l’art et la culture atteignent leur plus haut niveau de perfection. Ce que Kant appelle l’art, c’est l’institution juridique. La fonction suprême de l’éducation et du droit est de permettre à la nature de s’épanouir dans la culture. Ce que les hommes découvrent maintenant ce n’est plus seulement l’immédiat primitif de la sensation et du sentiment, mais l’immédiat de la volonté autonome et de la conscience raisonnable. Rousseau fait appel à l’impératif de la vertu.

Chapitre 3 : La solitude

Si les interprètes se contredisent, c’est parce que Rousseau n’a fait qu’esquisser la possibilité d’une synthèse qui rétablirait l’unité perdue. Mais pour penser les conditions historiques d’un retour à l’unité, il eut fallu que Rousseau fut capable de se déprendre lui-même de Jean-Jacques Rousseau. Tout se passe comme si l’impatience de Jean-Jacques transportait le problème au niveau de sa propre vie, pour y chercher une solution immédiate. Après l’effort qu’il a accompli pour formuler une pensée concernant le monde et l’histoire universelle, le voici qui se replie sur le plan de la subjectivité, comme repoussé vers l’intériorité par l’urgence même des questions qu’il a posées en termes historiques et sociaux. L’époque n’est pas prête à résoudre ces problèmes, et Jean-Jacques n’est pas désireux de se quitter lui-même et de sortir dans le monde de l’action. Cette œuvre qui commence comme une philosophie de l’histoire s’achève en expérience existentielle. Elle annonce Hegel et Kierkegaard. Deux versants de la pensée moderne : la marche de la raison dans l’histoire, le tragique d’une recherche du salut individuel. L’auteur du Second Discours s’interroge : que vais-je faire de ma vie ? Ce qui est requis de lui, c’est que son existence devienne un exemple. À ce point l’on se demandera si toute la théorie historique de Rousseau n’est pas une construction destinée à justifier un choix personnel. Pour ne pas être le pire des discoureurs de salon, Rousseau se sépare et cherche à faire exception. Mais la révolte, dirigée contre l’essence même de la société contemporaine, est d’une telle envergure que, pour soutenir sa validité, elle doit venir d’un homme qui s’est exclu lui-même de la société. Il ne peut garantir le sérieux de son défi qu’en prenant pied dans un lieu extérieur à la société mensongère. Il faut devenir une belle âme. Un perpétuel dégagement tiendra lieu de justification. Le problème consiste à supprimer un écart perpétuellement renaissant entre sa vie et ses principes. La négation de la négation devient une attitude vécue. Il renie le monde sans mourir au monde. Il est désormais captif d’un rôle qui l’oblige à se montrer vertueux. Il conserve ce dernier lien. L’option pour la solitude ne s’accomplit pas entièrement : par son exhibitionnisme, Rousseau reste pris au piège de la société. Il le sait et en souffre. Rousseau est le premier à soulever le reproche de la mauvaise foi. Une vie dont la singularité demeurerait injustifiable est condamnée à la déraison absolue : à l’insignifiance. Ce qui importe c’est d’échapper à ce non-sens. Jean-Jacques dédaigne de s’établir dans la raison commune. La conversion à un autre monde moral, n’achemine pas Rousseau vers l’Eglise, mais vers la Forêt. L’équivoque lui est intolérable. Il ne doit pas seulement jouer le rôle de l’autre, mais en face d’une société mauvaise, manifester qu’il est radicalement autre que le mal, faire apparaître aux yeux des hommes le bien qu’ils ont méconnu. Il devient l’interprète légitime d’une vérité que les autres ont laissé tomber dans l’oubli. Il se fait prophète. Rousseau s’établit dans la solitude pour parler légitimement au nom de l’universel. Rentrer en soi-même c’est se rapprocher d’une évidence immédiatement sensible, par opposition au non-sens qui règne dans la société. S’il retrouve l’éclat du paysage et de la nature, c’est au prix d’une rupture avec ses semblables : Rousseau peut rencontrer la nature sans qu’aucun objet étranger ne s’interpose. Le problème c’est que ce retrait, il le proclame trop haut. Il reste relié à la société par la révolte et la passion antisociale : l’agressivité est une attache. Il lui faut conquérir la certitude d’une relation essentielle avec l’essence de la vérité, dans une transparence impersonnelle à travers laquelle se manifesteraient la liberté et la vertu. Pour arriver à cela, il faut renoncer à bien plus que sa montre, il devra montrer sa capacité de résister aux persécutions : et pour cela il les appelle. 

Fixons une bonne fois mes opinions. Il doit stabiliser son personnage. Cela passe par la littérature. Le besoin d’unité habite à la fois l’élan vers la vérité et la revendication orgueilleuse. Rousseau veut fixer sa vie à la Nature et il le proclame pour se contraindre à être en accord avec ses dits. De même par rapport à la vérité, il ne se fie pas à sa volonté mais à la contrainte d’une vertu transcendante qui ne lui passera aucune faiblesse : un surmoi sadique. De façon à fixer son personnage dans le rôle du juste persécuté. 

Mais l’unité est-elle naturelle ? Epictète nous conseille de jouer notre vie comme un rôle de théâtre. L’effort de fiction par lequel le sage joue son personnage rejoint l’acte d’humilité par lequel il accepte un rôle qui lui est fixé d’avance. Il fera montre du talent de faire bonne figure. Mais Diderot lui ouvre les yeux sur un travail pour lequel il a du talent, être écrivain, et pour cela conquérir sa place au concours, qu’il gagnera en soumettant au jury son Premier Discours. Et là commence son malheur. Il a été poussé hors de lui dans l’élan où il croyait se retrouver et fonder son unité. La carrière des lettres n’est pas sa vraie nature. Celle-ci lui apparait en fait comme une folie. La variabilité est sa nature. 

Le conflit intérieur. Sa libre variabilité lui apparait comme une contradiction qu’il a pour tâche de supprimer. La mobilité primesautière n’est plus compatible avec la paix intérieure. Tout changement sera une défaillance. L’exigence terroriste de la vertu, au nom de laquelle il s’oppose à la société perverse, crée en lui la conscience d’une division intérieure. Et le vrai problème devient l’unification de soi. À la discontinuité de sa vraie nature, il ajoute l’inconséquence de vouloir s’élever au-dessus d’elle. La recherche de l’unité devient une menace pour la spontanéité de l’expérience immédiate. Il devra écrire. Je suis cette infidélité à un équilibre. 

La magie. Sot orgueil ou noble orgueil ? Rousseau en jugeant son passé laisse subsister l’équivoque. Rousseau suggère qu’il est parvenu à s’identifier avec une personnalité inventée. Ce qui signale ici la fiction, c’est qu’il s’adonne trop à son personnage. Un homme masqué ne se solidariserait pas si complètement à son rôle. Il est étrange de voir Rousseau avouer une si complète équivalence entre l’aventure courue sous un faux nom et la tension avec laquelle il prétend habiter véridiquement son vrai nom. Il se dépersonnalise pour entrer dans son nouveau personnage et la métamorphose s’accomplit sans le moindre résidu. Dans le personnage de Vaussore, chef d’orchestre reconnu, il organise un concert qui bien sûr sera mauvais. Mais il réussira dans la fiction de Jean-Jacques comme Rousseau. Ce rôle qui l’entraîne dans la gloire sera son malheur. L’aventurier qui courait les routes sous le nom de Vaussoire, maintenant qu’il est décrété de prise de corps et qu’il fuit Montmorency, le voici qu’il ne sait plus comment faire pour cacher son vrai nom. Il ne peut pas signer en produisant un faux. L’idée l’anticipe sur le sentiment mais celui-ci ne se laisse pas longtemps devancer : il se hâte de combler son retard, et toute l’énergie du moi se met au service de cet idéal du moi qui n’était d’abord qu’une fiction. Une authenticité se crée à partir d’un dédoublement inauthentique. Le moi entre alors dans une vérité dont il est l’auteur, dans une identité qui ne préexistait pas en lui. Les Confessions nous disent à la fois l’échec et la vérité de cette transformation du moi. L’homme qui critiquait si amèrement la discordance de l’être et du paraître dans l’humanité civilisée perçoit maintenant en lui-même le contraste qui oppose son extérieur et son naturel. Prendre parti pour la vertu n’a pas mis fin à la discordance de l’être et du paraître. La base que je me suis donné n’est pas sûre. La sincérité est réconciliation avec soi-même : c’est une issue hors de la division intérieure. La sincérité s’attend à ce que les autres lui prêtent attention. L’effusion sincère se manifeste comme un état d’âme prérévolutionnaire. Et qui risque de supplanter toute action véritable, pour les belles âmes qui se satisfont de leur propre enthousiasme.

Chapitre 4 : la statue voilée

Le morceau allégorique. Une imagerie figure les moments successifs d’un avènement de la vérité. Un philosophe médite sur l’existence de Dieu. Il finit par s’endormir et rêve qu’il est dans un temple gardé sur ses flancs par sept statues colossales. À l’intérieur une foule tourne autour d’un autel où trône une huitième statue, couverte d’un voile, nimbée par une atmosphère d’encens. (Le philosophe perce le voile qui la cache et découvre des scènes de prostitution et de débauche). L’idole n’est autre que le fanatisme qui sacrifie les hommes en feignant d’adorer le ciel. Un grand prêtre tient sous sa coupe une foule obligée de se prostituer, les yeux bandés. Mais un premier personnage se révolte en retirant son bandeau ; immédiatement il est cruellement dépiauté comme sacrifice expiant la faute de regarder. Un deuxième personnage, Socrate, plus hardi attrape le voile et le ôte mais pour éviter d’être tué se met à crier haut son erreur et son regret d’avoir commis un sacrilège. En vain. Le troisième personnage, c’est le christ. 

Le Christ. Un renversement abrupt établit le règne du Bien sur les ruines du mal. À la domination obscure d’une chose voilée succède la présence libératrice d’un homme divin. Ce qui compte c’est l’épiphanie de l’homme. Une conscience s’ouvre à nous et par sa transparence, cette conscience s’annonce comme la source d’une vérité universelle. Le Bien apparaît à travers un moi. Le Christ laisse passer une vérité immédiate, il est un grand exemple. La mort du Christ est seulement l’archétype admirable de la mort du juste calomnié par tout son peuple. La grandeur du Christ lui vient de sa solitude. Si Jean-Jacques accepte l’évangile, c’est parce que la vérité y est sensible de façon immédiate : J’y reconnais l’esprit divin : cela est immédiat autant qu’il peut l’être ; il n’y a point d’hommes entre cette preuve et moi.

Galatée. Pygmalion fait une statue féminine, à nouveau voilée, dans laquelle il met toute son âme d’artiste. Et il crée une œuvre d’une beauté quasi parfaite. Ce résultat a pour effet que l’artiste se trouve amputé de la part de lui-même qui se trouve au cœur de la statue. Il veut donc récupérer ce que la statue lui a pris. Il la dévoile : Il ne lui manque que la vie. Et se sent condamné à une solitude intolérable.  Mais miracle des dieux : la statue se met à vivre et son premier geste est de se toucher, elle dit : moi. Puis elle touche le sculpteur et redit : moi. Les deux parts d’un même moi sont donc réunis. Le travail créateur n’a eu lieu que pour être repris dans l’unité d’un Moi aimant. Le miracle est dans la substitution d’une conscience à un objet. 

Théorie du dévoilement. Il y a deux moments : le premier est le moment critique qui fait cesser l’enchantement néfaste du paraître mensonger. Le second est la description de ce qui était caché. C’est à entendre comme quoi il est chimérique d’attendre une vérité cachée dans les choses. La seule vérité est dans nos idées, nos sensations, nos sentiments. Mais ce second dévoilement est parfois soutenu par l’attente de ce moment où le visage de Glaucus est retrouvé intact sous son altération causée par un séjour dans l’eau ; la beauté sous sa croûte est intacte. Attention toutefois, cette valeur positive n’est pas une chose. La statue de Glaucus c’est l’homme de la nature, c’est le moi de Jean-Jacques. Nous assistons à une réhabilitation de l’illusion : c’est la beauté idéale qui est une illusion. Rousseau peut s’en accommoder à condition que l’homme soit pleinement présent à lui-même comme conscience. Nous devons nous appuyer sur des certitudes intérieures : Kant dans la Critique de la raison pratique est le philosophe de la pensée de Rousseau. Une lumière nous habite, Rousseau accède à une jouissance de l’être qui surpasse toute connaissance active. Il y a à accueillir l’être qui se découvre à lui et qui se découvre en lui. Tout se résout dans la seule présence. Ce n’est pas possible que cela dure mais Rousseau connaitra des moments tels plus d’une fois. Nous retrouvons dans l’ordre du sentiment moral, l’idée de l’origine et du surgissement spontané du Deuxième discours. Il répète comme Galatée : oui moi ! moi seul ! et comme le fils de l’homme : vertu ! vérité ! m’écrierai-je sans cesse.

Chapitre 5 : la nouvelle Héloïse

Dès le début du roman, la description de la montagne valaisanne nous met en présence d’un paysage délivré du voile et rendu à l’éclat. Rousseau dépeint le paysage d’un autre monde où le malheur de la distance s’atténue, « et de là naît une exquise sensibilité qui donne à ceux qui en sont doués des jouissances immédiates ». Ces jouissances sont celles où l’esprit du spectateur s’exalte. La jouissance sensitive coïncide avec un oubli de soi, qui n’est cependant pas incompatible avec un sentiment d’expansion. Le monde extérieur s’unifie et trouve son centre dans la pure jouissance du moi. Si la qualité de l’air des montagnes transforme l’humeur du promeneur, l’état d’âme d’un amant heureux peut à son tour transformer la qualité de l’air. Saint-Preux écrit ces lignes après l’aveu que Julie lui fait de son amour. Ce roman est un rêve éveillé, où Rousseau cède à l’appel imaginaire de la limpidité qu’il ne trouve plus dans le monde réel mais à Clarens. Le thème des deux charmantes amies, Julie et Claire, constitue la zone de transparence autour de qui se cristallisera une société intime. À mesure que l’on avance dans l’ouvrage des secrets sont dévoilés. Les amours sont adultères mais ils sont évoqués devant Claire. L’enjeu est la clarification, la purification de cet amour. Et alors il pourra être révélé à un plus grand nombre. La conquête de la vertu prend la signification d’une conquête de la confiance. Cette étroite compagnie éclairée a une économie maternaliste ; ils vivent sous les regards des uns et des autres, constituant un corps social. Rousseau invoque le principe moral de la communication des âmes. « Sentir et jouir sont pour moi la même chose ». Dans l’unité supérieur du sentiment moral, Julie se réconcilie avec le bonheur immédiat de la sensation. La voici maintenant rendue, dans un retour où s’achève le circuit de l’unité. Une double négation s’est produite, un double effort libérateur s’est produit : suivre son désir et sa nature contre la société conventionnelle, y renoncer de façon vertueuse. Si Rousseau s’élance sur la voie difficile de la synthèse dialectique, c’est parce qu’il désire originellement pouvoir accepter à la fois la jouissance physique et l’exaltation de la vertu. Et ce parce que cette simultanéité n’est pas donnée immédiatement. Place au temps ? La synthèse est exprimée dans la fête des vendanges. 

La musique et la transparence. Rousseau la définit comme une mélodie douce, champêtre, naturelle, et qui produit son effet par elle-même. Une romance à l’unisson, l’interprète n’a pas à s’entremettre. La personnalité de l’interprète et la jouissance purement sensitive sont des obstacles interposés entre une essence musicale et l’âme des auditeurs. Il faut bien qu’il y ait une voix qui chante et une oreille pour l’entendre mais il faut que le chanteur et l’oreille transmettent sans intercepter. Il y a un milieu conducteur qui fait passer la sensation au sentiment. Tandis que chantent les voix des femmes, Saint-Preux et Julie sentent s’éveiller les temps éloignés. 

Le sentiment élégiaque. Le regard sur le passé, le tressaillement, le charme, tout cela définit l’état d’âme élégiaque. L’expression d’une nature perdue s’offre comme la présence fantomatique d’un monde qui n’est plus. Le sentiment qui n’est pas dans la chanson populaire s’éveille à son contact. Ce rappel d’un passé regretté établit une distance entre le présent et le passé, une tension. Et donc une souffrance ; mourir représente la seule détente possible : Julie mourra heureuse. On sent affleurer la pureté d’un temps originel, mais elle affleure comme une fiction. La confiance des belles âmes ramène le règne de la limpidité. Elles gardent ainsi le souvenir de leur tribulation entre la transparence initiale et la transparence restaurée : elles connaissent leur historicité. Le bonheur actuel soutenu par la volonté est précaire. Elles pourraient, lassées de vivre à la pointe de la volonté, retomber dans l’opacité. 

La fête. Cette image de l’innocence idyllique est une fiction, un jeu symbolique qui renvoie à l’antiquité biblique, tel qu’il réussit dans la société très intime de Clarens. Point d’acteurs masqués, point de spectateurs plongés dans l’ombre. Chacun est à la fois acteur et spectateur. Voici une image-clé de l’œuvre de Rousseau. Il n’y a pas de pure joie que la joie publique. Cette joie est sans objet et elle est universelle. Qu’y montrera-t-on ? Rien. Il devient alors possible que tous se montrent et se regardent. Le rien est nécessaire à l’apparition de la totalité subjective. L’exaltation de la fête collective a la même structure que le contrat social. Regarder tous ses frères et être regardé de tous. Animez-vous jeunes fillettes ! Vous vous retrouvez dans l’espace d’un moi commun. 

L’égalité. Tout le monde est égal et personne ne s’oublie. Voici dans l’organisation économique du domaine de Wolmar les caractéristiques d’une attitude paternaliste. Les serviteurs sont bien quand ils restent à leur place. Il n’y a pas d’idéal de l’égalité démocratique. Rousseau admet les inégalités des conditions sociales ; il exige une égalité qui se manifestera dans l’élan subjectif d’une participation du peuple entier au spectacle. Peu importe que les institutions ne soient pas égalitaires, il suffit que l’égalité se réalise comme étar d’âme collectif. C’est l’imagination qui universalise la joie. L’image de la fête oscille entre deux idéaux : la première fait s’animer le groupe entier par un commun état d’âme, la seconde image dresse une personne au milieu de la fête, Julie, un être radieux qui communique le mouvement et vers lequel tout converge. Il faut en outre que tout se réalise sans dépenses. 

Économie. À Clarens, l’idéal moral de l’autarcie, transposé sur le plan économique, prend la forme d’une société fermée, qui subvient seule à ses besoins. Il n’y a pas de gestion capitaliste ici ; il n’y a pas accumulation de bénéfices de la production. On troque dans le domaine, on consomme tout le surplus après avoir gardé de quoi maintenir le système d’auto-suffisance. L’argent, intermédiaire abstrait, concerne l’extérieur à la communauté ; son utilité est très marginale. Cette économie efface cette négation de la nature qu’est le travail. C’est la raison qui définit le nécessaire, retranche le superflu, ajuste le travail aux besoins légitimes ; elle assigne les limites à l’intérieur desquelles tous vivront dans un contentement frugal, elle abolit le règne de l’opinion, effaçant le mal de l’état de civilisation sans supprimer les avantages. Le travail devient jouissance. Comme chez les stoïciens. 

Divinisation. Cette réussite est pleinement humaine, purement terrestre. Ainsi s’établit sur terre une anticipation du Royaume de Dieu. Limité à un petit groupe d’élus, qui goûtent le bonheur de l’unité. Car la présence immédiate, la suffisance absolue, la jouissance interne, le pouvoir ordonnateur sont des privilèges de Dieu. Seulement, nous l’avons vu, une activité qui ne sort pas de l’horizon du moi est l’équivalent d’une indépendance oisive ; la suffisance donne à l’activité matérielle de Wolmar la valeur d’un infini repos. Jean-Jacques oisif et Wolmar actif accèdent à la même divinité. 

La mort de Julie. L’archétype de Tristan active la nouvelle Héloïse comme une reprise sur le ton bourgeois, en imposant aux amants des obstacles insurmontables dont ils ne triomphent qu’en se réunissant dans la tombe. Pour conserver la passion qu’il dépasse, Rousseau entreprend de la sublimer. Déjà la mort à deux (la séparation des corps) représente une négation de la passion charnelle. Puis cette négation doit être sublimée à son tour, et la passion amoureuse se régénère pour s’élancer vers Dieu : elle se sauve en se niant mais il n’empêche que la mort religieuse de Julie peut encore être une mort d’amour. Un certain nombre d’équivoques subsistent. La synthèse de la nature et de la culture réalisée à Clarens, c’est Kant qui nous a suggéré de la chercher. Rousseau a-t-il eu l’intention d’opposer les contraires pour les réconcilier ensuite ? Les contradictions internes et l’aspiration à l’unité ne s’ajustent pas intellectuellement dans un système coordonné. L’aspiration à l’unité reste éternellement insatisfaite. Ce roman est un roman idéologique. Mais pour le bénéfice de l’œuvre, la recherche de synthèse morale n’empêche pas un constant glissement dans l’ambivalence passionnelle. Ainsi l’attrait de l’ échec contrebalance l’aspiration au bonheur, le désir de la punition coexiste avec la volonté de la justification. Tout n’est pas clair dans le cœur de Julie. La cause de son chagrin c’est que Wolmar refuse de croire en Dieu. Devant lui elle dissimule sa foi chrétienne. Une aura mélancolique auréole les époux. Julie a la preuve de la vérité de l’existence de Dieu. Elle place sa vie sous l’égide d’un perpétuel Jugement. Mais malgré la preuve elle se sent séparée de Dieu. Rousseau croise deux visions théologiques : protestante et catholique. Remarquons que la contemplation médiate de Dieu, selon Julie, passe par le monde et non les Evangiles. Son Dieu est celui de Denys l’Aréopagite invitant l’âme aimante à l’humble adoration des créatures. Dieu a voilé sa face mais le monde est une théophanie. En mourant Julie accède à la communication immédiate. Délivrée de l’obstacle de la vie charnelle, elle voit se lever le voile. Selon un dualisme manichéen séparant esprit et matière, la mort provoque l’abolition de tous les obstacles interposés, la disparition de tous les moyens. L’âme délivrée jouit de la vision de Dieu. Elle devient un témoin transcendant. Saint-Preux couvre le visage de la défunte d’un voile serti de perles. Le voile redevient un objet réel. Le voile est la séparation et la mort. La métaphore du voile passe dans la réalité par étapes successives : avant d’être objet concret il est objet de rêve. Le voile est le témoin de la séparation des amants.

Chapitre 6 : les malentendus

Avant de devenir un écrivain, Rousseau a découvert la force et l’impuissance de la parole. Le langage ne va pas de soi. Rousseau a beaucoup de mal à parler en public. Sa timidité et ses attentes le déforcent. Et alors soit il frise le ridicule, soit il force. « Quand on me remarque, je ne suis pas fâché que ce soit d’une manière un peu distinguée ». Quitte à ce que cette manière un peu distinguée puisse provoquer le scandale. Car le scandale vaut mieux que de ne pas compter pour les autres. En présence des autres il y a un malentendu qui l’empêche de s’exprimer selon sa vraie valeur. Comment échapper au risque de la parole improvisée ? En écrivant. Il se confiera à la parole écrite. Écrire et se cacher. On s’étonne de l’égale importance qu’il accorde à ces deux actes. L’acte d’écrire vise un résultat qui ne peut pas être écrit, un but qui est hors de la littérature. 

Le retour. Et d’abord le problème de l’accueil. À défaut d’accueil spontané, Jean-Jacques aggrave le malentendu jusqu’à en faire une situation de rupture : mais c’est pour ensuite surmonter cette rupture dans l’effusion d’un retour pathétique. Dans la nouvelle Héloïse, Saint-Preux est d’emblée présenté comme un étranger accueilli. Dans le cinquième livre de l’Emile, on nous montre successivement l’accueil, les séparations, le retour. Égarés dans la campagne , surpris par la pluie, Emile et son précepteur demandent l’hospitalité dans une maison inconnue. Ils sont généreusement accueillis par une famille modèle. Et là il rencontre le regard de la jeune fille pure. Un nouvel âge de la vie commence par l’éveil à l’amour. Bientôt surviennent les querelles et puis la rupture. Le précepteur veut qu’Emile voyage et en laissant Sophie, là. La séparation se fait dans les larmes. La séparation prendra fin et l’on assistera à un délire d’un retour. Retourner c’est se rapatrier dans une origine profonde. Voici les jeunes gens mariés. Mais installés à Paris, la grande ville les corrompt. Sophie est infidèle. Dans sa solitude, Emile boit l’eau de l’oubli. Dans la solitude il va renaître à lui-même. Mais le retour à soi n’est encore rien s’il n’est accompagné de la réconciliation des âmes séparées. Dans la vie comment être accueilli dans l’égalité ? S’il doit signifier l’union immédiate des âmes ? Voici l’épisode de Mme de Warens à qui il a envoyé une demande écrite. Plus besoin de parler ; l’espace est libre pour l’échange de regards. Sa réponse est dans le tressaillement des yeux. Mais Jean-Jacques a la bougeotte. Et quand il revient il s’attend à ce qu’on l’ait attendu. Mais bien sûr la place est prise par un autre. Un retour heureux aurait fixé sa destinée, un retour manqué décide de la privation de bonheur. Avec ses amis, Rousseau se dispute pour un rien mais il envenime la situation pour frôler la rupture et éprouver le retour dans la réconciliation. Le plus souvent il éprouvera une joie humiliée : être aux genoux de sa maîtresse, obéir à ses ordres, lui demander pardon, en attendre la fessée. Ce sont là tendres jouissances. La scène idéale mêle carresses et punitions. Aucun malentendu ne s’efface : les obstacles, les soupçons, les mots cruels auront été accumulés ; seule demeure la rupture. 

Sans pouvoir proférer un seul mot. Le moment du retour nie le langage négateur. On assiste à un cyclone affectif ; dans l’instant idéal du retour, le bouleversement physique de l’émotion porte en soi une signification suffisante, il déborde littéralement de signification. Être ému et manifester l’émotion ne font qu’un. Tout reste au niveau du corps, mais le corps a cessé d’être un obstacle. Le monde s’ouvre pour m’accueillir, je fais s’ouvrir les cœurs. Le monde était étroit quand il fallait recourir au truchement de la parole ; maintenant que le langage ne fait plus qu’un avec le corps et l’émotion, l’univers déploie l’espace exigé par le cœur. Cette magie est une façon de vivre à travers le corps. L’émotion est la forme la plus immédiate de l’action sur le monde extérieur : son efficacité consiste à transformer le monde sans dépasser le corps et sans appliquer sur le monde aucune activité instrumentale. Cela ira jusqu’aux maladies psycho-somatiques. 

Le pouvoir des signes. Communiquer sans passer par l’intermédiaire du corps et du monde sensible, c’est un privilège qui n’appartient qu’à Dieu. Entre personnes humaines, la communication immédiate est impossible : il en résulte que nous devons recourir aux gestes et à des signes sensibles. Selon Locke, l’idée elle-même est déjà le signe de la chose considérée, de sorte que la parole, signe de l’idée, est le signe d’un signe. Si Rousseau persévère dans sa volonté d’écrire, c’est pour provoquer le moment où la plume lui tombera des mains. Et où l’essentiel se dira dans l’étreinte muette de la réconciliation et du retour. L’acte d’écrire ne devient heureux qu’à partir du moment où il n’a plus de destinataire extérieur. Il écrit pour affirmer qu’il vaut mieux que ce qu’il paraît ; mais il écrit aussi pour proclamer qu’il vaut mieux que ce qu’il écrit. Rousseau ne prend la plume que pour renvoyer le lecteur au sentiment qui précède le moment d’écriture. Jean-Jacques en appelle à la vérité de la vie contre les malentendus de la parole écrite. Il faut qu’on ne le tienne pas pour responsable des paroles folles qu’il a écrites dans le délire de la douleur. Il va devoir indéfiniment rétablir la vérité, reconstruire l’image exacte, se déclarer différent des paroles qui lui sont échappées, contester la validité des pièces qu’il a lui-même fournies à ses juges. Il a besoin de la médiation du langage pour dire qu’il ne veut pas de cette médiation. Et Rousseau développe un projet concernant de nouveaux signes pour la musique. Cette méthode grandement facilitatrice est celle qui est servie à Emile. Libéré de contraintes d’apprentissage, l’enfant est rendu à la liberté de grandir parmi les choses. À l’état de nature, l’homme vit dans l’immédiat. Et comme la parole ne peut naître que lorsqu’il y a un manque à compenser, l’homme naturel ne parle pas. Mais l’homme veut être reconnu par l’homme ; la perfectibilité laissée dans l’état de nature à une virtualité, trouve tardivement à se développer. Elle produira toutes les inventions. Il y a donc un commencement du langage. On ne peut revenir à la langue primitive et on fera la distinction entre les signes naturels et les signes artificiels. Mais Rousseau construit l’utopie d’une communication par signes naturels. Cette langue là ne sera pas universelle, elle sera réservée aux initiés. Que des choses sont dites sans ouvrir la bouche et c’est la lettre sur « la matinée à l’anglaise » rapportée dans Dialogues et qui fait pendant à la fête des vendanges. Pour saisir cette communication qui consiste dans l’état partagé de sympathiser, il nous faut rapporter l’épisode de la rencontre avec Mme Basile centrée sur le « geste du doigt ». Croyant ne pas être vu d’elle, Jean-Jacques s’approche de la dame dans un état d’émotion érotique manifeste. Mais Mme Basile l’a vu arriver dans un miroir. Par le geste impérieux du doigt elle enjoint que Rousseau s’agenouille à ses pieds. Le problème de cette catégorie de signes tient à l’équivocité de son interprétation. Si pour Mme Basile cela chercherait à mettre l’intrus à sa place, pour Jean-Jacques cela ouvre un espace pour une rencontre amoureuse, renvoyant à la jouissance de la fessée de son enfance. Pour Rousseau il n’y a ici rien d’équivoque, rien à interpréter, le sens est évident, immédiatement saisi par les initiés. Bien sûr la réalité a vite fait de le détromper. Et le délire d’interprétation de Rousseau n’est que le renversement parodique de son espoir d‘une langue secrète grâce à laquelle les cœurs s’ouvriraient. Le voici donc entouré de signes péremptoires. Rousseau ne sait pas lire ces signes au moment de leur surgissement, il a besoin de temps et donc d’un retour pour dégager le sens du signe depuis une position d’après-coup. Une étrange ligne de démarcation sépare une zone de conscience et une zone où l’angoisse  accepte le signe comme évidence. Les brusques renversements d’affectivité sont des réponses à ces signes. Il y a une troisième catégorie de signes : les signes accidentels. En constituant un herbier, Rousseau classe les plantes de façon scientifique. Mais telle ou telle page regardée dans une rêverie peut offrir l’occasion de s’ouvrir à un retour massif de souvenirs précis lié à l’instant de la récolte. Cet univers remémoré est plus vrai et vivant que celui qui est perçu banalement au quotidien. 

La communication amoureuse. L’expérience sexuelle est un problème. Le désir ne se connaît même pas comme désir, mais comme trouble. La place de Mme de Warens qu’il appelle maman fait allusion à la mère de Jean-Jacques qui est morte en le mettant au monde. Une fois devenu l’amant de sa « maman », Rousseau s’élance au-delà de l’amour charnel. Ce qui compte n’est pas le commerce des sens, mais quelque chose de très semblable au bonheur d’une possession plus essentielle et qu’on ne peut perdre qu’en cessant d’être. 

L’exhibitionnisme. Aberrante sexualité bien sûr. Mais qui pourtant aura effet de lancer l’écrivain dans des narrations autobiographiques. Tout se passe comme si Jean-Jacques avait bu l’eau de l’oubli, refusant d’appartenir à son passé, pour se donner tout entier à son désir présent. Jean-Jacques croit qu’il suffit qu’il s’expose pour exercer une fascination autour de lui. L’écrivain produira des pages fascinantes bien plus efficaces que ne l’avait fait la simple présence physique. Il perdra beaucoup en refusant les médiations du langage de tous, il perdra la pureté du sentiment immédiat et la possibilité de la communication concrète avec les autres. Mais il gagnera un style et sera un immense écrivain. Ainsi se constitue une magie de la représentation : on se passionne pour lui. 

Le précepteur. Rousseau a voulu s’immiscer en tiers dans les apprentissages amoureux. Partageant les ébats d’un couple en prétendant s’en tenir à distance pédagogique. Produisant des conseils. Ce n’est pas loin du sadisme. La responsabilité de l’engagement dans l’acte sexuel lui répugne. Thérèse sera à son service quand le besoin s’en fera sentir. Mais l’amour sera vécu en dehors. Et sans en assumer les servitudes matérielles.

Chapitre 7 : les problèmes de l’autobiographie

Qui suis-je ? Sans doute l’acte du sentiment qui fonde la connaissance de soi n’a-t-il jamais le même contenu. D’où la multiplicité de l’œuvre antobiographique : les Confessions, les Dialogues et puis les Rêveries. Car tout est toujours à recommencer. La sixième promenade, loin d’insister sur le défaut de clarté intérieure, se présentera au contraire comme une élucidation parfaite de ce qui, au départ, semblait manquer d’évidence. Mais cette transparence se produit en vain. Il ne suffit pas de s’offrir à tous les regards, il faut encore que les autres acceptent de voir la vérité ainsi offerte. Il faut qu’ils aient le don de comprendre ce langage. L’erreur est dans le regard des autres. Les Confessions sont une tentative de rectification de l’erreur des autres. L’apologie personnelle et l’autobiographie deviennent nécessaires parce que la clarté de la conscience de soi est insuffisante à Jean-Jacques tant qu’elle ne s’est pas propagée dans le regard éclairé des autres. Provisoirement toujours. Dans les Dialogues, Jean-Jacques se juge. Alors sous le regard du Juge pour qui justice et vérité sont synonymes, il prendra possession du privilège corrélatif, qui lui donnera, à lui créature jugée, la certitude désormais irrévocable qu’exister et être innocent sont deux termes synonymes. L’affirmation des droits du sentiment et la justification de l’homme du peuple vont ici de pair. L’œuvre sera aussi le manifestte d’un homme du tiers état. Sa condition d’étranger et de nullité sociale lui ont permis de se mouvoir librement et d’observer tous les états de la société française. L’image universelle de l’humain qui appartenait jusqu’alors à l’aristocrate, à l’honnête homme ou à l’homme de qualité, passe entre les mains d’un parvenu de la culture, d’un bourgeois qui, tirant parti de la décomposition de la société aristocratique, a su tout voir et tout juger. 

Comment peut-on se peindre ? Telle considération de Rousseau, qui semble établir l’existence d’une part inconnaissable de la vie psychologique, ne concerne en réalité que l’observateur extérieur. Rousseau sera le seul à offrir de soi un portrait complet. Pour la première fois un homme va se peindre tel qu’il est. Rousseau s’excepte. Cependant il revendique pour cette entreprise une portée considérable ; elle offrira aux autres hommes une pièce de comparaison. On constate que Rousseau est incapable d’en passer par le regard de l’Autre (il lit son inconscient à ciel ouvert et intégralement) ; il affirme pouvoir se décrire dans tous les recoins de l’âme humaine sans rien laisser dans le noir. La vérité est un privilège unilatéral : les autres devront le connaître pour mieux se connaître. Ils devront l’innocenter pour parvenir à s’apprécier eux-mêmes. 

Tout dire. Se connaître est un acte simple et instantané. Mais ce sentiment ne peut se contenter de sa propre certitude : il faut la communiquer dans un acte expressif tout aussi simple. Le problème est d’obliger les autres à se faire une image véridique du cœur de Jean-Jacques. Il s’en remet à ses témoins : c’est à eux qu’appartiendra de construire l’image unique et de la juger à partir d’une surabondance de documents qui les contraindront à voir le vrai Rousseau. Devant une synthèse toute faite, les hommes se méfient. Rousseau offrira la matière première pour que les autres l’unissent en une synthèse. Rousseau confie au lecteur la tâche de réduire la multiplicité en unité, il lui fait confiance. Un homme si confiant, comment pourrait-il être mauvais ? Du coup Rousseau rejette sur les autres la responsabilité de tous les malentendus. Mais comment parvenir à tout dire ? Le risque n’est-il pas immense, puisque la moindre omission compromet la vérité de l’entreprise ? Rousseau parle sous la menace. Ce ne sera plus pour satisfaire les exigences du lecteur, mais pour défier l’hostilité universelle. Mais le langage commun permet-il de tout dire ? Cet homme veut marquer sa différence par un autre langage, qu’il sera le seul à employer (cassant le moule après usage). Il y aurait à substituer le langage à la vie. Dans l’ordre des valeurs la vie passe avant la littérature laquelle n’est que son ombre. Il ressent un besoin de plénitude silencieuse qui contrebalance le besoin de justification totale. Il emploiera une méthode génétique : suivre chronologiquement le développement de sa conscience. La continuité de l’enchaînement et la discontinuité des moments premiers n’ont rien d’irréconciliables ; il y a entre le continu et le discontinu une parfaite interdépendance qui fait que chaque trait nouveau marque dans la symphonie l’entrée d’une voix qui ne s’interrompra plus. Mais jusqu’où remonter pour trouver ces premières causes ? « J’aurai toujours le style qui me viendra » : la formule est significative. Elle indique la volonté de céder l’initiative au langage. Rousseau laisse parler son émotion et accepte d’écrire sous dictée. On voit paraître une nouvelle conception du langage. Dès lors la relation entre le sujet parlant et le langage cesse d’être instrumental. Maintenant le sujet et le langage ne sont plus extérieurs l’un à l’autre. Sujet, émotion, langage ne se laissent plus distinguer. Hegel a décrit cela comme langage de la conviction intérieure. Mais ma mémoire d’évocation est faillible, non ? À quoi Rousseau répond : comme dans le mythe de Glaucus, l’essentiel est resté intact. Car l’essentiel n’est pas le fait objectif mais le sentiment. La mémoire affective semble donc infaillible. « Les objets font moins d’effet sur moi que leurs souvenirs ». En déformant son image, il révèle une réalité plus essentielle, qui est le regard qu’il porte sur lui-même, l’impossibilité où il est de se saisir autrement qu’en se déformant. La parole authentique est libre de déformer et d’inventer, à la condition de rester fidèle à sa propre loi. Or cette loi intérieure échappe à tout contrôle. La loi de l’authenticité n’interdit rien mais n’est jamais satisfaite. Elle n’exige pas qu’elle reproduise une réalité préalable mais qu’elle produise sa vérité dans un développement libre et ininterrompu. Elle donne ainsi une valeur de vérité à l’acte auquel la morale rigoureuse pourrait reprocher d’être une fiction, une invention incontrôlable. Alors la coïncidence de la parole et de l’être se donne du premier coup, « dans l’élan même de l’affirmation du moi qui se sait comme essence » (Hegel). La parole est le moi authentique mais en même temps elle révèle que la parfaite authenticité fait encore défaut, que la plénitude doit encore être conquise.

Chapitre 8 : la maladie

L’extrême singularité devient anomalie lorsqu’elle rompt toute relation de réciprocité. Pour décider du normal et de l’anormal, il faut s’en remettre à la décision préalable de ceux qui ont établi les normes, mais la norme n’est jamais qu’une exigence impérieuse élevée au rang de loi objective et scientifique. La discussion reste donc ouverte sur la part de maladie dans la vie et l’œuvre, sur le lien qui pourrait unir son délire et sa pensée raisonnable. Le développement morbide réalisera la mise en évidence caricaturale d’une question existentielle fondamentale que la conscience n’a pas été capable de dominer. En ceci la folie de Rousseau nous est infiniment moins mystérieuse que la schizophrénie. Dans les derniers écrits, on verra tour à tour un homme qui se prétend rejeté hors de tout ordre, et un homme qui s’affirme comme le modèle unique sur lequel un autre ordre humain légitime pourrait se construire. Le vœu amoureux (se dessine déjà dans le chapitre précédent une recherche de l’amitié ; l’amitié se définit, comme le montre Hegel, par une relation entre le moi et son essence : un partage de la vie même) semble trouver une réalisation parodique et masochiste dans l’univers de la persécution. Et cette unanimité qui faisait le caractère exaltant du pacte social, la voici qui se réalise contre Rousseau. « La ligue est universelle, sans exception, sans retour ».

La réflexion coupable. Il convient ici d’examiner le rôle dévolu à la notion de réflexion et à celle d’obstacle. La réflexion nous fait perdre la présence immédiate du monde naturel ; c’est pourquoi dans la théorie, le développement de la réflexion est contemporain de l’invention des premiers instruments. On est dans les premiers Discours.  La réflexion qui a voilé la vérité des choses a permis au sentiment moral de se dévoiler en nous et de s’imposer catégoriquement. Tout change dans l’accentuation que Rousseau impose à ses idées en écrivant les Dialogues. La réflexion nous fait dévier de notre vrai but. Nous trouvons ici refuge dans le langage de la mécanique, l’équivalent de ce que Rousseau affirmait lorsqu’il définissait l’homme qui réfléchit comme un homme dépravé. Mais maintenant réfléchir est une faiblesse humaine. En deça de la réflexion, il y a l’amour de soi par quoi notre existence s’affirme innocemment. Ne peuvent mentir, ne peuvent se déguiser que ceux qui, par la réflexion, se comparent aux autres humains. Maintenant nous sommes dans un lieu sans chemins. C’est un monde tronçonné, mutilé. La vie immédiate et la pensée réfléchie s’opposent sans espoir de réconciliation : aucune voie ne conduit de l’une à l’autre. Aussi les Dialogues sont une réflexion dirigée contre la réflexion. C’est là que réside le non-sens, l’erreur des Dialogues. Pour échapper à cette contradiction, le Rousseau qui nous parle est totalement étranger à l’image qu’il construit de lui-même. Là réside l’aliénation au sens psychiatrique. Nous voyons cette division passer dans Rousseau et dresser à l’intérieur de sa conscience l’hostilité de deux mondes qu’aucun chemin ne réunit. Il n’a ni anéanti ni dépassé la réflexion ; il l’a expulsée. Et du même coup il s’est condamné à ne pouvoir parler de lui-même que du dehors, depuis le point de vue de la faute. La réussite parfaite serait de pouvoir se livrer naïvement à la sensation en oubliant qu’elle est un moyen mis en œuvre par la réflexion. C’est une mystification que de croire ainsi en finir avec la réflexion, et Rousseau semble vouloir être tout ensemble le mystificateur et le mystifié, l’enchanteur et l’enchanté. Il veut se gouverner mais en se laissant gouverner par les choses. Mais comment préserver la pureté primitive des sentiments tout en les gouvernant ? Nous serons exilés de l’origine sans avoir pris pied dans le domaine de la pensée rigoureuse. La réflexion et l’empire des sens ne peuvent habiter une même âme. Aussi Rousseau distinguait-il l’homme de la sensibilité et l’homme de la réflexion ; il en faisait deux personnages, Emile et son précepteur. Tel est le but de l’éducation : plus tard, l’homme de la sensibilité possèdera aussi les pouvoirs de la réflexion ; plus tard la synthèse aura lieu. Sans doute le précepteur a-t-il l’intention de favoriser à son heure, l’éveil d’une responsabilité plénière ? Mais pendant toute la durée de l’éducation, l’élève est entièrement manœuvré par le précepteur. Le précepteur a volé la liberté à son élève, pour le préparer à son bonheur et à sa liberté future. Rousseau se sent visé par une réflexion hostile à laquelle il attribue une évidence absolument irréfutable. 

Les obstacles. Pour s’être heurté aux obstacles, les hommes découvrent la nécessité du pacte social. Ici aussi il y a une mutation décisive qui s’effectue par la vertu d’un effort contre l’obstacle. L’adversité des choses détermine l’invention d’une forme d’existence et d’une organisation sociale entièrement neuves. L’humanité se crée au contact de l’obstacle. La réflexion naît au contact de l’obstacle. Mais elle est coupable. Que faire donc de l’obstacle ? Puisque Rousseau jette l’anathème sur la réflexion, il faut s’attendre à le voir se détourner de l’obstacle. C’est cette attitude que nous retrouvons dans les Dialogues. Cet homme franchit les obstacles comme s’ils n’existaient pas, ou s’arrête devant eux comme s’ils étaient insurmontables. Il ne veut pas tenir compte de l’adversité des choses. S’appliquer à vaincre cette adversité signifierait que l’on accepte de quitter les jouissances immédiates, pour subir la loi des instruments, des techniques et de la médiation. Une âme forte ne se laisse pas défléchir. Le modèle mécanique convient à son intention de ne compter qu’avec l’énergie qui se dépense au niveau de la source. Au départ du projectile, tout est décidé d’avance ; littéralement l’acte explose à distance de l’obstacle. S’il ne pulvérise pas l’obstacle, il n’a d’autre ressource que de s’immobiliser complètement. Rousseau habite un monde infiniment ouvert et une prison hermétiquement close. Si l’obstacle s’anéantit sur son passage, c’est que Jean-Jacques aura pu rejoindre d’un coup l’objet idéal de son désir. Ce qui compte c’est l’état d’âme qui correspond à la possession. Ce sera donc faire plus, si l’on atteint cette jouissance sans passer par le détour du monde, sans affronter la résistance des obstacles mais en se donnant simplement l’image de l’objet convoité. Rousseau préfère ce qui n’est pas. Le moi est un espace sans obstacles. Quand Rousseau n’occupe pas l’espace libre, il se retrouve dans un monde où tout est devenu obstacle. La résistance des choses quand il s’y heurte, lui apparaît apostée sur son chemin pour lui annoncer qu’il est persécuté et pour l’empêcher de savoir qui le persécute. Comment agir sur un monde truqué ? Rousseau attribue l’ambiguïté de sa propre perception à l’œuvre des ténèbres que l’on a ourdie pour le perdre. Il ne veut pas savoir que c’est lui qui donne à toutes les choses leur signification d’obstacles. Rousseau s’avance dans un labyrinthe immense où l’on ne lui laisse apercevoir dans les ténèbres que les fausses routes qui l’égarent de plus en plus. Son acte, sa parole, dès l’instant où ils lui échappent, il les voit qui tombent au pouvoir des ennemis. Le domaine de l’action est entièrement au pouvoir de ces Messieurs. 

Le silence. À la fin des Confessions, Rousseau rencontre le silence, qui est l’obstacle ultime, le mystère d’iniquité. Le mur des ténèbres qui circonvient Jean-Jacques se renforce par un cercle de silence obstiné. Alors que la lecture des Confessions avait été une tentative de dévoiler directement la vérité, le seul espoir qui reste, c’est d’atteindre indirectement les hommes d’un autre âge, dans le futur. Il n’est plus question que d’un dépôt pour la postérité. Il va chercher de rejoindre le Juge tout en contournant l’obstacle. Il laisse au Ciel le choix de l’heure et des moyens. Voici l’Histoire du précédent Ecrit (Dialogues). Dans l’intention de déposer son manuscrit dans l’église, il bute sur une grille qui l’empêche d’accéder au chœur. S’en suit un grave état confusionnel dès que la relation à la transcendance est refusée. Le dernier Témoin manque à l’appel. 

Inaction. La seule action légitime est celle qui prend appui non sur une culture préétablie ni sur une tradition qui a déjà créé ses instruments, mais sur la nature intacte. Rousseau s’élève contre la technique. Inconséquence qui n’en est pas une, et qui s’éclaire à la lumière de la liberté de l’individu. Si Rousseau désire une action sans antécédents, il souhaite qu’elle soit aussi sans conséquences. Il n’a jamais aimé se voir lié par les conséquences de ses actes. Le refus de la paternité est l’expression de cela. Alors au lieu de paralyser totalement l’initiative de Jean-Jacques, l’impuissance de dominer les conséquences lui donne l’audace d’accomplir des actes instantanés d’une extraordinaire étrangeté. Le mieux est de se taire et si l’on éprouve le besoin d’agir, il faut alors ramener l’acte au plus près de soi, dans la lueur éphémère de l’instant présent. La promenade. La marche produit un état hypnoïde. Le bêchage. La rêverie sur fond d’automatismes gestuels n’est pas toujours une rêverie heureuse. 

Les amitiés végétales. C’est un pis aller. Jean-Jacques recourt à la plante afin de pouvoir recourir plus tard à l’herbier. Ce qui se révèle alors c’est la pauvreté essentielle de l’immédiat. Mieux encore que la répétition de son propre type, la fleur collectionnée devient le signe grâce auquel un sentiment s’arrache à l’oubli et se répète, sans rien perdre de sa vivacité première. Son angoisse ne s’apaise que lorsqu’il peut s’abandonner à une activité qui n’est ni l’intériorité mauvaise de la réflexion, ni l’extériorité dangereuse de l’action qui cherche sa fin hors d’elle-même. Seul reste le cercle clos de la répétition, un cycle qui n’a d’autre sens que sa réitération.

Chapitre 9 : la réclusion à perpétuité

Il n’est plus responsable : n’y a-t-il pas là un invincible motif de soulagement ? Il n’y a rien d’autre à faire que d’être et de rêver, on n’est pas tenu de faire le bien, et l’on ne peut plus être accusé de faire le mal : « on n’a qu’à vouloir être heureux pour l’être ». 

Les intentions réalisées. On discerne dans les derniers textes de Rousseau, tout un réseau de motivations. Elles sont toutes liées entre elles, si bien que chacune peut figurer tour à tour au premier rang. L’intention de resserrement et de dépouillement est évidente. Rousseau exprime sa plainte en recourant à un procédé stylistique, une litanie avec l’adjectif seul : livré à moi seul, seul étranger, seul sans appui. Et là on assiste à un renversement du rien au tout, mais qui n’est possible que quand le rien est atteint. La volonté de dépouillement fait apercevoir une volonté de liberté immédiate. C’est une liberté qui n’a aucune tâche en dehors d’elle-même. Elle ne lutte pas contre la dépossession et l’aliénation ; elle les laisse s’accomplir. Elle sera la part inaliénable qui subsiste en dépit de toutes les aliénations, le résidu dont l’homme ne peut être dépossédé. « Quiconque veut être libre l’est en effet ». En présence de l’obstacle insurmontable, il n’y a plus d’obstacle entre moi et ma liberté ; elle se réalise immédiatement. Elle sera le refuge où Jean-Jacques ne pourra être rejoint, la seule patrie d’où le citoyen ne pourra plus être caché. On découvre alors que la volonté de liberté immédiate peut se définir comme une volonté de présence à soi-même. Une limite extrême est atteinte par la persécution, au-delà de laquelle il ne peut plus rien arriver. Cet au-delà c’est le présent. C’est un dehors sans retour où les hommes apparaissent nuls et où Jean-Jacques devient nul pour eux. C’est l’extrême étrangeté, la désorientation définitive dans un lieu qui ne peut plus se définir selon les coordonnées habituelles de l’espace et du temps. Il faut que le transfert de responsabilité soit définitif et par conséquent, il faut que les méchants ne laissent aucune issue à Rousseau. « Je gémissais du sort qui m’avait amené là comme si ce sort n’eût pas été mon ouvrage ». Rousseau sait bien que dans cette accusation du sort il y a un transfert frauduleux de responsabilité ; il sait se critiquer quand il rapporte l’épisode de sa conversion dans les Confessions. Rousseau paraît prêt à sacrifier le principe de la liberté : le paradoxe apparaît dans les Dialogues : après avoir lancé l’anathème contre les philosophes matérialistes le reproche de croire que tout est l’ouvrage d’une aveugle nécessité, il affirme que sa conduite est une simple impulsion du tempérament déterminé par la nécessité. Il se réfugie dans l’innocence d’une vie machinale et presque automate alors qu’il vient de s’emporter. Cependant cette passivité n’est pas incompatible avec la liberté. Sa liberté est une liberté inopérante, désoeuvrée, qui veut n’avoir affaire qu’à elle-même. Sa liberté n’est pas liberté pour l’action, mais pour la présence à soi. Rien ne ressemble plus à une conscience sans prise sur le monde extérieur, qu’un objet sans intériorité et soumis aux forces qui le meuvent. Ainsi Rousseau définit son existence comme la chaîne de ses sentiments, ou lorsqu’il la définit comme la chaîne de ses malheurs, il dit une seule et même chose qui est sa propre innocence. Ce qui établit le lien entre la série subjective des sentiments et la série objective des malheurs, c’est que les faits extérieurs jouent le rôle de cause occasionnelle par rapport aux états d’âme. Pour assurer le désoeuvrement innocent et la pure présence à soi, ne faut-il pas qu’une volonté très active repousse toute possibilité d’agir, et maintenir ainsi à distance la souillure de la faute ? De même que Rousseau ne sait plus reconnaître sa propre réflexion, il ne sait plus reconnaître son choix, son action, sa faute. Un Rousseau anxieux, obsédé par la faute, tourmenté par la réflexion, terriblement actif, construit pour s’apaiser le mythe d’un Jean-Jacques oisif, incapable de réflexion et d’action, et qui ne s’est jamais engagé volontairement dans les voies du mal. Le simple fait qu’il continue d’écrire prouve déjà que quelque chose manque à cette passivité. La persécution est le moyen par l’intermédiaire duquel Rousseau prend possession de son innocence. La tâche est bien plutôt de faire en sorte que, par essence, la faute ne puisse jamais être la sienne, qu’elle soit toujours une réalité étrangère. Les forces étrangères se voient attribuer la part de culpabilité que le sujet refuse de reconnaître et d’assumer. Mais quelle est la faute que Rousseau projette au dehors ? Le sens de la faute n’est pas ce qui résulte de la mort de sa mère ou de l’abandon de ses enfants. C’est bien plutôt ce qui l’incite à abandonner ses enfants, et à interpréter la mort de sa mère comme un crime qui lui serait imputable. Quant à la réflexion, elle constitue une sorte de péché originel : par la réflexion, le mal entre dans le monde, c’est l’acte par lequel une conscience se découvre différente d’une autre conscience, à laquelle elle se compare et se veut supérieure. Il ne peut pas éliminer la possibilité d’être tenu pour un méchant. Avant donc qu’aucun acte n’intervienne et ne constitue une faute déterminée, la virtualité de la faute est déjà présente au cœur de l’existence, dans la mesure où nous ne pouvons pas vivre sans nous exposer à ce qui nous dépasse ; et cette faute est bien la nôtre, elle est inséparable de notre ouverture au monde. Le processus de la disculpation, chez Rousseau, consiste à interpréter sa propre incertitude devant la culpabilité possible comme un maléfice certain exercé sur lui de l’extérieur. La faute possible est devenue cette hostilité massive, cet obstacle étranger qui a le poids d’une chose. Il y a un perpetuum mobile qui fait que la faute n’est jamais expulsée une fois pour toutes. 

Les deux tribunaux. La conscience de Jean-Jacques ne peut se contenter d’elle-même ; elle veut être une transparence offerte au regard. Une fois l’hostilité des hommes devenue une limite fixe, Rousseau va pouvoir se rapporter à un autre terme fixe qui sera le jugement de Dieu, et qui fixera la possibilité contraire, c’est-à-dire l’image d’un Jean-Jacques innocent. Voici deux instances immuablement absolues et opposées. Rousseau ne peut vivre avec l’incertitude et préfère se présenter devant deux tribunaux dont la sentence est connue d’avance, le oui et le non que l’expérience humaine ne rencontre jamais à l’état pur.

Chapitre 10 : la transparence du cristal

La lumière, la clarté translucide, voilà le partage de Jean-Jacques. Si seulement ils le voulaient les autres le verraient parfaitement. Il faut mourir pour être définitivement du côté de la transparence. Délivré de son apparence, il serait délivré de l’obstacle qui le paralyse. Et l’on découvre dans la sixième rêverie que l’obstacle le plus redoutable, est cette fausse image de Jean-Jacques qui se forme dans les consciences étrangères et qui lui dénie sa transparence. Se rendre invisible, c’est devenir un regard qui ne connaît point d’interdit. Obtenir un beau verre ou de beaux cristaux est très souvent le but en vue duquel toute une expérience s’organise. Et la spéculation va plus loin encore : dans une science dont les concepts fondamentaux sont encore soumis au caprice de l’imagination matérielle, la technique de la vitrification est inséparable d’un rêve d’innocence et d’immortalité substantielle. La propriété commune à tous les corps transparents, c’est la fluidité. « L’eau et les liqueurs entre les parties desquelles leur transparence montre une union immédiate », c’est un postulat chimique. La transparence solide est une fluidité immobilisée. Dans les Institutions chimiques, Rousseau compare son cœur à un cristal. On apprend à reconnaître la valeur morale de la fusion et de la dissolution. Le voile se fige aussi, il n’est plus une mince et flottante séparation, il s’est rabattu sur le monde qu’il cachait, pour enserrer dans un monde de ténèbres. Il faudra l’eau encore, pour que Jean-Jacques , dans une bienheureuse nullité, dans une vacuité totale de pensée, accède au sentiment de l’existence, qui est un bonheur suffisant, parfait et plein. Mais rien ne révèle mieux la transparence que le trouble ténu qui la traverse de temps en temps. Pourtant même quand s’accomplit la plénitude parfaite et que seul subsiste le sentiment de l’existence, Rousseau ne peut se passer des images du monde extérieur ; il a besoin d’un paysage qui s’offre aux sens et qui puisse les fixer jusqu’à l’hypnose. Rousseau revient à soi, à un moi dont il n’a encore nulle notion distincte ; et ce qu’il découvre avec ravissement, ce n’est pas son individu, mais l’espace nocturne où se détache un peu de verdure (le moi en deçà de la conscience de l’identité personnelle et le monde extérieur en deçà de la rencontre d’autrui). Ce qui reste visible des choses et du moi n’est alors nullement leur essence secrète et profonde, mais leur surface, le calme innocent de leur surface. Le malheur reprendra prise sitôt que les profondeurs seront remuées. La surface annonce une mystérieuse puissance qui la soutient et qui assure à l’âme le repos dans la plénitude. Réouvrons la cinquième rêverie. La sensation elle-même constituerait un obstacle, elle nous séparerait d’un immédiat plus central et plus pur qui est sans forme et sans figure. Car l’existence est un immédiat senti qui se situe en deçà de la diversité chatoyante de l’expérience sensuelle. Le sentiment de l’existence s’offre comme le fruit miraculeux d’un oubli. La suprême volupté et la plus pure sagesse consistent à se laisser fasciner par l’apparence la plus superficielle

Jugements. La conscience cesse de vivre harmonieusement selon la norme d’une double relation. Elle se réfugie toute entière à l’un des deux pôles et ne connaît plus qu’elle-même. La nature est ici complice. Les extases ne suppriment pas la persécution, elles en sont la compensation. Livrée au sentiment de l’existence, la conscience goûte la saveur de sa propre unicité où elle croit trouver le dédommagement de l’unité qui se refuse dans l’horizon réel. il n’y a pas de double relation à risquer : tantôt la seule possibilité est de se résigner devant l’hostilité opaque ; tantôt il n’y a plus qu’à se perdre dans la transparence du grand Être, de la présence, de l’existence. Mais l’unité vraie est compromise, du simple fait de l’alternance de ces états contradictoires. Vivre avec ivresse l’imagination du Tout, est-ce suffisant pour réparer l’échec de la double relation ? Que vaut l’unité symbolique que la conscience vit dans la séparation ? Le symbole est-il assez fort pour nier et surmonter la séparation ou n’est-il qu’une illusion dérisoire, une consolation futile ? On connaît la sévérité de Hegel envers la belle âme. Pour Hegel la transparence est une perte de soi, une stérile réassertion de l’identité moi=moi. L’interprétation de Hölderlin est toute différente. Il indique la misère du persécuté devenu pareil à une ombre, mais pour le dresser ensuite dans la lumière d’un lointain soleil. Et ici vient l’image de l’arbre. « La surabondance de la vie, l’infini qui pointe autour de lui comme une aurore, il ne les saisit jamais. Mais cela vit en lui, et présent, chaleureux et efficace, le fruit jaillit et lui échappe ». Entre Hegel et Hölderlin, il y a un profond écart. L’être s’efface jusqu’à la présence la plus nue, jusqu’à la limite extrême où il ne voit et n’entend plus rien. Jean-Jacques connaît un contact, sans obstacle et sans intermédiaire, avec une force cosmique. (À côté d’Hegel, n’oublions pas qu’il y a Schelling). La dépersonnalisation par excès et la dépersonnalisation par défaut cessent d’être discernables. C’est là que Hölderlin considère « comme une surprise » qui effraie l’homme mortel, en l’accablant d’une faveur divine. C’est cette identification du moi et de la nature divinisée que Hegel conteste. Mais Rousseau se défend devant lui en alléguant qu’il ne s’est pas retiré de son plein gré de la vie active : on l’a repoussé. La belle âme a mauvaise conscience. Connaître dans l’extase la coïncidence de l’universel et du particulier, cela ne répare rien. Au contraire, il faut avoir perdu tout espoir pour que le dédommagement extatique devienne légitime. Ces douces extases ne seraient le meilleur qu’à défaut du mieux, à défaut d’amitié humaine. Pour Starobinski, l’image la plus juste est chez Hölderlin : « Et il prend son vol, l’esprit audacieux, comme les aigles / A la rencontre des orages, prophétisant / Ses dieux qui viennent ».  

Me voici seul sur la terre. La vie de Rousseau est rapportée à une époque bouleversée et bouleversante, basculant d’une société à une autre toute différente, au bout de la Révolution de 1789. La bascule de nos regards est requise car il est ici trop facile de réenfermer Rousseau dans sa folie. Sa ressource contre le mal qui le ronge est inépuisable ; elle atteste une force secrète, une puissance presque infinie de se reprendre au néant. S’il y a eu erreur, on entendra surtout le rachat de cette erreur. Rousseau de sa vie a attendu en vain de croiser un ami. Or ce livre témoigne que son auteur lui offre l’amitié qui aura été porteuse de paix.

Il me semble pertinent de rapprocher de ce résumé le propos d’Agamben sur l’amitié. Il s’agit d’une lecture d’Aristote dans Ethique à Nicomaque. Ce petit livre de 40 pages fait écho aux nombreuses réflexions de Rousseau à propos du sentiment (sensation) d’exister.

Contrepoint : Agamben, l’amitié (Rivages poche, Petite bibliothèque, 2007)

L’amitié est si étroitement liée à la définition de la philo-sophie que l’on peut dire que sans elle, la philosophie ne serait pas possible. Or dans cette proximité excessive, la philosophie risque de ne pas pouvoir venir à bout de la philosophie. Il faut partir d’une phrase qui est traduite de deux façons : a) « mes amis, il n’y a pas d’amis », b) « celui qui a beaucoup d’amis, n’a pas d’amis ». Agamben cherche cet écart dans la traduction de « ô filoi, oudeis filos ». Cet écart entre a et b est un rabattement dû à Casaubon dans les années 1616 et qui supprime le côté énigmatique de la première traduction. 

Le statut sémantique de « je t’aime » n’est pas simple. Ce statut n’est pas le performatif (dont la signification coïncide avec l’acte de sa profération). Ce statut est non performatif mais il est même non prédicatif (dans des termes qui ne permettent pas de construire une classe d’objets où pouvoir inscrire les entités auxquelles on attribue le prédicat en question). Agamben situe « ami » dans une proximité avec …l’insulte (Il y a eu une correspondance désastreuse entre Agamben et Jean-Luc Nancy qui, sur le thème de l’amitié, a failli détruire un lien entre les deux philosophes qui les unissait pourtant depuis longtemps). L’insulte est efficace parce qu’elle-même ne fonctionne pas comme une prédication constative mais plutôt comme un nom propre : elle appelle au sein du langage d’une manière qui est telle que l’appelé ne peut qu’accepter, mais se trouve néanmoins désarmé face à elle. Il s’agit donc d’une pure expérience de langage. Ces termes (qui sont des transcendantaux) signifient tout simplement l’Être. 

Latéralement, on approche de l’énigme en analysant un tableau de la Galerie nationale d’art antique à Rome, celui de Serodine Giovanni et titré : Pierre et Paul sur la voie du martyre. Qu’est-ce que l’amitié, sinon une proximité telle qu’on ne peut s’en faire ni une représentation ni un concept ? Reconnaître quelqu’un comme ami signifie ne pas pouvoir le reconnaître comme quelque chose. L’amitié n’est pas la propriété ou la qualité d’un sujet. 

Entrons dans l’Ethique à Nicomaque (livres VIII et IX) pour se centrer sur le passage 1170a28-1171b35 : « celui qui voit, sent qu’il voit…il en va ainsi pour l’ami : et tout comme par rapport à soi, la sensation d’exister (aisthesis hoti estin) est désirable, ainsi il en est pour l’ami ». Agamben commente : a) il y a une sensation de l’être pur, une aisthesis de l’existence : l’existence est opposée à l’essence, b) cette sensation d’exister est en elle-même douce, c) il y a une équivalence entre être et vivre, entre se sentir exister et se sentir vivre, d) mais il est une autre sensation, spécifiquement humaine, qui insiste au cœur de la sensation d’exister. Elle a la forme d’un consentir l’existence de l’ami. L’amitié est l’instance de ce con-sentir l’existence de l’ami dans le sentiment de sa propre existence. La sensation de l’être est toujours déjà partagée et l’amitié nomme ce partage. C’est plutôt l’être lui-même qui est divisé, qui n’est pas identique à lui, et le moi et l’ami sont les deux faces, ou plutôt les deux pôles de ce partage. 

C’est pourquoi l’ami est un autre soi, un « heteros autos ». L’ami n’est pas un autre moi, mais une altérité immanente dans la mêmeté, un devenir autre du même. Au point où je perçois mon existence comme douce, ma sensation est traversée par un con-sentir qui la disloque et la déporte vers l’ami, vers l’autre même. L’amitié est cette désubjectivation au cœur même de la sensation la plus intime de soi. 

L’amitié appartient à la « protè filosofia » parce que ce qui est en question en elle, concerne l’expérience même, la sensation même de l’être. L’ami serait un existentiel traversé par une intensité qui la charge comme une puissance. Cette intensité est le « cum » (sun-) qui partage, dissémine et rend partageable, mieux, toujours déjà partagée, la sensation même, la douceur même d’exister. Il est essentiel que la communauté soit ici définie, à la différence de celle des animaux, par une participation au fait même de vivre ensemble (qui n’est pas définie par la participation à une substance commune, mais par un partage purement existentiel et sans objet) : l’amitié comme consentement au pur fait d’exister. Les amis ne partagent pas quelque chose, ils sont toujours déjà partagés par l’expérience de l’amitié. L’amitié est le partage qui précède tout autre partage parce que ce qu’elle départage est le fait même d’exister, la vie même. Et c’est cette partition sans objet, ce consentement original, qui constitue la politique.