Ici on va se hasarder à des explorations délicates parce que sans doute prématurées. Tout ici est hasardeux car il s’agit de déterminer comment les instincts primitifs inexpliqués s’articulent avec des nécessités d’un tout autre ordre, relevant d’une dynamique anonyme et massive hors des jeux du plaisir-désir ou de l’imagination. Le goût partagé de tenter quotidiennement la chance, la préférence pour la frénésie, l’hypnose, l’extase collective entrainent despotisme et guerre. Ce qu’on appelle culture demeure superficiel car un souffle renverse facilement nos conventions alors qu’elles font l’originalité de l’homme.
Première partie : le sacré
Chapitre 1 : sociologie du bourreau
En février 1939 meurt Anatole Deibler. C’était l’exécuteur des hautes oeuvres. À sa mort il y eut de nombreux articles. Ce qu’on y donne à voir c’est l’opposition entre le caractère du bourreau et sa fonction. Son métier est sévère, le bourreau est aimable. Dans sa vie privée, il pâtit d’ennuis de santé, du décès de son fils. Tout se passe comme s’il fallait délivrer le lecteur d’une angoisse sourde ; aussi les articles sont truffés d’anecdotes comiques. Mais surtout les articles forcent le caractère sinistre inexplicable de l’exécuteur public. Dès l’école il est isolé par la cruauté de ses camarades. Il ignore le métier de son père et ce sont ses camarades d’école qui le lui apprennent. Par effet de retournement psychique, le fils sera fier du métier de son père.
La réalité n’a rien à envier au mythe. Le personnage apparait unique dans l’Etat. Le caractère héréditaire de la fonction est contraire à toute logique démocratique. Et puis il y a une curieuse pratique qui à la mort du bourreau commute la peine à mort d’un condamné qui est en conséquence gracié comme si la mort de l’un sauve la vie d’un autre par une sorte de rachat. Le droit de grâce est pourtant un privilège royal. Si on ajoute le costume, dans ses détails il s’habille comme un gentilhomme, double sinistre du chef de l’Etat, vêtu traditionnellement de la même manière.
Par épouvante ou par séduction, le mécanisme est le même pour le bourreau et le roi. Le peuple ramène ces figures à un homme moyen pour conjurer un double effroi. Dans un effort d’identification, ils s’en éloignent par la crainte. Cette réaction est à rapprocher de la façon dont l’homme approche le sacré. Entre le roi et le bourreau, dans les esprits comme dans les structures de l’Etat, ils sont uniques chacun à leur place, ils s’évoquent l’un l’autre par leurs antagonismes.Il faut ici insister sur la fréquence des contes où l’amour joint la reine au bourreau. Le bourreau est une sorte de sorcier et son arme porte toute la contagion du sacré. Ceux qui perdent leur espérance dans les institutions se tournent vers leur contre-partie, qui n’est pas constituée en corps similaire à l’Armée ou l’Eglise. Tout relie le bourreau à la partie non assimilée du corps social. Rejeté par la société, il partage le sort de tout ce qu’elle réprouve. L’exécuteur constitue le pendant solitaire et antithétique de l’honneur et du lien de cette même association du souverain dont la face majestueuse suppose l’envers d’opprobre qu’assume son terrible vis-à-vis. On comprend que l’exécution d’un roi remplisse d’effroi. Quand la hache tombe, l’acte n’est pas moins sacrifice que sacrilège car il attente à une majesté pour en fonder une autre. Par contre l’exécution d’une reine manifeste la victoire des puissances de damnation. Elle suscite des réactions plus sadiques. C’est que la rencontre de la reine et du bourreau confère en la transportant sur le terrain passionnel, la signification la plus accessible et la plus directement émouvante aux instants où les forces opposées de la société se mesurent, se nouent et se séparent.
Chapitre 2 : les secrets trésors
C’est peu que les enfants croient aux trésors, c’est qu’ils en possèdent. Ils les accumulent en de proches cachettes. Imagination et conduite de surveillance de tous les instants ne font que se doubler et se prêter un mutuel appui. Quelle est la nature de cette opulence fictive ?
Les trésors sont des objets étranges dont l’éclat de mercure les attire. Les matières qui causent de telles surprises sont puissantes. Les objets convoités et thésaurisés sont volontiers signes de mort violente : un coupe-papier qui a la forme d’un poignard. Un beau flacon devient réceptacle pour des poisons imaginaires.
L’administration de ces trésors est tout aussi singulière. Il y a eu quelque risque à les conquérir, l’objet séduisant a demandé de la chance pour le trouver. Ces objets entrainent leur propriétaire dans le pays des aventures lointaines, ces objets ont valeur de gage ravi à l’univers auprès duquel la réalité est fade, pâle et dont ils gardent le rayonnement. Ils retiennent en eux sous une terne apparence et une faible quantité, la beauté, la force, le mystère de contrées inhabitables. Les autres ne peuvent les voir, car ils perdraient leurs vertus. C’est le pourquoi des secrets. De la même eau que les mythologies.
Personne d’autre que l’ami ne pénètre dans la confidence. Révéler les astuces qui protègent le lieu secret équivaut au parcours des souterrains d’Eleusis. Les différents degrés d’initiation convainquent de la valeur d’un objet devenu Graal. L’enfant qui cache ses secrets se met lui-même à l’abri. Il fonde sa personnalité. Par ces possessions les enfants échappent aux grandes personnes. On est dans le monde magique. Les trésors couvrent les enfants de gloire. Ils transforment le laid en beau, il permet de parler toutes les langues. Les contes exploitent ces trésors.Mais pour l’enfant le désir n’est que d’être homme et l’égal des adultes. Dans ces trésors c’est l’enfance qui conserve l’âme d’enfant, laquelle conservera la vie entière de l’adulte le trésor qui compte : la confiance dans sa vocation.
Chapitre 3 : vertiges
Il faut appeler vertige toute attraction dont le premier effet surprend et stupéfie l’instinct de conservation. Cette force ravit le pouvoir de dire non. C’est un fait essentiel que l’existence se montre si désarmée devant les tentations qui la ruinent. L’homme se hâte vers l’objet de son appréhension et trouve un bonheur louche à s’en remettre à sa merci.
Mais le charme n’opère qu’entre éléments différents, inégaux par l’essence et par la mesure et encore les faut-il de nature et d’échelle si diverses qu’il n’existe entre eux de possibilité ni de lutte ni de contact. C’est pour l’insecte l’éclat de la flamme et le vide pour l’homme. Il arrive aussi que de grandes passions entrainent de semblables effets et pour le joueur et pour l’amant, le regard d’une femme ou le tapis vert. Risquant à chaque fois la totalité de leurs gains et sur les mêmes éléments qui l’ont assuré, il est clair qu’ils ne peuvent pas ne pas perdre et en effet la perdent. Il y a là dedans un goût pour le néant…et il en va de même pour certain amant. Il n’aperçoit pas que la divinité de son idole n’est jamais faite que de l’excès des sacrifices qu’il lui consent. Une pareille prédilection ne peut pas ne pas signifier, et la fiction s’en régale…
C’était assez lutté, assez nagé contre le courant, la fatigue saisit l’athlète et avec elle la tentation subtile de lier partie avec les forces qu’il a combattues péniblement. Quand il est si facile d’aller là où elles vont, à quoi bon s’acharner ? Le consentement voilà le principal. Loin de naitre du péril, il l’engendre et cela le distingue de la peur. Le danger n’appartient pas au vide mais au geste de se pencher sur le vide. Le destin n’existe que pour celui qui s’y abandonne.
Pareil vertige peut saisir les sociétés et la guerre doit à une surprise de cette espèce de se voir glorifiée. Il suit que normalement existe un consentement préalable qui fait pendant à la répugnance ordinaire qu’elle excite. Ainsi vont de pair le chemin qui mène à la guerre et la voie qui conduit les consciences à y consentir. Toutes deux sont occasion de vertige et préférences données, sur la volonté ouvrière et tenace… à la décision de forces ingouvernables. Les causes d’un conflit laissent souvent perplexes. Il y manque le ressort intime qui leur confère l’efficacité. Faire la guerre pour un idéal de liberté, pour le triomphe du droit, c’est oublier que la guerre emporte avec elle plus d’exaction qu’elle n’était destinée à en guérir. Ce qu’on néglige de voir c’est que la guerre possède une force d’attraction propre, où une pesanteur joue en sa faveur. Tout se passe comme si les choses livrées à elles-mêmes tombaient vers la guerre. Un tel cercle constitue proprement le vertige de la guerre. Ce cercle provoque une chute vers la catastrophe, un mouvement qui s’accélère sans que l’on l’aide. Comme la société n’est faite que de l’homme, il a peine à croire qu’elle fait partie de la nature et qu’elle-même est nature. Il est surpris l’homme, le chercheur, qu’elle possède une épaisseur, une masse. On s’attendait à un milieu neutre alors que l’espace impose à chaque chose des relations particulières qui ne leur viennent que d’occuper une place déterminée. La Lune est attirée vers la Terre comme la Terre est attirée par le soleil. Les événements auxquels l’homme semble commander les entrainent à leur suite (la course aux armements).
Deuxième partie : le sacré et les sectes
Chapitre 4 : l’esprit des sectes
On conçoit cette communauté, protégée. Restant toujours une minorité d’élus, elle obtiendrait de diriger les destins de l’univers. Dans les gouvernements, elle aurait une influence décisive sans qu’en puisse rien soupçonner la multitude esclave de ce joug subtil. D’où viennent-elles ces rêveries ?
Secte et société
Dans un champ de forces affaiblies, mal orientées, divergentes, certains sentent l’envie qu’une plus étroite discipline oblige les énergies à mieux conjuguer leurs efforts utiles. On prévoit qu’une autorité rigoureuse mobilisant l’ardeur éclairée et tenace d’un petit nombre viendra facilement à bout d’un monde qui éparpille ses ressources en une agitation privée d’efficace. C’est une loi que tout groupe minoritaire se montre plus uni, sa morale est plus ferme, l’entraide y est fréquente. Tout ce qui affermit la communion est bon car cela rend plus difficile de rompre le pacte.
Castes : Armée et Eglise :
Elles constituent des communautés fermées suivant des codes particuliers. Elles absorbent des énergies flottantes. Mais il faut que l’analyse se tienne à ses prêtres ou officiers. Car eux seuls sont les forces vives. Vu l’imperfection de toute institution, on trouve en leur sein des groupes plus denses. Ces groupes forment le soutien principal de l’ensemble.
La morale des sociétés :
D’où naissent ces groupes qui défendent la pureté ? Dans la société chaque citoyen vaque en paix à ses affaires. La morale est totalement de fuite et d’appréhension dans le bien comme dans le mal. Le respect des principes glisse vers une zone grise où on rencontre une recherche de l’intérêt. Mais cette unité et même cet ordre public restent extérieurs et n’exaltent aucune énergie. Pas étonnant que la société sécrète des groupuscules plus exigeants.
Les vertus des sectes :
La secte est école de fierté et d’humilité. Les sacrifices sont compensés par la certitude d’avoir choisi volontairement cette dureté. On doit obéir toujours et cela enseigne la ténacité. Le difficile c’est de persévérer. On rejette tout esprit de rébellion. La solidarité doit être un devoir absolu. Les relations humaines ne sont pas commandées par l’inimitié ou la sympathie. Les élans du coeur sont subordonnés à la règle qui soude en un corps. Chacun est un serviteur interchangeable d’un même idéal unique. Jusque dans la culture des vertus, la société et la secte ont des effets inverses.
Morales opposées :
Des deux côtés il y place à une certaine compatibilité mais les mêmes vertus sont vues différemment. Le choix des valeurs suprêmes se ressent de ces appréciations dans une opposition combat/loisir mais cette préférence n’est que l’effet de la nature des liens. Dans la société les principes ne sont jamais pris à la lettre car ils représentent un idéal inaccessible pour un monde où triomphent la ruse et la violence. La secte est le lieu d’une morale extrême. Pour concevoir une telle dureté, il faut des circonstances exceptionnelles. Dans ces moments les sectes naissent. Les sectes sont les sources irremplaçables de forces morales. Dans une dialectique de dire non deux fois, des groupuscules se détachent de la société pour la renverser : si l’agitation provoquée dans une première phase …percole, alors leur triomphe s’impose aux yeux de tous et la révolution s’accomplira.
Révolution des sociétés :
Elles sont rares car il ne suffit pas qu’il y ait dans la société une faiblesse manifeste, il faut en outre constitution d’une opposition forte et organisée dans la constance. Les rebelles ne comptent que sur leurs propres forces, ils sont peu mais intrépides, ils ont du prestige et savent entrainer, ils ne respectent qu’en apparence les règles du jeu politique. La foule est acquise d’un coup par leurs promesses. La secte se ménage chez les puissants des sympathies nécessaires et l’argent. Ainsi voit-on certains partis sortir des rails… On leur reproche d’être incorruptibles ; ce sont des sortes de moines, de consacrés. Ayant fait abandon des joies de l’existence, ils n’attendent du monde qu’ils combattent ni justice ni pitié. Ils combattent pour le détruire et lui en substituer un autre, ils sont sans foi ni loi. Encouragés par leurs pairs, ils s’initient à des actes extrêmes allant jusqu’au meurtre. Leur fanatisme les paie des périls encourus ce qui les pousse à en affronter de plus redoutables. Rien n’est possible s’il n’y a pas rupture totale avec la société. Cette volonté de séparation est difficile à conserver. Si bien qu’il est très rare que le pacte soit gardé assez longtemps pour que la secte prenne son départ en puissance. Historiquement on voit que cela a existé. C’est pourquoi l’expérience de la guerre perpétue une telle expérience sur la vérité du politique.
Recours à la secte :
Qu’une société puisse surgir d’une secte ne veut pas dire que chaque secte engendre une société. On revient à la question d’où ça vient que les sectes renaissent sans cesse. L’enfant n’est pas éduqué dans les principes qu’on lui conseille de garder aussitôt qu’il se retrouve livré à lui-même. Mais dès qu’il sort du milieu familial, on lui fait de toutes autres recommandations nettement plus souples. Ces revirements déconcertent, les contradictions sont inévitables. Il reste que l’adolescent va au devant de déceptions dès qu’il doit se mesurer à la société. Il tombe dans une mêlée sournoise. Dans la crise d’adolescence la plupart finissent par se résigner.
Retour à l’ordre :
La part de songerie est considérable. L’image exalte des intentions la plupart du temps destinées à rester vaines. À l’adolescence les jeux des enfants irriguent encore. Elle apporte à chacun la conscience d’une sorte de supériorité invisible qui ne tient pas au personnage public mais à son être intime, celui qui, anonyme, reçoit un appui total d’une source inconnue d’énergie qu’alimente en échange son propre effort. Bientôt tout s’évanouit.
Victoire et ruines des sectes :
De loin apparait dans l’Histoire un effort de plus vaste portée comme avec les Jésuites. Leur importance accrue les a installés dans la société. La victoire a consommé leur propre ruine. Peut-il en aller autrement et à quel prix ?
La secte au pouvoir
On recourt en vain à la répression car la secte est fortifiée, elle qui sait profiter des divisions qu’elle voit en face d’elle. Elle exige de la société les droits dont elle jure déjà de la priver un jour. Loin de croire ici sa tâche terminée, elle entreprend d’imposer à la société entière l’esprit qui l’anime.
Organisation de la nation :
Elle ravit à l’individu ses droits élémentaires, elle attend que rien n’échappe à sa vigilance. Une hiérarchie nouvelle remplace l’autre et il n’y a plus de place pour la concurrence qui protégerait la liberté, il n’est plus de limite au pouvoir du puissant. Qui organise l’enthousiasme et le délire ne souffre pas qu’on reste à l’écart. À la fin le fanatisme est préféré à la compétence car le technicien pose trop de question préoccupé qu’il est de son métier. C’est sur l’ensemble de l’existence que la secte veut étendre son empire, il n’y a plus de vie privée. L’individu est à la merci de la délation jusque dans sa famille. Un seul devoir, qui s’il est besoin ordonne le crime et en absous, tient lieu des observances entre lesquelles le coeur jusque là se trouvait partagé.
Persécution des valeurs universelles :
La secte dicte l’art et limite la recherche de la science. Les découvertes doivent appuyer la doctrine officielle or la beauté et la vérité s’en moquent. La secte s’attaque encore plus contre la religion qui lui dispute l’âme des fidèles et par dessus les frontières nationales fondent des communautés concurrentes. La secte demande aux églises de désister d’être universelles et en ajoutant leur pouvoir au sien de consentir à n’assembler que des hommes unis déjà par le sang et le territoire. La secte s’en prend à l’univers.
Effets funestes du pouvoir sur les vertus des sectes :
Les vertus qui menaient les sectes à la victoire sont désormais altérées. La puissance qui use de terreur comme moyen principal de gouvernement est odieuse. Le troupeau en devient encore plus vil qu’il n’est naturellement. La jouissance de la cruauté engage sans retour sur des voies qui conduisent à la corruption.
Trahison des sectes :
Outre ce danger qui guettent ceux qui reçoivent soudain quelque parcelle de puissance, la secte qui prend en charge une nation et s’applique à l’absorber en elle, trahit son principe essentiel. Quand c’est un peuple entier qu’il lui faut accepter dans ses rangs, il y entre une race disgraciée qui apporte ruse et fourberie. Cette tentation appartient à la nature des choses pour qu’on puisse l’empêcher de remplir son rôle. À moins que le nouvel Etat lui donne un coup de pouce en faisant d’une tentation risquée une tentation encouragée libérant les plus bas instincts à condition de marquer obédience au pouvoir. La corruption devient alors généralisée.
Fatalité de la guerre :
Aucune autre fin ne s’accorde à une mobilisation si ample qu’elle parait dépasser les besoins ordinaires de la guerre elle-même. On construit les coeurs dans une sorte d’exaltation qui les maintient dans une constante impatience de rechercher le péril et la mort pour une sainte cause qui les pousse à la servir par le déshonneur même et par la trahison. L’esprit de la secte saisit alors une nation entière. Il faut traiter son semblable en ennemi et cesser de respecter en lui l’humanité dès lors qu’il n’appartient plus au même peuple que soi. Un peuple, une foi entreprenant une guerre sainte pour la domination du monde. On rend bientôt un culte à la guerre. L’âme anxieuse de sanglantes extases se prépare sans faillir au sacrement qui qualifie pour l’immortalité. La secte hasarde l’holocauste d’un peuple.
Conclusion : Ce qui fait parade aux dérapages des sectes c’est …la sainteté.
Troisième partie : le sacré dans la mort, le jeu et le fanatisme
Chapitre 5 : la représentation de la mort dans le cinéma américain
C’est face à la mort que l’on mesure les caractères d’une culture , c’est par ce biais qu’à travers les singularités historiques qui les séparent, les civilisations révèlent leur parenté.
Un au-delà administratif
Un nombre restreint de films US contiennent des représentations de l’autre monde. Il n’y a pas ici d’éléments fantastiques. Voici le scénario du film « le défunt récalcitrant » : on arrive dans un vaste terrain herbeux qui ressemble à un champ d’aviation. Le défunt ne sait pas qu’il est mort. Mais bientôt on s’occupe de lui. Des employés galonnés le conduisent dans des bureaux . Pourtant dans cette administration bien huilée peut se glisser une erreur. L’autre monde se présente comme un univers bureaucratique. Dans la vie on rentre rarement en contact avec les chefs d’une organisation complexe. De même qu’il est rare qu’on croise la Mort en personne. Ce personnage est curieux et un enfant peut le maitriser et le retenir prisonnier dans un arbre. Du coup plus personne ne meurt. Mais tous ceux qui souffrent ne trouvent plus d’issue à leur martyre. À la fin l’enfant et son grand-père consentent à mourir et vont libérer la Mort dans son arbre. L’enfer est humanisé, Satan ressemble à un CEO. Il est compréhensif, il ne veut pas faire entrer quelqu’un pour qui il y a un doute. Le héros du film est rejeté parce qu’il est moins coupable que ce qu’il croyait. On croise un ange gardien dans ses fonctions ; cet ange aspire à une promotion dans la hiérarchie céleste et on le teste dans une mission délicate : montrer à un désespéré un destin de remplacement…
Négation de la mort et du sacré
La mort ne tient quasi pas de place dans l’imagination collective US. (Le contraste est énorme avec la situation au Mexique). La dépouille est confiée à une compagnie qui s’occupe de lui. Il s’agit de combattre le chagrin par l’admiration. Le corps est embaumé. Il est placé dans un contexte plus luxueux que ce qu’il a connu de son vivant. Ce qu’on voit dans les « funeral parlours » se voit de toute façon dans toute l’éducation : le trépas n’est pas à craindre parce qu’il n’y a aucune raison de l’appréhender…simplement il ne faut pas y penser !
Styles de civilisationComme toute valeur de civilisation, cette image est exportable mais elle se transforme en pénétrant dans des milieux où l’Histoire a mené dans un répertoire propre. Dans « les jeux sont faits » ou « question de vie ou de mort », rien n’est familier ni réconfortant. Le film repose sur l’angoisse de la mort. On dispute à la mort un rescapé qu’on lui arrache après une forte lutte. Mais un élément d’emprunt est introduit qui demeure inadapté, plaqué. L’essentiel est resté en chemin : soit le style de civilisation tel qu’il était traduit dans la série dépaysée d’images idéales faisant fonction de mythologies. La civilisation US pose un problème. Une civilisation peut-elle subsister sans recourir au sacré ? Quels masques empruntent le sacré dans une civilisation dont la particularité est de l’éliminer ?
Chapitre 6 : l’usage des richesses : économie quotidienne et jeux de hasard en Amérique ibérique
Il y a à s’intéresser tout autant à la façon de dépenser l’argent qu’à le gagner.
Épargne et prodigalité
L’Amérique ibérique est caractérisée par le fait que l’épargne y existe peu.On vit endetté. Les factures sont réclamées par des receveurs vu qu’on a tendance à les signer sans les honorer. Le consommateur dispose ici par crédit d’un argent qu’il n’a pas encore gagné ; cela entraîne une grande instabilité politique. Avidité et plaisir se conjuguent dans le goût pour les jeux de hasard. On joue à tous les niveaux de la société.
Le jeu des animaux
Un propriétaire de zoo au Brésil en 1880 affichait l’effigie d’un animal différent chaque semaine. On ne tarda pas à parier sur l’animal qui allait sortir. Ce jeu favorise la superstition car il est lié à un système d’oniromancie. Théoriquement le jeu est interdit par l’Etat mais les gouverneurs le tolèrent ; le jeu a donc le goût du fruit défendu. Inutile de dire que pour les bicheros (receveurs des enjeux), le gain est toujours là et il représente 30% du revenu par habitant au niveau de l’économie du pays. Ce sont les bicheros qui créent les hommes politiques car ils les soutiennent dans leurs campagnes et jusqu’à l’orientation des décisions de programmes dont ils attendent des retours d’ascenseurs vu qu’ils financent en outre les caisses d’assistance sociale. La conséquence du jeu au niveau économique est dramatique car il fait circuler l’argent beaucoup trop vite : au lieu d’aller pour l’achat de biens de consommation comme des utilitaires (frigos) ou des outils voire de la nourriture, ce qui soutiendrait les secteurs de l’économie dans la production agricole et industrielle.
L’usage des richesses
Ceci explique le retard en développement : celui qui tue une truie anéantit sa descendance. Celui qui tue 5 shillings assassine tout ce qu’il aurait pu produire. Au plan théorique la conclusion est : une société produit toujours plus que ce qui lui est nécessaire. Et c’est l’usage de ce surplus qui la détermine au plan militaire, religieux, industrielle (dans le somptuaire). Les cathédrales font ainsi partie du patrimoine durable de l’humanité. Quelles sont les fins dernières d’une civilisation ? On trouve ici le référentiel de l’auteur : Georges Bataille et Ruskin.
Chapitre 7 : le pouvoir charismatique ou Adolf Hitler comme idole
Le dernier article de ce recueil met en garde nos sociétés modernes, très démunies par rapport à des aventures totalitaires.
Nature et formes du pouvoir
Qu’est ce qui arrête un trafic devant un feu rouge ? Depuis Max Weber les sources du pouvoir sont de trois ordres : le pouvoir légitime, le pouvoir fonctionnel et le pouvoir charismatique. Le pouvoir charismatique est attaché à la personne du chef. Sa puissance n’est soumise à aucun contrôle. Elle lui vient de la faveur du peuple. Élu par acclamation, il prospère par l’enthousiasme qu’il entretient chez ses fidèles. Il commande arbitrairement et passe pour incarner les destinées d’un groupe dont il apparait comme le répondant mystique. Ni la mentalité ni la complexité des sociétés modernes ne semblent admettre un pouvoir de la sorte. Mais il n’a pas complètement disparu. Georges Dumézil explique : il y a deux images opposées mais complémentaires du souverain : le légiste et l’inspiré. Le légiste est le patron anticipé du pouvoir fonctionnel. L’inspiré est déréglé et fanatique.
Hitler est un chef inspiré
Gottfried Feder le compare au Messie. Ludendorff le condamne à un isolement intellectuel absolu. Il accède à des états de lucidité privilégiée. Manteuffel ajoute qu’il a besoin d’une tension extrême et cette tension des sentiments et de l’esprit est divinement grande. Walter Darré insiste sur les liens entre la sûreté somnambulique et notre mère la Terre. Le dictateur personnifie la pureté et la fureur. C’est un paresseux qui préfère rêver, il apparait rarement en public sauf aux occasions où il veut frapper un grand coup. La nature de son pouvoir n’en reste pas moins déconcertant. Pour les uns, il est le maître absolu et sa volonté voire son caprice font loi. Pour les autres, il est le jouet des forces qu’il met en branle. Alfred Rosenberg rappelle que le chef assure la circulation de la volonté populaire. Gottfried Benn insiste : le chef est au chef ce que l’inconscient est à la conscience. Cette identité rend le chef infaillible : Hitler est un tambour et un aimant, il est double.
Hypnose et extase
Son action apparait d’autant plus magnifique qu’elle passe par les discours. Le but est d’abolir l’esprit critique des auditeurs. Il ajoute aux effets de fatigue ceux d’une préparation sonore avec un fond monotone à quoi s’ajoute une lumière dirigée sur son apparition extatique. Les participants témoignent d’y vivre un état paroxysmal. Il leur apparait comme le Sauveur, le Rédempteur et le Poliorcète. Il répand un influx religieux : j’existe en vous et vous existez en moi. Hermann Rauschning soulève la question du sacrifice du Sauveur, sacrifice nécessaire au succès final de l’entreprise. La préoccupation de l’efficacité politique se conjugue avec le goût du mythe.
Pouvoir charismatique et démocratieDans l’aventure hitlérienne plusieurs conditions furent réunies : l’ancienne mythologie germanique, les réflexes héréditaires d’un peuple à la fois soldat et musicien, et le développement d’une philosophie opposée au rationalisme. Et puis il y a l’existence d’une jeunesse flottante. D’autres circonstances peuvent contrarier, le mysticisme entre autre. Le chef est à tort maintenu dans une demi obscurité sous une apparence laïque (image paradoxale) ; cela amène à la conclusion qu’on lui doit une obéissance aveugle…parce que c’est un génie. Ce qui a joué c’est la personnalité d’Hitler lui-même.