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Ils ne savent pas ce qu’ils font, le symptôme idéologique


Auteur du livre: Slavoj Žižek

Éditeur: Point hors ligne

Année de publication: 1990

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Le livre articule en quatre parties un approfondissement de l’explication du phénomène idéologique : la première – les impasses de la désublimation répressive, résume la confrontation de l’Ecole de Francfort avec le fascisme ; la seconde – les variantes du totalitarisme type, présente la théorie lacanienne de l’objet totalitaire qui en est la vérité cachée et ce dans une application au mode cynique caractéristique de la société actuelle soi-disant post-idéologique ; la troisième – l’objet sublime de l’idéologie, convoque Kant et Hegel pour reconstruire le geste idéologique élémentaire par lequel le sujet assume comme son acte libre ce qui advient indépendamment de son activité ; et la quatrième –  jouis-sens idéologique, pousse la réflexion vers le noyau extime de l’idéologie pour toucher la limite de sens de sa signification et le point d’écroulement de son discours. 

Entrons dans la première partie.

Chapitre 1 : La théorie critique face au fascisme  

La théorie critique contre le révisionnisme analytique. L’Ecole de Francfort a développé une théorie critique de la société (TCS) en faisant un retour à Freud. Car il s’agit de résister à un mouvement psychologique centré sur une conception de l’homme comme être créatif qui se transcende sans cesse en son projet existentiel, et dont les déterminations objectives pulsionnelles ne sont que des composantes inertes qui prennent leur signification dans le cadre du rapport actif et totalisant de l’homme au monde. Pour la TCS, il s’agit de résister à la réaffirmation du moi comme instance active de synthèse. Elle lutte contre cette orientation au nom d’une stricte réflexion historico-matérialiste. En effet le geste fondamental du révisionnisme consiste à remplacer la nature (les pulsions archaïques préindividuelles) par la culture (les potentiels créatifs du moi aspirant à plus d’amour dans les rapports sociaux d’une société de masse). La TCS voit le problème dans cette nature elle-même où l’analyse détecte la présence de la médiation historique, qui prend la forme réifiée, naturalisée, d’une donnée préhistorique. Il vaudrait mieux parler alors de seconde nature, de l’histoire figée en nature. Dans une société aliénée, le domaine de la culture repose sur la répression d’un noyau exclu de ce domaine, prenant la forme d’une quasi-nature. Le statut effectif de la seconde nature, c’est l’apparence selon laquelle l’inconscient est fait des pulsions archaïques, ce qui est l’indice d’une condition sociale réifiée. C’est la réalité historique qui est fausse : dans la société contemporaine, l’individu n’est pas un sujet condamné à la liberté de se réaliser à travers ses projets : il n’est qu’une ponctualité brisée en proie aux forces aliénées quasi naturelles, qu’il n’est point en position de médiatiser. La position théorique de Freud, reposant sur une conception des pulsions comme déterminations objectives de la vie psychique, introduit une contradiction. Et celle-ci entraîne, comme un de ses effets intra-théoriques, l’impossibilité de concevoir une distinction claire et théoriquement pertinente entre le refoulement répressif d’une pulsion et sa sublimation. Toute sublimation est nécessairement affectée d’ un trait répressif et même pathologique : il y a une indécision entre le geste libérateur qui vise à donner libre cours aux potentiels pulsionnels réprimés, et, entre le conservatisme résigné qui accepte la nécessité d’une répression comme condition de la civilisation. Freud sort de l’impasse par une formation de compromis. 

La contradiction comme indice de la vérité théorique. Le geste fondamental de la TCS consiste à saisir cette contradiction théorique comme l’indice immédiat de la contradiction sociale effective. Et les révisionnismes essaient de contourner cette contradiction insupportable au nom d’une sublimation qui ne serait pas répressive. Pour la TCS il faut prendre cette impossibilité de synthèse comme un indice de la querelle réelle entre le particulier et l’universel, comme l’indice qui renvoie au précipice effectif infranchissable séparant l’universalité de la totalité sociale et l’individu. Seul le renversement révolutionnaire pourrait changer la donne mais dans la conjoncture actuelle, chaque totalité est fausse, elle marque toujours la victoire de l’universel qui se paie par la souffrance individuelle. L’impuissance des individus devant l’objectivité sociale se renverse idéologiquement dans la glorification du sujet monadologique. La perspective révolutionnaire chez Adorno est utopique : comme une aspiration à l’altérité totale d’une société où la culture ne serait plus payée par une régression barbare imminente, où la répression ne serait plus la condition de la sublimation.

La désublimation répressive. Celle-ci aurait pris la place dans les sociétés post-libérales de la sublimation répressive des sociétés traditionnelles. La leçon des totalitarismes – nazisme et société de consommation – consiste en ce que les poussées triomphantes archaïques, la victoire du ça sur le moi, vivent en harmonie avec le triomphe de la société sur l’individu. L’autonomie relative du moi reposait sur son rôle médiateur entre le ça et le surmoi (les demandes du milieu social qui exercent leur pression sur l’individu) ; or la désublimation répressive peut se passer de ce medium de synthèse qui est le moi autonome : c’est une désublimation où le moi régresse à l’inconscient et devient automatique perdant son autonomie médiatrice-réflexive. Dans « Psychologie des foules », ce type de comportement automatique, supposé être le propre du ça, sert déjà à la répression et correspond aux demandes du surmoi, bien loin de nous libérer des exigences de l’ordre social existant. Tout bascule quand l’instance du contrôle social ne prend plus la forme d’une loi ou d’un interdit intérieur qui exige la maîtrise de soi, mais plutôt la forme d’une instance hypnotique qui inflige une attitude de se-laisser-aller-au-courant, dont l’injonction se réduit à un « Jouis ! ». En se libérant de la domination hétéronome de son propre inconscient, l’homme abolirait sa psychologie. Le fascisme fait avancer cette abolition dans le sens contraire, il se met à protéger la dépendance au lieu de réaliser la liberté potentielle : au lieu que les sujets prennent conscience de leur inconscient, il procède à l’expropriation de l’inconscient à travers le contrôle social. La théorie freudienne de l’appauvrissement psychologique du sujet qui s’est livré à l’objet et qui a mis l’objet à la place de sa composante la plus importante, le surmoi, anticipe les atomes sociaux non psychologiques, déindividualisés, de la masse fasciste. Dans ces atomes sociaux, la dynamique psychologique de la formation des masses s’est dépassée et a cessé d’être réalité. Car il y a eu socialisation immédiate de l’inconscient. Le psychologique n’est pas pourtant dépassé à travers une réflexion libératrice qui permette au sujet de s’approprier son refoulé, mais dans le sens contraire, par la voie d’une socialisation immédiate. Attention toutefois il ne faut pas faire une nouvelle erreur, car la masse est déjà une formation artificielle, résultat d’un processus organisé d’avance, produit de la manipulation totalitaire. Il y a chez Adorno un élément qui s’avère en partie faux : si le sujet de la base est manipulé par ceux d’en haut, est-il exact qu’il feint d’être un fanatique à cause de la coercition extérieure ou des avantages matériels ? Attention aux conséquences sur la conception de l’idéologie. Le fascisme manifeste cette erreur : il ne procède pas à la façon de l’organisation rationnelle, il fonctionne comme appel directe à l’assujetissement et au sacrifice irrationnel.

La performativité du discours totalitaire. Autour de la revue berlinoise « Das Argument », s’est constitué le groupe « Projekt Ideologie-Theorie » (PIT). Nous y avons affaire à un essai de rupture avec la conception hégélo-marxiste de l’idéologie. Leur conclusion est contraire à celle de la TCS : le fascisme apporte l’affirmation de l’idéologique comme tel dans sa dimension fondamentale de la dogmatique, qui se trouve à la base des rationalisations ultérieures ; l’incohérence, la débilité du contenu positif de son argumentation rationnelle ne fait que ressortir la forme idéologique elle-même de la servitude volontaire : la créance en la Chose qui impose au sujet le devoir de remplir sa mission, la renonciation à la jouissance au nom de l’assujetissement au Chef incarnant la Chose. Cette analyse renverse la perspective : la puissance du discours fasciste est à chercher dans ce que lui reproche la critique rationaliste comme son impuissance, c’est-à-dire dans l’absence de l’argumentation rationnelle, dans le caractère purement formel de la demande apodictique de la foi et du sacrifice inconditionnel. Cette absence réalise déjà en elle-même la plénitude des actes performatifs de ces formes ritualisées idéologiques, à travers lesquelles le fascisme pratique l’Amour irrationnel qui unit le Chef et le Peuple. C’est par son rituel idéologique lui-même et par la réinscription idéologique des pratiques sportives, des organisations de charité et de la solidarité populaire, que le discours fasciste pratique, matérialise la Communauté-du-Peuple. Dans « La politique et l’idéologie dans la théorie marxiste », Ernesto Laclau part du fait que l’idéologie fasciste n’est au fond qu’un bricolage d’éléments hétérogènes d’origines diverses (les traditions de l’élitisme aristocratique, du populisme nationaliste, de l’enracinement rustique, du culte militariste), il y manque l’homogénéité caractéristique d’un édifice idéologique proprement dit. Laclau veut réfuter les tentatives de déterminer la « signification de classe » de ces éléments singuliers et d’arriver de cette façon à la base de classe du fascisme lui-même : ces éléments sont intrinsèquement neutres, la valeur de classe ne leur est conférée que par leur capture dans une totalité idéologique chaque fois spécifique. Une idéologie joue un rôle hégémonique si elle réussit à investir les éléments décisifs, mais en eux-mêmes neutres, du champ idéologique donné. La faiblesse de la lutte antifasciste est de ne pas avoir investi ces éléments et essayer de les arracher à la prise fasciste. Tandis que dans le type classique de l’idéologie, l’instance du signifiant fonctionne de façon dissimulée derrière le rideau du consensus démocratique, l’idéologie fasciste ôte le masque des rationalisations et s’adresse aux sujets directement sous la forme de la dogmatique amoureuse. Cette approche du PIT présente un défaut : avec cette théorie il nous est impossible de saisir la différence décisive entre le discours du maître pré-bourgeois et sa quasi renaissance dans le fascisme ; on y trouve impliquée une répétition pure, sans l’ingérence de l’impossible : c’est en cela que PIT perd de vue un court-circuit psychotique qui sort le fascisme du schéma de la répétition. L’idéologie et l’effectivité coexistent dans une Spaltung privée de toute médiation représentative. 

L’esthétisation du politique. La dépsychologisation implique un moment psychotique. Le phénomène psychotique dans le langage de Clérambault, c’est son caractère idéïquement neutre, en pleine discordance avec les affections du sujet, qu’aucun mécanisme affectif ne suffit à l’expliquer. Le sujet se trouve confronté avec une chaîne signifiante inerte, à laquelle le capitonnage fait défaut, à savoir qui ne saisit pas le sujet de façon performative ; le sujet en garde une certaine relation d’extériorité. Le discours fasciste saisit, subjugue le sujet sous la forme d’une injonction non comprise, comme un texte qui ne permet nullement au sujet d’y reconnaître la richesse affective de ses souhaits, craintes, haines ; elle fonctionne comme surmoi. La loi du signifiant fonctionne à vide comme une loi folle qui loin de prohiber la jouissance (comme loi du désir) la commande directement. Le phénomène psychotique relayé par le discours fasciste met en scène la dimension de l’idéologie comme tel et il le fait en un certain mode de comme si. Il sert une simulation du discours du maître pré-bourgeois. Cette feinte est sérieuse, elle témoigne de la non intégration du sujet au registre du signifiant. Le sujet qui simule d’être saisi par le discours fasciste est en lui-même un sujet fou.

Chapitre 2 : le choc et ses répercussions

La rencontre d’un réel historique. L’expérience du totalitarisme intervient dans la TCS sur le mode d’une rencontre du réel qui fait éclater l’édifice hégélo-marxiste. Dans les années 30, la TCS s’est conçue comme une théorie critique, pratico-révolutionnaire. Elle s’est encore conçue comme faisant partie de la tradition marxiste ; son enjeu était de préserver cette tradition de la pensée, dialectique, face aux avancées du positivisme et de l’irrationalisme. Horckheimer parle d’histoire aliénée : le processus historique est gouverné par les lois qui se font valoir de façon inconsciente, derrière les sujets. Ceux-ci y sont pris dans un processus qui leur paraît dominé par des forces étrangères et irrésistibles, quoiqu’il ne soit en vérité que le résultat aliéné de leur propre activité. À ce niveau on peut parler d’un inconscient objectif-social au sens de la substance sociale aliénée, les sujets y méconnaissent leur propre objectivation dans une objectivité réifiée. Et la démarche décisive de Horckheimer est de concevoir l’inconscient intérieur comme corrélatif à cet inconscient. Leur psychologie prend la forme prédominante d’une psychologie de l’inconscient ; mais quand la révolution réussira à amener le processus de la reproduction sociale sous le contrôle conscient des individus associés, leur psychologie se débarrassera de la prédominance de l’inconscient. Dans sa rencontre avec Adorno, Horckheimer co-publie « Dialectique des Lumières » où il y a déplacement de la référence à la psychanalyse : celle-ci entretient avec le matérialisme historique un rapport de tension critico-dialectique. Elle rend possible le dévoilement d’un certain noyau répressif à l’œuvre dans le matérialisme historique lui-même. Renfermant des potentiels de domination. Le marxisme intègre dans son projet le motif-clé des Lumières, celui de l’homme qui exerce sa domination sur la nature au moyen de la domination de lui-même, de sa propre nature ; la liberté est identifiée à la nécessité comprise, à la connaissance de lois objectives et leur mise à disposition sur le mode technologique. Le marxisme visait à remplacer l’administration des hommes par une association libre d’individus qui exercent en commun l’administration des choses nécessaire à la reproduction de la société. Mais la TCS complète la désublimation répressive comme la façon dont la société régit l’économie subjective libidinale de ses sujets. 

La logique de la domination. Le germe de la folie qui éclate dans le totalitarisme de la société bourgeoise post-libérale serait à chercher dans la scission de la pensée mythique et de la pensée logique, cette folie étant présente comme possibilité historique dès que l’homme s’exclut de la nature, dès qu’il s’oppose à elle et prétend la dominer en la démythifiant, en instituant envers elle un rapport instrumental. C’est même la pensée soi-disant magique qui se comporte déjà d’une façon manipulative, puisqu’elle essaie de maîtriser les processus naturels en se pliant à eux par une soumission mimétique. Avec le squelette élémentaire de toute culture, celui de l’échange et du sacrifice, à partir de la logique de la domination, on renonce à sa substance pour obtenir en échange la domination sur la nature. La pensée logique, qui se moque du sacrifice mythique extérieur, opère un sacrifice encore plus radical : celui intériorisé de la substance même du moi. Tout ce qui ne devrait être qu’un moyen, le reniement de la nature de l’homme, bascule dans une fin en soi. Ce reniement atteint un point culminant dans l’éthique occidentale du travail. Quant à la liberté, elle réside dans la capacité d’agir en accord avec la loi morale (Kant). Freud trouve ce renoncement irrationnel : le moi suspend sa subordination au principe de plaisir et se prend pour sa propre fin, c’est-à-dire que ses fins de rechange (les projets) expulsent la fin propre du ça (le plaisir). Horckeimer et Adorno en appellent au renversement de cette conjoncture par l’avènement de la sublimation non répressive. Utopie. Pourquoi ? Zizek l’explique par ceci : pour Horckheimer le problème du totalitarisme est traité par le thème de Kant avec Sade : selon Horckheimer, la victime sadique se trouve dans la position de l’objet du sujet-bourreau. On peut en venir à bout par la raison. Il suffit de supprimer la répression.  

Adorno : l’autre dimension. La « Theorie esthétique » est le lieu où une réflexion sur le style ouvre, latéralement et à son insu, une dimension à l’écart. Comment vient une idée ? et comment la présenter ? L’idée doit se présenter par la constellation synchrone des complexes partiels et non par leur succession diachrone. Il n’y a pas d’idée préalable et ce qui s’exprime dans cette constellation est l’effet du montage des complexes partiels. Quand Adorno parle du monde administré, il faut d’abord que le sujet de la pensée se retire et laisse le phénomène social entrer en scène comme un fait ; mais là encore l’observation persiste en une attitude déterminée par le rapport à la chose observée et ses pensées demeurent les actes conscients, quoique le sujet n’aie pas conscience de ces actes comme tels.  C’est pourquoi la présentation directe du contenu pour lui-même, qu’il s’agisse des écrits philosophiques ou sociologiques, doit être dénoncée comme un retour à l’illusion positiviste qui doit être dépassée par la pensée dialectique. Ce rebond de la pensée fondamentale du contenu immédiat vers sa détermination concrète, vers sa prise dans le particulier, dans un réseau chaque fois spécifique, n’est que le pas vers la surdétermination de cette pensée fondamentale, vers sa détermination par le réseau signifiant : la production d’un écart auquel s’inscrit le sujet. Si l’on amenait à la parole immédiatement la pensée fondamentale, l’effet en serait désastreux pour le style et surtout la pensée s’y enfermerait dans un cercle imaginaire. Sa détermination par une situation concrète ne réussit que par un recouvrement de deux manques : la défectuosité du style fonctionne comme indice d’une défectuosité dans la chose elle-même. Dialectiquement ce rebond n’est possible que si la réalité est pas-toute, organisée autour d’un trou intérieur où une constellation ellipsoïde fait converger vers un point paradoxal le dedans et le dehors. En mathématique on prendra appui sur le calcul différentiel. Mais Adorno prend l’exemple de la musique : la parole devient musique en se faisant écriture, la parole y touche un certain impossible. Une musique qui apporterait la jouissance féminine, celle de la Sainte-Thérèse dont parle Lacan dans « Encore » : là où ça parle, ça jouit et ça sait rien. Tout d’un coup la raison perd tout moyen dans un traitement de la jouissance. 

La subjectivité à sauver. Il s’agit du sujet du signifiant. Dès qu’on fait du sujet l’origine de son activité, comme le principe actif du mouvement de son expression, on perd la dimension propre de la subjectivité. Le sujet ne peut être le nœud du sens auquel se référaient des signes comme à leur point d’appui. Adorno ouvre au champ freudien, il n’est besoin que d’un nouveau signifiant pour que le champ entier se réarticule et pour que devienne lisible ce qui s’était auparavant produit sans savoir. Ainsi la musique tritonale qui revisite après-coup l’usage des dissonances. Adorno est un grand intuitif et il est particulièrement doué pour sortir des sentiers battus. Zizek montre cela dans l’exemple de Lukacs qui se plie sans reste à la logique hégélo-marxiste. Il y a chez Adorno un mouvement de retour à Hegel, non biaisé par le marxisme, qui sera repris plus loin. Lacan aurait pu apporter un signifiant manquant à Adorno mais Adorno en aurait fait quelque chose de différent car il se sert de Hegel en le sortant de l’éternel bavardage sur l’appropriation de la substance réifiée. La psychanalyse apporte un éclairage sur la finitude décisif : l’analyse est finie quand le manque du sujet se recouvre avec un manque au cœur de l’Autre, c’est-à-dire quand le sujet éprouve l’impossibilité de sa réalisation totale dans le Symbolique comme l’effet d’un noyau impossible au cœur du Symbolique. Le sujet s’éprouve comme un déchet qui fonctionne comme l’équivalent impossible du sujet dans l’Autre. Cela renvoie à une autre version de « Kant avec Sade » puisque ici c’est le bourreau lui-même qui occupe la place de l’objet, et la victime, loin d’être réduite à un objet de manipulation, est traitée comme sujet divisé devant l’objet fascinant qui l’attire et le repousse simultanément. On n’est pas au bout du trajet car la rencontre avec l’objet @, pris dans l’Autre, qui structure le fantasme en tant que cause du désir subjectif, doit tomber au moment de la fin du transfert. Cette traversée du fantasme est apparue tout un temps comme la direction même de la cure. 

Habermas : analyse comme autoréflexion. En attendant le chapitre se ferme avec un pas de recul. Toutefois en insistant sur la sphère publique comme instance régulatrice de la communication sociale, se passant de la psychanalyse, Habermas tape juste. Le doigt est mis sur un échec au cœur du monde psy, les institutions dérivées du mouvement freudien ne cessent d’être dissoutes et l’histoire politique de Lacan passe par des excommunications où il est victime et d’autres où il est bourreau. Je ne résume pas. 

Et nous entrons dans la deuxième partie du livre de Zizek – variantes du totalitarisme type

Chapitre 3 : cynisme et objet totalitaire

La raison cynique. Ce titre est celui de l’essai de Peter Sloterdijk. L’universalité idéologique, la notion idéologique de la liberté bourgeoise comprend, inclut une certaine liberté, celle qu’a le travailleur de vendre sa force de travail, liberté qui est la forme même de son esclavage ; de même, l’échange équivalent fonctionne, dans le cas de l’échange entre la force de travail et de capital, comme la forme même de l’exploitation. Le but de l’analyse critico-idéologique est donc de détecter derrière l’universalité apparente, la particularité d’un intérêt qui fait ressortir la fausseté de l’universalité en question : l’universel est pris dans le particulier, déterminé par une constellation historique donnée. Mais Sloterdijk va plus loin : il rend inopérant cette analyse dans un contexte cynique où « ils savent très bien ce qu’ils font, mais le font quand même ». On ne renonce pas à l’universalité. Cette posture contre la vérité n’est pas le kynisme qui est la critique populaire qui opère avec l’ironie et le sarcasme pour renvoyer un énoncé à sa situation d’énonciation. Le cynisme est la réponse de la culture régnante à la subversion kynique : on reconnait l’intérêt particulier derrière le masque idéologique mais on garde le masque : la morale est mise au service de l’immoralité et la vérité devient la forme la plus raffinée du mensonge. La chose la plus insupportable pour la position cynique est de voir transgresser la loi d’une façon ouverte. La lecture symptômale ne fonctionne pas, même si on ne sort pas du champ idéologique : car le fantasme reprend du service.

Le fantasme idéologique. Marx définit l’idéologie : « cela, ils ne le savent pas, mais ils le font ». Où est le lieu de l’illusion idéologique, dans le savoir ou dans le faire ? L’argent est en réalité l’incarnation d’un réseau de rapports sociaux, or cette fonction d’être l’incarnation de la richesse, l’équivalent général de toutes les marchandises, apparaît aux individus comme une propriété naturelle de l’argent ; derrière la choséité (la réification), le rapport des choses, il faut détecter les rapports entre les hommes. Mais cette prise de la vérité dans le savoir ne rend pas compte du faire. Dans le processus d’échange, les individus font en réalité comme si l’argent était l’incarnation de la richesse. Ce que les individus ne savent pas, c’est l’illusion fétichiste qui guide leur activité effective. Le lieu propre de l’illusion est la réalité, le processus effectif social. Le fantasme règle le processus de la valeur. Le bourgeois ne saisit pas le particulier comme résultat de l’auto-mouvement de l’universel (Hegel), il est un nominaliste anglais et pense que l’universel n’est qu’une propriété du particulier. Mais dans sa pratique, il fait comme si le particulier n’était que la forme phénoménale de l’universel. L’idéologie n’est pas dans sa dimension fondamentale un construit imaginaire dissimulant et embellissant la réalité sociale ; dans le fonctionnement symptômal de l’idéologie, l’illusion est du côté du savoir, tandis que le fantasme idéologique fonctionne comme une erreur qui structure la réalité elle-même, qui détermine notre faire. 

La loi est la loi. Le fantasme vient combler le trou, le non-fondé de la loi sociale. La violence illégitime dont se supporte la loi, doit être dissimulé car c’est le masque qui en assure le fonctionnement. Kant amène sur ce point un interdit : ne pas toucher au masque. En cela il interdit quelque chose qui est en même temps posé comme impossible : on ne peut pas remonter au point de départ de la société civile. D’où ici l’apparition d’un récit des origines. La clôture d’une structure synchrone, de son toujours-déjà, implique un certain vide constitutif, un certain manque au cœur de l’Autre institutionnel. C’est là que consiste le fantasme. 

Kant avec Sade. Kant n’arrive pas à articuler le manque dans l’Autre (le grand A barré) mais il articule le grand B barré : l’inaccessibilité du Bien suprême, sa transcendance absolue. En dehors de lui, tout objet donné qui fonctionne comme mobile de notre volonté (comme cause de notre désir) est pathologique. Le seul mobile légitime reste la forme universelle de la maxime morale. (Lacan soutient que cet objet impossible est néanmoins donné dans une expérience spécifique, non pathologique mais qui ne se réduit pas à un objet du besoin ou de la demande). Et voilà pourquoi Sade est à saisir comme la vérité de Kant : cet objet dont l’expérience est éludée  par Kant, apparait sous la forme de l’exécuteur, du bourreau, de l’agent qui exerce son activité sur la victime. Le bourreau sadien n’a rien à faire avec le plaisir, son activité est éthique, il ne fait que remplir son devoir. Le bourreau travaille pour la jouissance de l’Autre et non pas pour la sienne. La forme pure de ce tiers, de cet Autre, est celle de la voix d’une loi qui s’adresse au sujet à la deuxième personne avec l’impératif : fais ton devoir ! Selon Lacan, Kant escamote l’autre côté de cette neutralité de la loi morale, sa méchanceté et son obscénité, sa malfaisance qui renvoie à une jouissance derrière le commandement surmoïque de la loi ; Kant évite la refente du sujet (sujet de l’énoncé/sujet de l’énonciation) impliquée dans la loi morale : le sujet de l’énonciation y est réduit au sujet de l’énoncé. Kant implique à l’avance que le porteur dépositaire respectueux de la loi est pour lui par définition « à la hauteur ». Hegel verra lui la naïveté de ce point de vue et décèle le potentiel terroriste de cette réduction du sujet à une détermination abstraite. La présupposition de la terreur révolutionnaire est bien que le sujet se laisse réduire à sa détermination de citoyen « à la hauteur », ce qui entraîne la liquidation des sujets qui ne le sont pas, à la hauteur de cette charge. Le sujet de l’énonciation en tant qu’il échappe à la prise dans le signifiant, au mandat qui lui est conféré par le lien socio-symbolique, fonctionne comme objet. 

L’objet totalitaire. L’avènement du totalitarisme contemporain introduit une coupure décisive dans cette conjoncture classique, passage de Kant à Sade. Le bourreau sadien n’est plus caché, il apparaît comme tel, par exemple sous la forme du Parti staliniste, agent instrument de la volonté historique. « Nous sommes, nous communistes, d’une étoffe à part » ; c’est précisément l’incarnation, l’apparition de l’objet. La structure de la perversion a un effet inverse du fantasme. Le sadique évite sa division de façon à occuper la place de l’objet, de l’agent exécuteur face à sa victime, au sujet divisé-hystérisé, par exemple le staliniste face au traître. L’Autre du totalitarisme est à concevoir comme une nouvelle version de l’Être suprême en méchanceté ; c’est cette objectivation-instrumentalisation radicale de sa propre position subjective qui confère au staliniste, au-delà de l’apparence trompeuse d’un détachement cynique, la conviction inébranlable de n’être que l’instrument de la réalisation de la nécessité historique. Le Parti, ce sujet historique, est à chercher dans ce refus radical de la subjectivité au sens hystérique, divisé, bourgeois. Hegel marque ici la différence entre le monarque et le tyran : le monarque « met les points sur les i », il appose sa signature au contenu proposé par le cabinet ministériel ; le libéralisme des Lumières a voulu s’en passer de cette réponse du réel et depuis on a rabattu l’autorité comme un savoir-faire effectif ; du coup le Maître réapparait comme chef totalitaire. 

Le narcissisme pathologique. Et la situation d’une société postmoderne ? À suivre Christopher Lasch dans son livre « La culture du narcissisme », le sujet border-line a une image de soi qui n’est pas structurée par l’idéal du moi symbolique : sacrifice de soi, soumission à une autorité plus haute. Au lieu de l’intégration d’une loi, on a une foule de règles à suivre ; le sujet narcissique ne connait que des règles du jeu social qui lui permettent de manipuler les autres, tout en se tenant à l’écart d’un engagement sérieux. Et cela produit le surgissement d’une loi plus féroce, d’un surmoi maternel qui n’interdit pas mais qui inflige la jouissance et punit l’échec social. Il y a trois étapes dans le développement de la structure libidinale du sujet dans la société bourgeoise. On n’est plus coupable, tout délit doit être compris comme résultat de circonstances socio-psychologiques. Cela renvoie à une dépendance préoedipienne.

Chapitre 4 : le discours stalinien

Le signifiant et la marchandise. « Un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant » : lequel entre ces deux signifiants est S1 et lequel S2 ? Selon la doxa, S1 représente le sujet pour S2, pour les autres signifiants de la chaîne. C’est S1, le signifiant maître en position d’exception, celui pour qui tous les autres représentent le sujet. Ainsi le signifiant capitaliste représente le sujet « entrepreneur bourgeois » en orientant le sens de signifiants comme le mot liberté ou le mot loi ; on saisit la différence, si le signifiant à la manœuvre (en position de surplomb par rapport au discours) est communisme, où le sujet y est redéfini comme l’ « ouvrier-prolétaire ». Au départ il n’y a pas de signifiant-maître, chacun peut venir en cette position, en ceci que c’est sa fonction éventuelle de représenter un sujet pour tout autre signifiant ; on expose un seul signifiant qui représente le sujet pour tous les autres, c’est le point d’exception qui totalise la série. Zizek revient sur l’exemple de la valeur dans la forme-marchandise. Partant de sa valeur d’usage (forme simple), on voit très vite que la forme-valeur peut être déployée, et alors les équivalences se multiplient, la marchandise A trouve toute une série de marchandises B, C.. au moyen desquelles elle peut exprimer sa valeur. Par la simple inversion de la forme déployée, on obtient l’équivalent général (forme générale) : la marchandise A fonctionne comme équivalent de la totalité des marchandises B, C, .. qui représente pour toutes les marchandises leur valeur. Le renversement du « tout autre pour un » (forme déployée) vers « un pour tous » introduit un moment réflexif qui déplace l’économie entière (du troc vers le commerce). Mais ce pas dans la représentation pose la question du sujet : le sujet y est représenté et il n’est pas représenté ! L’ouvrier est non pas le complémentaire de l’entrepreneur bourgeois car quand il prend conscience de son exploitation dans le contexte capitaliste, il se révolte. Mais maintenant le contexte communiste fait passer au-delà de la représentation, quand l’ouvrier est renommé prolétaire. Le sujet n’a pas de signifiant propre que chaque représentation « trahit », poussant à passer de la forme simple à la forme déployée, jusqu’à la forme générale. À la fin, il ne représente pas immédiatement le sujet au même niveau que les autres (que « le tout autre » de la forme déployée). Il ne représente pas le sujet mais l’impossibilité même d’une représentation signifiante réussie. Cet impossible fonctionne comme constituante positive du sujet et point comme une entrave à barrer sa pleine réalisation. Le sujet ne subsiste pas au-delà de sa représentation impossible, il se constitue par l’échec de sa représentation signifiante, il ne l’est pas pourtant comme un objet-positif-plein, inaccessible à la chaîne signifiante, il est plutôt cette altérité même ; les signifiants cherchent le sujet pour celui qui l’a d’avance trouvé pour eux. 

Le pied de nez idéologique. La logique du signifiant phallique tient à cette façon de fonctionner comme incarnation de sa propre impossibilité. « Le tien est tellement grand, et malgré cela, tu n’y peux rien, tu es impuissant ». La provocation vaut contre le pouvoir totalitaire. 

Phallus et fétiche. C’est en ce sens que le phallus est à saisir comme signifiant de la castration : le virage propre au moment phallique a lieu quand l’exercice de la puissance commence à fonctionner comme attestation d’une impuissance fondamentale, quand la donnée positive d’un élément présentifie l’absence, le vide. Ce paradoxe du signifiant phallique nous permet de cerner le fonctionnement du fétiche. Le fétiche c’est l’erzatz du phallus maternel ; il s’y agit du désaveu de la castration : on doit s’approcher du fétichisme à partir de la signification du phallus. Ce point de court-circuit où s’entrecroisent le dehors et le dedans, c’est le point où l’extériorité pure du corps indisponible à la volonté subjective, passe immédiatement dans l’intériorité de la pensée pure. Là on vient critiquer Kant avec Hegel par rapport à la chose en soi, transcendante, inaccessible à la pensée humaine ; c’est pourtant l’intériorité de la pensée pure dans l’abstraction de chaque contenu objectif : je ne peux rien quoi que tout dépende de moi. Il est en puissance « toutes les significations », l’universalité même de la signification, et pour cette raison, effectivement sans aucune signiification déterminée, le signifiant-sans-signifié. Avec le fétiche se trouve désavouée la dimension castrative de l’élément phallique, le rien qui accompagne nécessairement son tout, l’hétérogénéité radicale de cet élément par rapport à l’universalité qu’il est censé incarner : le fétiche est le S1 qui par sa position d’exception incarne immédiatement son universalité, le particulier qui se trouve immédiatement fusionné avec son universel. C’est cela la logique du parti stalinien : la ligne générale traite les deux espéces dont il est l’intersection comme des déviations de gauche et de droite. S’il y a un conflit entre le parti et la classe ouvrière, il n’est pas dialectisable car le parti, en position d’exception, n’a affaire qu’à des adhérents ou des traîtres. Tout le pouvoir est sans division quelconque entre les mains du Parti (Bouckharine, Trotsky) et les gens du peuple « n’y sont pour rien », mais en même temps, ce pouvoir exclusif du Parti est posé immédiatement comme démocratique. De là s’en suit une certaine naïveté des critiques dissidentes. Voilà donc la position impossible du fétiche : un singulier qui incarne immédiatement le général, sans payer cela par la castration. La science staliniste est idéologique : la seule scientificité ne suffit pas, l’on a besoin d’une orientation idéologique juste, d’une vision du monde dialectico-matérialiste, puisque ce n’est qu’à travers une orientation idéologique juste qu’on peut parvenir à de vrais résultats scientifiques. 

Le discours stalinien. Pour rappel un discours se formule en articulant les places d’agent et d’autre et respectivement sous la barre de l’agent la vérité et sous la barre de l’autre le produit ou le reste. Un discours logiquement échoue à se boucler complètement de façon totalitaire car la loi qui y préside est la castration, l’échec y produit quelque chose mais ce n’est pas sans reste. D’où un fonctionnement de relance qui fait glisser les occupants de ces places : soit S1, S2, le sujet (barré vu la loi de castration et faisant trace de l’impossible, l’Autre barré qui n’est qu’arrimage au symbolique par le semblant) et l’objet. Le fonctionnement fétichiste du Parti garantit la position d’un savoir neutre, décapitonné, qui est celle de l’agent du discours : celui-ci se présente comme pur métalangage, comme connaissance des lois objectives, appliquée ensuite sur l’objet pur S2, discours constatif, savoir objectif. L’engagement même de la théorie du côté du prolétariat, sa prise du parti, ne sont pas intérieurs : le marxisme ne parle pas de la position du prolétariat, il s’oriente sur le prolétariat d’une position extérieure, neutre, objective. Ce point de la pure objectivité à laquelle se rapporte , par laquelle se légitime le discours (la signification objective des faits), est déjà constitué par le performatif : la tautologie de l’autoréférence se situe à un double point précis, lieu pivotal où « en paroles », le discours se réfère à une pure réalité hors langagière, tandis qu’ « en acte », il ne se réfère qu’à lui-même. Les propositions de validité prennent la forme des propositions de l’être : le stalinien quand il prononce un jugement, prétend décrire l’état objectif. Le performatif fonctionne comme vérité refoulée du constatif, il se trouve poussé sous la barre comme S1. Si j’insiste sur la fausseté constative du jugement du Parti (tu es un traître), j’agis en vérité contre le Parti, je brise son unité ; la seule façon d’affirmer au niveau performatif , « par mes actes » mon adhérence, c’est d’avouer mon exclusion, c’est d’avouer que je suis un traître. Quelle est dès lors la place tenue par l’autre ? C’est un savoir purement subjectif, un savoir qui n’est que semblant du savoir : la métaphysique. Il n’y a plus qu’un seul choix : la dialectique ou la métaphysique. Cette dernière c’est le rebut. À travers sa spécification le genre se purifie de ses rebuts (Hegel). Loin de le particulariser, la division consolide le tout comme tout (Staline). Si l’on soustrait du tout du genre son rebut, le tout reste le tout. La disjonction stalinienne est le contraire de la disjonction habituelle en deux particuliers où on ne peut jamais « rattraper la tortue », comprendre au bout du compte le mouvement de l’énonciation même. La division en une partie et un reste précise ce reste comme rien, comme lieu de l’énonciation même. La métaphysique fonctionne comme objet paradoxal qui n’est rien, un manque où rien ne manque, la cause du désir de savoir qui ne cesse de relancer la recherche. Le procès stalinien fonctionne comme mise-en-scène hallucinatoire de ce désir auquel le staliniste renonce, auquel il refuse de s’identifier comme sujet : le condamné est celui qui avoue son désir. 

Le réel et la lutte des classes. Le discours se présente comme un savoir objectif neutre (S2) dont l’autre est le pur semblant d’un savoir subjectif (métaphysique), la vérité de ce savoir neutre y étant le geste performatif du maître (S1) qui s’adresse au sujet hystérisé du désir (sujet barré). Il est intéressant de pointer l’importance de l’écrit dans son rapport à un réel qui ne cesse de s’écrire. L’histoire du PC est un livre qui a été rédigé dans un résumé par une main anonyme comme cours abrégé. Mais ce qui compte ce sont les commentaires. Le réel a deux versants : comme reste impossible à symboliser, trou dans l’Autre, voix, regard ; et le réel comme écriture, construction, nombre. Il faut prendre en considération la différence décisive entre les textes classiques et leurs commentaires : le réel impossible c’est l’institution des classiques du marxisme-léninisme comme Texte sacré-insensé, abordable seulement à travers le commentaire proprement juste qui lui donne sa signification ; et corrélativement : c’est la référence au non-sens du texte classique (la fausse citation) qui donne sens au commentaire-application. Il faut rappeler que l’œuvre de Marx est inachevée sur un chapitre et pas n’importe lequel : les classes. Dire que la lutte des classes est un réel équivaut à dire qu’il n’y a pas de rapport de classe. Les classes ne sont pas classes au sens habituel logico-classificatoire, il n’y a pas de medium universel, de champ commun et neutre entre eux, la lutte (le rapport qui est précisément un non rapport) entre les classes a un rôle constitutif pour les classes elles-mêmes. La lutte des classes fonctionne comme ce réel à cause duquel le discours socio-idéologique n’est jamais tout ; elle n’est pas quelque fait objectif mais plutôt le nom de l’impossibilité pour le discours d’être objectif. De là le discours stalinien pour dissimuler la lutte des classes : le savoir objectif se présente comme un discours neutre sur la société, s’énonçant d’un lieu exclu, qui n’est pas lui-même divisé, marqué par la ligne-de-séparation de la lutte des classes. On constate toutefois que même ce discours a besoin d’exceptions, des fondements en soi neutres dans lesquels s’investit du dehors la politique : la technique, le langage à la disposition de toutes les classes. 

Staline versus fascisme. Le fascisme n’est pas un discours sui generis, un lien social global déterminant tout l’édifice social : le fascisme avec son idéologie du corporativisme, du retour au maître prébourgeois parasite le discours capitaliste sans changer sa nature, la preuve en est la figure du juif comme ennemi. Tout en gardant le rapport fondamental du capitalisme, le fascisme veut abolir son caractère inorganique et en faire un nouveau rapport organique de domination patriarcale entre la tête et les mains. Le discours fasciste met le juif en position de reste. Le juif fonctionne comme fétiche qui bouche le noyau d’une différence impossible. Le fascisme se bat contre le capitalisme et le libéralisme lesquels sont supposés détruire l’harmonie de la société comme tout organique où les états particuliers ont la fonction des membres. Il essaie de rétablir entre les classes le rapport harmonieux dans le cadre d’un tout organique et le juif y incarne l’élément qui introduit de dehors la discorde. Le juif se prête à ce rôle de façon multiple par ses connotations historiques. Il y a toujours un surplus de la main invisible qui contrarie la main du maître : et la seule façon de se rendre compte de ce surplus c’est de personnaliser à nouveau la main invisible : de s’imaginer un autre maître dont l’activité clandestine est le vrai secret de cette main invisible : le juif.

On passe ici à la troisième partie du livre – l’objet sublime de l’idéologie

Chapitre 5 : le graphe du désir, une lecture politique

L’après coup de la signification. (On trouve sur le net des présentations du graphe). Il y a au cours des séminaires de Lacan quatre versions de ce graphe. Ce n’est pas pour des raisons de correction d’erreurs mais parce que le temps qui résulte des présentations entraîne rétroactivement des nouvelles données, par émergence si l’on veut. Il y a un après coup dont on a déjà parlé plus haut où le S1 suit le développement de nombreux S2 en panne de capitonnage et à un moment se présente comme signifiant maître liant les notions de liberté, Etat, justice, paix sous l’égide de communisme, par exemple. C’est ici qu’il faut situer la notion de transfert comme croyance sans critique de la « justesse » du point de capiton. 

L’effet de rétroaction. Le graphe est divisé en deux niveaux soit le niveau de la signification et le niveau de la jouissance. Le problème du premier niveau est de savoir comment l’intersection entre la chaîne signifiante et une intention mythique produit l’effet de signification, avec son articulation interne : le caractère rétroactif de la signification, dans la mesure où elle est la fonction du grand Autre, c’est-à-dire où elle est conditionnée par la place de l’Autre, la batterie signifiante ; l’identification imaginaire et symbolique du sujet basées sur la production rétroactive de la signification… car l’effet de rétroaction est fondé sur le niveau imaginaire, supporté par l’illusion d’un moi autonome, présent à l’origine depuis le commencement même de ses actes. C’est le stade du miroir. Cette auto-expérience imaginaire est pour le sujet la manière de méconnaître sa dépendance radicale au grand Autre, à l’ordre symbolique comme sa cause décentrée. 

Image et regard. Nous insistons dans le résumé sur la réalité sociale et politique ; ainsi le phénomène des élections de notre représentant en démocratie s’appuie sur la psychologie des identifications. Ainsi les Autrichiens éliront Waldheim en raison de son passé trouble à la période nazie car en le choisissant les électeurs seront assurés que l’on ne revisitera pas ce passé national en vue d’une perlaboration de son passé nazi traumatique. Chez Hegel, on trouve un équivalent de ce regard surmoïque avec le couple « pour l’autre/pour soi ». L’identification imaginaire c’est mon être pour l’autre mais la sortie du transfert dans la croyance du processus d’interpellation des individus permet de réaliser combien je suis moi-même cet Autre pour lequel je joue un rôle social. L’élévation stalinienne de la classe ouvrière ordinaire à la dignité de socialiste, cette image idéalisée de la classe ouvrière se prête au regard du parti bureaucratique dominant ; elle sert à légitimer sa domination. Dans les tableaux de Brueghel présentant des scènes de la vie rurale dans des couleurs idylliques, on est au plus loin de la peinture de la vie réelle ; le regard que ces peintures supposent c’est le regard de l’aristocratie qui se rassure à bon marché sur les réactions politiques contre les liens féodaux. 

De i(a) à I(A). Le surnom par rapport au nom est illustré dans le cas de Staline (« fait en acier »). Ce surnom ne renvoie pas à un caractère épouvantable mais au caractère inexorable des lois du progrès historique, la nécessité de fer de désintégrer le capitalisme et de passer au socialisme, la nécessité au nom de laquelle Staline, l’individu désigné par son nom, individu empirique, joue dans la perspective où il s’observe soi-même et juge son activité depuis un point idéal. Le surnom fonctionne comme un désignateur rigide (au sens de Kripke) et non comme une simple description. Il y va d’assumer ses mandats. Mais ici les choses se compliquent.  

Che vuoi ? Le problème posé par le second niveau du graphe est de savoir ce qui arrive lorsque le champ de l’ordre du signifiant, du grand Autre, est perforé, pénétré par un courant réel pré-symbolique de jouissance, c’est-à-dire ce qui arrive lorsque la substance pré-symbolique, le corps en tant que jouissance matérialisée et incarnée, se fait prendre dans le réseau des signifiants. Il y a un tableau de Rossetti, « Ecce Ancilla Domini » qui dépeint Marie au moment de son interpellation, lorsque l’archange lui révèle sa mission : concevoir, en restant immaculée, et donner naissance au fils de Dieu. Le tableau donne à voir le visage de Marie effrayée, pleine de mauvaise conscience, reculant dans un coin : pourquoi moi ? que veut-il de moi ? Il y a un fossé entre énoncé et énonciation. Le résultat c’est que en étant filtré par le tamis du signifiant, le corps est soumis à la castration, la jouissance en est évacuée, le corps survit mortifié. L’ordre du signifiant et celui de la jouissance sont hétérogènes, inconsistants et tout accord entre eux est impossible. La jouissance est ce qui ne peut être symbolisé, sa présence dans le champ du signifiant ne peut être détectée que par les trous : le seul signifiant possible de la jouissance est le signifiant du manque dans l’Autre. On peut donc articuler une logique de succession car devant l’inconsistance insupportable vient la formule du fantasme. Le fantasme fonctionne comme le cadre par lequel je perçois le monde et y désire. Mais cela a un prix. Au point d’intersection entre la jouissance et le signifiant il y a la pulsion. Le signifiant démembre le corps et évacue la jouissance hors du corps. Cette évacuation n’est jamais accomplie complètement, il subsiste des oasis de jouissance appelées zones érogènes où la pulsion vibre encore. Mais ce n’est pas le dernier mot. En fait il reste encore une formation signifiante particulière qui est immédiatement perméable à la jouissance, c’est-à-dire que l’impossible jonction de la jouissance et du signifiant peut faire « l’objet » d’une identification dite sinthomatique. En effet il y a deux pulsions, ou deux destins de la pulsion. Freud a croisé le nazisme et dans ce mouvement ce qui est à la manœuvre c’est la pulsion de mort. 

Le juif et Antigone. Il est temps de parler de l’antisémitisme. Sous cette perspective, le juif est une personne pour laquelle « ce qu’il veut vraiment » n’est jamais clair car ses actions sont toujlours suspectées d’être guidées par des motifs cachés. La réponse à « que veut le juif », est un fantasme sur la conspiration juive. La réponse à « que veut l’Autre » est ici totale et même finale. Ce qui dérange chez les juifs, c’est l’interdiction formelle de « faire une image de Dieu », c’est-à-dire de remplir le gouffre que forme le désir de l’Autre. Comme Job, le mandat fixé par Dieu pour son peuple élu fait horreur ; il n’y a pas de traits descriptifs kripkéens. On n’est pas dans la logique du sacré car ici c’est un Dieu au-delà du sacré. C’est le point insupportable du désir de l’Autre, du vide, du gouffre hyper-angoissant, vu qu’il ne peut être symbolisé. En face le christianisme est une tentative pour pacifier le Che vuoi ! et Antigone est un précurseur du sacrifice du Christ, c’est une sainte. Elle occupe la place du pur rejet, de quelqu’un qui subit la destitution subjective radicale suite à sa remise en question du Bien incarné dans l’Etat et les lois morales. 

Le fantasme comme écran au désir de l’Autre. La manière dont le fantasme fonctionne s’éclaire par Kant et sa « Critique de la Raison Pure ». Le schématisme transcendantal est un médiateur, un intermédiaire entre le contenu empirique et le réseau des catégories transcendantales. C’est le mécanisme par lequel les objets empiriques sont inclus dans le réseau des catégories transcendantales, qui détermine la façon dont nous les percevons. Dans le fantasme, comment un objet empirique, donné de façon positive, devient-il un objet de désir ? Comment en vient-il à contenir quelque X, une qualité inconnue, quelque chose qui est « en lui plus que lui » et le rend digne de notre désir ? Dans Hamlet, le fils reçoit un double mandat : venger la mort du père et « ne pas toucher à la mère ». Hamlet en devient paralysé car …que veut-elle vraiment ? Si le Nom du Père fonctionne comme agent de l’interpellation, le désir de la mère, avec son insondable « Che vuoi ? » marque une certaine limite où chaque interpellation échoue. 

L’Autre inconsistant de la jouissance. Il y a à distinguer plusieurs jouissances : le fantasme permet de supporter la castration et ouvre par conséquent accès à la jouissance phallique. Mais il y a la jouissance de l’Autre. Et c’est ce qui surgit quand il y a traversée du fantasme. Au-delà nous ne trouvons que la pulsion de mort et sa pulsation autour du sinthome. La traversée du fantasme est en corrélation stricte avec l’identification à un sinthome. C’est là le destin du juif dans l’Allemagne nazie. 

La traversée du fantasme social. Althusser fait dériver l’idéologie de l’interpellation ; sa faiblesse est qu’il s’en tient à la partie inférieure du graphe. Il vise l’idéologie à travers les mécanismes de l’identification imaginaire et de l’identification symbolique. Or au-delà de l’interpellation, il y a le carré du désir du fantasme, du manque dans l’Autre et de la pulsion battant autour d’un insoutenable plus-de-jouir. Appliqué à la théorie de l’idéologie, il faut sortir du registre du discours car, à ce niveau, l’idéologie est seulement la manière dont l’ensemble des signifiants flottants est totalisé par l’intervention de certains points de capiton. Le jouis-sens serait dans cette perspective pré-idéologique. Mais le totalitarisme démontre ce qui s’applique à l’idéologie en tant que telle : le dernier soutien de l’effet idéologique est le noyau hors sens, pré-idéologique de la jouissance. Dans l’idéologie, tout n’est pas idéologie. L’antisémitisme montre que l’idéologie produit une jouissance pré-idéologique structurée dans le fantasme. La «  Société n’existe pas » et le Juif en est le symptôme. Le juif est le symptôme de cette non-existence. Au niveau de l’analyse discursive, il se produit un déplacement : l’antisémitisme déplace l’antagonisme social dans un antagonisme entre le tissu social sain et le Juif, force de corruption du corps social. Ce n’est plus la société qui est impossible car basée sur l’antagonisme. On associe le Juif aux affaires financières ; la figure du Juif condense des traits opposés. Mais cela ne suffit pas pour expliquer comment la figure du Juif captive notre désir : pour pénétrer sa force fascinante, il nous faut prendre en compte la manière dont le Juif entre dans le cadre du fantasme qui structure notre jouissance. Comme tel le fantasme ne doit pas être interprêté mais traversé : la seule chose que nous ayons à faire est de percevoir qu’il n’y a rien derrière. L’enjeu du fantasme est de construire une vision de la société qui existe, qui n’est pas divisée par l’antagonisme, une société organiquement harmonieuse. Pour combler l’écart entre la vision idyllique et la réalité que décrit Chantal Mouffe avec Ernesto Laclau, la réponse est le Juif. Le fantasme est un moyen pour une idéologie de prendre à l’avance en compte sa propre faille. La critique de l’idéologie doit enfin tenir compte du fait que l’Allemand sait que le Juif n’est pas la cause de la dysharmonie. Loin d’être la cause positive de la négativité sociale, le « Juif » est le point où la négativité sociale en tant que telle assume une existence positive. Ce qui est exclu du symbolique retourne dans le réel comme une construction du Juif. Les juifs sont condamnés à s’identifier avec le symtôme social. Ils se font nécessairement sinthome.

Chapitre 6 : non seulement comme substance, mais aussi comme sujet

La logique du sublime. Dans « la religion de la sublimité », Yirmiahu Yovel corrige à tort Hegel dans ses « Leçons sur la Philosophie de la Religion » où le christianisme est précédé de trois formes de religion de l’individualité spirituelle, la religion juive (sublime), grecque (beauté), romaine (entendement). Ceci dit, la religion grecque, la religion juive et la religion chrétienne forment une triade qui correspond à celle de la réflexion (posante, extérieure, déterminante). La religion grecque incarne le moment de la réflexion posante où le pluralisme des individus spirituels (les dieux) est directement posé comme essence spirituelle donnée au monde. La religion juive introduit le moment de la réflexion extérieure, où toute positivité est abolie au moyen de la référence au Dieu inapprochable et transcendant, au Maître absolu, le Un de la négativité absolue. Le christianisme conçoit l’individualité de l’homme, non pas comme une chose extérieure à Dieu, mais comme une détermination réflexive de Dieu lui-même dans la figure du Christ. Le sublime suit la beauté parce que le sublime est le point où s’effondre la beauté. Hegel se base sur Kant et sa « Critique de la faculté de juger » : la beauté calme et réconforte, le sublime excite et agite. La beauté est le sentiment que l’Idée suprasensible a brillé, qu’elle est apparue dans le milieu matériel et accessible aux sens, dans sa formation harmonieuse, c’est-à-dire qu’elle est un sentiment d’harmonie directe entre l’Idée et le matériau sensible aux sens de son expression. Le sentiment du sensible est lié à des phénomènes chaotiques effrayants car sans forme. Le sublime est au-delà du principe de plaisir, c’est un plaisir paradoxal causé par un déplaisir (la jouissance). Le sublime désigne la relation entre un objet appartenant au monde empirique et la Chose-en-soi. En principe le vide entre phénomène et noumène est infranchissable mais le sublime est un objet dans lequel nous pouvons faire l’expérience de cette impossibilité même : au moyen de cette faille dans la représentation, nous pouvons pressentir la dimension vraie de la Chose. Au travers de cette inadéquation, ça nous procure du plaisir en nous laissant voir la grandeur authentique et incomparable de la Chose qui surpasse chaque phénomène possible. L’impossibilité même des phénomènes à représenter de façon adéquate la Chose, est inscrite dans le phénomène lui-même. Que dit ici Hegel ? Il n’affirme pas la possibilité d’une quelconque réconciliation entre l’Idée et les phénomènes, c’est-à-dire la possibilité de surmonter le gouffre qui les sépare, d’abolir l’altérité radicale, la relation négative radicale entre l’Idée-Chose et les phénomènes. Le reproche de Hegel c’est que Kant reste prisonnier du champ de la représentation. La conception juive de Dieu comme Autre radical, irreprésentable, reste toujours le point limite de la logique de la représentation. Kant présuppose toujours que la Chose-en-soi existe comme une donnée positive ; la défaillance de la phénoménalité n’est qu’une réflexion extérieure, qu’une simple manière de montrer, à l’intérieur du domaine de la phénoménalité, cette dimension transcendante de la chose, qui persiste au-delà de la phénoménalité. La position de Hegel est qu’il n’y a rien au-delà de la phénoménalité. L’expérience de la fissure radicale entre les deux, cette expérience est déjà l’Idée en tant que négativité pure et radicale. La Chose n’est rien d’autre que cette négativité radicale. L’expérience négative de la Chose doit se changer en l’expérience de la Chose elle-même en tant que négativité radicale. C’est la réalité qui est pas-toute. Nous devons nous limiter à ce qui est strictement immanent à cette expérience, à la négativité pure, à l’auto-relation négative de la représentation. Kant oublie de prendre en compte la façon dont l’expérience de la nullité, de l’inadéquation du monde phénoménal de la représentation signifie en même temps la nullité, la non-existence de la Chose transcendante elle-même en tant qu’entité positive. Il n’y a rien au-delà mais c’est cet au-delà précisément qui est ce rien de la négativité absolue : l’essence suprasensible est l’apparence en tant qu’apparence ; il ne suffit pas de dire qu’il n’y a jamais adéquation entre l’apparence et son essence, nous devons ajouter que cette essence elle-même n’est autre que l’inadéquation de l’apparence à soi-même. Le statut de l’objet sublime est déplacé, ce n’est plus l’objet empirique mais « un objet » qui occupe la place vide de la Chose en tant que pur rien de la négativité absolue. Nous avons affaire à un petit bout de réel : l’Esprit est le crâne inerte et mort ; le moi du sujet est l’argent, une pièce de métal que je tiens dans la main ; l’Etat en tant qu’organisation rationnelle de la vie sociale est le corps imbécile du Monarque. 

La réflexion posante, extérieure, déterminante. C’est ce paradoxe du jugement infini que fuit Kant. Ce mouvement chez Hegel est une détermination réflexive immanente de la Chose elle-même, c’est-à-dire que cette Chose n’est que ce mouvement réflexif. Pour illustrer, analysons comment lire un texte : en l’occurrence « Antigone » de Sophocle. Nous ne savons pas ce que Sophocle a voulu dire ; nous ne pouvons saisir que la succession de l’influence historique (à la Renaissance, pour les Classiques, Heidegger ou Lacan). Pour que s’accomplisse la réflexion déterminante, nous devons juste faire l’expérience que ce problème du vrai sens, le statut d’ « Antigone » en-soi, indépendamment du lien qui constitue son efficacité historique, n’est qu’un pseudo-problème. Le vrai sens est constitué a posteriori par le biais d’un délai structurellement nécessaire. Nous atteignons la réflexion déterminante lorsque nous prenons conscience du fait que ce délai est immanent, qu’on n’acquiert la vérité d’un texte que par la perte de son immédiateté. Ce qui apparaît à la réflexion extérieure comme un obstacle est une condition positive pour que nous accédions à la vérité. La fissure entre apparence et essence est une fissure intérieure à l’essence elle-même, mais le point crucial est qu’inversément, l’essence même n’est que l’auto-rupture, l’auto-fissure de l’apparence. La réflexion hégélienne est la nécessité conceptuelle et structurelle de son redoublement : l’essence doit d’une part apparaître, articuler sa vérité interne en une multiplicité de déterminations ; mais elle doit aussi apparaître pour l’apparence elle-même, c’est-à-dire en tant que l’essence dans sa différence d’avec l’apparence, sous la forme d’un phénomène qui incarne paradoxalement la nullité du champ phénoménal. Ce redoublement caractérise le mouvement de la réflexion ; il s’impose à nous à tous les niveaux de l’Esprit, de l’Etat à la religion. Le monde est la manifestation de la divinité, la réflexion de la créativité infinie de Dieu, mais pour que Dieu devienne effectif, il doit se révéler lui-même à sa création, s’incarner dans une personne particulière (le Christ). L’Etat est une totalité rationnelle, mais il ne s’établit comme médiation-sursomption effective de tout contenu particulier qu’en se réincarnant dans l’individualité contingente du Monarque. Ce mouvement de redoublement définit la « réflexion déterminante » (l’Etat) ; et l’élément qui réincarne, qui donne une forme positive au mouvement même de la sursomption de toute positivité, est ce qu’Hegel appelle la « détermination réflexive » (le Monarque). Le sujet absolu, qui n’est pas attaché plus avant à quelques contenus substantiels présupposés, pose ses propres présuppositions substantielles. Ce qui est constitutif pour le sujet hégélien est le redoublement susmentionné de la réflexion, le geste par lequel le sujet positionne l’essence substantielle présupposée dans la réflexion extérieure. 

Poser les présuppositions. Hegel prend l’exemple de la « belle-âme ». Sa fausseté consiste dans le mode même de l’activité qu’implique cette position d’inactivité, c’est-à-dire dans la façon dont la « belle-âme » structure par avance le monde social objectif, de telle sorte qu’elle peut y assumer, y jouer le rôle de victime délicate, innocente et passive. Lorsque nous sommes actifs, lorsque nous intervenons dans le monde par un acte particulier, l’acte véritable n’est pas cette intervention particulière, l’acte véritable est d’une nature strictement symbolique. L’acte véritable précède l’activité particulière. Avant d’intervenir dans la réalité au moyen d’un acte particulier, nous devons accomplir l’acte purement formel de convertir la réalité en tant que chose « donnée objectivement », en « effectivité » en tant que quelque chose de produit, de posé, par le sujet. De la réalité, nous devons nous concevoir comme formellement responsables-coupables pour elle. Nous rencontrons le problème des présuppositions posées : dans son activité empirique, le sujet présuppose le « monde », mais son activité positivement empirique n’est possible que s’il structure à l’avance sa perception du monde d’une manière qui ouvre l’espace de son intervention : elle n’est possible que s’il pose rétroactivement les présuppositions mêmes de son activité. Cet acte d’avant l’acte est purement formel : c’est une « conversion » purement formelle qui transforme la réalité en une chose perçue, assumée comme un résultat de mon activité. Le moment crucial est ici l’antériorité de l’acte de conversion formelle par rapport aux interventions positives-réelles. Avant que le sujet n’intervienne dans le monde, il doit se considérer formellement responsable de ce monde. Le sujet ne fait réellement rien, il ne fait qu’assumer la responsabilité pour l’état des choses qui est donné, il l’accepte comme sa propre œuvre ; ce qui était perçu comme une positivité substantielle est soudain perçu comme le résultat de sa propre activité : l’ « effectivité » en tant que quelque chose produit par la conscience. Le sujet agit comme si la réalité qui lui est donnée dans sa positivité, est son œuvre propre. Le premier acte de ce genre est le rite funéraire ; le sujet confère la forme d’un acte libre à un processus naturel. Dès que nous entrons dans le monde de la culture, l’homme devient rétroactivement responsable de sa propre nature, de ses instincts les plus naturels. La culture ne consiste pas seulement à transformer la nature, à lui conférer une forme spirituelle : la nature elle-même, dès qu’elle est mise en rapport avec la culture, se change en son propre opposé ; ce qui était innocence devient rétroactivement le pur mal. Qu’est-ce que le « poser des présuppositions », si ce n’est précisément l’acte même de cette conversion formelle par laquelle nous posons comme notre propre œuvre ce qui nous est donné ? La substance doit être conçue comme sujet. Ici on mesurera la différence entre le sujet absolu hégélien et le sujet encore fini chez Kant et Fichte. Entre les seconds et le premier, il y a un geste vide par lequel le sujet assume le surplus qui échappe à son intervention active. Le sujet est un nom pour ce « geste vide » qui ne change rien au niveau du contenu positif, mais qui doit être ajouté pour que le contenu lui-même atteigne son effectivité pleine. Lacan parle ici du signifiant : le phallus est un pur signifiant, c’est précisément un signifiant de cet acte de conversion formelle par lequel le sujet assume la réalité substantielle donnée comme sa propre œuvre. C’est le point où coïncident l’omnipotence (tout dépend de moi) et l’impuissance totale (mais je ne peux rien faire de tout ça). 

Présupposer le poser. La réflexion posante est l’activité de l’essence, du pur mouvement de médiation qui pose l’apparence, c’est-à-dire le mouvement négatif qui sursume chaque immédiateté donnée et la pose comme « pure apparence » ; mais cette sursomption réflexive de l’immédiateté, ce poser de l’immédiateté comme « pure apparence » est en lui-même lié au monde de l’apparence, il nécessite celle-ci comme une chose déjà donnée, comme le fondement sur lequel il accomplit son activité de négative-médiation. La réflexion présuppose le monde positif de l’apparence comme point de départ de son activité de médiation, en tant que son intermédiaire, en tant que celui qui le pose comme « pure apparence ». Dans la critique de l’idéologie, pour accomplir le passage de la réflexion posante à la réflexion extérieure, le mouvement de réflexion doit précisément prendre acte qu’il est toujours lié à des présuppositions extérieures données qui sont par la suite soumises à la médiation et à la sursomption, par son activité négative : l’activité de poser doit tenir compte de ses présuppositions ; ses présuppositions sont précisément ce qui est extérieur au mouvement de réflexion. En contraste, Dieter Henrich, démontre comment toute la dialectique du poser et du présupposer tombe toujours dans la catégorie de la réflexion posante. Fichte est le philosophe de la réflexion posante : au moyen de son activité productive, le sujet pose la positivité donnée des objets, la sursume, lui sert de médiateur, il la transforme en manifestation de sa propre créativité, mais ce poser reste pour toujours lié à ses présuppositions, c’est-à-dire à l’objectivité positivement donnée sur laquelle il accomplit son activité négative. C’est le sujet fini qui est ici impliqué. Il ne suffit pas de définir la réflexion extérieure par le fait que l’essence présuppose le monde objectif comme son fondement, comme le point de départ de son mouvement négatif de médiation, extérieur à ce mouvement ; le trait décisif de la réflexion extérieure est que l’essence se présuppose elle-même comme son propre « autre », dans la forme de l’extériorité, de quelque chose de donné objectivement à l’avance, c’est-à-dire dans la forme de l’immédiateté. Nous avons affaire à la réflexion extérieure lorsque l’essence, le mouvement de médiation absolue, de négativité pure et autoréférentielle, se présuppose elle-même dans la forme d’une entité existant en soi, exclue du mouvement de médiation. L’essence non seulement présuppose son « autre » (immédiateté objective-phénoménale) mais se présuppose elle-même dans la forme de l’altérité, dans la forme d’une substance étrangère. Exemple : Feuerbach : l’homme, un être qui crée, qui extériorise ses potentiels dans le monde des objets, « déifie » l’objectivité en concevant les formes objectives, naturelles et sociales, qui échappent à son contrôle comme des manifestations de quelqu’Être surnaturel. L’homme se perçoit lui-même et perçoit son pouvoir créatif dans la forme d’’une entité substantielle extérieure, elle signifie qu’il projette, transpose son essence la plus profonde dans un être étranger (Dieu). Dieu est l’homme lui-même. Nous pouvons parler de la fissure entre l’essence et l’apparence seulement dans la mesure où l’essence elle-même est divisée, dans la mesure où l’essence se présuppose elle-même comme une chose étrangère, comme son propre « Autre ». Si l’essence n’est pas en elle-même divisée, si elle ne se perçoit pas comme une Entité étrangère, alors la différence même essence/apparence ne peut s’établir. Cette autofissure de l’essence signifie que l’essence est sujet et non seulement substance. Le sujet est la substance qui se perçoit comme substance. Le sujet n’est que le nom donné à cette place vide d’où la substance peut se percevoir comme « étrangère » à elle-même. En quoi consiste alors le passage de la réflexion extérieure à la réflexion déterminante ? Nous devons simplement prendre note du fait que les présuppositions mêmes sont déjà posées. La « Nature », l’objet présupposé de notre activité, est « de sa propre nature », en soi, objet et matière pour l’activité du sujet ; c’est par l’horizon du processus de production que son statut ontologique est déterminé, comme une présupposition du poser subjectif. Si toutefois la réflexion extérieure ne peut être suffisamment définie par le fait que le poser est toujours lié à des présuppositions, si, pour atteindre la réalité extérieure l’essence doit se présupposer comme son « autre », les choses se compliquent. Le passage de la réflexion extérieure à la réflexion déterminante ne consiste-t-il pas simplement dans le fait que l’homme doit reconnaître en « Dieu », la réflexion inverse de sa propre essence, sa propre essence dans la forme de l’altérité ? Eh bien non !Au premier niveau, la réflexion désigne la simple relation essence/apparence où l’apparence « réfléchit » l’essence. Ici nous restons dans le cercle du poser et du présupposer. Dès que nous passons de la réflexion posante à la réflexion extérieure, nous rencontrons une toute autre sorte de réflexion. La réflexion désigne ici la relation entre l’essence, en tant que négativité auto-référentielle, en tant que le mouvement de la médiation absolue, et l’essence dans la mesure où elle se présuppose elle-même dans la forme inverse-aliénée d’une immédiateté substantielle, comme une entité transcendante exclue du mouvement de la réflexion. À ce niveau on passe de la réflexion extérieure à la réflexion déterminante, en appréhendant simplement la relation entre ces deux moments, comme étant la relation de la réflexion. L’essence se redouble et se réfléchit ainsi en elle-même, et pas seulement dans l’apparence. L’acte de reconnaître que Dieu en tant qu’essence étrangère n’est que l’image aliénée du potentiel créatif de l’homme, ne prend pas en compte la nécessité pour cette relation réflexive entre Dieu et l’homme de se refléter elle-même dans Dieu lui-même. Il ne suffit pas de dire que l’homme est la vérité de Dieu, il ne suffit pas que l’homme se reconnaisse comme réfléchi dans cette entité comme dans son image inverse, le point crucial est que cette entité substantielle doit elle-même se diviser et engendrer le sujet, c’est-à-dire Dieu lui-même doit se faire homme. Il ne suffit pas d’affirmer que le sujet pose ses propres présuppositions, c’est plutôt que le sujet doit se présupposer lui-même comme posant. Soit le Monarque. Les sujets ne peuvent se réaliser en tant qu’agents libres qu’au moyen d’un redoublement d’eux-mêmes, dans la mesure où ils projettent la forme même de leur liberté dans le cœur même de la substance qui leur est opposée. L’acte vide, l’acte de conversion formelle par laquelle « la substance devient sujet » n’est pas simplement dispersé parmi la multitude des sujets, et comme tel, propre à chacun d’eux de la même façon, il est toujours centré sur un point d’exception, le Un, dans cet individu qui assume le mandat idiot d’accomplir l’acte vide de la subjectivation.   

Nous entrons dans la quatrième partie du livre. Jouis-sens idéologique. 

Chapitre 7 : des réponses du réel

Le sujet n’est sujet que s’il se présuppose lui-même comme absolu par le mouvement de la double réflexion. Hegel ne parviendra à Lacan qu’à travers le prisme de l’enseignement de Kojève. Zizek conclut ce livre en présentant Lacan comme celui qui dépasse Hegel. Mais 25 ans plus tard, ce même Zizek relit Lacan grâce à Hegel redonnant à ce dernier une longueur d’avance nouvelle. Dans ce chapitre il apparaît clairement que Lacan finit par échouer dans la réflexion théorique qui le soutenait jusque Joyce, le sinthome. 

Le regard et la voix comme objet. Derrida est le philosophe de la déconstruction. Qu’est-ce que le regard sinon la théorie saisissant « la chose elle-même » en présence de sa forme ou dans la forme de sa présence, et qu’est-ce que la voix sinon le medium de l’ « auto-affection » pure qui permet la présence-à-soi du sujet parlant ? Le but de la déconstruction est de démontrer la façon dont le regard est toujours déterminé par le réseau « infrastructurel » qui délimite ce qui peut être vu de ce qui ne peut l’être et échappe ainsi à l’emprise du regard, ne peut être saisi que par la marge de sa structure dont on ne peut pas rendre compte par une réappropriation « auto-réflexive » ; et corrélativement de démontrer la façon dont la présence-à-soi de la voix est toujours déjà divisée et différée par le trait d’écriture. Lacan est aux antipodes du philosophe. Le regard indique le point dans l’objet à partir duquel le sujet qui le voit est déjà regardé, c’est-à-dire que c’est l’objet qui me regarde. Je ne peux jamais voir l’image au point d’où elle me regarde. Le regard en tant qu’objet est une tache qui m’empêche de regarder l’image à partir d’une distance objective, l’encadrant comme une chose à la disposition de l’emprise de ma vue. Il se passe la même chose avec la voix en tant qu’objet : cette voix, la voix du surmoi, s’adressant à moi sans être attachée à aucun support particulier, flottant librement dans quelque intervalle terrifiant, fonctionne à nouveau comme une tache, dont la présence inerte gêne comme un corps étranger qui m’empêche de réaliser ma propre identité. Le sinthome est un fragment de signifiant pénétré de jouir idiot, collé à ce jouir. Ici nous n’avons plus le symptôme, le message codé qui doit être décrypté au moyen de son interprétation, mais le fragment d’une lettre insensée, c’est-à-dire d’une lettre dont la lecture procure immédiatement du jouis-sens. L’idéologie est conçue comme un discours : comme un enchaînement d’éléments dont le sens est surdéterminé par leur articulation spécifique, c’est-à-dire par la façon dont un « point de capiton » (le S1) les rassemble en un champ homogène. Avec Mouffe et Laclau, les éléments idéologiques particuliers fonctionnent comme les « signifiants flottants » dont le sens est fixé rétrospectivement par l’opération d’hégémonie du signifiant-maître. Mais ce qui est en jeu lorsque nous prenons en compte la dimension du sinthome, ce n’est plus cette sorte de déconstruction : il ne suffit pas de dénoncer le caractère artificiel de l’expérience idéologique, ce que nous devons faire est d’arracher, d’isoler le sinthome hors du contexte grâce auquel il exerce son pouvoir de fascination, et de nous en faire voir la profonde stupidité, comme fragment du réel dénué de sens. Nous devons effectuer l’opération qui consiste à changer le précieux cadeau en un bout de merde et à nous rendre compte que la voix hypnotisante et fascinante n’est qu’un excrément répugnant et gluant. Cette opération produit une distance, non en situant le phénomène dans sa totalité historique, mais en nous faisant faire l’expérience de la nullité profonde de sa réalité immédiate, de sa présence matérielle stupide qui échappe à toute « médiation historique ». 

Quand le réel répond. La fonction de « réponse du réel » est nécessaire pour que s’établisse la communication intersubjective en tant que telle : il n’y a pas de communication symbolique sans qu’un « petit bout de réel » ne garantisse en quelque sorte sa consistance. La communication est un malentendu réussi. Prenons la situation décrite dans le roman de Ruth Rendell « Talking to strange man » : un homme trompé par sa femme rêve de tuer l’amant qui le rend cocu ; mais n’a pas le courage de le faire lui-même. Un jour il découvre qu’un tronc d’arbre sert de boite aux lettres pour ce qu’il suppose être le dispositif utilisé par un réseau d’espions. Il décrypte le code utilisé et laisse un message nommant l’amant comme homme à abattre. Ce que notre homme ignore, c’est que ce qu’il a découvert est géré par une bande d’adolescents. La communication réussit quand l’amant meurt. De nouveau notre homme ignore que ce décès est fortuit et dû à un accident de la route. Les deux pôles de la communication sont asymétriques : le réseau du grand Autre, le mécanisme du signifiant, l’univers des secrets et des codes, dans son automatisme insensé et idiot ; et de l’autre côté, lorsque ce mécanisme, par son fonctionnement aveugle, produit un corps, l’autre partie voit dans cette contingence une « réponse du réel », la confirmation d’une communication fructueuse. Il a mis une demande en circulation et cette demande a été effectivement exaucée. Nous retrouvons ce mécanisme chez les diseurs de bonne aventure. Le réel ne fonctionne pas ici comme quelque chose qui résiste à la symbolisation, comme un surplus sans sens qui ne peut être intégré dans l’univers symbolique mais au contraire, fonctionne comme le dernier support de la symbolisation : pour que les choses aient un sens, ce sens doit être confirmé par un morceau contingent du réel qui peut être pris comme un signe. Le mot signe dans son opposition à la marque arbitraire, fait partie de la réponse du réel : le signe est donné par la chose même, il indique que, au moins à un certain point, l’abysse qui sépare le réel du réseau symbolique a été franchie, c’est-à-dire que le réel lui-même s’est conformé à l’appel du signifiant, comme au moment d’une crise sociale lorsque des phénomènes célestes inhabituels sont vus comme des signes prophétiques. 

Rendre le réel. L’ordre du signifiant est défini par un cercle vicieux de différencialité sans aucun support dans le réel. En réhabilitant la notion de signe, Lacan tente d’indiquer le statut d’une lettre qui ne peut être réduite à la dimension du signifiant, c’est-à-dire qui est pré-discursive, encore pénétrée de la substance du jouir. Michel Chion introduit dans son livre « La toile trouée », le concept de « rendu » opposé au simulacre (imaginaire) et au code (symbolique), opposé aux moyens de l’imitation et de la représentation, comme rendu immédiat. Cet auteur fait une analyse moderne de la bande-son au cinéma ; il serait difficile d’inventer une meilleure métaphore de la psychose. Il prend appui sur le film « Elephant man » de David Lynch : à l’opposé de l’état normal des choses où le réel est un manque, un vide au milieu de l’ordre symbolique, nous trouvons ici l’aquarium du réel qui encercle les îles isolées du symbolique. Ce n’est plus la jouissance qui mène la prolifération des signifiants par son manque, c’est-à-dire en fonctionnant comme un trou noir central autour duquel le réseau des signifiants est entrelacé, mais c’est au contraire l’ordre symbolique lui-même qui est réduit au statut d’îles flottantes du signifiant, de blanches îles flottantes sur la mer de la jouissance visqueuse. Freud en parle à propos de « la réalité psychique ». Le rendu y renvoie comme une pulsation qui n’imite ni ne signifie rien mais qui nous saisit immédiatement, qui rend immédiatement la chose, quelle chose ? la réalité psychique qui suspend la réalité extérieure.

Aime ton sinthome comme toi-même. Le manque du manque, c’est-à-dire le manque de la distance, de l’espace vide, en référence à quoi se déclenche le processus de symbolisation, est ce qui caractérise la psychose ; « rendu » peut être défini comme la cellule élémentaire de la psychose, son point « zéro ». Lacan en est venu à une généralisation du symptôme. Le « symptôme » est la dernière réponse à la question philosophique : pourquoi y a-t-il quelque chose à la place de rien ? Le quelque chose qui est à la place de rien c’est le symptôme. La référence commune du discours philosophique est le triangle monde-langage-sujet, la relation du sujet au monde des objets médiatisés par le langage. On a reproché à Lacan de ne pas prendre en compte le monde objectif, de limiter le jeu entre le sujet et le langage comme s’il n’y avait que l’imaginaire, illusion et effet du signifiant. Lacan répond que non seulement le monde, mais que le langage et le sujet n’existent pas. Le grand Autre n’existe pas et le sujet est désigné par le sujet barré, c’est-à-dire une place vide dans la structure du signifiant. Mais si le monde, le sujet et le langage n’existent pas, qu’est-ce qui existe ? Qu’est-ce qui confère aux phénomènes existants leur consistance ? La position du structuralisme est de déconstruire toute identité substantielle, de dénoncer derrière sa solide consistance un jeu réciproque de surdétermination symbolique ; bref de dissoudre l’identité substantielle en un réseau de relations différentielles non substantielles. La notion de symptôme en est le contre-point nécessaire, la substance de la jouissance, le noyau réel autour duquel ce jeu réciproque du signifiant est structuré. Il y a une certaine forclusion propre à l’ordre signifiant en tant que tel ; chaque fois que nous avons une structure symbolique, elle est structurée autour d’un certain vide, elle implique la forclusion d’un ceertain signifiant-clé. Ce qui a été forclos du symbolique revient dans le réel du symptôme. Symptôme comme réel ? Ceci semble contradictoire car le symptôme n’est-il pas une formation symbolique, un langage chiffré qui peut se dissoudre avec l’interprétation car il est déjà en lui-même une formation signifiante ? Nous pouvons utiliser le concept de symptôme comme une sorte de clé qui nous permet de distinguer les principales étapes du développement théorique de Lacan. Le symptôme surgit là où le mot fait défaut. Le symptôme peut être interprété car il est formé en vue de son interprétation ; il est adressé au grand Autre qui en possède le sens ; il n’y a pas de symptôme sans un destinataire. Le symptôme implique un grand Autre consistant. Mais alors pourquoi malgré son interprétation le symptôme ne se dissout-il pas ? Le symptôme c’est aussi le moyen pour le sujet d’organiser sa jouissance. Malgré l’interprétation, le sujet n’est pas préparé à y renoncer. Zizek prend ici l’exemple du Titanic comme symptôme social. À la fin du 19ème siècle, tout le monde vivait dans l’attente d’une catastrophe. Si un phénomène dans l’imaginaire idéologique incarnait cette Europe disparaissante, c’est bien un grand transatlantique de luxe. Un versant toutefois du phénomène Titanic échappe à toute métaphorisation. À quoi tient le pouvoir de fascination des épaves si ce n’est comme restes figés d’une jouissance impossible ? Mais leur beauté sublime une fois remontées à la surface tourne au déchet. Un reste persiste après la mise à jour de l’enchaînement signifiant qui régit le symptôme, et ce reste c’est le réel du jouir. 

Du symptôme au sinthome. Lacan a d’abord essayé d’isoler cette dimension de la jouissance comme celle du fantasme et d’opposer symptôme et fantasme à travers un ensemble de traits distinctifs ; le fantasme suppose un grand Autre barré, c’est-à-dire qu’il maintient et dissimule à la fois un vide dans l’Autre. Mais comment faire avec des patients qui ont traversé leur fantasme, pris une distance avec le cadre fantasmatique de leur réalité mais dont le symptôme clé persiste encore ? C’est avec le concept de sinthome que Lacan a essayé de répondre à ce défi. Le sinthome a un statut ontologique radical. Le seul support de notre être est la manière dont nous évitons la folie, la façon dont nous choisissons quelque chose plutôt que rien.

En toi plus que toi. Dans « Parsifal », le problème de Amfortas est que tant que sa blessure saigne, il ne peut pas mourir. Ses compagnons du Graal le supplient de faire son devoir en accomplissant le rituel sans considération pour sa souffrance. Ce rituel est en capacité de restaurer l’ordre détruit par la pénétration d’un signifiant infiltré de jouissance (dont le statut est psychosomatique). Bien entendu l’or que Titurel se permit de voler, mais aussi Kundry, la femme dont la nature féminine déploie une dimension totalitaire comme Loi obscène, signent le désordre du monde. Il faut bien voir que la blessure ne concerne pas le corps en tant que tel mais le réseau symbolique dans lequel est pris le corps. Quelque chose est cassé dans le pays où le souverain a transgressé une interdiction fondamentale (il s’est permis d’être séduit par Kundry) ; la blessure est une matérialisation du déclin symbolique moral mais plus radicalement : dans la mesure où elle se heurte à la réalité du corps, la blessure est un petit morceau de réel, une protubérance dégoûtante qui ne peut être intégrée dans la totalité de notre corps propre. Cela détruit Amfortas mais en même temps c’est la seule chose qui lui donne consistance. Le symptôme est un élément collant comme une sorte de parasite et « gâchant le jeu » ; mais en même temps si nous l’annihilons, les choses empirent, nous perdons tout ce que nous avions, même le reste qui était menacé mais pas encore détruit par le symptôme. 

Identification au symptôme. Cette notion de sinthome fait éclater les limites du discours. Il y a quatre discours et le premier est le discours du maître : un certain signifiant représente le sujet pour tous les autres signifiants. Le problème est bien sûr que cette opération de la représentation signifiante ne survient jamais sans produire un surplus irritant, un reste. Les trois autres discours ne sont que trois essais différents pour venir à bout de ce reste interférant. La matrice des quatre discours est une matrice de quatre positions dans le réseau intersubjectif de la communication. Ce qui circule entre les sujets dans la communication symbolique c’est le manque ; mais tout ceci ce sont des paradoxes immanents au champ de la communication, c’est-à-dire de la signification : le non-sens même du signifiant, le « signifiant sans signifié », est la condition de la possibilité de la signification de tous les autres signifiants ; c’est-à-dire que nous ne devons pas oublier que le non-sens avec lequel nous avons ici affaire est strictement interne au champ de la signification, ce qui le « tronque » de l’intérieur. Tout l’effort du dernier séminaire est destiné à percer ce champ même de communication, c’est-à-dire de signification. Lacan a essayé de dépeindre les traits principaux d’un certain espace, dans lequel les signifiants se trouvent eux-mêmes dans un état de « flottement libre », logiquement antérieur à leur lien discursif, à leur articulation, l’espace d’une certaine pré-histoire, précédant « l’histoire » du lien social, c’est-à-dire d’un certain noyau psychotique échappant au réseau discursif. Le statut ontologique de telles excroissances du réel, dépassant la réalité commune, est ambigu : quand nous sommes confrontés à elles, nous ne pouvons éviter le sentiment de leur réalité et de leur irréalité. C’est comme si elles existaient et n’existaient pas. Chez Lacan il y a le mot existence et le mot ex-sistence. Le premier renvoie à un jugement d’existence, l’existence y est synonyme de symbolisation, d’intégration dans l’ordre symbolique. Y a de l’Un renvoie à une bejahung primaire, une affirmation antérieure à la dénégation, un acte qui « laisse la chose être », qui libère le réel dans « la clairière de son être » (Heidegger). Mais l’ex-sistence c’est le noyau réel-impossible qui résiste à la symbolisation. La femme « existe » dans ce second sens comme ce qui persiste comme un excès de jouissance derrière la signification. Cete dimension du sinthome ex-sistant est plus radicale que celle du fantasme et du symptôme. Le sinthome est un noyau psychotique qui ne peut ni être interprété ni traversé. Il n’y a plus qu’à s’y identifier. Nous nous identifions précisément ici à la singularité pathologique dont dépend la consistance de notre jouissance. Il s’agit ici d’un passage à l’acte. Le passage à l’acte suspend la dimension de la vérité, dans la mesure où la vérité a la structure d’une fiction (symbolique), vérité et réel de la jouissance sont incompatibles.

Chapitre 8 : La chose catastrophique

Lénine à Varsovie comme objet. Il n’y a pas de langage qui serait sans objet à condition de s’entendre sur le mot objet. Soit un tableau dont le titre est « Lénine à Varsovie » et dont le sujet est Nadeshda Kroupskaya au lit avec un jeune komsomolien. Et où est Lénine ? il est à Varsovie (mot d’esprit). Ceci manifeste le leurre du spectateur qui s’attend entre le titre et le tableau à un rapport désignatif. Comme si le titre parlait sur le tableau d’une distance « objective ». Mais que le langage ne soit pas un discours transparent/neutre sur les objets, discours s’énonçant d’une distance objective, c’est-à-dire qu’il porte toujours une position subjective de l’énonciation, cela veut dire que, à travers les objets désignés, il se réfère toujours à un surplus, à un objet « paradoxal » dont la coupure, par rapport au signifiant, n’est pas celle de la distance séparant le signe de la chose désignée, mais une coupure « intérieure » au signifiant même. 

Modernisme versus post-modernisme. Si la leçon du modernisme était que la structure, la machine intersubjective marchait aussi bien si la Chose manquait, si la machine tournait autour du vide, alors le revirement post-moderniste donne à voir la Chose elle-même comme le vide incarné, positivé. Il le fait en montrant directement l’objet terrifiant et en dénonçant ensuite son effet effrayant comme un simple effet de sa place dans la structure. L’objet terrifiant est un objet quotidien qui commençait à fonctionner, par hasard, comme bouchon du trou dans l’Autre. Le prototype de l’œuvre moderniste serait « En attendant Godot » : toute l’action futile et insensée se passe dans l’attente de l’arrivée de Godot, moment où finalement quelque chose se passerait mais on sait très bien que Godot ne peut jamais arriver. Quelle serait la façon post-moderniste de réécrire la même histoire ? Bien au contraire on devrait montrer directement Godot lui-même : un barbon imbécile qui se fout de nous, qui est, à vrai dire, exactement comme nous, qui mène une vie futile remplie d’ennui et de plaisirs niais, avec la seule différence que, par hasard, ne le sachant pas lui-même, il s’est retrouvé à un moment sur le lieu de la Chose, il a commencé à incarner la Chose dont on attend l’arrivée. Cette opposition on la retrouve entre Joyce (Finnegan’s Wake) et Kafka (le Procès). C’est cette dimension d’une présence inerte, non dialectisable, qui signe le post-modernisme. On angoisse parce qu’on est trop près de la Chose. La catastrophe véritable, ce n’est pas l’absence mais la proximité de la Chose. 

L’autre porte de la Loi. Chez Kafka, ce problème se pose dans l’apologue de la porte de la Loi. Disons d’emblée que ce récit  (m1, pour mythe version 1) trouve son sens à se rapprocher du premier interrogatoire de Mr K (m2). Mr K se trouve à la porte de la salle d’audience et ici la laveuse lui dit que cette porte lui est réservée et qu’une fois entré, elle la fermera à tous les autres. Dans l’apologue m1 on est devant la porte d’un palais de justice magnifique et ici le gardien de la porte est un fonctionnaire de la Cour. Mais ici ce gardien interdit l’entrée à l’homme du pays. Il en résulte deux trois choses : la Cour est proche des logements des ouvriers ; le franchissement de la frontière qui sépare le domaine vital du domaine juridique se fait côté de la laveuse. Dès qu’on progresse assez loin dans la descente vers les bas-fonds, on se trouve tout d’un coup de l’autre côté, au milieu de la Loi élevée. La femme est porteuse d’un savoir : enfin arrivé ! Un tel savoir n’est pas de l’intuition féminine, il se fonde sur le lien de la laveuse avec la Cour. L’argumentation de Mr K est soudain interrompue par un glapissement venu du fond de la salle ; ce n’était pas elle qui criait mais c’était l’homme : il avait la bouche grande ouverte et regardait au plafond. Salie d’une vitalité obscène, la Loi elle-même prend le caractère d’un bricolage inconsistant, imprégné de jouissance.

L’acte de la Cour. L’erreur fatale de Mr K est de s’adresser à l’Autre de la Loi en tant qu’entité homogène, réceptive à une argumentation consistante, tandis que la Loi ne peut lui retourner et opposer à son attitude méthodique qu’un sourire obscène mêlé aux signes de l’embrouillement. Mr K attend de la Cour des actes et la Cour lui répond par l’acte. La jouissance envahit le domaine de la Loi, il y arrive à un court-circuit entre l’Autre de la Loi et la Chose ; c’est pourquoi son univers est surmoïque. L’Autre en tant que l’Autre de la Loi n’est pas seulement mort, il ne sait même pas qu’il est mort. Le surmoi est une survivance : soudainement on s’aperçoit que ce qu’on tenait tout à l’heure pour une lettre morte, est bien vivant, qu’il respire, palpite. Le résultat de l’apologue est qu’il n’y a pas de vrai du vrai : la Loi n’a pas de support dans la vérité, elle est nécessaire sans être vraie, chaque garant de la Loi a le statut d’un semblant. La rencontre de Mr K avec la laveuse y ajoute l’autre aspect qu’on préfère passer sous silence : en tant que la Loi n’a pas de vérité, elle est imprégnée du jouir.  

Le geste de Moïse. Hegel a proposé comme une des définitions possibles de l’homme la formule qui, aujourd’hui, ne peut pas ne pas recevoir un nouvel accent écologique : la nature malade à mort. (Tchernobyl). Toutes les tentatives pour trouver à l’homme un nouveau milieu homéostatique, pour l’inclure dans un circuit vital équilibré, sont autant d’essais de suturer un écart originaire et irréductible. Il y a une discorde foncière entre la réalité et le potentiel pulsionnel de l’homme. Le potentiel pulsionnel de l’homme est déjà une pulsion radicalement dénaturée, déviée, de par son attachement traumatique à la Chose, à ce lieu vide qui le rejette du circuit vital et ouvre la possibilité imminente d’une catastrophe radicale, de la « deuxième mort ». La culture est un système de défense, la réaction à une dimension effrayante, radicalement inhumaine, immanente à la condition de l’homme. La dénégation de ce noyau inhumain conceptualisé comme pulsion de mort, rapport du sujet à Das Ding, ne peut entraîner que son effectuation brutale : les crimes les plus effrayants, de l’holocauste nazi jusqu’aux purges staliniennes, ont été commis au nom de la Nature humaine harmonieuse, au nom d’un idéal de l’Homme nouveau. Moïse a alors fonction d’antidote : cet homme qui était sur le point de céder à une fureur destructrice a trouvé la force de se maîtriser et de ne pas casser les Tables de la Loi. Face aux catastrophes rendues possibles par l’incidence du discours de la science dans la réalité, un tel geste de Moïse est peut-être notre seule chance.