Trois périodes rythment le travail de Husserl : un moment réaliste et logique, inspiré des mathématiques ; après 1907 un moment idéaliste dans le sens où les idées prévalent sur les objets à penser. Le troisième moment se veut un dépassement de l’opposition de l’idéalisme et du réalisme. Celui-ci inspirera Heidegger, Merleau-Ponty et de Waelhens.
Ludovic Robberechts est spécialiste de la philosophie réflexive où il s’inspire de Maine de Biran, Lachelier, Lagneau, Brunschwig, Nabert et Paul Ricoeur
Chapitre 1 : Le temps
Partons de la microphysique. Le microphysicien ne perçoit plus son objet et ne l’atteint qu’à travers nombre d’instruments interposés. Mais d’un autre côté, cela n’empêche que ces mesures doivent tomber sous les sens. L’ensemble de ces objets constitue un monde premier qui est la base constante de tous les mondes scientifiques, le sol de toutes nos constructions ultérieures. La science s’aperçoit qu’elle n’est pas une copie du réel, mais une construction de signes qui essaie de le rejoindre sur quelques points, correspondance suffisante pour permettre les étonnantes applications techniques que nous savons. C’est ainsi que deux ou plusieurs systèmes contradictoires ne s’excluent plus : les lois régissant le monde de l’infiniment grand et les lois du monde infiniment petit (complémentarité de Bohr). Husserl généralise : ce n’est pas seulement la physique qui se construit un monde second, toutes les sciences en font autant, et non seulement les sciences mais tout système humain : l’histoire, le droit, les affaires, les croyances. Deux notions apparemment inattaquables sont mises en question : celles de cause et de substance. L’introduction des appareils de mesure altère soit la nature particulière et stable d’un phénomène, soit le déroulement de ses phases : l’étude d’une particule ne peut saisir en même temps sa position et sa vitesse (incertitudes d’Heisenberg). Ceci nous rappelle une loi générale de notre connaissance : l’impossibilité de voir les choses telles qu’elles seraient « en soi ». Nous ne voyons que 3 faces du cube, nous n’atteignons les choses que par profils. D’où la nécessité d’en faire le tour. Un objet n’est « pour moi » que la synthèse présomptive de ses apparitions successives. Une fois de plus je n’atteins que des probabilités.
Autre surprise : lorsque la vitesse d’un corps tend vers la vitesse de la lumière, notre notion traditionnelle du temps devient inutilisable. La mesure dépend de la vitesse de l’observateur, ce qu’il est aisé de concevoir aussi longtemps qu’on ne se mêle pas de rapprocher entre elles les mesures ainsi obtenues. Le voyageur de Langevin dans l’espace est parti deux ans loin de la Terre, quand il la rejoint ce sont deux siècles qui se sont écoulés sur la Terre. Il convient de bien distinguer ce qui relève de la mesure du temps et ce qui appartient à la forme du temps. La mesure du temps est solidaire de la vitesse (c’est-à-dire de la position dans l’espace) et rien ne nous permet de privilégier notre position à nous et le rythme de notre système solaire par rapport à ceux des autres galaxies. Mais tous ces rythmes relatifs ont une forme commune : celle du passage de l’avant à l’après. J’écoute un morceau de musique, il est clair que je n’enregistre pas une succession de notes de musique, mais une mélodie. L’instant présent conserve en lui l’instant qui vient de glisser au passé, et celui-ci l’instant précédent. Husserl appelle « rétention » ce phénomène de mémoire actuelle et implicite. Il distingue cette perception immédiate du temps-qui-vient-de-passer du souvenir explicite, ou re-souvenir, par lequel je détourne mon attention du moment actuel pour considérer tel ou tel événement passé. Le re-souvenir n’est pas immédiat, et peut donc être occasion d’erreur. Il n’est plus question d’expliquer mes souvenirs par les traces, présentes dans mon cerveau, des événements passés puisque ces traces sont justement des réalités présentes. Comment une vibration cérébrale présente me donnerait-elle une sensation passée ? Toute notre vie est donc faite de contenus présents glissant continuellement au passé. À chaque instant jaillit un nouveau présent qui repousse le premier et que le suivant pousse à son tour. D’autre part chaque moment passé est maintenu et va se ranger à l’horizon (l’arrière-scène) du moment présent (l’avant-scène). Une perception n’est donc pas un phénomène instantané mais couvre une certaine durée : le présent et le présent-qui-vient-de-passer. Une perception présente est faite du surgissement du présent et de son recul, recul immédiat mais dont la résonance ensuite est indéfinie. Le temps n’est pas une succession d’instants, c’est le passage d’un flux continu. Ce flux m’est unique. Car il relève de ma rétention et de mon histoire. Ce temps, qui m’emporte, forme un temps linéaire unique et absolu. Il est absolu parce que je n’en sortirai jamais. Le temps vécu est le fondement de tous les temps ; il n’est rien d’hypothétique puisqu’il est la texture même de ma vie. Mais si chaque présent passe, qu’est-ce qui demeure ? Y a-t-il quelque chose de stable ?
C’est ici que nous allons trouver le pendant phénoménologique de la théorie de la Relativité. Considérons le fait de la totale continuité des apparitions et disparitions. Nous avons vu qu’il n’y a pas successions d’instants mais adhérence de l’un à l’autre. Rien n’est stable et en même temps je perçois des objets bien définis. Et c’est pourquoi Husserl maintient la notion de substance. Mais il « réduit » cette notion, il ne la maintient que comme substance pré-empirique, préobjective, antéprédicative, c’est-à-dire désignant la chose dans sa stabilité toute relative, telle qu’elle jaillit dans ma perception et persiste dans ma rétention, et non telle que mes expériences accumulées, mes connaissances la définiront ultérieurement. Tout le problème est de ne pas perdre de vue que l’objet est objet-dans-le-temps et que ce temps affecte l’entièreté de son être, comme les champs de gravitation altèrent toute chose spatiale. Il faut resituer l’objet dans le flux, dans son apparition et sa rétention originaire, avant qu’avec cette donnée immédiate, et seule évidente, je ne construise la substance dite immobile que manipule mon comportement naïf. Il faut retrouver la chose dans son être temporel, avant qu’elle ne devienne support à une prédication. Il n’y a pas moyen de remonter au-delà de la chose telle que je l’atteins dans le flux de mon expérience personnelle. Le mécanisme est projectif : du monde « pour soi » vers le monde « en soi ». Prenons le problème de la simultanéité en écho de la Relativité restreinte. Quand deux phénomènes sont-ils simultanés ? Quand ils font partie de la même perception, du même moment présent. Toute simultanéité se fonde sur une saisie immédiate de la chose, sur une intuition actuelle, sur une intuition originaire de la chose elle-même (Urimpression). Sont donc simultanés : le moi percevant et la chose perçue, comportant toujours un entourage sur lequel elle se détache comme une forme sur un fond, soit le monde. Toute autre simultanéité est soumise au doute car je ne pourrais l’affirmer qu’en quittant l’intuition présente, c’est-à-dire en m’engageant par le re-souvenir dans le non-présent.
Quand et comment puis-je prétendre qu’une chose reste identique ? Par une opération de re-souvenir où je compare deux contenus de conscience, l’un situé dans ma rétention, l’autre autant que possible perçu maintenant. Une telle comparaison n’offre pas de garantie d’objectivité et en effet les souvenirs peuvent être trompeurs. Les chances d’erreur dans l’identification seront réduites au minimum, lorsque le re-souvenir s’appliquera à un présent-qui-vient-de-passer pour le comparer à la chose présente. Mais alors que deviennent les objets qui m’entourent et dont je fais un usage courant ? Ils sont relatifs. Car qu’est-ce qu’un « objet » sinon la synthèse des aspects que j’en ai perçus successivement ? Nous comprendrons maintenant pourquoi cette synthèse est toujours présomptive : un objet est objet-dans-le-temps. C’est bien un cube à trois dimensions qui est là devant moi, globalement il est présent et indubitable. Je suis sûr que ce cube est le même que celui que je percevais il y a un instant. Mais dès que j’appuie sur ces évidences, elle s’effritent. Ou plutôt une évidence première demeure, l’évidence préobjective de moi, de la chose et du monde, mais je ne parviens plus à en rendre compte. Dès que la pensée et le langage s’emparent de mon expérience première pour la tirer au clair et en extraire une science, dès qu’ils agissent sur mon expérience et la mettent en forme, ils constatent qu’au lieu de s’en approcher ils s’en éloignent perdant tout espoir de la rejoindre. L’expérience originaire apparait comme une croyance. En physique on parle de l’impossibilité de concevoir une observation continue et, partant, de donner une valeur scientifique à ce qui se passe entre deux micro-observations. Le principe de la Relativité phénoménologique, bien plus générale que sa sœur en physique, se formule : il y a certitude du monde en général mais d’aucune chose en particulier. Prenons les géométries non-euclidiennes rendant compte d’objets impossibles comme en topologie chez Riemann. Là, dans le maniement qui opère le retournement d’un tore, l’intuition semble débordée, les postulats dépassent tout ce que nous pouvons nous représenter. Et pourtant les déductions sont possibles. Et sur quoi se fondent ces rigoureux systèmes ? Sur mon expérience préobjective puisque sans elle je n’aurais aucune idée de ce qu’est une ligne, un point, en haut et en bas, à droite et à gauche, avant et après. Ces sciences sont tenues pour valables à la seule condition de respecter la loi de non-contradiction. Mais ce que Husserl affirme c’est que cette loi n’est pas absolue. C’est une loi empirique
Chapitre 2 : mon corps
Disposant du moi et du monde, précisons cette double présence originaire : mon corps. Ici on ne l’opposera pas à l’âme car un corps séparable ou même simplement différent de moi et de ce qu’on appelle l’âme, c’est un cadavre. La physiologie, science des fonctions vitales, science de l’organisme dans ses activités, a évolué. Ainsi le behaviorisme est dépassé quand il explique le fonctionnement du système nerveux comme un processus mécanique. Une sensation serait composée d’un certain nombre d’excitations ponctuelles dont chacune serait transmise au muscle de la réaction et à lui seul, par un trajet rigoureusement spécialisé passant généralement par le cerveau. On aurait une description géographique du système nerveux, où chaque trajet relierait des points fixes et aurait une tâche définie une fois pour toutes. Or la complexité des éléments intervenant dans le moindre réflexe oblige la physiologie à renoncer à cette hypothèse géographique. Non seulement un excitant n’est jamais ponctuel mais les mouvements qu’il déclanche varient du tout au tout selon, par exemple, la position du corps. Il faudrait que chaque terminaison sensitive soit reliée à chaque terminaison motrice. Et cela ne ferait que reculer le problème comment s’opérerait le choix entre ces innombrables possibilités selon que le corps soit debout, assis…Ce serait le rôle du cerveau. Mais même dans le cerveau, l’hypothèse géographique est fausse. Est-ce à dire qu’aucune localisation des fonctions n’est possible ? Non pas nécessairement. Telle région assumera de préférence telle fonction mais le système est souple. Il y a des compensations qu’improvise le système nerveux placé dans des conditions nouvelles et d’autre part, il y a la sélection et la structuration opérée sur la masse des excitations ponctuelles.
La sensation est déjà une opération. L’organisme interprète et ignore les données jusqu’à une certaine intensité et fait surgir une figure sur un fond. Une perception ou un réflexe sont largement déterminés par la signification biologique que leur confère l’organisme : un même geste est facile dans la vie courante et laborieux dans un laboratoire. La Gestalttheorie donne un progrès. Car elle ne définit plus les comportements comme des additions de réflexes mécaniques, fussent-ils conditionnés, mais comme autant de structures, autant d’ensembles significatifs au sein desquels les propriétés des parties ne leur appartenaient plus en propre mais dépendaient des propriétés de l’ensemble. Excitants, trajets nerveux, circuits cérébraux et réactions musculaires ne sont plus des réalités isolables, mais des aspects ou des supports de comportements qui assignent à chacun d’eux leur rôle et leurs caractéristiques. Il n’y a plus moyen de parler, à propos du corps humain et de ses gestes, de contenus spécifiquement physiques, biologiques ou humains. Un « comportement » n’est pas une addition réelle d’éléments hétérogènes : tout s’y compénètre. Le support physique y est déterminé par la finalité biologique, et la compréhension, par les circuits nerveux : chez l’homme la section d’un nerf diminue le degré de volonté et une paresse intellectuelle atrophie les muscles. Les glandes conditionnent le caractère et celui-ci dessine le visage. Il n’y a pas d’un côté mon corps et de l’autre, mon moi intelligent. Il n’y a qu’un organisme dialoguant avec le monde. Et c’est à l’intérieur de ce dialogue qu’on va pouvoir distinguer différents niveaux de comportement, différents degrés de structuration dans le stimulus et la réponse : syncrétiques, instinctifs ou intelligents. On passe d’une structure rudimentaire à une structure plus autonome, plus significative, plus intégrée. Si l’on prend pour point de départ non plus le corps mais la personne, le moi, on constate celui-ci immédiatement, non pas isolé et existant pour soi, mais plongé dans un monde de personnes et de choses qui agissent sur lui et auxquelles il réagit. Le moi n’est pas une intériorité subsistante : il est tout entier porté par et vers l’extérieur, il est « intentionnalité ». Husserl a beaucoup étudié les sensations de mouvements (cinesthésiques) et des sensations tactiles. Les premières me révèlent à quel point j’habite mon corps et l’imprègne jusque dans sa matière ; les secondes constatent l’indissoluble rapport de ce corps et des choses environnantes.
En soutenant qu’une conscience exclusivement visuelle pourrait bien percevoir des corps matériels mais non son corps propre, Husserl indique une des causes qui amenèrent la distinction du moi et de son organisme : ce n’est que pour ma vue que mon corps peut devenir un objet, or c’est en termes de vision et de pensée que la philosophie classique décrivit la conscience. Mais Maine de Biran corrige : mon corps n’est pas seulement un corps, il est organe de perceptions et d’initiatives motrices ; il est le siège de toutes mes expériences. C’est par lui que je suis au monde et à toute chose, y compris aux réalités spirituelles. La difficulté en ces matières consiste à dépasser la mentalité mécaniste. Ainsi, l’analyse est une opération seconde ; l’objet vrai est celui qui porte les corrélations que l’analyse découvre, celui dont part l’analyse et qu’elle essaie de rejoindre, et qu’elle ne rejoindra jamais, une « structure » n’étant pas décomposable en éléments distincts, les éléments perdant dans un ensemble les propriétés qu’ils auraient en dehors de lui. Prenons le cas de la psychanalyse. La personnalité morbide est celle qui comprend en elle des éléments distincts, compartimentés, des parties subsistant pour elles-mêmes, non intégrées au tout, des parties qui ont conservé les propriétés qu’elles avaient au moment où le traumatisme emplissait la conscience. Alors que la sublimation, pour la personnalité authentique, intègre la pulsion sexuelle ; ce n’est plus elle qui explique la sublimation mais l’inverse. La sexualité reçoit de la sublimation sa signification effective qui n’appartient plus à l’univers biologique. C’est de la même manière qu’il faut entendre la persistance dans l’ordre humain d’un ordre biologique et d’un ordre physique : combien de fois l’action soi-disant chimique des médicaments n’est-elle pas bouleversée par les décisions du patient ? Nous quittons une philosophie des substances pour une philosophie des structures et nous devons abandonner la notion de causalité linéaire et productrice pour celle de causalité circulaire. L’effet agit ici sur sa cause. Depuis Descartes, la conscience se définissait par la possession de soi. Avec Freud, la meilleure façon pour la conscience de se faire illusion était de se fier aux visions claires de sa pensée. Depuis Platon, c’était la pensée qui caractérisait l’humain, en nous délivrant de notre chute dans un corps et dans un monde. Il apparait maintenant que cette pensée est le jouet de mille forces qu’elle ignore. Une personnalité adaptée est caractérisée par le mécanisme de refoulement, producteur de l’inconscient. La « conscience » ne se définit plus par un superbe isolement, elle n’est pas une âme éthérée échappant aux compromissions de ce monde ; Hegel s’en moquait en l’appelant la belle âme. La conscience est une tâche, un projet, un devenir, elle est essentiellement historique. Le privilège de l’homme est dans la structuration nouvelle de ses composantes chimiques et instinctives, dans la nouvelle forme d’unité qu’il leur impose. La possession de soi et du réel devient une idée-limite. La conscience et la raison, la philosophie et la vérité ne sont plus des réalités toutes faites, mais des réalités en devenir, en cours d’instauration.
Chapitre 3 : La raison
Les théories évolutionnistes recoupent la conception de l’histoire propre au dernier Husserl. Il fut longtemps opposé à toute forme de connaissance génétique. Husserl a été un penseur individualiste. Mais en 1936, il écrit Krisis. Et parle au nom de l’humanité. L’« humanité » est un tout, et le problème unique est celui de sa destinée. Le philosophe n’a pas une vocation privée. C’est là qu’apparaitra le sens ou l’absence de sens de tout le reste. Il ne faut plus concevoir le sens comme une chose toute faite mais comme un devenir, un principe dynamique qui se révèle dans l’histoire. Quelle est la direction que nous suggèrent les faits ? Avec Teilhard de Chardin, Marx et la Bible, la direction est placée sous le signe de l’unité et de l’universalité. Un processus d’unification semble en cours qui n’attend que nos efforts pour englober tous les hommes. Cette unification concerne l’être humain, décidant de ces relations, les dirigeant et les orientant par son intelligence et sa volonté. Husserl néglige les aspects économiques, politiques et théologiques du processus et pose le problème en termes de raison et de déraison. Husserl assume 25 siècles de philosophie occidentale. La raison est notre propriété spécifique. Mais au lieu de concevoir la raison comme un appareil de connaissance, il rattache immédiatement la raison à la vie. La « raison » n’est plus une faculté d’induire ou de conclure, mais l’allure générale du devenir humain. Il s’agit d’élaborer une humanité de personnes, de personnes conscientes et autonomes. La raison devient pratique, historique et communautaire. Elle définit l’idéal qui aimante l’effort de l’humanité. La raison commande la praxis, bien que la praxis permette l’éveil et la réalisation progressive de la raison : « la praxis » est créatrice de raison. Liée à l’action, la raison n’en est plus isolable, n’est plus la caractéristique des actes de connaissance, ni une propriété extrinsèque qui s’ajouterait à nos gestes animaux. C’est le comportement tout entier qui doit accéder à un niveau supérieur, qui doit devenir conscient, personnel et volontaire. La raison est une tâche : la maîtrise progressive par l’être humain de sa destinée. Husserl parle ici d’un idéal d’autonomie : conférer à notre existence une signification qui en unifierait les moments. Cela est à rapprocher de la notion de structure que nous avons vue présentée par Merleau-Ponty à propos de la Gestalttherapie. La tâche que la raison propose à chaque individu est l’élaboration d’une synthèse nouvelle, l’unification de notre destinée à un niveau supérieur. La raison définit ainsi l’étape humaine de l’évolution cosmisque.
Une vie digne et harmonieuse pour tous n’est qu’une lointaine espérance mais c’est ce que soutiennent Teilhard, Marx et la Bible. Husserl n’anticipe pas la fin de l’histoire et se contente d’analyser le processus en cours. Faut-il parler pour l’Occident d’une poussée éphémère ou d’une authentique téléologie ? Husserl attend la réponse des événements. Cette prise de conscience mobilise les philosophes car c’est là leur métier de prendre conscience de façon systématique de l’organisation, de la mise en ordre des faits qui est à l’œuvre sous leurs yeux. La condition première de tout progrès c’est la rigueur, question d’atteindre la certitude. On reviendra sur le comment de cette exigence, quand on parlera de la phénoménologie transcendantale. Tout progrès réel est un progrès dans la lucidité. L’autonomie exige une lucidité absolue. C’est par un effort actuel de lucidité que nous construisons une humanité autonome. Cette raison a dû prendre conscience d’elle-même : les grecs, la Renaissance ont fait les premiers pas mais une déviation est survenue avec Galilée. Celui-ci fut obnubilé par une coïncidence entre certains phénomènes de notre monde et les théorèmes de géométrie euclidienne. Galilée a forcé une concordance sur quelques points en postulant une concordance universelle. La croyance s’est alors imposée que le monde que nous voyons n’est que l’apparence extérieure ou l’image du seul vrai monde, qui, lui, serait mathématique. C’était oublier que la géométrie loin de fonder le monde perçu avait été construite à partir de lui. C’était oublier la part active du sujet percevant dans la constitution du monde tant du monde perçu que des phénomènes matériels et des théorèmes géométriques. À partir de Galilée la science ne fut plus qu’une science d’objets, une science objectiviste polarisée par un idéal mathématique et animée par la croyance en un monde en soi de nature mécanique. Husserl n’a jamais revisé son jugement face à la Relativité en physique et face aux géométries non euclidiennes.
Galilée donc provoqua une réaction qui entreprit de récupérer la subjectivité oubliée. Descartes : toute science est construite par le sujet à partir du monde perçu par ce sujet et pour rendre compte de ce monde-là. C’est illusion de vouloir supplanter le seul monde certain, par un monde, dit, en soi. L’évidence solide de la science, c’est l’expérience, un donné qui contient en soi deux corrélats indissociables et d’égale importance : l’objet et le sujet. Mais que devient ce sujet après Descartes ? Un simple complément des objets physiques. Un postulat de cette époque croyait en une réalité en soi plus réelle que le monde vécu et de nature mathématique. La science se scinda entre physique et psychologie. La seconde mit trop longtemps à devenir expérimentale offrant une place pour l’idéalisme. Mais Husserl a reconnu en Hume le père de la phénoménologie et pas Kant. Ou plutôt le premier remit le second sur la voie d’une philosophie transcendantale qui reconnaîtrait à l’action du sujet l’importance qu’elle a dans la « constitution » de tout le réel. il faudra Husserl pour pousser ces prémisses jusqu’à l’évidence première. Le procédé qui conduit à cete évidence est la « réduction transcendantale (ou phénoménologique) ». L’évidence première, c’est le monde vécu dans lequel j’évolue depuis toujours. C’est le contact immédiat que j’ai avec les choses, celles-ci se détachant comme figures sur un fond toujours unique appelé monde. C’est le dialogue que j’entretiens avec mon entourage et qui fait toute la réalité de mon être. C’est le nœud des propositions que me fait le monde et du comportement par lequel je les assume et les lui restitue. C’est le nœud de mes initiatives et des réponses par lesquelles les choses se conforment à ces initiatives ou leur résistent. Cette évidence première conditionne toutes les autres ; toutes les évidences secondes sont médiates par rapport à elle. L’évidence porte ici sur le monde vécu en général et sur aucun de ses contenus en particulier. Les hommes et les choses sont des réalités fluentes en perpétuel changement ; mais les modifications et les corrections se dérouleront toujours dans un seul et même monde. Il n’y a pas de monde vécu sans sujet. L’évidence porte sur notre contact immédiat avec le monde, sur un rapport entre deux termes, ou plutôt sur l’unité originelle de ces deux entités. Qu’il n’y ait de monde évident qu’à l’intérieur des rapports que nous entretenons avec lui, voilà qui heurte de front nos croyances. Nous ne sommes plus en quête de connaissances naturelles ; nous ne sommes plus absorbés par nos projets quotidiens ; nous sommes en quête d’une évidence de base pour la construction rationnelle d’une humanité autonome. Aussi loin que je remonte dans mon passé, une connexion est indépassable : celle du moi et du monde. Le monde est déjà là quand je cherche à le rejoindre. Toujours il y a un moi qui est déjà là sans quoi il n’y aurait pas d’expérience. Quand je pense monde je pense monde-pour-moi. Le monde est marqué par mon empreinte. Le monde est constitué par moi.
La notion de « constitution » renvoie à des évidences-pour-moi. Ce qui ne préjuge pas de leur communicabilité à autrui. Le seul genre d’évidences qui nous intéresse est celui des évidences dont nous faisons partie intégrante, active, constituante. Des évidences « en soi et pour nous ». Nous étudions non des problèmes de faits et d’objets mais de philosophie et de raison. L’évidence une fois acquise le travail se diversifie ; il y a la totalité de l’effort humain non philosophique et, la reprise réflexive de cette expérience. Le même monde prédonné et la même conscience constituante sont à la base de ces deux dialectiques, mais dans l’une ils sont présupposés et oubliés, dans l’autre récupérés et explicités. La tâche de la philosophie c’est : 1) garder un contact conscient avec l’évidence première et cela implique un énorme effort de contrôle ; 2) analyser les structures essentielles de cette évidence première, les lois de la conscience constituante ; 3) reprendre alors les résultats de l’expérience humaine et en dégager la signification. Il n’y a pas pour nous de rationalité toute faite ; la raison n’est plus une vérité éternelle mais le produit progressif de notre praxis. La philosophie est la réalisation d’une vérité. La rationalité n’est pas un problème, nous assistons à chaque instant à la connexion des expériences et personne ne sait mieux que nous comment se fait ce prodige. Le monde et la raison sont mystérieux, et ce mystère, il ne saurait être question de le dissiper par quelque solution. Nous prenons en mains notre sort, il s’agit d’un acte violent qui se vérifie en s’exerçant. Husserl donne un sens adapté aux mots anciens. La philosophie part toujours d’une rationalité donnée, qui est celle de notre époque. Et toujours une nouvelle philosophie rend compte d’un effort de rationalisation de faits qui résistent aux catégories rationnelles du moment. Descartes reprend la philosophie scolastique à nouveaux frais ; Hegel est frappé par la réussite politique de la cité antique donnant des leçons aux piètres résultats du siècle des Lumières… L’effort philosophique de compréhension est axé sur une expérience non philosophique qu’il reprend et à laquelle il cherche à donner un sens. C’est parce que l’histoire progresse.
Chapitre 4 : la philosophie comme expression
Comment est-on passé de la rationalité classique qui était préexistante et qu’il fallait simplement rejoindre, à cette rationalité que chaque génération a pour tâche de pousser un peu plus en avant ? En constatant que chaque fois que la philosophie croyait rejoindre une raison préexistante, elle ne faisait que l’instaurer. Il y a ici une loi générale : il y a à partir d’un acquis, l’assumer et le transposer ; partir d’un donné et le transformer ; partir de ce qui est et l’enrichir d’un être nouveau. On a affaire à une poussée profonde dont surgirent et surgissent toutes les réalisations de la vie et de l’histoire, de la praxis et de la pensée. Et cette poussée peut se définir comme un mouvement vers l’être ou comme la nécessité de l’expression. Comme chez les Bantous et dans le Tao en tant qu’il est créateur. Ce qui est, cherche à se manifester, à faire ressortir son être-là. Caillou, fleur, insecte ou l’air, sont faits pour capter les regards et chaque fois l’homme semble donner aux choses ce qu’elles attendent de lui. Et si un univers sans l’homme apparait comme non-sens, c’est parce que tout sens est expression de sens et que cette expression s’adresse à une « conscience ». La conscience n’arrête pas de donner un sens à tout ; cette donation de sens n’est pas création ex nihilo ; la conscience recueille les suggestions de la chose et l’enrichit d’un sens en fonction de ce qu’elle lui propose. Chaque conscience est portée par le courant millénaire des consciences antérieures, qu’elle ne fait que réactiver à sa manière. Tel est donc le privilège essentiel de l’être humain. Et c’est ce privilège que la philosophie développe. C’est lui qui pousse l’homme d’action, l’homme de science, le poète, le peintre, le travailleur. Autant de manières de s’exprimer, d’ajouter aux êtres et aux significations données une signification nouvelle.
L’expression par excellence est celle du moi dans son corps. Dans son corps et non par son corps : le moi n’est pas d’abord existant et ensuite incarné par le truchement d’un moyen d’expression ; le corps n’est pas un objet dont le moi se sert come d’un outil. Le moi est corps et non pas incarné. Tout ce qu’il est et qu’il devient, il l’est dans son corps, en une unité totale qui n’est ni la somme ni la relation ni le parallélisme ni la superposition de deux termes. L’expression n’est pas la traduction extérieure d’un état d’âme, qui sans cela resterait caché. Un corps humain est une réalité physique par abstraction, car sa réalité première est d’être porteur de signification. Toutes les choses sont parlantes. La « parole » jouit d’une place privilégiée mais ce privilège est moins justifié qu’on ne le pense ; il tient moins à l’essence du langage, qu’à la constitution seconde d’un vocabulaire conventionnel. Mais ne disposant que de termes généraux, valables pour tous dans un sens rigoureusement identique, nous ne pourrions plus rien exprimer de ce qui nous est propre. C’est ici le miracle de la parole véritable par rapport aux mots du répertoire : d’exprimer de l’inédit. Ce qui nous abuse et nous fait oublier la fonction vraie du langage, sa fonction d’expression originaire – l’acte de dire le monde, de nommer les êtres comme pour la première fois – c’est que la parole peut se fixer dans des provisions dormantes. Mais pour une vie personnelle, pour un travail productif, lorsqu’on accède à un niveau d’expression authentique, on constate que ces provisions dormantes sont bel et bien des provisions mortes et que tout le travail est à refaire. Alors seulement le langage retrouve sa fonction première de parole, de révélation, de dévoilement, de dire-le-monde, de l’amener à la lumière. Heidegger définit l’homme comme berger de l’être, chargé d’écouter et de rassembler les étants dans la lumière de l’être. Le monde n’est pas là pour être copié ; sa facticité est là pour recevoir un sens. C’est dire le danger caché dans la codification du langage : elle nous donne l’illusion de significations toutes faites. Un second danger est de croire que la parole a une fonction de vérité. Les progrès des sciences positives mettent en question la tâche du philosophe. Mais le philosophe est là non pas pour enfermer le monde dans un système formalisé mais l’exprimer. La rationalité philosophique est à refaire à chaque génération, comme la musique, comme l’histoire. C’est notre travail aujourd’hui qui donne un sens aux travaux antérieurs. Et il n’y a moyen d’être fidèle à la tradition, qu’en étant révolutionnaire.
Mais qu’est-ce alors qui distingue la vérité des sciences de la vérité philosophique ? La science est naïve, elle perd de vue le monde vécu. La philosophie a pour objectif premier de percer à jour toute naïveté. Elle part en guerre contre les préjugés et n’en a jamais fini avec ça. Chaque phénomène est environné d’un horizon qui reste dans l’ombre, implicite ; à mesure que mon regard se déplace l’horizon recule, mais de nouvelles zones d’ombre apparaissent. La récupération philosophique de l’expérience laisse un résidu non expliqué. De Waelhens passe ici du plan horizontal au plan temporel pour constater que l’analyse rejoint l’expérience, s’y intègre, devient expérience, en fait partie et la transforme. Si bien qu’une reprise exhaustive de l’expérience semble a priori contradictoire. Le mode expressif de la philosophie est interrogatif. Ce qui pour d’autres est habituel et allant de soi, devient pour le philosophe, étrange, et une immense question. L’interrogation philosophique devient la forme majeure de l’expression. L’expression consiste à assumer le « donné » pour le dépasser en une réalisation nouvelle. D’autre part, par sa mise en question de plus en plus vaste, la philosophie développe au maximum – et ceci profite à toutes les disciplines humaines – la prise de distance par rapport au donné qui est la condition première de tout travail d’expression et peut-être touchons nous ici du doigt le seul privilège de l’expression par les signes du langage. La philosophie a fait éclater les milieux où l’oiseau chante, l’enfant joue, le primitif respecte ses ancêtres, le laboureur aime sa terre et la mère ses enfants, le marin ses étoiles. La philosophie a lancé l’homme sur la piste de l’universel, n’a cessé d’élargir cet universel, du cosmos grec à l’histoire hégélienne, pour enfin le libérer de toute limite et de toute restriction : nous n’avons plus autre chose à proclamer que le privilège même de pouvoir proclamer.
Mais enfin la philosophie husserlienne se veut objective. La rigueur c’est de ne rien admettre que le philosophe ne puisse vérifier et de n’accorder à cette vérification aucune portée qui la dépasse : rien de définitif ni de métaphysique, mais des vérités partielles et provisoires, susceptibles toutefois d’être intégrées à des vérités ultérieures. Retournons aux choses elles-mêmes. C’est l’interdépendance et la causalité réciproque des phénomènes qui confère à chacun d’eux la consistance. La physique le sait bien, que ce n’est qu’en faisant varier les circonstances, qu’elle se permet de déterminer les propriétés de ses objets. La philosophie aussi. C’est parce que je me porte avec toutes mes virtualités vers un monde unique, que celui-ci m’apparait immédiatement, comme le corrélat de mon corps tout entier. La chose m’est alors d’autant plus nette que j’ai plus de prise sur elle. Si loin que nous puissions remonter, le réel n’est jamais un « en soi » mais un perçu, un vécu résultant d’une première rencontre qui reste un modèle de toute connaissance. Un réaliste est-ce celui qui au-delà du réel cherche une hypothétique sur-réalité ou celui qui s’efforce de récupérer le Lebenswelt, de le tirer de l’oubli où le maintiennent tant notre distraction quotidienne que nos prétentions scientifiques ? Notre vie spirituelle est fondée sur notre vie organique et déterminée par elle. Hume est le père de la phénoménologie ; il eut pourtant la faiblesse de capituler devant la découverte que nous sommes voués aux phénomènes sensibles. Pour revenir sur l’objectivité, il n’y a pas de sensations objectives, nos sens ne copient jamais le réel : ils l’informent. Il n’y a pas un chaos en-deçà de la première expérience de contact avec l’extérieur : d’emblée ce que nous atteignons ce sont des unités de sens et non la pure diversité kantienne, multiplicité indiférenciée. La notion d’apparence sensible perd toute consistance. Le propre de ce qui est, c’est d’apparaitre. Tout réel se manifeste. Les prétendues apparences révèlent ce qui est. Le problème de l’erreur nest pas entre le monde des apparences et celui de l’être, mais entre les différentes apparences elles-mêmes. Ce n’est jamais qu’au nom d’une apparence nouvelle que je corrige une apparence ancienne. Le réel est sous la main. Notre monde ce n’est pas un décor : le monde est là et nous sommes là et jamais l’un sans l’autre.
Chapitre 5 : l’interdépendance
Nous sommes là, ce nous est essentiel. En toute rigueur l’individu est une abstraction. Avant de dire moi la conscience baigne dans le nous et n’est que le lieu de rencontre d’innombrables influences ancestrales et contemporaines. L’entr’aide, la guerre, l’indifférence ou le dégoût sont autant de façons d’être tributaire d’autrui, défini par autrui. Le nous auquel j’appartiens n’agit pas sur moi de l’extérieur seulement : il est en moi, il me fait. Je ne suis jamais pour moi-même que ce que je suis aux yeux des autres. C’est en fonction de leur jugement que je me juge. Je suis à tous les âges ce que les autres me permettent d’être. Pour Husserl, il n’y a jamais de personne qu’au milieu d’autres personnes, dans un monde de personnes. Ce monde est fait d’interactions réciproques ; chacun y est indiscernablement cause et effet, dans les familles, les clubs, les associations culturelles, religieuses, lucratives ou politiques. Ce sont ces sociétés et leurs événements qui forment l’horizon ou plutôt même le tissu de notre vie.
La perception des objets est de beaucoup postérieure à celle des personnes. On ne peut pourtant pas affirmer que le monde des personnes reçoive chez Husserl la prépondérance sur le monde des choses. Chez Husserl, la conscience n’apparait pas d’abord comme une conscience qui dit nous, mais comme une conscience qui dit chose. Ce que Husserl voit donc d’essentiel dans la conscience, ce n’est pas son caractère social mais son caractère « intentionnel » : toute conscience est conscience-de-quelque-chose. Il n’y a pas de conscience vide ni de conscience « en soi » ; la conscience est rapport au monde ; tout moi est rapport au non-moi, axé sur lui, accaparé par lui, envahi par lui, vivant en lui. La conscience se dérobe à toute définition propre : le pour-soi n’est pas isolable. Brentano est le père de la notion d’ « intentionnalité ». Husserl lui reproche cependant des accents de psychologisme ; Brentano était trop tributaire de la philosophie classique, pour qui la conscience est un réceptacle contenant des répliques plus ou moins intellectuelles des réalités extérieures. La question de l’objectivité se reposait entre ces répliques intérieures et les objets extérieurs. Descartes ici a recours à un Dieu non trompeur et Kant dut distinguer entre deux critiques, où dans le domaine qui échappe à l’efficacité de la physique, il postula des lois morales. Avec Husserl, le problème épistémologique cesse d’être posé en termes de contenant et de contenu. La conscience est intentionnelle, ouverture aux choses et vision du monde. Sa connaissance ne peut être qu’un perfectionnement de l’ « intuition » ou mieux dit de la « perception », à condition de ne pas limiter le champ d’action de cette dernière aux cinq sens. En effet il y a une intuition propre au souvenir, par l’imagination, voire catégoriale (renvoyant à certaines données de la logique). Nous ne sommes plus une âme intellectuelle gardant la nostalgique souvenir des idées pures, dépréciant le sensible. Nous évoluons dans le Lebenswelt et nous entreprenons de le conduire à la raison.
Alors que notre continuelle immersion dans les choses est une évidence, la notion de« représentation » fit croire à la philosophie classique que c’était notre immanence séparée qui était évidente, et que c’était la connaissance et même l’existence des choses qui faisaient problème. La conscience vivait dans ses pensées et ses représentations, comment aurait-elle pu en sortir et vérifier la correspondance de ses représentations et des choses représentées ? Depuis Platon, on a réduit l’intentionnalité à l’immanence des représentations ; ce sont elles qui ont remplacé la richesse de la chose et l’indicible de sa présence par une prise de possession dominatrice. La chose nous est présente et pas représentée. Dans le cadre de la représentation, l’homme devient comme un étranger dans son propre monde. Coupé de sa racine, ne pouvant plus s’unir à l’objet, son besoin d’altérité se mua en une volonté de puissance. Et celle-ci chercha un excutoire dans les techniques administratives, scientifiques, capitalistes, colonialistes, fascistes. Mais tout puissant qu’il soit, l’homme reste tributaire des « transcendances » et trouve en elles-seules la consistance de sa vie. Son existence consiste à ek-sister, à être vers l’extérieur, à être-hors-de-soi. L’homme est projet. Si l’homme est un ouvrier, son projet est essentiellement mis en œuvre dans son travail, qui est expression de soi, laquelle fait la nécessité consistante de notre vie. Dire travail ne suffit pas ; il faut préciser un double but : la production d’une œuvre et la jouissance de sa réalisation. L’œuvre que je produis à une signification pour autrui et la satisfaction de l’objet façonné ne vient qu’à travers celui qui le façonne. La satisfaction est de nature sociale et réside dans le sens que l’artisan y voit, y met, et qu’il est incapable de tirer de lui-même, maintenant que le travail n’est plus maîtrisé par une personne seule. Le travail à la chaîne, la bureaucratie et, en général, la marge de plus en plus réduite où peut s’exercer une initiative individuelle, acculent le travailleur contemporain à prendre conscience de son rôle dans l’ensemble de l’effort humain et à situer à ce niveau le sens de son modeste rôle. Et du coup ce modeste rôle peut être porteur des plus hautes significations. Ainsi les loisirs ne font plus problème et retrouvent lesens noble de l’otium des anciens.
Après avoir décrit combien nous sommes dépendants des choses et des personnes environnantes, il convient d’examiner dans quelle mesure nous sommes indépendants. En tant que travailleurs, nous occupons une place que nous n’avons guère choisie dans le processus de production. Combien ont pu choisir leur métier ? Et une fois que j’appartiens à telle catégorie sociale, j’épouse automatiquement la mentalité de ce milieu ; ses jugements de valeur deviennent pour moi des réflexes. En tant que corporels, nous sommes à tout jamais condamnés à penser et à agir à travers ce corps-ci, à partir du point de vue qui est le sien – il est le point zéro de l’orientation – et au moyen des sens et des organes que lui veut bien mettre à notre disposition. En tant que personnes, nous avons tout un passé personnel qui adhère à notre présent, et dont l’influence actuelle a fait la fortune de la psychanalyse. De toutes parts nous sommes cernés par un étau de causes déterminantes. Où est notre liberté ? Toutes ces causes une fois que nous accédons au niveau des personnes, ne sont plus des causes mais des « motifs ». Et qu’est-ce qu’un motif sinon ce qui se propose à ma liberté sans la contraindre ? Mon sexe, mon atavisme, ma culture, mon milieu social et mon passé me contraignent-ils ? Mais ce sont justement eux qui me permettent d’agir et de me projeter vers l’avenir. Une liberté ce n’est pas une faculté qui tombe du ciel : c’est la faculté que j’ai d’assumer mon passé pour m’affirmer aujourd’hui. C’est même le fait que je suis porté par une foule de composantes physiques, sociales et culturelles qui me met en état d’exercer une action sur le monde physique, social et culturel. L’éternel problème d’un esprit intervenant dans le monde matériel, mouvant son corps et incurvant les événements, ne se pose que lorsqu’on a commencé par détacher cet esprit de sa consistance matérielle. Si je suis mon corps et mon passé, ceux-ci ne sont plus des éléments étrangers et hostiles à ma liberté, mais le contenu même de celle-ci lorsqu’elle les intègre à sa poussée vers l’avenir. Notre privilège d’humains n’est pas l’inconsistance de la girouette, mais l’expression de ce que nous sommes. Et nous avons vu que toute expression s’appuie sur un acquis avant de se transformer. Nous ne construisons pas à vide, et ce qui s’appelle cause déterminante au niveau des événements, devient, au niveau de l’action personnelle, motif et occasion proposée. Nous ne sommes pas à la merci des causes innombrables qui nous traversent ; ce sont elles les sources d’énergie de notre volonté, les outils mis à la disposition de nos projets. C’est grâce à elles, grâce à leur présence à l’intérieur de notre liberté, que cette liberté n’est pas vaine et peut s’inscrire dans le monde. Une liberté qui tient tous ses pouvoirs de ce dont elle dépend sans perdre le moins du monde sa faculté de décider par soi-même, voilà notre statut. Liberté et fatalité, loin de s’opposer, se conjuguent. Mais cette transformation radicale n’est possible et visible que pour celui qui passe du point de vue mécaniste, au point de vue constructif, de l’explication par les causes, à la compréhension du moi qui devient, du point de vue de la science, à celui de la conscience.
Chapitre 6 : la réduction
L’être humain vit à ce point dans ses projets, dans ses travaux et dans autrui, il est tellement engagé dans le mouvement de son intentionnalité, qu’il ne s’aperçoit pas de cette dépendance. Son orientation fondamentale lui est à ce point connaturelle, qu’elle reste ignorée. La philosophie elle-même fut emportée par ce mouvement et s’évertua à compenser les déceptions du monde sensible par des divagations métaphysiques. Le scepticisme donna par réaction dans l’autre travers. Husserl reprit donc à nouveaux frais le problème de l’intentionnalité. Entre réalisme et idéalisme, cette dualité se devait d’être surmontée. C’est l’enjeu de la théorie de la « réduction » phénoménologique : saisir l’intentionnalité « à l’œuvre ». Tout nous pousse à l’oublier. Comment supprimer cette absorption du moi dans ses objets et ses projets ? Comment arrêter cette existence du moi qui est dans les choses ? Comment nous dégager de notre essentielle adhérence au monde et à ses événements ? Comment rompre cet état d’hypnose ? C’est chose impossible. La seule chose qui soit dans nos possibilités, c’est d’essayer de détourner quelque peu notre regard et de le ramener des objets où il s’ancrait, à l’acte par lequel nous nous portons vers eux. Notre regard est dans les choses et y reste, quoi que nous fassions. Mais ce même regard qui reste accroché aux choses peut d’une certaine manière se dédoubler. Et considérer le fait que je regarde ce livre, considérer mon acte de regarder. Je saisis alors : moi-regardant-ce-livre. Et c’est là extrême difficulté. À l’instant même où nous l’entrevoyons, la spontanéité nous reprend, et nous voilà replongés dans les choses. Ce sont elles qui nous intéressent et qui nous emportent, nous importent. Pour nous permettre de saisir malgré tout l’intentionnalité « à l’œuvre », Husserl recommande de mettre entre parenthèses les objets auxquels spontanément elle s’adresse. L’expression devient plus difficile à comprendre quand il la qualifie d’ « épochè » – arrêt, interruption – puisque l’opération n’arrête rien du tout, sinon notre distraction intéressée. Presque fatalement on a tendance à voir dans ce mot épochè la signification des sceptiques : suspension de jugement, état de doute. Husserl insiste trop sur le caractère fictif de ce doute, sur la nature purement méthodologique de sa réduction. Il vaut mieux considérer la réduction comme visant à retrouver, en-deçà des sédimentations culturelles, utilitaires, linguistiques, la couche perceptive originaire.
Pour comprendre cela un détour est nécessaire. Moi-regardant-ce-livre. Dans l’attitude naturelle la conscience est toute entière absorbée par le spectacle du livre. Dans l’attitude phénoménologique s’ajoute le dédoublement qui nous permet de considérer pour lui-même le fait que je regarde le livre. Le fait, nous voyons d’abord qu’il se compose de deux termes : moi regardant et « ce-livre ». Husserl appelle « noèse » le premier terme et « noème » le second, et cette dualité va se retrouver dans tous les « vécus de conscience ». La noèse c’est la présence active du sujet dans l’élaboration d’une perception, dans la constitution d’une signification. Le moi y est réceptif et donateur, d’un seul et même mouvement. Le noème est le résultat de l’activité dialoguante de la noèse : l’objet ou le sens constitué, considérés dans leur dépendance essentielle vis-à-vis de l’acte constitutif. Que noèse et noème soient indissociables et se compénètrent, c’est l’essence de l’intentionnalité. Poussons l’analyse côté noématique : il apparait qu’aucune saisie me donne « ce livre » sous tous ses aspects à la fois. J’en ai pourtant une vision globale assurément et du premier coup. Mais c’est en même temps une réalité multiple que je n’atteins que par profils successifs : ce-livre, c’est donc l’unité d’une multiplicité d’aspects ou « schèmes ». Et il y a là un danger pour l’interprétation car cela pourrait donner à croire que la chose est un composé, le résultat d’un processus d’unification alors que l’intuition originaire atteint la chose même. C’est la réalité globale qui est première, la structure, et qui s’adresse à tous mes sens et à tout moi-même.
Après l’infinie multiplicité des profils, la deuxième caractéristique de ce-livre est de se détacher sur un arrière-fond. Derrière ce-livre il y a une table, une pièce, la maison et finalement le monde. Chaque chose perçue renvoie à un horizon externe comme, avec la multiplicité de ses aspects, à un horizon interne, et tous deux vont à l’infini. Ce-livre a même un troizième horizon, temporel et dans lequel le rôle constitutif du moi-regardant apparait avec plus de netteté : dans ce-livre me sont ainsi présentés tous les souvenirs qui déjà s’y rattachent, l’avis d’un collègue…Ceci pour le passé dont Husserl parle en termes de « rétentions » à propos des souvenirs implicites. Il y a aussi l’avenir, les « protensions » : il faudra que j’en termine la lecture avant les vacances, un tel devrait absolument le lire, grâce à lui les choses avanceront. Et c’est pourquoi les choses peuvent être si parlantes. Seulement cette richesse est un piège. Ce-livre contient en lui quantité d’allusions à mon histoire passée et future, mais cette histoire n’est pas individuelle. Et voilà le quatrième horizon, intersubjectif. Ce n’est pas moi qui ai écrit ce-livre ; il s’inscrit à une certaine place dans le développement de la philosophie occidentale. Et dans le cas particulier du livre se pose le problème suivant : à travers lui l’auteur m’adresse un message. Il veut me révéler quelque chose mais ce quelque chose ne sera-t-il pas considérablement modifié, en étant coulé dans une forme à ce point tributaire de mille contingences historiques ? Ce problème de la communication par la parole écrite est-il si particulier ? Il y a pas mal de gens qui s’enferment plus ou moins consciemment dans des catégories livresques, sans jamais aller vérifier la réalité humaine et l’expérience vécue qui sont leurs seuls contenus. Les choses sont désignées par un mot, un livre contient des mots. Cette désignation qui adhère à chaque chose et la laisse rarement intacte nous fait comprendre l’incidence de l’horizon intersubjectif sur l’objet perçu. Car le mot n’est pas un accessoire de la chose : le noème est saisi avec son nom et tant que je n’ai pu mettre un nom sur une chose elle m’échappe. Dans le cas de ce-livre, le contrôle n’est pas difficile : il s’agit d’une perception rudimentaire, sous la main. Mais lorsque je suis en présence de réalités plus complexes comme la liberté, le psychisme, la politique, l’éducation, les rites, les mythes, les conventions : comment me dégager des jugements accumulés dans ces matières ? Je suis d’emblée happé par les catégories de l’auteur et à travers lui, par toutes celles que lui-même avait reçues d’ailleurs. Rappelons qu’il n’y a de connaissance rigoureuse qu’à partir des perceptions originaires. Toutes nos sciences cherchent des systèmes de propriétés secondes ; il y a donc nécessité de « retourner aux chose mêmes ». La réduction est le seul moyen pour nous délivrer de nos préjugés et revenir à la simplicité du premier regard.
Et maintenant voyons le côté noétique. Le moi-regardant. Tout ce que nous avons dit du noème suppose la présence active du moi-regardant. Mon regard a le même effet qu’un phare, qu’un faisceau lumineux : il fait apparaitre la chose, il la tire de l’ombre. Sans lui la chose resterait cachée. C’est la part de vérité de l’idéalisme : pas d’objet sans un sujet qui le révèle. Et en même temps le rayon va chercher l’objet où il se trouve. C’est la vérité du réalisme. La noèse n’est pas un acte qui se suffit à lui-même. On ne peut parler de noèse que par abstraction, dans le but de dégager la part active du moi à l’intérieur du courant intentionnel. Husserl insiste sur le côté constitutif du moi dans toute perception. Cela se comprend pare que nos attitudes naturelles et scientifiques perdent de vue cet aspect. C’est vain de chercher des réalités qui ne seraient pas le corrélat de mon acte d’attention. Pour que je puisse en tenir compte, il faut qu’elles tombent sous mon regard. La réduction phénoménologique ramène tout à l’ « immanence » des vécus de conscience. Cette immanence est prélevée par la technique de réduction sur le mouvement fondamental de l’intentionnalité. Noèse et noème ne me coupent pas du monde mais me projettent vers lui et sont tout entiers polarisés par lui. Il n’y a pas de sens pour moi sans que d’une façon essentielle j’y participe. Un sens n’existe pour moi que comme sens-pour-moi. Je ne puis rien dire d’un livre qui-n’existe-pas-pour-moi. Et dès qu’il existe pour moi, il faut bien que j’y intègre l’acte par lequel je l’atteins, par lequel je le constitue. La présence active du moi à ses vécus a ses lois. L’acte intentionnel peut être un acte de perception, d’imagination, de souvenir, d’attente, de désir, de volonté, de jugement, d’appréciation. Chacun de ces modes a ses conditions propres au sein du flux de conscience ; et ces conditions, ces lois a priori, ont leur pendant dans l’objet constitué ; il y a ainsi une typique des noèmes, selon que la chose est perçue, imaginée… La perception d’un objet matériel implique comme loi essentielle que l’objet se détache sur son entourage comme une figure sur un fond, et qu’il y ait entre cet objet et son entourage un rapport de causalité. Toutes les réalités de cette catégorie comme mon corps devront se soumettre à cette loi. Il y a plein d’autres lois comme les lois ontologiques qui déterminent l’essence des choses et des différentes régions de choses (nature, esprit, logique, mathématique) et les lois eidétiques ou phénoménologiques qui prennent la chose comme noème.
Quel est ce moi-regardant ? Si l’objet relève de la physique, Husserl l’appelle l’âme. Si le moi évole dans un Umwelt humain et composé de personnes, ce moi devient un esprit au milieu d’un monde des esprits. Mais pour « le moi pur » concerné par la réduction, Heidegger parle de cogito car il privilégie la pensée. Mais comme la pensée a des accointances séculaires avec l’idéalisme et le platonisme, ceci devient chez Husserl tendencieux. Or il n’y a pas plus de pur sujet que de pur objet, il n’y a même pas du tout de sujet et d’objet comme entités séparées. Et pourtant quand je considère mon corps comme centre de perception et de mouvement qui me fait être ce que je suis, ou que je considère toute cette emprise et cet attrait qu’exercent sur moi les relations intersubjectives, quelqu’absorbé que je sois par ce qui n’est pas moi : il reste ce petit moi, même si je ne peux le désigner que par abstraction. Au-delà ce moi est insaisissable, il n’est que le pôle constant de référence de tous mes vécus, le X indéfinissable que l’on ne peut atteindre qu’indirectement, « à l’œuvre » au sein des corrélats de son intentionnalité. Et pourtant Husserl voit en lui un absolu et a certifié son identité à travers tous les changements qui constituent l’expérience originaire du temps. N’est-il pas en cela aussi, rigoureusement fidèle à l’expérience ?
Chapitre 7 : la logique
Après ses études mathématiques, Husserl se recentra sur la logique. La métaphore du laboratoire est à retenir car c’est dans les années d’analyse qui furent comme un laboratoire de la valeur de ses raisonnements, que naquit la phénoménologie ; il y eut des échecs, des fausses pistes. Après toutes ces années les conclusions formèrent avec les prémisses un étonnant contraste. Ces prémisses furent la volonté acharnée d’une science à priori précédant toute connaissance empirique et fixant d’avance les conditions de possibilité de « toute » science. La logique « pure » était la condition de toute science et elle était aussi distincte des sciences matérielles que la géométrie de l’arpentage. Ce propos contient beaucoup de vérité et une part d’utopie. À force de manipulations savantes, Husserl parvint à en extraire ce que nous allons voir. La science ne se trouve ni dans les choses ni dans les mécanismes psychologiques de ceux qui classent les choses. Il y a une différence de nature entre un « fait » et la loi qui énonce ce fait, comme entre un processus cérébral et le jugement qui cependant en provient. Il y a un statut spécifique de la connaissance, son « idéalité », le fait qu’elle se situe à un niveau original qui n’est ni celui des faits ni celui des conditions psychologiques. À l’intérieur de cette foi en la science, Husserl évolua d’une idéalité de principe – enthousiasme du mathématicien séduit par la limpidité des sciences formelles – à une idéalité en voie d’instauration ; à une idéalité qui est la limite hors d’atteinte de l’effort séculaire des hommes de science ; d’une idéalité donnée à une idéalité à acquérir.
Husserl maintint toujours que toute entreprise scientifique doit commencer par l’examen des notions de science, de théorie, de loi, de système, de jugement, de vérité, d’objet, de relation, de multiplicité.. (ses concepts). Avant de s’embarquer il faut savoir où l’on veut arriver et par quels chemins. Et si les sciences matérielles n’ont pas le temps de s’occuper de ces fondements, il faut que le philosophe s’en charge, sinon l’effort éparpillé n’offrira jamais à l’humanité l’édifice rigoureux qui seul correspond à la notion de science et aux exigences de la raison. Au début Husserl est assuré que ces concepts ci-dessus donneront sous la pression de l’analyse tout ce dont la logique a besoin pour fonder les sciences. Peu à peu il se rend compte que ces concepts lui fournissent moins un contenu qu’une orientation, moins des principes qu’une unité de sens, une direction à suivre. La logique n’est plus un amoncellement de définitions mais la recherche de l’ambition profonde qui anime les hommes qui veulent savoir. Elle est l’auto-explication de la raison. La foi du mathématicien en la valeur éminente du travail scientifique a pris conscience de sa portée véritable ; la volonté de dépasser le tout fait et de construire du neuf qui prit d’abord la forme d’un rêve intellectualiste et est devenu le ressort indéfectible de la grande entreprise qui nous lie tous : l’avènement d’une humanité épanouie. La logique formelle renvoie à la conscience connaissante, à la communauté des chercheurs, et bien entendu au contact originaire avec la chose et le monde : elle se fonde sur une logique « transcendantale ». Nous nous trouvons en présence d’une double orientation de la logique : d’une part les analyses formelles rejoignant le projet d’une mathesis universalis, d’autre part, toute connaissance se révèlant œuvre de la « conscience constituante », le produit de son activité au milieu des choses.
Les dernières décades ont confirmé cette double perspective. La logique formelle s’est rapprochée des mathématiques ; l’adoption de l’écriture algébrique a donné naissance à la logique formalisée qui détient les clés de tous les raisonnements. Les sciences empiriques se savent tributaires des progrès des systèmes formels. La logique transcendantale, elle, a rejoint la problématique existentielle de la phénoménologie. Il s’agit de l’homme prenant conscience de sa destinée ; il ne faut pas trop vite rationaliser l’expérience. Husserl a foi dans un savoir total, du moins comme idée régulatrice, mais il s’est rendu compte que la rationalité à élaborer consiste moins dans un système rigide de principes définitifs qu’en l’assouplissement et l’élargissement progressif de toute rationalité acquise. Pourquoi l’explicitation de notre expérience ne serait-elle jamais achevée ? Parce que l’histoire est toujours en avance sur la réflexion qui la récupère ? Mais qu’est ce qui empêche la science de tenir compte dans ses formules, de ce facteur temps et de cette lacune historique ? Les mathématiques ne parviendront-elles pas à cerner suffisamment ces impondérables-ci comme elles le firent déjà pour tant d’autres ? Il y a de plus en plus de lois rigoureuses qui contiennent de ces inconnues relatives. On craint pour la liberté ? Nous avons vu qu’il n’y a rien de commun entre une cause et un motif, entre un déterminisme compact et ce même déterminisme intégré au devenir d’une conscience. Ce n’est pas la prédiction qui nous rend moins libres. Nos sentiments les plus intimes auront leur formule, un jour tout sera codifié sous des théories. Seulement qu’aurons nous gagné ?
C’est ici que le recours à la liberté devient intéressant et nous met sur la voie des vrais problèmes. Lorsque l’humanité disposera du cosmos et de son propre avenir, l’individu sera-t-il dispensé de vivre et de s’exprimer ? Et dans quel monde vivra-t-il sinon dans le seul et unique monde perçu ? La philosophie doit nous rappeler cette vérité première. Ce n’est pas tant la connaissance qui compte que ce qu’on en fait. Non la science, mais la vie. Le savoir n’est pas un but en soi, il doit nous permettre de vivre ce que nous savons, de transformer en vie ce que nous savons. La philosophie a une triple tâche : pourfendre les illusions – retrouver le perçu antérieur à la science – ; valoriser l’expression qui définit l’être humain sinon tout être ; expression qui donne un sens à notre vie et en constitue la réalité dernière : déblayer, fonder, construire. Lavage du cerveau, enracinement, invention ; philosophie critique, réduction phénoménologique, analyse et mise en relief du mouvement gratuit d’expression qui porte la vie et l’action, valorisation de la loi du nécessaire dépassement et sa promotion maximale en tous les hommes. Deux vrais problèmes restent alors sans réponse : l’irrationnel, le poids du mal, irréductible.
Conclusion
Risquons une synthèse et définissons la philosophie comme l’expression à la fois réflexive et interrogative de la raison. L’ « expression de soi » est le privilège de tout ce qui existe dans le temps historique. L’acte présent condense tous les instants précédents et projette cela vers l’avenir. Il intègre le passé et construit avec lui dans le présent. Toute répétition est impossible : il n’y a pas de donné récupérable comme tel. La prise de position est inéluctable. Quoi que je dise ou fasse, je vais de l’avant et fais du neuf. Le processus vaut pour l’individu, les sociétés et l’humanité dans son ensemble, philosophie incluse. Le système le plus définitif, loin d’arrêter l’histoire, la relance. Toute codification de l’expérience est une mise en forme parmi beaucoup d’autres possibles, provisoire et définitive car récupérable dans une « organisation » ultérieure. La notion d’expression rappelle la nature créatrice et toujours unique de l’effort philosophique, branché donc sur le passé – sur ce qui est, sur l’être – et à tout jamais incapable de le rejoindre tel qu’il fut, pour nous en donner une copie, un équivalent conceptuel, ou un bilan arrêté.
La « réflexivité » désigne l’aspect scientifique de la philosophie. Tout d’abord par sa volonté de rigueur, de contrôle, d’auto-vérification, par le dépistage des présupposés. Ensuite par sa prétention à dire ce qui est. La science et la philosophie peuvent se rigidifier toutes les deux ; la seule différence c’est que la philosophie le sait. Cette impiété est ce qui assure à la philosophie la base d’une communicabilité universelle. Cela a commencé en Grèce : la pensée occidentale rompit avec le concret, s’appauvrit considérablement, créa la science abstraite, la connaissance par concepts. À mesure que la pensée se forgeait de nouveaux outils, elle se mettait en état de prendre du recul par rapport au réel : la généralité des concepts lui permettait de voir tout de loin, et c’est de cette liberté que naquit la science, la technique et la philosophie. La science « objectiviste » à idéal mathématique, c’est elle la principale auxiliaire de la philosophie dans sa recherche d’une base d’entente commune à tous les hommes. L’attitude objectiviste prépare l’attitude critique de la philosophie, dont le but final est de procurer à tous un recul suffisant et assez précis pour qu’ils perçoivent le monde selon un certain type d’évidence et ainsi le transforment dans une direction commune. L’attitude réflexive permet de passer du concret au général mais surtout d’élargir et de purifier cette généralité jusqu’à forger la notion suprême : celle de la transcendance. Il faut s’éloigner violemment de l’immédiat pour concevoir le Tout-Autre.
Nous arrivons alors au troisième terme de notre définition : l’ « interrogation ». Après l’expression et la réflexivité. Une interrogation qui ne vise pas à savoir, à ramener l’inconnu au connu. La philosophie reste disponible. La philosophie intensifie le sentiment d’étrangeté qui la saisit devant notre présence à autrui et au monde. Les interrogations majeures, redisons-le, sont : la question du mal (elle-même englobant la question de l’histoire), la question de l’être et la question de cet étant prodigieux qu’est l’homme, chargé d’exprimer l’être. L’interrogation philosophique devient vénération devant le miracle de l’existence où nous baignons, et désespoir devant ses victimes. La raison est ce que la philosophie exprime. Cette raison n’est autre que le patient effort de maîtrise de son expérience par l’humanité à travers les âges. Totalité interne ou souci de cohérence. Totalité horizontale, celle de la coexistence. La science et la philosophie sont de nature sociale. Mais pour la philosophie de façon spéciale : le fait communautaire vécu par tous devient chez elle préoccupation explicite. D’où les indispensables prolongements moraux et politiques de toute philosophie. Totalité verticale aussi : son mode réflexif la rend historienne ; elle étudie l’histoire pour la faire, même si l’exécution pratique n’est plus de son ressort. La philosophie utilise le passé humain et la raison déjà acquise comme Malraux le fait pour les Arts plastiques, en vue d’instaurer une vérité actuelle. La « vérité » ce n’est pas la reproduction du passé qui est facticité. C’est l’expression présente, nouvelle et créatrice, de ce passé, l’instauration présente d’un sens à partir de lui. L’avenir devient ainsi critère de sens : est-il l’avenir de mon seul individu, celui de ma classe ou de ma race, ou celui de tous mes frères ?