La modernité ne commence pas avec Bacon. Il faut remonter à Nicolas de Cues, Pétrarque, Machiavel et Césalpin. Ceci dit, on est toujours moderne à toute époque lorsque l’on pense à peu près comme ses contemporains et un peu autrement que ses maîtres. Le Zeilgeist n’est pas une chimère, l’histoire n’est pas immuable, elle change avec nous.
Chapitre 1 : la pensée moderne ne commence pas en 1453
Bacon était moderne lorsque le style de pensée était empiriste, il ne l’est plus dans une époque de science de plus en plus mathématique. C’est Descartes aujourd’hui qui est le premier philosophe moderne. Dans un esprit d’éclectisme louable (signe lui aussi du style de notre temps – qui ne croit plus aux séparations trop nettes et aux divisions trop tranchées) les débuts de l’âge moderne sont illustrés par des penseurs de la Renaissance et même de la pré-Renaissance.
Pétrarque ne veut plus de la philosophie d’Aristote ni de la philosophie scolastique parce qu’il ne les comprend plus, parce qu’il en assez et de leur subtilité et de leur profondeur et surtout de leur technicité. Pétrarque et l’humanisme tout entier, n’est-ce pas en grande mesure la révolte du simple bon sens ? Du sens commun ? Les démonstrations compliquées de la scolastique aristotélisante ne l’intéressait pas parce qu’elles ne créent pas la persuasion. Or le plus important n’est-il pas de persuader ? À quoi donc pourrait servir le raisonnement sinon à persuader celui à qui l’on s’adresse ? Or le syllogisme a pour ce faire bien moins de valeur que la rhétorique de Cicéron. Celle-ci est efficace parce qu’elle est claire, parce qu’elle n’est pas technique, parce qu’elle s’adresse à l’homme et parce qu’à l’homme elle parle de ce qui lui importe le plus : de lui-même, de la vie et de la vertu. Il vaut mieux aimer Dieu que s’efforcer de le connaitre. D’abord le connaitre est impossible et puis l’amour est toujours plus heureux alors que la vraie connaissance est parfois douloureuse. Ne nous trompons pas : malgré les citations de St Augustin, ce n’est nullement l’humilité chrétienne qui parle par la plume de Pétrarque. C’est bien du contraire qu’il s’agit ; il s’agit de la substitution au théocentrisme médiéval du point de vue humain ; de la substitution du problème moral au problème métaphysique et aussi au problème religieux ; de la substitution du point de vue de l’action à celui du salut. Ce n’est pas encore la naissance de la pensée moderne, c’est déjà l’expression du fait que l’esprit du Moyen-Âge s’épuise et se meurt.
C’est une impression analogue que laisse l’oeuvre grandiose du grand cardinal Nicolas de Cues. Ce n’est pas une réaction de bon sens et du sens commun. Et la technicité de langage et de la logique de la scolastique n’a rien qui puisse effrayer ce magnifique constructeur de systèmes. Il n’est nullement sceptique et la docte ignorance est docte beaucoup plus qu’elle est ignorance car « Deus melius scitur nesciendo ». Ce sont très certainement de vieux thèmes néoplatoniciens qui revivent dans sa pensée et à travers Maître Eckhart, c’est l’inspiration de Plotin que recherche ce grand penseur. Les mouvements en avant, les réformes se présentent toujours comme des renaissances, comme des retours en arrière. Le cardinal de Cues fait une oeuvre singulièrement nouvelle. L’idée d’une religion naturelle, une vieille idée également, mais a-t-il des idées entièrement nouvelles ? Aussi modernes que nous paraissent les conceptions de Nicolas de Cues sur le maximum et le minimum qui se confondent, sur la droite et le cercle qui coïncident au maximum et au minimum, ce ne sont pas là des raisonnements purement mathématiques : c’est une théologie qui les sous-tend. Les cadres de la pensée métaphysique – forme et matière, acte et puissance – se sont pour lui vidés d’un contenu vivant. Son univers est à la fois plus Un et moins déterminé, plus dynamique, plus actuel. Le « possest » nie justement cette distinction qui fut pendant des siècles la base d’une conception théiste de l’Univers. Et puis une chose encore : aussi mystique que soit sa doctrine, le cardinal l’avoue : ce n’est qu’une théorie, il n’a pas d’expérience.
Machiavel n’aspire pas à une logique nouvelle, il la met simplement en oeuvre et comparable en cela à Descartes dépasse du coup les cadres du syllogisme : son analyse est constructive, sa déduction est synthétique. Que peut y faire un jugement sur l’addition ? Fausser – subjectivement – ses résultats ? Nous induire en erreur ? Très certainement mais nullement modifier la somme. Les résistances à la pensée moderne, on en sent la puissance jusqu’à quel point ? L’image du monde médiéval et antique s’était solidifiée, réalisée dans la conscience humaine.Pour Césalpin, le doute n’existe pas. La vérité est toute entière dans l’oeuvre d’Aristote. L’essentiel demeure : le cadre et toute la hiérarchie. Mais la vie n’y est plus et le froid détachement de ce penseur est très probablement un masque. Pour mettre ce masque il fallait bien sentir du détachement aussi pour Aristote. Il fallait faire preuve d’un historien ; or ce qui vit n’est pas objet d’histoire. Rien n’est plus loin de l’homme qui cherche la vérité vivante que l’attitude d’un homme qui cherche la vérité historique.
Chapitre 2 : aristotélisme et platonisme dans la philosophie du Moyen-Âge
Koyré rend hommage aux arabes qui nous aurons enseigné la philosophie grecque. C’est en effet très étonnant que nous n’ayons pas reçu cette transmission des romains! Le Moyen-Âge recevra l’héritage de Platon et Aristote dans un contexte de religion révélée.
Dieu est unique et il est créateur. Aristote passera à la postérité finalement mieux que Platon. Pourquoi ? En effet Platon convenait bien aux musulmans attachés au concept de roi philosophe car il se calque politiquement très bien sur le patron de commandeur des croyants. Mais aussi à St Augustin via Plotin. Longtemps le dialogue de Platon appelé « Le Timée » nourrira les penseurs de preuves de l’existence de Dieu, autour des notions d’âme et de vérité (Bonaventure, Anselme). Aristote était même apparu incompatible avec la religion chrétienne. Il faudra les efforts d’Avicenne pour ouvrir à la solution thomiste. Et cependant c’est Dun Scot qui donne le juste propos : l’aristotélisme moyen-âgeux n’est plus de l’Aristote pur jus. Dans le même sens, Averroès explique que si l’intellect agent vient du dehors, alors l’individu humain ne peut être que mortel ; première étape ébranlant l’édifice et ouvrant le fantastique chantier de la laïcisation.La solution thomiste est la seule qui dans le cadre de l’aristotélisme permet de sauvegarder la spiritualité de l’âme et l’unité du composé humain. Il serait peut-être plus exact de dire qu’elle déborde les cadres de l’aristotélisme. Le Dieu d’Aristote, du moins celui d’Averroès, ce Dieu qui ne pense que lui-même et qui ignore le monde qu’il n’a pas créé, est incapable de jouer le rôle que lui assigne St Thomas. La supposition thomiste présuppose un Dieu créateur et un monde créé. Car c’est seulement dans un tel monde où « singula propriis sunt creata rationibus » que l’individualité spirituelle et la personnalité humaine est possible. Elle ne l’est pas dans le cosmos d’Aristote. C’est là la leçon que nous enseigne l’histoire bien curieuse du platonisme et de l’aristotélisme médiévaux.
Chapitre 3 : l’apport scientifique de la Renaissance
Aristote est le grand ennemi de la Renaissance. La Renaissance n’est en rien orientée vers les sciences, la mentalité penche du côté de l’ésotérisme, sensible à l’alchimie des sorcières.Pour tout ce qui n’a pas besoin de théorie, cette période est précieuse : catalogues en botanique, en géographie, en minéralogie mais c’est aussi l’heure des études dessinées de l’intérieur du corps humain. Et aussi c’est le temps de la diffusion et la traduction des grands textes scientifiques de la Grèce ancienne, dont Archimède. En astronomie ces apports aideront beaucoup Copernic, Tachy- Brahé, Kepler et Galilée.
Chapitre 4 : les origines de la science moderne
Le problème des origines de la science moderne et de ses rapports avec celle du Moyen-Âge reste une « questio disputata » très vivement débattue. Beaucoup moins en désaccord sur les faits, les penseurs le sont sur l’essence de la science moderne. Koyré ne croit pas que la naissance et le développement de la science moderne puissent s’expliquer par le fait que l’esprit se soit détourné de la théorie au profit de la praxis. Il y a à nous placer face au problème de l’influence de la philosophie ou de la métaphysique, et non uniquement de la logique ou de la méthodologie, sur la pensée scientifique.
Koyré s’appuie un moment sur une interprétation nouvelle, celle de Crombie, à propos des philosophies de Guillaume d’Ockham, Grosseteste et Roger Bacon, selon lesquelles ces philosophies et surtout celle du premier aident à comprendre le mouvement… en lien avec la notion d’inertie. Ce qui pour Koyré est historiquement discutable car il ne faut pas la confondre avec la notion de repos. Les nominalistes parisiens suivront en faisant tout un plat de la notion d’expérience. N’est vrai que ce que je vois ! mais en accentuant les excès de ce mode de pensée, ils feront voir à leur insu en quoi leur scepticisme les sort du courant où nait la science moderne. Ce faisant, ils répètent le biais positiviste qui avait déjà empoisonné l’avancée scientifique des grecs anciens, spécialement les astronomes. Dans l’incapacité de pénétrer les mystères des mouvements vrais des corps célestes, ils limitèrent leur ambition à un traitement des données observées permettant de faire des prédictions. Ce fut au prix de l’acceptation d’un divorce entre théorie et réalité. Or la science passe par la théorie : Galilée soutient que la nature à propos des mouvements des astres n’agit pas via des causes nombreuses quand elle peut faire avec moins… ce qui ressemble au rasoir d’Ockham … mais pour des raisons opposées. Ce qu’affirme Galilée tout comme Copernic c’est que les lois de la nature sont simples plutôt que compliquées parce que la structure de la nature est mathématique ! Ceci est d’ailleurs plus proche de Platon que d’Aristote. Pour faire de la science il y faut une prédominance de la raison sur l’expérience, une primauté de la théorie sur les faits. Et il faut adopter le principe de la mensuration comme phénomène expérimental fondamental (on va voir combien mesurer l’expérience du temps est essentielle dans l’étude du mouvement accéléré d’un corps qui chute de plusieurs mètres). Ceci fait place à une nouvelle ontologie identifiant la substance du monde réel à des entités mathématiques.
Chapitre 5 : les étapes de la cosmologie scientifique
Il est rare que les conceptions soient indépendantes de notions philosophiques, religieuses et même magiques. Les conceptions scientifiques renvoient à la Grèce qui voulait sauver les phénomènes, c’est à dire formuler une théorie explicative du donné observable. On n’est pas vraiment positiviste, point de vue plus tardif selon lequel on se contentait de relier les observations au moyen de calculs orientés en vue d’une prévision. il s’agit de découvrir une réalité plus profonde qui fournira l’explication : il y a à lier des observations astronomiques avec des théories physiques.
Platon réduisait le mouvement des planètes à des mouvements réguliers : circulaires, rotatifs. L‘école d’Alexandrie ( Aristarque de Samos) a affiné l’approche avec des notions d’emboitement de sphères, les épicycles, les courbes excentriques. il faut prendre bien conscience des obstacles franchis depuis Ptolémée pour passer à un univers infini, héliocentrique ou de passer à un mouvement non uniforme en se libérant des équants.
Copernic découvre en prenant un chemin non logique et en fait pour des raisons esthétiques, car les objections physiques contre les mouvements des planètes autour de la terre ne seront levés qu’au 17ème siècle. Kepler encore est sensible à l’harmonie des sphères (ce qui est un point de vue métaphysique) et il cherche à reconstituer l’unité de la conception scientifique du monde. Ceci l’amènera à développer une conception causale autour de la notion de force d’attraction empruntée à Giordano Bruno.
Chapitre 6 : Léonard de Vinci 500 ans après
Il est génial en physique mais nul en démonstrations. Surtout il fait passer des techniques à la technologie.
Chapitre 7 : la dynamique de Nicolo Tartaglia
La balistique ici étudiée se perd dans des erreurs malgré le fait que Léonard au même moment avance sans se tromper. Cet article montre pourtant un progrès car ici on s’appuie sur des démonstrations géométriques.
Chapitre 8 : Jean-Baptiste Benedetti critique d’Aristote
Le pas d’écart vis-à-vis d’Aristote est difficile à faire mais il se fait pas à pas … C’est du grignotage et on ne pense jamais tout seul. Il y a à s’inscrire toujours dans une tradition si on veut s’en dégager ! Exemples de la toupie et de la meule de moulin pour faire sentir les progrès. On vient de la science antique étayée par une métaphysique cohérente. On traverse le Moyen-Âge et on mesure que la Renaissance marque une résistance contre Aristote (mais avec Platon). Mais maintenant Aristote fait un retour critiqué. Côté science il redevient une référence obligée. Cela explique le poids des nominalistes parisiens (Buridan, Nicolas d’Oresme).
Les concepts alors dégagés par Benedetti sont hybrides (au carrefour de plusieurs courants de pensée) mais ils feront des petits chez Newton via Galilée : impetus devenant force.
Galilée forcera peut être la critique contre Aristote en faveur d’un Platon mathématique mais ce pas il va le faire tout seul et c’est à partir de lui qu’on peut vraiment parler de science moderne. C’est l’étude du vide qui alors devient possible !
Chapitre 9 : Galilée et Platon
Une précision sur la référence à Platon : il s’agit plus exactement de référence à Jamblique et Procus.
On caractérise quelquefois cette révolution et on l’explique en même temps par une sorte de soulèvement spirituel, par une transformation complète de toute l’attitude fondamentale de l’esprit humain : la vie active prenant la place de la théorie (Vita contempliva), qui avait été considérée jusqu’alors comme sa forme la plus haute. Pourtant l’attitude que nous venons de décrire est plutôt celle de Bacon, dont le rôle dans l’histoire des sciences n’est pas du même ordre que celui de Galilée et Descartes. Leur science n’est pas celle des ingénieurs ou d’artisans, mais d’hommes dont l’oeuvre dépasse rarement l’ordre de la théorie : la nouvelle balistique fut élaborée non pas par des artificiers ou des artilleurs mais contre eux. Et Galilée n’apprit pas son métier des gens qui besognaient dans les arsenaux et les chantiers navals de Venise. Bien au contraire il leur enseigna à eux le leur. Cependant on ne doit pas oublier que l’observation ou l’expérience, au sens de l’expérience spontanée du sens commun, ne joue pas un rôle majeur, ou si elle le fit ce fut un rôle négatif, celui d’obstacle, dans la fondation des sciences modernes. La physique et Aristote, et plus encore celle des nominalistes parisiens était beaucoup plus proche, selon Tannery et Duhem, de l’expérience du sens commun que celle de Galilée et de Descartes.
L’expérimentation consiste à interroger méthodiquement la nature ; cette interrogation présuppose et implique un langage. Le choix du langage, la décision de l’employer, ne pouvaient évidemment pas être déterminés par l’expérience que l’usage même de ce langage devait rendre possible. IL leur fallait venir d’autres sources. « Le principe d’inertie » occupe une place éminente dans la mécanique classique par contraste avec celle des Anciens. Comprendre pourquoi et comment le principe d’inertie qui nous semble si simple, si clair, si plausible et même évident, acquit ce statut d’évidence et de vérité a priori alors que pour les Grecs aussi bien que pour les penseurs du Moyen-Âge, l’idée d’un corps qui une fois mis en mouvement, continuerait pour toujours à se mouvoir, semblait bien évidemment fausse, et même absurde. Koyré n’explique pas cette révolution, il se contente de la décrire, de caractériser l’attitude mentale ou intellectuelle de la science moderne par leurs traits solidaires. Ce sont : 1) la destruction du cosmos et par conséquent la disparition dans la science de toutes les considérations fondées sur cette notion ; 2) la géométrisation de l’espace, c’est à dire la substitution de l’espace homogène et abstrait de la géométrie euclidienne à la conception d’un espace cosmique qualitativement différencié et concret, celui de la physique prégaliléenne. La dissolution du cosmos signifie la destruction d’une idée : celle d’un monde de structure finie, hiérarchiquement ordonné, d’un monde qualitativement différencié du point de vue ontologique ; elle est remplacée par celle d’un Univers ouvert, indéfini et même infini, qu’unifient et gouvernent les mêmes lois universelles ; un univers dans lequel toutes choses appartiennent au même niveau d’être. On peut diviser en 2 périodes l’histoire de la pensée scientifique du Moyen-Âge et de la Renaissance que nous commençons à connaitre un peu mieux. Ou plutôt comme l’ordre chronologique ne correspond que très grossièrement à cette division, on pourrait distinguer grosso modo l’histoire de la pensée scientifique en 3 étapes qui correspondent à leur tour à 3 types différents de pensée : la physique aristotélicienne, la physique de l’impetus, issue comme tout le reste de la pensée grecque et élaborée dans le courant du 14ème s. par les nominalistes parisiens, et enfin la physique moderne et mathématique. La physique d’Aristote est fausse et complètement périmée. Néanmoins c’est une physique, c’est-à-dire une science hautement élaborée, bien qu’elle ne le soit pas mathématiquement.
Ainsi tout mouvement implique quelque espèce de désordre cosmique, un dérangement dans l’équilibre de l’univers, car il est soit l’effet direct de la violence, soit au contraire, l’effet de l ‘effort de l’être pour compenser cette violence et recouvrer son ordre et son équilibre perdus et troublés, pour ramener les choses à leurs lieux naturels, lieux où elles doivent demeurer et reposer. C’est ce retour à l’ordre qui constitue précisément ce que nous avons appelé « mouvement naturel ». Il n’y a donc pas besoin d’expliquer l’état de repos, du moins l’état d’un corps au repos dans son lieu naturel, propre, car c’est sa propre nature qui l’explique. Le mouvement est un état essentiellement transitoire. Pris à la lettre cependant, cet énoncé est doublement incorrect : le fait est que le mouvement, bien qu’il soit pour chacun des corps mûs, ou du moins pour ceux du monde sublunaire, pour les objets mobiles de notre expérience, un état nécessairement transitoire et éphémère, est néanmoins pour l’ensemble du monde un phénomène nécessairement éternel et par conséquent éternellement nécessaire. Une telle analyse montrerait que la structure ontologique de l’être matériel l’empêche d’atteindre l’état de perfection qu’implique la notion de repos absolu et nous permettrait de voir la cause physique derrière des mouvements temporaires, éphémères et variables des corps sublunaires dans le mouvement continu, uniforme et perpétuel des sphères célestes. On peut voir ici un indice chez Aristote du principe d’inertie par quoi on approche le mouvement comme uniforme chez Galilée ! D’autre part le mouvement n’est pas à proprement parler un état : c’est un processus, un flux, un devenir, dans et par lequel les choses se constituent, s’actualisent et s’accomplissent. Le mouvement est l’être ou actus de tout ce qui n’est pas Dieu. La physique aristotélicienne forme ainsi une formidable théorie parfaitement cohérente qui à dire vrai ne présente qu’un défaut (outre celui d’être fausse) : le défaut d’être démentie par l’usage quotidien du lancer. Sa théorie consiste à expliquer le mouvement apparemment sans moteur du projectile, par la réaction du milieu ambiant, air ou eau. La théorie est un coup de génie ; malheureusement absolument impossible du point de vue du sens commun.
Nous devons envisager aussi un autre aspect de la dynamique aristotélicienne : la négation de tout vide et du mouvement dans le vide. Aristote a raison. Un espace vide comme celui de la géométrie détruit entièrement la conception d’un ordre cosmique ; dans un espace vide, non seulement il n’y a pas de lieux naturels mais même pas de lieux du tout. L’idée d’un vide n’est pas compatible avec la compréhension du mouvement comme changement et comme processus. Le vide est un non-sens. Les corps géométriques seuls peuvent être placés dans un espace géométrique. Pourquoi ne pas supposer que le moteur transmet au corps mû, ne lui imprime quelque chose qui le rend capable de se mouvoir, quelque chose appelé dunamis, impetus, forza. Le mouvement n’est plus interprété comme un processus d’actualisation. Cependant c’est toujours un changement et comme tel, il faut l’expliquer par l’action d’une force ou d’une cause déterminée. « L’impetus » est précisément cette cause immanente qui produit le mouvement, lequel est l’effet produit par elle. Ainsi l’impetus produit le mouvement, l’imprime : il meut le corps. Mais en même temps il joue un autre rôle important : il surmonte la résistance que le milieu oppose au mouvement. Dans un vacuum l’impetus ne faiblit pas mais reste immortel. Cette vue semble assez proche de la loi d’inertie et il est intéressant de remarquer que Galilée affirme la nature essentiellement périssable de l’impetus. Il est impensable de ne pas admettre que la cause ou force qui produit le mouvement doive nécessairement se dépenser et finalement s’épuiser dans cette production. Il nous enseigne que la physique de l’impetus quoique compatible avec le mouvement dans un vide est comme celle d’Aristote incompatible avec le principe d’inertie. La dynamique de l’impetus est incompatible avec une méthode mathématique. Elle ne conduit nulle part, c’est une impasse.
Être en mouvement ou être au repos ne fait pas de différence pour le corps en mouvement ou en repos et ne lui apporte aucun changement. Par conséquent nous ne pouvons pas attribuer le mouvement à un corps déterminé considéré en lui-même. Ainsi le mouvement semble être une relation. Mais il est en même temps un état ; exactement comme le repos est un autre état, entièrement opposé au premier ; en outre ils sont l’un et l’autre des états persistants. La célèbre première loi du mouvement, la loi d’inertie, nous enseigne qu’un corps laissé à lui-même persiste éternellement dans son état de mouvement ou de repos et que nous devons mettre en oeuvre une force pour transformer un état de mouvement en état de repos et vice-versa. Cependant l’éternité n’appartient pas à toute espèce de mouvement mais au seul mouvement uniforme en ligne droite. « Un mouvement rectiligne uniforme » est absolument impossible et ne peut se produire que dans un vide. Pour l’aristotélicien cette chose est inouïe. De cette relation, de ce stupéfiant effort pour expliquer le réel par l’impossible, nous ne sentons plus l’étrangeté du point de vue sur l’être aujourd’hui. La question du rôle et de la nature des mathématiques constitue le principal sujet d’opposition entre Aristote et Platon. Vous ne pouvez pas établir une théorie mathématique de la qualité objecte Aristote à Platon, pas même du mouvement. Il n’y a pas de mouvement dans les nombres. Il est impossible de fournir une déduction mathématique de la qualité. Nous savons bien que Galilée comme Descartes fut obligé de supprimer la notion de qualité, de la déclarer subjective, de la bannir du domaine de la nature. Ce qui implique en même temps qu’il fut obligé de supprimer la perception des sens comme la source de connaissance et déclarer que la connaissance intellectuelle, et même a priori, est notre seul et unique moyen d’appréhender l’essence du réel. Qu’à la dynamique et aux lois du mouvement, le « posse » ne doit être prouvé que par l’ « esse » ; pour montrer qu’il est possible d’établir des lois mathématiques de la nature, il faut le faire. Vouloir étudier des problèmes de la nature sans mathématiques c’est essayer de faire quelque chose qui ne peut être fait. Le mouvement de la chute des corps est sujet à la loi des nombres, un mouvement gouverné par des nombres, l’objection aristotélicienne se trouve donc réfutée.
Chapitre 10 : Galilée et la révolution scientifique du 17ème siècle
La physique s’occupe de mouvement par opposition au repos. Le changement radical sera pourtant de redéfinir « le mouvement en termes de vitesse et de direction » plutôt que d’impetus et de déplacement. La physique moderne étudie d’abord le mouvement des corps pesants, le fait de leur chute et l’acte de jet. Le fait que la physique moderne prenne sa source dans l’étude des phénomènes astronomiques et maintienne ce lien tout au long de son histoire, a un sens profond. Il implique notamment l’abandon de la conception classique et médiévale du cosmos et son remplacement par celle de l’Univers, il détermine la fusion de la physique céleste avec la physique terrestre qui permet à cette dernière d’utiliser et d’appliquer à ses problèmes les méthodes mathématiques hypothético-déductives développées par la première. Il explique l’échec partiel de Galilée et Descartes. La science moderne tend à tout expliquer par le nombre, la figure et le mouvement. Bien que Galilée n’ait jamais explicitement formulé le principe d’inertie, sa mécanique, implicitement, est basée là-dessus. Et c’est seulement son hésitation à tirer ou à admettre les conséquences ultimes de sa propre conception du mouvement, son hésitation à rejeter complètement les données de l’expérience en faveur du postulat théorique qu’il a eu tant de mal à établir, qui l’empêche de faire le dernier pas sur le chemin qui mène du cosmos grec à l’univers infini des modernes.
Ceci à son tour nous permet de comprendre pourquoi la découverte des choses aussi simples et faciles que les lois fondamentales du mouvement, a exigé un effort aussi considérable et un effort qui souvent est resté sans succès, pour quelques uns des plus grands esprits de l’humanité : c’est qu’ils n’avaient pas à découvrir ou à établir ces lois simples et évidentes, mais à créer et à construire le cadre même qui rendrait ces découvertes possibles. Nous sommes incapables d’attribuer le mouvement à un corps déterminé pris en lui-même. Du corps est en mouvement seulement par rapport à un autre corps que nous supposons être en repos. C’est pourquoi nous pouvons l’attribuer à l’un ou à l’autre des 2 corps. De même que le mouvement n’affecte pas le corps qui en est doué, un mouvement donné n’exerce aucune influence sur les autres mouvements que le corps en question pourrait exécuter en même temps…et vice-versa. Tout mouvement donné peut être décomposé selon ces mêmes lois en un nombre indéterminé de mouvements composants. Or ceci étant admis, le mouvement est néanmoins considéré comme un état et le repos comme un autre état, complètement et absolument opposé au premier ; et de ce fait même nous devons appliquer une force pour changer l’état de mouvement d’un corps en celui de repos et vice-versa. En d’autres termes le principe d’inertie présuppose : a) la possibilité d’isoler un corps donné de tout son entourage physique et le considérer comme s’effectuant tout simplement dans l’espace ; b) la conception de l’espace qui l’identifie avec l’espace homogène infini de la géométrie euclidienne ; et c) une conception du mouvement et du repos qui les considère comme des états et les place sur le même niveau ontologique de l’être.
La physique d’Aristote s’accorde bien mieux que celle de Galilée avec le sens commun et l’expérience quotidienne. La physique d’Aristote est basée sur la perception sensible. Quant au mouvement (kinesis) et même au mouvement local, la physique aristotélicienne le considère comme une sorte de processus de changement, en opposition au repos, qui, étant le but et la fin du mouvement, doit être reconnu comme un état. Tout mouvement est changement (actualisation ou corruption) et par conséquent un corps en mouvement, non seulement change par rapport aux autres corps, mais en même temps est soumis lui-même à un processus de changement. Par conséquent quand on traite des problèmes concrets de physique, il est toujours nécessaire de tenir compte de l’ordre du monde, de considérer la région de l’être (la place naturelle) à laquelle un corps donné appartient par sa nature même ; d’autre part il est impossible d’essayer de soumettre ces différents domaines aux mêmes lois, même et surtout aux mêmes lois du mouvement. Le mouvement, considéré comme un processus de changement (et non comme un état) ne peut se prolonger spontanément et automatiquement, il exige pour persister l’action continue d’un moteur ou une cause, et il s’arrête net dès que cette action cesse de s’exercer sur le corps en mouvement, c’est-à-dire dès que le corps en question est séparé de son moteur.
Tournons-nous maintenant vers les faits. j’ai déjà dit que la science moderne était née dans un contact étroit avec l’astronomie. La réponse de Copernic aux arguments des aristotéliciens est à vrai dire assez faible ; il essaye de démontrer que des conséquences malheureuses déduites par ces derniers pourraient être justes dans le cas d’un mouvement violent, mais non pas dans celui du mouvement de la Terre et par rapport aux choses qui appartiennent à la Terre. Car pour elles c’est un mouvement naturel. Les arguments de Copernic même faibles portent en eux les germes d’une nouvelle conception qui sera développée par des penseurs qui lui succéderont. Les raisonnements de Copernic appliquent les lois de la mécanique céleste aux phénomènes terrestres, un pas qui, implicitement, implique l’abandon de la vieille division qualitative du cosmos en 2 mondes différents. Giordano Bruno substitue à la dynamique aristotélicienne la dynamique de l’impetus des nominalistes parisiens. Il lui semble que cette dynamique offre une base suffisante pour élaborer une physique adaptée à l’astronomie de Copernic, ce qui, comme l’histoire l’a démontré, était erroné. Galilée pense qu’il est inutile d’aligner des preuves devant des esprits incapables d’en saisir la portée. Il faut procéder lentement, pas à pas, discuter et rediscuter les vieux et les nouveaux arguments, il faut les présenter sous des formes variées. Il faut multiplier les exemples, les inventer de nouveau plus frappants ; d’autres exemples, qui l’un après l’autre nous conduisent à accepter cette conception paradoxale et inouïe selon laquelle le mouvement est quelque chose qui persiste dans l’être « in se » et « per se » et n’exige aucune cause ou force pour cette persistance. Une tâche très dure car il n’est pas naturel de penser le mouvement en termes de vitesse et direction au lieu de ceux d’effort et déplacement. Mais en fait nous ne pouvons pas penser au mouvement dans le sens de l’effort et du déplacement, nous pouvons seulement l’imaginer.Dans l’exemple de la balle tombant du haut du mât d’un navire en mouvement, Galilée conclut que le mouvement de la balle par rapport au navire ne change pas avec le mouvement de ce dernier. « Necesse » détermine l’ « esse » : la bonne physique est faite a priori et c’est pour cela que nous sommes capables de pouvoir donner des preuves uniquement mathématiques des propositions qui décrivent les symptômes du mouvement et de développer le langage de la science naturelle en lisant le livre que celle-ci écrit en caractères géométriques.
Chapitre 11 : Galilée et l’expérience de Pise, à propos d’une légende
Cette expérience n’a jamais été faite. Et d’ailleurs à l’époque les démonstrations s’appuyaient sur des expériences imaginaires… ce qui est très très bien, faute de mieux. Car beaucoup d’expériences ne peuvent tout simplement pas être faites faute de conditions pures ou d’outils adéquats.
Chapitre 12 : de motu gravium par Galilée : de l’expérience imaginaire et de son abus
Retour vers Benedetti. Koyré prend le temps de développer les raisonnements mathématiques proposés par tous ces chercheurs… gardant le souci de relever les contradictions éventuelles d’un point de vue philosophique, métaphysique, religieux ou historique. C’est ainsi qu’il faut nuancer l’opposition de Galilée à Aristote !!
Chapitre 13 : traduttori, traditore : à propos de Copernic et Galilée
Retour vers Benedetti. Koyré prend le temps de développer les raisonnements mathématiques proposés par tous ces chercheurs… gardant le souci de relever les contradictions éventuelles d’un point de vue philosophique, métaphysique, religieux ou historique. C’est ainsi qu’il faut nuancer l’opposition de Galilée à Aristote !!
Chapitre 14 : une expérience de mesure
Avec Mersenne, Riccioli et Huyghens inventent une horloge mécanique en s’appuyant sur la théorie. Cette invention est un concentré d’imagination ingénieuse formidable.
Chapitre 15 : Gassendi et la science de son temps
Son apport principal est ontologique. Il combat Aristote et fait place de nouveau à Platon. L’ontologie ici dégagée est proche de celle de Démocrite, mâtinée d’épicurisme. On laisse pourtant tomber ce qui ne colle pas avec l’intuition de la recherche : on abandonne le clinamen et la pesanteur mais on garde les atomes et le vide.
Gassendi est le grand rival de Descartes pour qui Aristote guide les pas (substance, accident mais avec des obscurités dans l’approche du premier moteur). Dans l’étude de l’espace et du temps, Gassendi oppose une idée, celle de « l’espace-temps », le lieu et le temps de toutes les substances et de tous les accidents. Descartes a dérapé dans le tout géométrisable et ne peut faire place à un espace pour la matière car pour Gassendi il faut un espace où l’on se meut, où l’on pénètre et où l’on va du discontinu au continu…autant de notions qui sont loin des idées d’Aristote.En s’appuyant sur les atomes, Gassendi arrivera, dans une expérience barométrique, à dégager la notion de pression de l’air (car quelque soit l’altitude, le poids est secondaire pour saisir les variations).
Chapitre 16 : Bonaventura Cavalieri et la géométrie des continus
Il faut dépasser les calculs compliqués d’Archimède en s’appuyant sur l’utilisation des indivisibles, à condition d’employer la règle commune. On évite de passer à la limite, méthode pas encore trouvée (car Leibniz n’est pas encore né). Le raisonnement est un peu complexe et use de l’homologie : un élément de la structure doit remplir toujours la même fonction dans différentes figures, par exemple dans le parallélogramme et le carré. Par un jeu de droites tangentes au sommet et une autre à la base d’une figure géométrique, il est possible de parcourir le champ de cette figure dans ses particularités en faisant glisser parallèlement la droite du sommet jusqu’à la ramener à la droite de la base de la figure étudiée. Ce qui est aisé pour les figures élémentaires (carré, triangle) reste possible dans des figures composites (trapèze).
Cavalieri va même sortir de la géométrie et introduire aux intégrales (surfaces sous dérivées) grâce aux études des coniques et des pyramides et cylindres…mais aussi à la quadrature de la parabole. Autrement dit, « une approche de l’infiniment petit par le fini ». Astucieux.
Chapitre 17 : Pascal savant
Il y a 2 types d’esprit mathématique : les géomètres comme Pascal et les algébristes comme Descartes. Le 17ème siècle a des difficultés avec Descartes car celui-ci bouscule son esprit grec ancien : Archimède, Euclide, Apollonius Pappus. Autant d’anciens qui inspireront Desargues.
Pascal, élève de Desargues s’intéresse aux bases du calcul des probabilités. il a la malchance de suivre Roberval, lequel n’a rien compris à Cavalieri, l’empêchant de découvrir ce que feront Leibniz et plus tard Newton. (Pascal ne s’occupe que des objets et pas des rapports entre ces objets).
Heureusement à côté du Pascal mathématicien, il y a le Pascal physicien. Même si Koyré pâlit son aura dans l’expérience du vide, qu’il n’aurait pas faite lui même tout en se réservant une gloire…usurpée à Torricelli. Plus grave, Pascal dénigra ses adversaires quand ceux-ci objectèrent à ses arguments métaphysiques (cfr. Le révérend Père Noël sj).
Chapitre 18 : perspective sur l’histoire des sciences
La science de Newton doit-elle beaucoup aux avancées de la science scolastique via les ajouts de la Renaissance ? Pas sûr !L’histoire des sciences est le lieu de discussions parfois acerbes. Koyré tient un point de vue idéaliste et même platonicien car il poursuit la vérité en orientant l’histoire vers une histoire de la théorie (dont on ne peut pas toujours justifier l’intérêt en termes de retombées pratiques). Notre époque veut des retombées pratiques (influences US et UK) ce qui explique l’éclipse de la pensée de Koyré aujourd’hui.