La philosophie appartient à des courants, à des écoles cultivant leur mésentente. Dès le 2ème s. pcn, les querelles concernent les stoïciens, aristotéliciens, pythagoriciens, platoniciens et d’autres. Cela tient à l’essence de la philosophie et à sa démarche : chaque philosophe pense à partir d’une expérience qui lui est propre et unique. La diversité des visions du monde fait penser qu’il n’y a pas Un monde, le monde n’est jamais que la représentation qu’on peut s’en donner. Il n’y a pas de pensée statique, la philosophie fonctionne comme une ellipse, une modification continue de l’univers représentable qu’elle a construit. La philosophie au contraire des sciences et techniques ne cumule pas, ne progresse pas. Notre projet en découle : étudier l’histoire de la philosophie en approfondissant l’histoire des civilisations et l’histoire des esprits (mentalités).
Chapitre 1 : aux origines de la philosophie
Le monde des origines n’a rien à voir avec le nôtre. Il va nous falloir combattre nos préjugés.
La préhistoire de la philosophie c’est le mythe à plein temps. On ne reste pas indéfiniment sans rien comprendre à rien de ce qu’on subit et de ce qu’on fait. Pour qu’elles soient supportables, les choses devaient avoir un sens numineux, c’est-à-dire sacré. Les premières différences se font entre humain/divin, permis/interdit, obligation/transgression. Et comme il n’y a pas d’histoire, nous, on n’est sûr de rien quand on cherche à appréhender les sociétés archaïques. Il n’y avait pas de « soi » pour faire retour sur soi. Nous sommes forcés d’utiliser l’analogie, c’est-à-dire penser hier à partir de ce que l’on sait aujourd’hui des peuplades primitives contemporaines.
Lorsque naitront les grands récits, ils débutent par une mise en garde « en ces temps-là » : à Sumer on connait l’épopée de Gilgamesh, en Grèce et Asie mineure on connait les théogonies d’Hésiode et l’Iliade – Odyssée d’Homère. Ceci inspirera l’Enéide de Virgile et les Métamorphoses d’Ovide… Parler du temps hors du temps est conditionné par le temps du narrateur. Celui-ci a un message, une idée derrière la tête : le temps de la cité terrestre s’enracine dans le temps des dieux ; les bénéficiaires du mythe, soit l’auditoire du narrateur, se voient comme les seuls à avoir été favorisés par cette parenté, ce qui dote le groupe d’une identité originale par rapport à tous les autres.
Et comme on ne s’adresse pas de la même façon à des nomades ou à des agriculteurs, le récit mythique s’inscrit dans le genre de vie des groupes considérés. L’économie, la division du temps, l’alimentation, les habitudes sexuelles, les loisirs, les phobies, les folies…tout est sacralisé par la Volonté d’en-Haut. L’action du mythe est l’intériorisation des contraintes propre à un espace-temps ainsi déterminé, et ceci se développera sous la forme étatique contrôlant police et politique. Ce qui prime c’est le clan, ce qui primera c’est la cité.Il faudra en arriver au temps des Empires pour accepter une certaine mobilité socio-psychologique assumable. Les différences sont à intégrer mais les autres expériences font le lit à un esprit critique. La philosophie est déjà née depuis un certain temps et elle servira pour refaire sa vie. On se retrouve d’une autre manière dans son environnement appelé Nature où l’on dégage des causes, des effets et des fins. Il y aura fallu 2 conditions : l’embryon d’une physique et une relative autonomie des individus.
Chapitre 2 : aux origines de la Nature où le trajet du mythe vers un discours rationnel
La conscience philosophique est issue de la conscience mythique. Les recueils ou doxographies existent depuis le 6ème 5ème s. acn. et ont tenté de fixer un matériau extrêmement fragile appelé Présocratique. Pour approcher du sens, il y a rendez-vous obligé avec la critique historique.
On a retenu 7 sages en Grèce qui baignent toujours dans le mystérieux. Thalès (625-545), Solon, Chilon, Pittakos, Bias, Cléobule et Périandre. Il y a même un suppléant, Myson. Que disent-ils ? D’où parlent-ils ?
Aie conscience de ton exacte mesure !
Thalès témoigne de l’apparition de relations nouvelles comme le rapport entre la course des astres et la position des ombres, le rapport entre les hauteurs et les distances, le rapport entre les figures et les nombres, entre la mémoire et le présent. Aujourd’hui on retient surtout qu’à la bigarure sans cesse mobile des phénomènes, il a cherché un principe de base qui en ferait l’unité. Si le mouvement appelle la stabilité, les apparences un réel, le continu un principe, le multiple une unité, alors tout en ce monde pourrait n’être que l’avatar d’une substance primordiale unique.
Cette substance sera sujette à controverses : l’eau (Thalès), l’APEIRON (Anaximandre), l’air.
Pour Anaximandre, l’eau, le feu se détruisant entre eux, il y a un ailleurs plus profond qui n’a pas encore reçu de détermination, une sorte de matrice où s’engendre le cosmos. Anaximène choisit l’air car il occupe tout l’espace sans laisser aucune place au non-air ; étant invisible, fluide, susceptible d’atteindre un haut degré de subtilité, il est quasi divin. Ces 3 penseurs sont appelés Milesiens ou Ioniens. Ils introduisent au logos à partir du cosmos dans son opposition au chaos. Mais ils soulèvent un problème.
Chapitre 3 : le Tout, l’Un et la pensée
Les choses en ce monde sont toujours plus complexes, et bien plus que ce que l’on en pense. Tout est à la fois stable et instable dans la Nature et le cœur de l’homme (dans leur esprit et jusqu’en politique). Ceci en arrive à la dimension du temps et aux notions d’urgence et de risque. Pour y faire face il faut des systématisations qui allant à l’essentiel définissent une marche à suivre.
Héraclite d’Ephèse a transmis 126 fragments. Il est parti du feu comme élément primordial. Mais le feu a à se mesurer à l’eau selon une loi de compensation conduisant à un rythme d’alternance dans une dynamique de mouvement perpétuel ; ceci met en conflit tout ce qui se trouve en présence dans l’univers. Entrer dans un fleuve confronte à l’opposition entre le même et l’autre, opposition des contraires qui constitue le moteur de l’avenir : parce que c’est un mouvement oppositionnel sans fin, il fait naître une certaine harmonie par arrangement ou ajustement. Héraclite est anti-logique. L’antilogie transpose en philosophie l’antagonisme qui hante les dieux, les hommes et la Nature. La philosophie trempe ses racines dans les mythes et se mire au miroir qui la reflète dans les tragédies.
Xénophane (570-480 acn) est contemporain du précédent, il est né à Colophon et finira sa vie à Elée dans le sud de l’Italie, il a laissé quelques extraits : les hommes ont fait les dieux à leur image. Aussi il y a à chercher un dieu unificateur du « tout du ciel ». Il n’y a pas à opposer mono à polithéisme car la question concerne les rapports qu’entretient le divin avec le monde. Autre extrait : est-il si sûr que le monde est tel que je le vois ni que ma vérité soit la vérité ? introduction à une opposition durable entre science et opinion.
Anaxagore (500-428) vient de Clazomènes. Il pose au principe du tout un substrat primordial, le non limité, au sein duquel tout ce que deviennent incessamment toutes les choses se trouve émulsionné sous forme de particules infinies en petitesse et en nombre. Tout un chacun est fait de ces particules (un peu d’élément d’herbe mais aussi de vache) si bien que les transformations incessantes perdent de leur caractère incompréhensible. Il fait un pas de plus : comment rendre compte de la dynamique à l’œuvre depuis l’indifférencié jusqu’au défini (car la vache ne devient pas herbe) ?
Pithagore de Samos (580-500) a beaucoup voyagé vu qu’il détestait la tyrannie. Il a appris les mathématiques près les égyptiens, chaldéens et phéniciens. Il se fixa en Italie méridionale où il fonda une secte (être gourou est un plus en légitimité). Le fondement de sa pensée c’est la table des oppositions limité/illimité, pair/impair, un/multiple, droite/gauche, homme/femme, stable/en mouvement, droit/courbe, lumière/obscurité, bien/mal, carré/oblong ; la réalité se voit donc structurée par des nombres qui en sont l’essence. Cela permet les généralisations (pour tous les triangles rectangles…), la relation vaut comme idée générale à laquelle se conforme toute figure de ce type (le carré de l’hypothénuse = la somme des carrés des 2 autres côtés). Ici se dégagent les attributs d’un objet qui n’appartient pas à l’expérience sensible mais se présentent comme le modèle à partir duquel il est possible de construire des représentations ou d’expliquer des représentations déjà données. La géométrie est une science abstraite qui définit a priori les propriétés d’une figure prise en son universalité. Un nombre n’est pas un chiffre, un nombre n’est pas une collection d’unités mais c’est ce qui nait de la division d’une unité. Il y a recherche des constances. Dans la table des oppositions le pair apparait comme une réalité incomplète et à qui manquera toujours quelque chose par le fait qu’il se prête au partage. L’impair au contraire comporte comme un excédent qui en bloque la division. Le nombre n’explique donc pas tout et le vrai principe c’est l’Un d’où procèdent tous les nombres ; cette pensée mystique ouvre à la métaphysique, morale, politique et religion.
Parménide d’Elée (à la charnière des 6ème 5ème s.) pose la question : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? cette négativité avoue un désespoir spéculatif car tout se passe comme s’il y avait un restant irréductible éprouvé comme la contingence. Dans un fragment, on raconte la randonnée céleste d’un initié au carrefour de 2 voies : entre la vérité et l’impasse, il faut penser que l’être est car de l’être il y en a ; et du non être non il n’y en a pas. Prendre une autre voie ne mène à rien. L’être est nécessairement et toujours, sans passé ni futur, inengendré, sans fin, identique à soi, d’un seul tenant et immobile, sphérique. Mais il nous faut tenir aussi que toute certitude est entachée d’erreur, d’une part d’ombre… et ce bémol suscita des réactions.
Zénon d’Elée défend la position de Parménide en s’emparant de la thèse d’un de ses adversaires et en la poussant jusqu’à des conséquences extrêmes provoquant une conclusion contradictoire. Reprenant les thèses du mobilisme, il prend un coureur de piste au piège d’Achille et la tortue. L’hypothèse du multiple engendre des conclusions ruineuses ; ce qui est travaillé c’est le concept d’illimité. Ici on a surtout une haute idée de la liberté, vertu vénérée au risque de sa vie.
Empédocle d’Agrigente (490-435) écrit 2 poèmes : l’un mystique, l’autre cosmologique. L’unité du multiple tient à la permanence de 4 éléments (le feu, l’air, l’eau et la terre). Il y a à la base de toutes choses une quantité constante d’une matière sans augmentation ni déperdition d’aucune sorte. Les éléments se séparent et se retrouvent sans fin pour engendrer des êtres au gré de 2 forces (l’amour et la haine). Dans le processus dynamique qui aboutit à notre monde il y a des moments où l’amour prévaut, il y a donc un temps où domine l’harmonie et où les éléments s’agrègent dans une première unité confuse mais sphérique. Mais en son cœur la haine sévit déjà pour disloquer l’unité en entités provisoires. Ensuite l’amour reviendra et avec lui le moment pour quelque chose de plus stable.
Leucippe et Démocrite viennent d’Abdère en Thrace (490-460) et ils parlent de la même chose que les autres. La pluralité des êtres physiques apparaissent et disparaissent (génération, corruption) à travers des mouvements et mutations. Tout bouge et pourtant c’est toujours de l’être. Ici on cherche la solution en désagrégeant la sphère de Parménide en une infinité de corpuscules qui en sont chacun le modèle réduit. Ce sont les atomes qui ne sont accessibles qu’à la seule pensée. Les atomes tombent dans le vide et dans cette chute ils ne cessent de s’accrocher et se détacher formant dans leurs rencontres éphémères des corps qui naissent et qui meurent sous nos yeux. Tous les atomes sont de même substance (et pareils aux âmes et aux esprits). La connaissance s’explique par un transfert de corpuscules qui se détachent en gardant la figure de l’émetteur pour frapper les sens du récepteur et s’y intégrer.
Arrivent alors Protagoras d’Abdère, Gorgias et Hippias, les Sophistes (après la victoire contre les Perses en 490-479). Leur art c’est la persuasion au cœur de la vie politique.
Suivons d’abord Protagoras. Plus rien n’est accepté à priori. On remet en question les mythes, les traditions vénérables, les secrets d’un univers révélé. L’homme est la mesure de toutes choses. L’opinion de quelqu’un gagne à être vérifiée sur place en se confrontant à celle des autres. Tout est convention sociale, variable en fonction de ce que sont les sociétés. On défend les antilogies mais on ne va pas jusqu’à surprendre trop les grecs pour qui la contradiction est signe du divin. On ne maîtrise pas la totalité. Par les techniques, l’homme, faible dans la Nature, pallie à sa condition et survit.
Gorgias de Leontium (485-374) prône le sens de l’à propos qui exige une attention aigüe à la présence de l’être mais pas dans l’abstrait. Finalement il n’y a rien là, ni être ni non être et même s’il est, l’être ne peut se dire et vous ne pouvez rien en penser du tout. La vanité de toute ontologie résulte des caractéristiques du langage. Et l’autonomie du langage trouve ses raisons dans l’impossibilité d’une ontologie, il est essentiellement pratique.Hippias d’Elis (+343) a un point de vue humaniste. Personne n’y gagne à l’anarchie ni à l’immoralisme. Les sophistes en viennent à reconstruire ce qu’ils ont détruit en se basant sur l’expérience. Ces philosophes fondent une morale centrée sur l’homme seul ; la justice se fonde sur un contrat social. La mesure de l’homme est son destin tragique, l’homme n’a de recours que dans l’éducation. Il y a toujours des dieux mais ils sont à distance. Le chaos primitif fait place au cosmos selon des lois d’identité, de non contradiction, de causalité, de proportions, de nombres.
Chapitre 4 : une conscience dans la cité. Socrate (470-399)
Socrate introduit une philosophie d’une autre sorte. La philosophie ne se donne plus les mêmes objets. Platon en fera l’image du père de la philosophie comme si elle naissait estampillée par l’oracle de Delphes (Socrate y aurait reçu l’Appel). Tout part donc de ce point : Socrate sait qu’il ne sait pas. Le tout est teinté d’ironie comme conscience des bonnes consciences. L’homme en société trouve son fondement d’animal politique en mettant en avant le principe de la vie comme vie commune.À cette époque, la Grèce est la patrie des rancoeurs suite à des temps troublés par des guerres civiles et extérieures ; la démocratie ne fonctionne que grâce à la classe moyenne des paysans aisés. Ce que Socrate apporte, elle n’en veut pas.
Chapitre 5 : la politique sous le regard de l’éternel : Platon (428-348)
Après lui on ne trouve que les philosophes de l’école de Mégare ; Euclide et Platon entre autres. Tout repart donc avec ceux qui étaient des proches de Socrate, comme Euclide. La plénitude et l’unité de l’être ne se peuvent définir qu’en affirmant qu’il est. Quant à la multitude et tout ce qui bouge, tout ce qui devient, ce n’est pas l’être. Tout ça ne constitue que des non-êtres dont on ne parle que sans savoir et donc à tort et à travers. Et pourtant ils sont là et se sont opposés à Socrate. Platon y trouve le fond d’expérience d’un souci, d’une question impérieuse d’être vécue de façon traumatique.
L’oligarchie était odieuse mais la démocratie est bète. Il faut repenser les assises du politique en s’appuyant sur des vérités. On appellera désormais vérités ce qui participe de la réalité en soi et par soi, immuable, incontestable, soit d’un socle métaphysique. Platon va produire 27 Dialogues. Un dialogue c’est autre chose qu’un Ecrit parce que dans le for intérieur du sage philosophe le dialogue est noué par l’âme qui en est le noyau intime. La pensée y est dynamique, elle ne cesse de chercher, mais exige du lecteur (auditeur au départ) de compléter une proposition philosophiquement orientée, une esquisse, un axe de recherche à poursuivre. Rappelons incidemment qu’aujourd’hui on a des problèmes d’attribution des dialogues à nous parvenus (pourquoi seraient-ils tous de Platon en personne ?).
En politique le recours à la rhétorique aide-t-il ? non pour 2 raisons : l’opinion est devenue toute puissante dans un contexte où les sophistes ont ébranlé la légitimité du recours au cadre de la tradition soucieuse du bien commun. Les individualités antagonistes bouleversent impunément les équilibres anciens et la vérité disparait derrière l’autorisation de penser par soi-même. La seconde raison est qu’en conséquence le poids du sens civique (et moral) repose sur un positionnement individuel. Mais quand la décadence de la cité est cause et effet de la décadence de l’individu, l’assainissement de l’opinion réclame un appui tiers. Il n’est plus question de boire la cigüe, il faut des lois qui seront incontestables parce que scientifiques. La science au démarrage a recours aux sens, et donc à nos sensations car les contradictions sont négligeables dans le repérage de la vie quotidienne. Mais les problèmes surgissent quand on doit parler d’épaisseur (ou minceur), de fermeté (ou mollesse). Du coup les sens en appellent à un logos.
C’est quoi la beauté, l’amitié, le courage, et surtout c’est quoi la sagesse en soi et pour soi dont on a besoin pour juger des essences du beau dans tel exemplaire de beauté ? des apparences on ne retire que des opinions. Sur le réel qui est derrière les apparences, il n’est plus question ni de conjecturer ni faire appel à une substance primordiale. Il faut passer de la multiplicité des formes sensibles à la région où l’on devine l’unité de la forme. Ce cheminement est à l’œuvre dans les premiers dialogues, distincts des grands dialogues (Banquet, Phèdre, Phédon, Protagoras, Parménide, République et Lois). Avec ces derniers on est prié de s’élever jusqu’à l’Idée. Mais pour cela il faut changer de vie et adopter une conduite appropriée de l’âme. Il faut délester l’âme du corps qui la retient dans le sensible. Les Idées sont les formes essentielles de tout ce qui est. Parler en termes d’Idées c’est souligner le caractère réel de ces formes structurelles dont nous ne percevons que le reflet lointain, dégradé dans le monde du devenir ; les Idées sont une transcendance d’où procède toute immanence ; les Idées n’existent pas que dans l’esprit. Il y a 2 mondes, d’un côté l’existentiel, qui ne se comprend qu’à partir de l’essentiel. Platon a donc besoin de la notion de participation des âmes au monde des Idées parce qu’elles sont de même nature. Voilà pourquoi Platon pense que la philosophie permet une pratique politique exacte. Les objections ne vont pas tarder. Où croise-t-on la sphère, la chevalinité ? Platon corrige le tir. Il ne faut pas concevoir les Idées dans un monde à part mais on peut dire que l’essence et l’existant relèvent de régimes différents qui réclament pour s’unir de l’Idée comme lien identificatoire. Toutes les formes nous les possédons comme autant de dispositions, le monde intelligible est un faisceau d’exigences qu’objective pour un temps le système des lois. Reste que… Platon lui-même finit par revenir à un certain usage de mythes pour conclure mais ceci dit, la dialectique s’épuise sur des questions logiques : la philosophie a besoin pour résister aux contradicteurs à l’immortalité de l’âme et au mécanisme de la réminiscence. Points faibles certainement. Par contre la force de l’utopie a de beaux jours devant elle.
Chapitre 6 : la raison sur la terre comme au ciel. Aristote (385-322)
Aristote trouvera le moyen de se distancier de Platon grâce à une nouvelle méthode d’appréhension. Les apparences et les opinions vérifiées ne sont pas négligeables ; il ne faut pas se priver d’observer car cela peut conduire à une vraie connaissance scientifique du cosmos. Le cosmos trouve sa définition comme un tout ordonné avec l’homme à une place définie en relation avec lui. Partons d’un exemple et même deux.
Pour construire une maison, il faut des matériaux (la matière en grec c’est hulè) ; ces tas sans forme ont besoin d’un architecte et d’hommes de métier pour réaliser les formes imaginées (en grec morphè). La matière et la forme sont les 2 principes à partir desquels vient à l’être un certain sujet individuel, une maison. Ce qui la destine à être habitable voilà ce qu’on appelle maison, soit une définition qu’Aristote appelle substance (ouzia). – Un autre exemple : un bloc de marbre peut devenir statue mais pas un piano. Ce bloc de marbre est en puissance (dunamis) de devenir statue. Quand il aura reçu par l’art du marbrier sa forme qui est de célébrer un dieu, ce bloc sera statue en acte (ergon). La forme est ce qui donnant à la substance d’être ce qu’elle est et pas autre chose, elle lui assigne une finalité : une maison est faite pour être domicile. On dira de la matière qu’elle est une disponibilité à devenir ceci. Le bois et le marbre sont des matières dites secondes en regard d’une matière première, la même pour toutes. La matière première est le sujet permanent de toutes les apparitions et transformations substantielles observables. La matière prime n’est accessible qu’à l’analyse intellectuelle, par voie d’abstraction. Vous ne rencontrerez jamais une forme pure, elle ne vous sera donnée que par abstraction, à partir de la matière qu’elle fait être comme substance. Nous ne rencontrons que des substances qui sont déjà des combinés de matière et de forme, eux-mêmes toujours en puissance par rapport à ce qui leur arrivera par la suite. Reprenons notre premier exemple.
Une maison est toujours susceptible de modifications accidentelles. La substance est en puissance par rapport à ses accidents. Maintenant nous pouvons considérer la maison sous l’angle de ce qui l’a fait advenir là où elle est mais aussi sous l’angle de ses causes. Les matériaux en sont les causes matérielles, l’opération de l’architecte sa cause formelle, elle porte avec elle le but visé soit sa cause finale, l’activité des différents corps de métiers en sont la cause efficiente. Aristote cherche à exprimer le maximum de la substance, il entreprend pour cela un examen sous les différents angles où en tant que sujet on la voit recevoir des prédicats ou attributs. Ces attributions qui chaque fois impliquent pour le verbe être un sens différent prennent place dans un catalogue. Prenons l’exemple de Tartemol : si je déclare que c’est un homme, je définis son essence. Vu qu’il fait 1m80 et pèse 96kg, je peux le mesurer selon la quantité, la qualité, et la relation. Ces 4 premières catégories sont dites fondamentales. S’y ajoutent le lieu, le temps, la position, l’avoir, l’action et la passion. En tout il y a 10 catégories. Reprenons la première, l’essence : parce qu’attribuée à telle substance, elle déclare sa situation dans un certain genre que je ne pourrais pas attribuer à n’importe quel autre. Et ce genre ne sera spécifié que par telle différence ce qui va permettre de classer cette substance dans le buissonnement gigantesque des êtres. Chacun se définira par le genre prochain et la différence spécifique. Pour cerner Tartemol, on le passera par la procédure où il sera le résultat d’un classement précisant qu’il vient s’y inscrire comme corps, puis corps animé, animal, animal raisonnable, un homme, un homme particulier.
La théorie de la matière et de la forme (hylémorphisme) rend possible la connaissance authentiquement rationnelle du seul monde dans lequel il nous soit donné de nous mouvoir. Mais Tartemol si je le tiens pour un homme c’est bien que j’ai une idée de ce qu’est l’homme. On ne fait des sciences qu’à partir de concepts universels. Tartemol n’est plus alors considéré comme incluant ses attributs mais en tant que compris lui-même dans l’extension d’un terme universel, en tant que compris dans des concepts. Aristote n’est pas loin de Platon mais il affronte la difficulté de penser le particulier sous l’universel. Le réel c’est la substance qui résulte de la composition de la matière et la forme. Pour fabriquer une connaissance certaine, il donne place aux syllogismes. La science va consister à rattacher rationnellement par voie de causalité le sujet individuel aux concepts universels dans l’extension desquels il se trouve situé (le passage de l’universel au particulier). Majeure : tous les animaux sont mortels. Mineure : tous les hommes sont des animaux. CCL par causalité : tous les hommes sont mortels. Observons de près le moyen terme, animaux : il n’apparait pas dans la conclusion ; il a pour fonction de rapprocher le terme qui a la plus grande extension avec celui qui en a la plus restreinte et il donne ainsi l’essence de l’homme, mortel, soit la vérité de l’individu selon ses causes. Aristote invente et en premier, il entend des objections. Il lie la science au mode déductif mais pointe déjà que le syllogisme doit être alimenté à partir de prémisses, d’hypothèses à vérifier. Trouver les prémisses qui nourriront les termes du syllogisme se fait par induction.
Encore une chose : le monde se divise en 2 régions. Supra et sublunaire. La région sublunaire est faite de 4 éléments qui donnent lieu aux 4 qualités (sec, humide, chaud, froid). Dans ce monde règnent toutes les variétés du changement alors que la caractéristique du monde supra est son immuabilité et la régularité des mouvements en raison d’un 5ème élément, l’éther. Dans le carcan de l’Un et du multiple, comment se dépatrouiller dans ce monde d’en-bas ? Aristote pose que toute substance est un sujet composé de matière et de forme qui sont entre elles comme puissance et acte. Tartemol (T) est un lettré mais pas depuis le berceau : illettré au départ maintenant il ne l’est plus. Est-il pour autant un autre être ? non parce que entre temps T n’est pas mort. En tant que substance, T conserve en permanence la matière. Dans son berceau T est virtuellement lettré. Sa matière permanente est susceptible de recevoir cette forme nouvelle qui fera du composé qu’il est un lettré en acte. Ce passage, indiquant les virtualités qui sont les siennes, tient à la nature de la substance selon le jeu du genre et de l’espèce et selon l’enchaînement des causes. Elles ne sont d’ailleurs pas déterminantes permettant la définition du mouvement : l’acte de ce qui est en puissance en tant même qu’en puissance, c’est-à-dire qu’il n’est jamais tout à fait en acte, il est un acte imparfait et cela vient de la pensée qui n’est que recherche dans une logique de renouvellement perpétuel.
Reste à clarifier la question de la cause. Le monde sublunaire ne peut rendre compte du mouvement, il faut un moteur dont on sait qu’il n’est pas cause de soi-même. Le 1er moteur immobile est dans le monde supralunaire. Ce moteur effectue une traction ou propulsion qui gagne de proche en proche et agit partout où cela s’impose. La Nature englobe le monde supra et infralunaire. À leur frontière, le moteur immobile impose la notion de contact qui transmet un effet de ressort en tant que siège du mouvement perpétuel. Ce que touche ici Aristote c’est le phénomène complexe de la vie où la substance sujet contient elle-même les principes de son propre perfectionnement. On est au bord du mécanique et du biologique. Le vivant a pour matière le corps et pour forme l’âme. L’âme-forme est principe vital, elle anime faute de quoi le corps retourne à la matérialité. La fonction vitale culmine dans la fonction de penser. Toute connaissance commence avec la sensation transmettrice des formes. C’est la forme même de l’objet à connaître qui se trouve au principe de la connaissance que l’âme prend de lui. L’imagination joue un rôle d’intermédiaire, de médiateur et la mémoire qui stocke les cas particuliers permet de les rassembler. Au terme du processus, la forme de l’objet dans l’âme devient idée selon le genre et l’espèce. L’intellect humain se comporte comme matière puisqu’il est en puissance d’accueillir les formes des objets, c’est l’intellect patient. Mais comme aucune puissance ne peut de soi passer à l’acte, survient de l’extérieur un intellect actif ou agent, toujours en acte, impassible et séparé, pour assurer le passage à l’acte. Peut-on parler du divin ?En métaphysique, il y a 2 directions : la voie de l’ontologie et la voie de la théologie. La pluralité des sens de l’être apparait comme une scission inexplicable de l’être : l’être en tant qu’être et l’être éminemment être. Aristote reste en deça des questions des modernes et se pose la question de quoi faire de sa vie. Plaisir, honneur, richesse ? le Bien n’est pas une substance mais on discerne une unité analogique entre ses différentes acceptions, il coïncide avec la fin de nos actions (bâtir, soigner…). Le Bien consiste en une activité de l’âme en accord avec la vertu, soit une disposition de la volonté et non pas une science. La vertu est un juste milieu entre 2 extrêmes. Mais contrairement à Platon, Aristote est pratique : il parle de vertus et de vices en situation. Il parle de justice distributive, réparative, il parle d’équité. Et pourtant il rejoint Platon sur une définition du bonheur à travers la contemplation. Dans son côté pragmatique Aristote définit l’homme comme animal politique. Aristote cherche le meilleur possible étant donné les réalités géographiques et historiques. Le peuple totalise un capital de compétence qui dépasse celui d’un seul. De plus c’est le peuple qui est l’usager et donc le mieux à même de juger des affaires de l’Etat. Il est moins sensible à la corruption. La démocratie ne le convainc pas parce qu’il y faudrait un peuple avec un très haut degré d’éducation. Le monde d’Aristote commence à décliner.
Chapitre 7 : prophètes et chantres de la Nature. Cyniques et cyrénaïques
Anthistène (445-360) et Diogène (413-327) vivent aux marges de l’école de Platon et Socrate.Le premier est un prédicateur dont le thème est l’éducation morale. Le second vit à contre-courant. Derrière les apparences l’ordre n’est que factice et pervers. Mais la Nature elle est fiable. La Nature se donne immédiatement à nos sens, nos seuls concepts sont opératoires.
Chapitre 8 : philosophes pour un monde nouveau. Épicuriens et stoïciens
Les ombres s’allongent, Philippe de Macédoine, Alexandre le Grand amorcent le temps des empires. Les grandes décisions qui concernent ceux d’ici se prennent ailleurs et dans l’âme des meilleurs se creuse un vide. Ce qu’on avait mis dans la vie politique, on va l’investir là où de nouvelles angoisses ont surgi. Dans l’âme une enclave intime s’est formée, voici une principauté sur laquelle l’envie vient de régner en maître. Le philosophe perd sa mission de faiseur de constitutions. À partir de ce qu’il sait du cosmos, il enseigne à s’insérer au mieux, en étant maître de soi en vue du bonheur et en souffrant le moins possible.
Épicure (341-270) est séduit par le matérialisme de Démocrite (de Nausiphanès). Le monde est fait d’atomes, de particules d’être insécables qui chutent dans le vide et s’agrègent au hasard en combinaisons éphémères. Ceci ne concerne pas que les corps mais aussi les âmes, la lumière, les odeurs et les sons. Tout est de même nature ici bas car c’est la seule différence avec les dieux. L’âme ne survit pas. La quête obstinée de la vérité, de la science, ne doit pas causer d’anxiété. Les règles de la connaissance sont : tout part des sensations, les éléments nous en sont fournis par les objets que nous rencontrons. Chacun d’eux diffuse autour de lui des particules à son image captés par nos sens. Les sensations sont vraies absolument. Les données sensorielles s’organisent en nous grâce aux archives (prolepses). Les affections nous font savoir ce qui est à prendre ou à laisser. Le Bien suprême ne peut être que le plaisir. En fait l’absence de douleur. Et pour cela il ne faut n’avoir peur de rien, ne rien désirer trop fort. Et surtout pas de politique. Cultivons l’amitié.
Zénon de Cittium (336-264) est le père du stoïcisme. Pour parvenir au bonheur, il faut chercher une autre physique. Le monde se présente comme un Tout, un et plein sans place pour la moindre indétermination. Chaque chose est à sa place, chaque élément est lié à tous les autres par une sympathie universelle. On a l’image d’un grand organisme, ce corps a une âme et elle est divine (pneuma). Tout est corps à l’exception du vide, du temps, du lieu et du discours qui sont les incorporels. Parce que vivant le corps n’est jamais au repos, il est périssable en soi mais une restauration périodique le remet en état de façon cyclique, manière d’éternité (expurose). Le sage coïncide intérieurement avec le plan divin. La science a une dimension éthique et religieuse. La connaissance relève d’une âme qui est de nature corporelle chez l’homme. C’est une partie de la grande âme du monde. Elle inclut une sorte de quant à soi qui permet de donner son assentiment. De ceci découle une logique qui comprend rhétorique et dialectique mais autrement que chez Aristote. Le général n’est rien, le concept n’est qu’un mot vide. Leur empirisme conduit à ne jamais tenir comme existant que l’individu. Là où Aristote attribuait des prédicats au sujet, le stoïcien énonce des événements : cette chienne a mis bas. Là où Aristote emboîte les concepts par syllogismes, le stoïcien dégage les implications de relations temporelles, des rapports de nécessité entre antécédent et conséquent. À une logique de l’inhérence, le stoïcien substitue une logique de la conséquence, l’idée de loi remplace l’idée d’essence. Les diverses propositions dont se compose le discours se présentent sous différents modes : conditionnel, disjonctif, causal, comparatif. Le syllogisme ne consiste pas dans une relation démontrée mais en une implication manifestée d’événements. Le syllogisme sert à lier des jugements de faits mais pas des propositions formelles. La logique ici est une préface à une véritable réflexion philosophique, elle expose les règles de la présence de l’âme individuelle à l’ordre de la nature. La connaissance est une opération inhérente au cosmos, c’est le cosmos qui devient conscient de soi au niveau d’une partie de soi. L’éthique découle de cet optimisme fondamental. Suivre la Nature c’est acquiescer de son plein gré à ma nature. La nature humaine est raison et se doit de contrôler les mouvements passionnels (perversions). Face à des enchaînements pervers on opposera la plus grande vertu (PHRONESIS). Il y faut du savoir et de la volonté, du physique et du courage. Santé, maladie sont choses indifférentes car de l’une ou l’autre l’homme peut se servir pour atteindre la sérénité (APATHEIA).
Pour clore cette partie, on doit parler des philosophes qui n’affirment rien et de l’Académie.
Pyrrhon d’Elis (365-275) et Timon de Philonte (325-235) marquent le passage d’un temps à un autre. On interroge notre pouvoir de connaître. Si la Nature ne nous en a pas pourvu à quoi bon se mettre à étudier. Faute de connaître le Bien, il n’y a faire que le mieux que l’on peut dans sa vie qui se présente comme un fait à assumer au jour le jour.
Arcésilas de Pitane (315-240) fait évoluer l’Académie contre les stoïciens. Si ceux-ci prônent la représentation compréhensive, d’où tirent-ils que telle représentation (en état d’ivresse ou au cœur d’un rêve) l’est ? autant dès lors suspendre notre jugement. Reste l’agir où il suffit d’être raisonnable.Carnéade (215-129) crée la Nouvelle Académie appuyant sur le côté sceptique face au platonisme de stricte observance.
Chapitre 9 : le temps des héritiers – la philosophie sous la république romaine
Des syncrétismes prendront corps entre le 2ème s. acn et le 5ème s. pcn. L’espace romain offre à la philosophie tout un champ d’exercices de confrontation de points de vue. Il faut importer depuis les grecs la culture qui manque et des philosophes, on en trouve dans les territoires annexés.
Panitios de Rhodes (185-112) balise les devoirs et les loisirs ; il a reçu une forte empreinte stoïcienne et s’ouvre aux influences éclectiques de la Nouvelle Académie liée à Aristote. Au dogme stoïcien de l’éternel retour et des embrasements périodiques, il préfère la stabilité d’un monde éternel. Accueilli par les Scipions, il propose un engagement centré sur la théologie et la morale, sur un système exposant l’ordre excellent du monde, reflèté dans une hiérarchie sociale où nature et divin ne font qu’un.
Poseidonos d’Apamée (135-51) connut aussi les hautes sphères et revient au stoïcisme traditionnel.
Cicéron (106-43) suivra son enseignement mais surtout rendra compte de la richesse de la pensée à son époque. Historien de la philosophie, il devient capable d’expliquer la génération des systèmes. Puis il fréquente Platon par sa connaissance du grec et traduit le Gorgias et le Timée. Tout ce bagage il l’applique aux problèmes que lui pose la vie politique de cet âge sinistre. De même que les parties de l’âme doivent être soumises à la raison, de même la république doit avoir un chef compétent, un VIR, plébiscité parce que bon, sage, capable de veiller sur l’Etat, un modèle qui fait naturellement ce que la loi exige. Ce philosophe a foi dans la grandeur de l’Etat. Cette philosophie concerne le fondement du droit, le droit naturel. Cicéron essaie de tenir les 2 bouts de la chaîne, Aristote et Platon. Pour le romain entrer en philosophie c’est travailler à un changement de vie. À propos des dieux, il avance contre les épicuriens.
Lucrèce (98-55) réaffirme la présence épicurienne en s’adressant au peuple. Et en s’adaptant aux mentalités. Tout est dans la physique libératrice de nos terreurs à l’égard des dieux, de la mort et des phénomènes inexpliqués. Mais la physique n’est pas amusante, il crée donc une poésie de vérité et de lumière. Il revisite le clinamen selon laquelle la trajectoire des atomes ne peut être strictement parallèle car sinon jamais un objet ne prendrait corps. Ceci de plus donne du jeu selon les degrés d’inclinaison, donne des espaces de liberté.
Chapitre 10 : le temps des héritiers – philosophies et philosophes sous les Césars
Dans l’idéologie impériale, au fur et à mesure qu’on montait dans la pyramide des pouvoirs, la philosophie jouait à 2 niveaux : de répondre au souci de bien conduire son âme, de récupérer chez les grecs anciens ce qui s’y trouve de sagesse politique. Le philosophe qui se charge de l’enseignement de la philosophie est un directeur spirituel. C’est bien sûr le stoïcisme qui se paie la part du lion au début de l’Empire. Mais dès le 2ème et 3ème s. pcn, le platonisme reprendra du poil de la bête. Au début donc le stoïcisme convient car si tout va bien le prince y trouve intérêt à connaître l’ordre providentiel et si tout va mal, cette philosophie donne une manière de faire dignement face à la fatalité. (Toutefois le romain n’est pas un dogmatique, il s’ouvre à d’autres apports, le pythagorisme aussi s’intéresse à la politique car cette philosophie est faiseuse de constitutions). Obéir à celui qui tient le manche c’est s’intégrer dans l’ordre divin. Entre Néron et Marc-Aurèle, le Portique oscille entre pouvoir et fronde.Entre 54-180 pcn c’est l’âge d’or du stoïcisme.
Sénèque (2 acn-65 pcn) a sa vie qui change quand il devient précepteur de Néron. Gestionnaire de la vie intérieure, la théologie stoïcienne mute la science en religion. L’influence sur le prince fut positive jusqu’à ce que Néron s’en détourne face aux manœuvres d’un Sénat qui lui était hostile et voulait dans sa frange conservatrice revenir à une république favorable aux grandes familles.
Épictète (50-125) s’inscrit dans la même famille de pensée mais il quitte Rome trop dangereuse et s’installe à Nicompolis où il ouvre une école où sera entretenu l’enseignement par diatribes. Sa familiarité avec les autres systèmes lui permet de trouver les arguments frappants parce que les plus simples… pour jouter avec les épicuriens, les sceptiques. Vaine est la science qui ne se tourne pas vers l’agir : conquérir durement contre toute sollicitation mondaine une liberté intérieure. Sur cette enclave intime, le tyran ne peut rien. Dépendent de notre opinion, la tendance, le désir, l’aversion ; c’est notre appréciation qu’il y a lieu de transformer (pas le reste : le corps, les richesses, la considération, les hautes charges).
Dion de Pruse (40-117) prêche une doctrine qui plait à Trajan. Le Roi est pieux, ami des dieux, convaincu de devoir aux hommes tous les soins, aimant la peine, l’effort, le devoir. L’armée n’est pas un jouet mais un instrument souple au service d’une puissance entièrement dévouée au Bien commun.
Marc-Aurèle (121-180) est convaincu d’avoir été gâté par la Providence. Mais en ce temps-là, les grandes inversions ont commencé. Ce philosophe écrit des Exercices spirituels : il faut se réjouir de ce qui survient à chaque instant, se conduire avec justice à l’égard des autres hommes, exercer sur toute représentation la vigilance critique. La finalité de ces exercices est philosophique : éliminer l’anthropomorphisme, replacer le système purement humain des valeurs dans un système naturel et donc divin. Mais surtout prendre plaisir à remémorer le souvenir des grands noms de la République qui avaient souffert de la tyrannie. Marc-Aurèle voit la réalité de l’Empire au travers de formes à priori ; il transpose sur le registre de la plus pure moralité ces réalités qui pour nous sont perçues comme un ensemble de forces conflictuelles, économiques, militaires, administratives et il arrange tout cela avec de la vertu.
Moderatus de Gadès (1ère moitié du 1er s. pcn) lui est platonicien. Les autres écoles de pensée sont présentes aussi car il y a embarras du choix. Il fait une lecture intéressante de Parménide : on y trouve un premier Un au-delà de l’être, un second Un qui est à la fois l’être et l’intelligible, et un 3ème Un qui est l’âme du monde.
Dans un tout autre registre, Plutarque de Chéronée (46-125) développe des préceptes pour le gouvernement de l’Etat car les cités grecques gagnent à viser le maximum d’autonomie compatible avec un protectorat romain.
Apulée de Madaure (125-180) est africain. Il se dit aussi platonicien. Le platonisme connait un regain quand le stoïcisme est le plus intégré à l’idéologie impériale. C’est par l’initiation que l’âme sera rendue à sa vraie nature. Dans le moyen platonisme, on voit une évolution générale : la société impériale s’ouvre vers une transcendance à travers un Platon à la mode orientale et ceci prépare au néo-platonisme du 3ème s .
Du côté d’Aristote aussi les choses bougent d’abord avec Andronicos de Rhodes puis avec Alexandre d’Aphrodisias (fin 2ème-début 3ème s .). Il cherche à rendre claire la pensée d’Aristote en s’appuyant sur des dialogues qui ne nous sont pas parvenus. Seul existe l’individuel , l’âme est la forme du corps et il ne lui voit pas de survie séparée. Il critique la lecture logique des stoïciens par rapport au destin. Il la trouve incompatible avec la liberté humaine. Dans le domaine de la connaissance intellectuelle, il prolonge son maître : par nature l’âme humaine, forme du corps, n’exerce d’activité de pensée que potentielle. L’intellect s’affermit par l’apport de l’expérience, l’exercice et l’éducation. L’activité intellectuelle de l’âme résulte de l’intervention extérieure de l’intellect agent compris comme intellect divin.
Pour finir il faut parler des sceptiques. Sextus Empiricus (2ème-3ème s.) développe une machine de guerre contre les logiciens, physiciens, moralistes mais surtout stoïciens. L’effet produit est différent de la cause, les données sensibles ne sont que des affections du sujet percevant. Pour les 4 grands systèmes il y a chez les Antonins des philosophes appointés. Leur savoir fascine, il devient occulte. Le fait qu’il y ait 4 doctrines ne rassure pas. Politiquement on les dit opportunistes et dangereux.
Plus important sont les archivistes comme Diogène de Laërte (222-235) ou Macrobe (fin de l’Empire).
Chapitre 11 : des dieux et les mots – Athènes et Jérusalem
Les dieux sont là pour freiner l’HUBRIS de l’homme. Mais les mythes sont pris de façon allégorique pour faire pressentir qu’il y a de l’inexprimable. Leur présence a perdu ses traits individualisés et on baigne dans une sorte de présence cosmique passible de toutes les personnalisations.
Et il arrive qu’il y a rencontre avec une autre civilisation. Cela date depuis le 3ème s. acn où la diaspora juive trouve sa place dans l’Empire.
Philon d’Alexandrie (20 acn-50 pcn) se pose la question de comment mener la vie d’un juif fidèle dans un monde cosmopolite où l’on parle grec. Il décide de faire de Moïse le père de la philosophie. Il présente les récits bibliques comme des allégories. Il entreprend de construire une synthèse philosophique avec Platon (contemplation), Aristote (définition du temps) et les stoïciens (vertus morales). La synthèse est subtile : Moïse est la figure et la manifestation de la parole, du logos. Dans l’épisode des 7 filles privées d’accès au puits, le prêtre de Madian est le NHOUS, l’intelligence et les 7 filles les 7 facultés sensibles. Au puits elles tombent sur Moïse qui chasse les brigands privant de l’accès du puits. En remerciement le prêtre donne Sephora, sa fille en mariage et de cette union nait la prophétie. Sa représentation est radicalement transcendante provoquant la philosophie grecque coinçée entre Un et multiple. Le dieu juif a créé le monde intelligible.
Le christianisme triomphera des oppositions en s’hellénisant ; le Christ remplace Moïse. Clément d’Alexandrie (140-220) fait une première synthèse autour de l’idée que le christianisme est la vraie philosophie : il récupère dans les philosophies tout ce qui colle avec la Révélation.
Origène (185-264) reprend la suite mais repart de la source en attaquant le philosophe platonisant Celse. Il y a nécessité de préciser la notion de gnose autour de la pratique de l’initiation. Est-ce que les Ecritures ont bien tout dit ? ces gens introduisent un biais qui aura une répercussion durable, une révolution culturelle. Apparaissent des textes apocryphes, des apocalypses. Mais surtout ces gens sont porte-parole du désespoir des hommes de ce temps. Ces courants sont surtout précieux pour montrer que la philosophie emploie des lignes courbes pour tendre vers son but. Beaucoup d’irrationnel est nécessaire pour faire progresser la raison d’un pas de temps en temps. Et ce n’est pas de suite que c’est perçu.
Marcion d’Asie Mineure (85-160) innove avec certains développements topologiques qui seront utilisés dans le Moyen-Âge : cercles concentriques, sphères gigognes, gardées par des vigiles angéliques qui sont des entités métaphysiques empilées en hiérarchies subtiles.Irénée de Lyon (180) est l’auteur d’une réfutation de toutes ces déviations. Il ne sera pas seul comme nous le verrons avec Plotin.
Chapitre 12 : L’absolu entrevu – les néoplatoniciens
On entre dans le Haut Moyen-Âge.
Plotin (205-270) nous est parvenu par Porphyre qu’il avait choisi comme secrétaire de sa pensée. Plotin est l’incarnation du nous (esprit) divin. Découvrant Platon par la nouvelle Académie, il s’oppose aux Stoïciens dont l’âme est universelle et purement immanente. Mais le transcendant se trouve chez Aristote pour qui il y a un dieu de qui dépend le régime universel des êtres. Mais pour Plotin cette plus haute unité est double parce que se pensant elle-même, elle se scinde entre sujet et objet et déchoît de l’absolu de l’unité. Son existence renvoie à un Un absolutissime échappant à tout régime concevable d’existence. Relisant Parménide et Pythagore via Moderatus de Gadès, il rappelle les 3 royautés comme 3 hypostases. Insistant sur le premier Un, il s’agit d’une pure transcendance que n’atteignent ni la pensée ni le langage ; éternellement il diffuse l’unité sous la forme de l’être qu’il n’est pas lui-même. Le faire être n’est pas, l’Un donne ce qu’il ne possède pas, il aime. La générosité absolue de l’Un donne à l’intellect de quoi se poser lui-même, la générosité surabondante de l’intellect donne à l’âme du monde de quoi devenir âme et cette âme diffuse sa propre générosité dans tout ce qu’elle anime. Mais à cette incessante procession correspond inversément l’universel retour. Le cosmos est travaillé de l’intérieur par un irrépressible désir d’unité. L’homme est une âme mais il est aussi chair ; l’homme doit consentir à une ascèse pour accéder dans un second temps, à l’abstraction qui lui donnera accès à la pure connaissance. Une dernière étape lui reste à franchir : unie à l’intellect, l’âme partage avec lui le désir qui le porte à rejoindre cet au-delà de tout dont il se voit avec tant de joie émaner. Extase de toucher à la source.
Porphyre (274-310) est l’Aristote de son temps (sophia et religion). De lui on n’a rien gardé sauf ce qu’il a transmis de Plotin dont rien ne nous vient directement. Il y a un changement idéologique dans l’Empire quand il devient chrétien. Saint Augustin lira à travers ces filtres un Plotin ontologisant. D’où une figure de Dieu comme un père. Plus difficile est de penser l’Incarnation en la débarrassant du gnosticisme ambiant. Que les chrétiens ne viennent pas avec des actualisations d’Origène, c’est agaçant ! l’Isagogè aura une postérité : il questionne le raisonnement sur les genres et les espèces et se demande si elles sont des simples notions intellectuelles ou des réalités consistantes en elles-mêmes indépendamment des individus concrets qu’on classe sous elles.
Jamblique (250-330) est plus accommodant. Retiré en Syrie, il perpétue l’école plotinienne. C’est un très grand connaisseur de l’histoire de la philosophie.. La question religieuse devenue centrale, il cherche à approfondir les mystères en remontant aux égyptiens ; il rejoint la pensée de Philon et accentue la portée théurgique découverte par Hermès Trismégiste. Mélange où les Pères de l’Eglise sont à l’aise !
Chapitre 13 : le crépuscule des dieux
Julien l’Apostat (331-363) devient empereur alors que l’empire est mort (sans le savoir). Il lit Platon, Plotin, Porphyre jusqu’à ce qu’il croise Maximos d’Ephèse et adopte sa folie. Il rétablit les païens dans leurs droits …ce qui les affole quand il a le projet de faire une grande Eglise païenne en s’appuyant sur un Aristote converti aux affaires. Mélange détonnant de la religion et d’un principe de gouvernement.
Thémistios (317-388) est plus intéressant. Proche de Constance II chrétien, il obtient la chaire de philosophie de Constantinople. Son expérience politique se pense dans les termes d’Aristote et ses 3 royautés. Il s’empare de Sénèque et Dion de Pruse qui conçoivent l’empire d’ici-bas comme la projection de l’empire d’en haut ; l’empereur est le représentant unique de dieu, s’il est élu c’est dieu qui l’a choisi. Il rayonne d’un divin amour, c’est le bon Pasteur. Il puise dans la contemplation et l’imitation de Dieu l’amour de son troupeau. Même s’il est païen Thémistios use des mêmes schémas qui servent pour sacraliser le gouvernement : le philosophe par excellence c’est l’empereur. Cet aristotélicien a été courageux et toléra les divergences éloignant du christianisme orthodoxe.
Hypathie (375-415) reflète les derniers messages de la philosophie grecque en dépit des décrets de Théodose. Elle enseigne Aristote et les stoïciens dans une petite école. Et a le temps de faire quelques disciples comme Synisios de Cyrène, évêque de Ptolémaïs. Il y a plus d’un point où la philosophie s’oppose aux idées communément reçues. Au flanc de l’Acropole, autour d’un homonyme de Plutarque, un écho parvient via Hiéraclès et Proclos.
Hiéraclés (390) est difficile à classer. L’Un plotinien est absent de son œuvre et son dieu est le démiurge de Platon, dieu qui engendre le monde à partir de sa propre substance.
Proclus (412-485) a une exceptionnelle valeur dans son enseignement. Platonicien mystique, il part de l’âme qui est à la fois un aboutissement et un départ : elle se pose elle-même à partir de principes qui lui sont supérieurs et elle est le principe de tous les dérivés qui lui sont inférieurs. Elle contient dans son unité la totalité des ordres, elle est une plénitude de raisons comme centre de tous les êtres dont elle constitue le lien actif. La hiérarchie entière du monde est là en nous, cette âme-centre comporte plusieurs niveaux et d’abord cet Un au-delà de l’être. De cet Un ineffable, l’âme est la trace cachée si bien que la source rayonne au centre. Le 2ème niveau de l’âme c’est la NOESIS, l’intuition intelligible qui est nôtre par le fait que nous sommes sociétaires du monde intelligible de l’univers platonicien des Idées. Son dynamisme rayonne en radiations multiples (pensée, être, vie) et englobe la complexité totale de ce qui est jusqu’à la plus infime individualité. L’âme développe dans son champ noétique ce que son principe concentre éternellement dans l’unité. Le 3ème niveau de l’âme est la raison discursive, celle de la dialectique. L’âme est le lieu de tous les ordres, les corps et les intelligibles, et cela la contraint de manifester son éternité dans le devenir. Une seule vie ne saurait y suffire. Le 4ème niveau c’est l’imagination, génératrice de la vie sensible dans son ensemble. Proclus ne voit pas dans le sensible l’origine de nos idées. C’est l’âme qui est créatrice de l’imagination. Elle se la donne comme enveloppe et par là s’engage au contact des choses matérielles. C’est l’imagination qui donne à l’âme accès au mythe sensible de l’union mystique avec l’ineffable déité. A-t-il eu une postérité ?
Ammonios (fin 5ème s .-début 6ème s.) suivit son enseignement avant de partir pour Alexandrie et celui-ci sera le maître de Simplicius et Damascios.
Simplicius (6ème s.) fait un commentaire de la métaphysique d’Aristote dont on n’a rien et des commentaires sur les catégories et la physique d’Aristote et le manuel d’Epictète…précieux plus tard.Damascios (6ème s.) est directeur de l’école d’Athènes au pire moment. Il défend l’enseignement de Plotin sans l’édulcorer. Sa formation rhétorique le rend circonspect sur la capacité du langage à dire quelque chose de ce dieu au-delà de l’être. Pour lui l’Un lui-même devrait être dépassé vers un ineffable délié de tous rapports avec ce que nous pouvons connaître.
Chapitre 14 : les cieux nouveaux et la nouvelle terre – St Augustin
Saint Augustin (354-430) est africain. L’Hortensius de Cicéron le secoue dans une période où il végétait. Cela ne le laisse plus tranquille, il cherche chez les manichéens de quoi calmer ses interrogations anxieuses. Il se met à lire Aristote, Platon en latin faute de comprendre le grec (ce qui le prive de sources non traduites et disponibles aux confins orientaux de l’empire). Les traductions manquent de finesse.
Réfractaire à la pensée stoïcienne, il rencontre Ambroise et Marius Victorinus traducteur de Porphyre et Plotin. Son platonisme lui convient pour l’idée que le mal, déficience du bien, n’a pas de consistance en soi. Dieu est pensé dégagé de toute matière et de toute potentialité ; en coïncidant avec son âme spirituelle, Augustin découvre un Dieu qui l’attend à demeure. La présence de Dieu à l’âme crée la présence de soi à soi car l’âme est le produit d’une pensée divine ; cette divine présence dans l’âme confère à l’âme la plus parfaite connaissance de tout ce qui est. La question de la vérité est résolue. Le christianisme produit des divergences avec le fond philosophique sur l’incarnation et sur l’idée d’un Verbe divin souffrant et mourant. Toujours est-il qu’on a un mélange des genres où la philosophie grecque apporte les catégories de nature, de personne, de substance, d’hypostase. Augustin en comprend un peu mais de toute façon on ne peut concilier une philosophie de l’éternité et une doctrine de salut par la foi toute dépendante de l’initiative divine d’intervenir directement dans notre temps. Un autre fossé c’est la création ex nihilo.
Plotin ne peut convaincre avec sa première hypostase, Augustin s’en tient donc à la seconde. Et cela donne une philosophie de la présence… où on retrouve du platonisme milanais, de l’éthique stoïcienne et la révélation chrétienne. Tout part de la présence de Dieu dans l’âme du chrétien qui a reçu la grâce du baptême. Si le 1er effet est le salut éternel, le second est la connaissance. Partons de cette présence de soi à soi qui n’a besoin d’aucun intermédiaire sensoriel : c’est au cœur même du doute que s’impose une vérité inaccessible au doute. Découvrir en soi l’intelligence qui est la meilleure partie de soi conduit à poser l’existence de celui qui a conçu ce don de l’intelligence. Agissant comme un maître intérieur, Dieu découvre à l’âme bien disposée les idées qui dans sa pensée éternelle ont présidé à la création des êtres. Ainsi l’âme découvre que la création entière exprime son créateur. Même la Trinité se manifeste dans le ternaire (esprit, connaissance, amour) mémoire, intelligence, volonté. L’âme peut se trouver élevée par la grâce au pressentiment du plus incompréhensible des mystères. Il ne faut donc pas comprendre pour croire mais le contraire. De ceci découle une morale : le libre arbitre laissé à l’homme lui donne la possibilité de se fourvoyer mais en se remettant à la grâce de Dieu, on en vient à une autre conception de la liberté : là où est l’esprit, le plaisir n’est pas à pêcher. Seule la grâce infuse l’amour et l’âme, alors parvenue à la perfection, peut faire tout ce qui lui passe par la tête. Il y a 2 amours ; l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu et l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi. Augustin oriente tous ses efforts pour la construction de la cité de Dieu. Mais Augustin sait trouver ce qui est bon dans la cité des hommes, laquelle ne correspond ni à la Rome impériale, ni à la Rome ecclésiale. Car les 2 cités sont des catégories a priori.
Chapitre 15 : la fin de tout – les grandes invasions
Il faudra attendre 6 siècles pour renouer avec le cadastre de la culture philosophique antique. L’Eglise est la seule source de repérage pendant longtemps. Les communautés monastiques ont du temps des Mérovingiens conservé traces de Cicéron, du Timée (Chaldicius), du songe de Scipion (Macrobe), des textes logiques d’Aristote, de l’Isagogè de Porphyre, d’Ambroise et Augustin. Ces morceaux choisis ont été recueillis par Cassiodore (485-580), Isidore de Séville (560-636) et Bède le Vénérable (672-735). Au temps des carolingiens, les manuscrits sont enluminés (on ne fait que des commentaires sur des commentaires). Tout ceci tient aux conséquences de l’Edit de Justinien. Les bibliothèques des philosophies antiques se retireront dans les villes de Bagdad, Corfou et dans les synagogues de la diaspora.
Dans tout ce déluge occidental, surnage Boéce (470-524) qui renoue avec les 7 arts libéraux (grammaire, rhétorique, dialectique, arithmétique, géométrie, astronomie, musique). Il est l’auteur de petits livres de théologie et de « la Consolation de la philosophie ». elle pose la question du mal. S’il y a un Dieu, d’où vient le mal ? et si Dieu n’existe pas, d’où vient le bien ? cela rapproche d’Augustin et un peu du platonisme. Un vide de 2 siècles s’en suit où Alcuin de York (730-795) collationne les textes des bibliothèques anglaises quelque peu plus riches.
Fredegise de Tours (+834) surprend avec la question du rien. Le rien est-il quelque chose ou pas ? le fait d’utiliser la négation entraîne son existence car sinon les mots n’ont pas de sens : tout nom déterminé correspond à quelque chose, néant y compris. Et c’est même un gros quelque chose parce que c’est du néant que Dieu tire sa Création mais du coup aussi les Ténèbres. Les ténèbres ont toutes les propriétés des corps, elles sont palpables. Un concept est donc lesté d’un contenu existentiel qu’il lache dans la pensée de l’interlocuteur où il produit ses effets ; il a en tête une vérité et pour la faire partager il part d’une objection supposée qui révoque sa position en doute, puis vient un argument de raison ou d’autorité en faveur de sa thèse ainsi démontrée. Acte de naissance de la disputatio scolastique.
Hilduin de St Denis (770-840) fait traduire du grec en latin un ensemble de traités qui lui viennent de Byzance sous le nom de Denys l’Aréopagyte (converti par St Paul).
Chapitre 16 : résurgences néoplatoniciennes
Pseudo-Denys (5ème-6ème s.) est en réalité un disciple de Procus (l’astuce pseudépigraphique permet de diffuser aujourd’hui une pensée ancienne dans un contexte délicat, sortir une nouvelle source venue d’Orient c’est prendre un risque qu’on limite par un effort de légitimation recourant à St Paul). Génial mais faux, il essaie de concilier le néoplatonisme et révélation : mais d’abord peut-on parler de Dieu ? car c’est depuis notre finitude que nous nous y essayons. Reprenant les oppositions par couple venus du fond de la tradition on a : égal/inégal, même/autre, grand/petit, semblable/dissemblable, en repos/en mouvement. Mais il y a aussi le Un de Plotin et une toute autre dialectique : si on suit la procession, alors il y a place pour une infinité de noms de Dieu…mais à parler de beauté et de bonté n’oublions pas notre expérience limitée de tels concepts ; si on suit le chemin du retour, il faudra tout nier des déterminations qui en réduisent la transcendance car Dieu est au-delà de tous noms.
Jean Scot Erigène (9ème s.) a accès au grec. Il vient d’Irlande, lit Ambroise, renoue avec Origène, Philon et le Pseudo-Denys. Il s’intéresse à Maxime le Confesseur et Grégoire de Nysse par qui il retrouve Plotin, Proclus et Damascios. Comment comprendre l’univers ? la dialectique de la procession et du retour de l’âme individuelle avec son Dieu s’observe au cœur des choses et c’est au philosophe de transposer ces observations en propositions. Il divise la Nature en 4 points : cause de tout, archétypes dans le Verbe de Dieu, les êtres dans l’espace-temps, Dieu comme fin dernière. De tout ceci on tire que le Créateur et la création ne font qu’un, chaque être de la création est une théophanie ; en devenant quelque chose d’autre que soit, Dieu se connait lui-même. L’image de la lumière est choisie. Pour le reste, cette œuvre a des accents gnostiques. Dieu sortant de son ineffabilité ouvre un univers d’intelligibilité dans lequel les choses se donnent un sens. Ça c’est trop pour l’Eglise ce qui va recouvrir le siècle d’une chape de ténèbre.
Chapitre 17 : les penseurs de l’an mille
Dans la fin de ce 1er millénaire on peut retenir Abbon de Fleury (+1004) et Gerbert d’Aurillac. On accumule à cete époque tout ce qu’on peut apprendre au contact de la science des infidèles. On s’ouvre à la sophistique mais les écarts dérangent. Bérenger de Tours et Othloh de St Emmeran (1010-1070) mais surtout Pierre Damien (1007-1072) refusent toute dialectique avec la culture profane.
Anselme de Cantorbery (1033-1109) est plus classique et renoue avec Augustin l’orthodoxe. Restaurant la dialectique il répond en 2 temps à la demande de repères de sa communauté avide d’ouverture. Le Monologion suit la logique du désir. Par un dialogue de soi avec soi armé de son intelligence pour penser l’existence de Dieu. On en ignore le vrai nom. Par la raison comment le rencontrer ? avec 2 axiomes : les choses de l’expérience sont inégales en perfection, tout ce qui possède un tant soit peu de pefection le tient d’une perfection absolue. Nous désirons des bonnes choses mais d’où vient le bon dans les choses ? d’un Bien qui est tel en lui-même. Ceci est aussi vrai de la catégorie de grandeur et on l’applique à l’être. Tout ce qui est ou bien n’est par rien (ce qui ne se peut) ou bien est par quelque principe. Ce principe est lui-même soit multiple, soit un (la pluralité ramène au un), on a donc des essences, des substances, des natures, soit quelque chose qui est le meilleur, le plus grand, le sommet de l’existant. Il existe donc une souveraine nature existant par soi et par qui sont toutes les choses. Ce qu’elle crée elle le fait ex nihilo. C’est pour affirmer la toute puissance du principe qu’on nie toute forme de préexistence en ses dérivés. Tout cela dépasse les capacités humaines du connaitre. Dans un second pas, Anselme écrit le Prosologion pour parler plus simple et il va percuter par l’argument choc de la grandeur. La dialectique ne met pas la foi en péril.
Chapitre 18 : la joie de penser et de dire
C’est à la charnière des 11 et 12ème s. que démarre un renouveau philosophique. De nombreux bouleversements s’observent : croisades, royautés, communes, émancipation des basses couches rurales, renaissance de la langue latine apportant le goût pour le droit romain et les avancées médicales. L’intellectuel fait son apparition, car la raison a plus de pouvoir que ce qu’on lui reconnaissait jusqu’à présent, des places s’ouvrent à côté du cadre religieux. Surtout nous parviennent les ouvrages de l’Antiquité oubliés.
Roselin de Compiègne (1050-1120) reprend la querelle des universaux lancés par Porphyre, Boèce et Heiric d’Auxerre. De quel coefficient ontologique faut-il affecter les genres et les espèces ? sont-ce de simples mots. La Trinité est composée de 3 substances distinctes. A-t-on 3 Dieux ?
Bernard de Chartres (1124-1130), à la tête de l’école cathédrale des chartrains, adopte une position réaliste dans la querelle. Trop évanescente est la réalité des individus pour qu’on leur reconnaisse la densité ontologique propre aux Idées.
Gilbert La Porrée (1076-1154) questionne chez Aristote le rapport entre substance et relation : la relation est-elle une réalité ou n’est-elle qu’un être de raison ?
Thierry de Chartres lui s’intéresse aux cosmogonies par rapport à la Genèse. Il faut utiliser sans frein les explications arithmétiques, musicales, géométriques, astronomiques… pour comprendre la Trinité : il y a 2 sortes de multiplication (1×1, ou 1×2) car la seconde engendre à l’infini la série des nombres entiers (infinie puissance du Créateur). Mais la première (1x1x1 = toujours 1) renvoie à l’unité divine. Les choses créées ne sont pas l’être de Dieu puisqu’il est un et donc au-dessus de l’être. Tous les êtres qui ne sont pas un ne sont des êtres que par lui.
Guillaume de Conches (1080-1145) est un passionné d’anatomie, physiologie et sciences de la nature.
Jean de Salisbury (1115-1180) est proche de la Nouvelle Académie… pour discerner les limites : comme nous nous casserons toujours la tête sur des questions comme les universaux, suspendons notre jugement.
Pierre Abélard (1079-1142) est élève de Guillaume de Champeaux (+1121) et Roselin de Compiègne, 2 nominalistes. Il distingue l’émission des voix qui est bien une chose (le son) et le mot (sermo) qui lui est signe. Ce qui permet d’imposer à Socrate et Platon (des hommes) le même prédicat, c’est qu’il désigne un certain état du réel, l’être-homme. Ce n’est pas une chose, cela désigne une nature. Prononcer le mot homme à propos de tel individu c’est engendrer dans l’esprit de l’auditeur une intellection qui l’instruit sur les choses et sur leur manière d’être. Quand viendront de nouveaux textes d’Aristote cette pensée se verra confortée par la notion d’abstraction. Il faut en plus développer une philologie et une critique des textes pour lever les contradictions entre textes reçus avant et récents.
À côté des Chartrains, et dès le 12ème s., arrive un courant plus mystique mais rationnel à la façon des néoplatoniciens. Ce courant trouve 2 familles religieuses.
À Citeaux, on croise Isaac de Stella (1147-1169) qui expose une classification des facultés de l’âme. À la base et à la charnière du corps, il pose le sens corporel. Au-dessus pour traiter les données, il y a l’imagination. Un degré de plus et c’est la raison dialectique. Plus haut encore, c’est l’intellect qui saisit les incorporels et tout en haut enfin on a l’intelligence apte à connaître quelque chose de Dieu parce que de même parenté que lui.
À l’abbaye parisienne de St Victor, on a les Victorins. Hugues de St Victor (+1141) fait fond sur les sciences car on n’en sait jamais trop. Raison et mystique s’entre-accomplissent. Dans le Didascalon, il systématise les différentes branches du savoir théorique, pratique, mécanique, logique. Avec de tels bagages il relit les Ecritures dans un triple sens : littéral, allégorique et moral.
Richard de St Victor est théologien mystique. L’amour créateur est le foyer de la Trinité mais on n’accède à la contemplation qu’en en passant par l’effort de comprendre. Il prend distance d’avec l’augustinisme.
André de St Victor (+1175) se remet à l’école des rabbins et devient un excellent exégète.
Godefroi de St Victor (+1194) exalte dans son microcosme la dignité de la nature humaine. L’homme est le cosmos en réduction. Entre théologie et philosophie la différence est celle entre des points de vue. Pierre Lombard (+1160) reçoit les textes d’Aristote en 2 vagues. La deuxième vague transite par l’école de Santa Maria de Ripoli en Catalogne et l’école de Tolède où Domingo Gonzalès(+1181) travaille avec un juif converti Ibn David (juan Hispano). Autour d’eux il y a des érudits comme Gérard de Crémone et Michel Scot qui proposent de nouvelles réponses apportant de nouvelles questions. La philosophie cherche à s’émanciper car elle a appris à argumenter en autonomie. Les compilateurs accomplissent un immense travail de diffusion par des sentences. Comme le livre des 24 philosophes.
Chapitre 19 : Aristote est de retour
Platon n’arrivera que plus tard, avec Marsile Ficin.
C’est à Gerard de Crémone que l’on doit l’Aristote de second cru. Il diffuse en outre Alexandre Aphrodisias et Proclos. On doit beaucoup aux commentateurs arabes qui mèlent aristotélisme et néoplatonisme. Il va de soi qu’il y aura des divergences entre Al Kindi (+873), Al Farabi (+950), Avicenne (979-1037) et Averroès (1128-1198).
Avicenne quant à l’être a montré que la notion n’est pas simple mais se dédouble entre être nécessaire et être possible. Un possible n’existe jamais que dans l’imagination si une cause, possible elle aussi, ne vient poser son existence de fait. Alors que l’être nécessaire lui existe par soi en vertu de sa propre essence. Ainsi suspendus à des causes seulement possibles, les possibles devenus réels ne seraient jamais venus à l’existence si une cause absolument nécessaire ne les y avait posés avec leurs causes contingentes, il s’agit évidemment de Dieu. Du point de vue de l’être, Dieu est un cas unique. Si tout ce qui est pur possible a bien une essence – il est pensé comme ceci ou comme cela – cette essence n’inclut pas nécessairement le principe de son existence réelle. En tout être il convient de distinguer son essence et son existence, sauf en Dieu dont l’essence est précisément d’exister. Cette division de l’être entre nécessaire et possible sauvegarde la transcendance de Dieu en même temps que la vision (aristotélicienne et) néoplatonicienne d’un univers sortant éternellement de Lui. Pour Avicenne la production du monde par Dieu est à voir comme l’actualisation successive de toute une série de possibles qui deviennent nécessaires chacun en vertu de sa cause qui elle-même le devient en vertu de la causalité finale ? Dieu.
Averroès est en phase. Ils s’interrogent sur les problèmes de connaissance en reprenant sur la voie de l’abstraction la distinction aristotélicienne entre nos intellects humains en puissance de recevoir les formes des objets et l’intellect toujours en acte qui effectue en nous le passage de la puissance à l’acte. On a un intellect agent unique pour tout le monde mais que devient la destinée particulière de chaque âme humaine créée par Dieu et rachetée ? ils s’interrogent sur la Création car pour Aristote toutes les choses résultent d’une génération dans le cycle génération-corruption. Pas question de dater, dans un temps cyclique où le monde est une émanation descendant éternellement de Dieu. Il y a aussi à confronter La vérité à des vérités. Des propositions contradictoires peuvent-elles être simultanément vraies ? Aristote repris par les musulmans crée donc des tensions avec Al Gazali (+1111). En occident les universités se positionnent et Paris rejette Aristote alors que Toulouse ne le fait pas. Autour des papes, des censeurs professent des condamnations et le climat se détériore jusqu’à tarir les activités littéraires.
Une autre source est juive et elle est plus proche des chrétiens. Salomon Ibn Gabiral (1020-1058) s’appelle aussi Avicebron. Il écrit une source de vie dans un style plotinien : tout dans la création est fait de matière et de forme mais il y a une hiérarchie. Le monde philosophique est suspendu à la décision de Dieu.
Maïmonide (1135-1204) est aristotélicien. Bible et philosophie doivent se rejoindre. Mais que faire des contradictions apparentes entre les sources grecques et chrétiennes ? le livre « Guide des indécis » se veut pédagogique. Il y a 10 intelligences dont 9 président aux 9 sphères du monde, la 10ème étant l’intellect agent qui exerce son action sur chaque intelligence humaine. En dessous dans le monde sublunaire jouent les 4 éléments soumis à l’action des hautes sphères. L’homme est un composé matériel dont l’âme est la forme. Il dispose de 5 facultés : végétative, sensitive, imaginative, appétitive et intellective. L’intellect humain est seulement passif et l’intellect agent lui permet de se constituer par voie d’abstraction un capital intelligible selon les possibilités de chacun. L’homme a intérêt à arrondir son capital en puisant à la philosophie et surtout en la pratiquant toute sa vie. Sur le problème de la Création, il tranche en disant que la question n’est pas importante. Il faut admettre la nécessité d’un 1er moteur pour rendre compte du mouvement, pour justifier la présence d’êtres contingents, pour expliquer l’ensemble des causes. Le monde a été créé par Dieu et c’est la seule chose qui compte. L’autorité de la Bible n’est pas liée à la lettre ni à l’esprit qu’on élucide par l’interprétation allégorique mais par Dieu seul. Or Dieu ne se définit pas, ne se comprend pas, il s’adore avec amour et en silence.Le 13ème s. est marqué par un immense effort d’assimilation et de conciliation. 2 universités mènent la danse.
Oxford s’appuie sur Robert Grosseteste (1125-1253) qui est platonicien. Les Idées sont en Dieu et le Verbe éternel agit comme intellect agent et comme norme de vérité nécessaire à toute connaissance. Suite au péché, l’homme doit en passer par les idées confuses des sens mais par l’effort l’homme peut s’élever à la clarté de l’intelligible. La méthode de cette progression procède par résolution c’est-à-dire par classement des éléments de tout phénomène selon ressemblance/différence puis par composition depuis le général vers le particulier. Et quand 2 hypothèses sont équiprobables, il faut vérifier par l’expérience, en se fondant sur le fait que les choses de même nature produisent les mêmes opérations selon leur nature. C’est la science mathématique qui devra guider dans la recherche des raisons par le fait de son universalité supérieure : toutes les causes des effets naturels doivent être exprimés au moyen de lignes, angles et figures selon les lois de l’optique. La lumière dépasse le simple sensible et constitue la première des formes corporelles. La constitution du monde dans son ensemble s’explique par la lumière qui gagnant de proche en proche entraîne avec elle la matière. La lumière née de Dieu forme une masse égale à la machine du monde.
Roger Bacon (1210-1292) le suit. Le monde est composé de matière, (diversifiée selon le niveau des êtres : purs esprits, corps célestes, corps sublunaires, ) et de forme. Ce monde est travaillé par l’aspiration à la perfection. Sa théorie de la connaissance marie l’empirisme aristotélicien et l’illumination augustinienne. Les choses sensibles sont connues par l’expérience externe et les réalités spirituelles par l’expérience interne. C’est l’intellect agent qui tient le rôle dévolu par Augustin au Maître intérieur. Dans cette perspective, la philosophie équivaut à la révélation. Pour entrer en philosophie, il faut être géomètre et mathématicien. Sensible aux idées de Grosseteste sur la lumière, il les prolonge vers la métaphysique. Mais il est très expérimentateur et voit aux sciences de la nature des applications pratiques pour la vie quotidienne, inventant des machines.
De l’autre côté de la Manche on rencontre Alain de Lille (1128-1203) nettement plus contemplatif. Il s’inspire des idées néoplatoniciennes chez Boèce, Pseudo-Denys, le livre des 24 philosophes, les idées des Chartrains soucieux de la nature. Intéressé par la logique et les mathématiques, il rêve de mettre en forme géométrique les dogmes, du moins leurs raisons probables capables d’entraîner par leur enchaînement systématique, l’adhésion des incroyants. Dieu est un et cet Un-là n’a pas l’être puisqu’il l’est sans participer d’aucune des manières dont existent les choses : forme sans forme et forme des formes. La nature issue de Dieu, exprimant celui-ci dans la matière et dans le temps, est inépuisable fécondité, foisonnement infini. Son objectif est d’aboutir à l’unité de tous les savoirs culminant dans la théologie.
On rencontre aussi des expérimentateurs comme Amaury de Bène pour qui Dieu est Toutes les choses. Ce panthéisme aura des réactions. David de Dinant échappe à la censure. Il connait le grec, accède à Aristote via Alexandre d’Aphrodisias et il étaie sa pensée sur 3 principes : la matière dont sont faits les corps, la pensée qui est l’étoffe des âmes et Dieu. Ces 3 indivisibles sont une seule réalité, l’être.
Guillaume d’Auvergne (1180-1249) prend un réflexe augustinien quand il approche Aristote. Il est sensible à Ibn Gabiral qui met l’accent sur l’absolue volonté divine. Il apprécie Avicenne chez qui il trouve à développer un point de vue métaphysique. Guillaume d’Auvergne adapte cete lecture. La pensée de la Création relève de la position d’un monde par un acte souverain libre de la volonté divine, Dieu a créé le monde tout exprès. Pour ce faire, il prend l’être selon 2 sens : il y a ce qu’est un être, son essence telle que sa définition l’expose, et il y a ce dynamisme que désigne le verbe être quand on l’applique à n’importe quelle essence dès lors qu’elle est et c’est l’existence. Le rapport essence/existence diffère pour Dieu et sa créature. Mais augustinien, il évacue toute forme intermédiaire entre créature et Dieu : c’est par illumination qu’elle le connait dans la mesure où Dieu le veut bien. On se passe de l’intellect agent.
Chapitre 20 : l’âge d’or de la scolastique
Les ordres mendiants apparaissent. Surtout dans les facultés de théologie.
À l’université de Paris on croise Alexandre de Halès (1180-1245) qui utilise des apports d’Aristote et Platon dans des cours (lectio), exercices (disputatio) où on distingue les questions disputées qui sont annoncées et les quodlibetales qui sont informelles et où tout le monde peut poser un piège à son maître. Les réfutations ont valeur d’autorité.
Jean de la Rochelle (+1245) défend l’idée que ceux qui combattent la philosophie sont habités par Satan. Il écrit sur l’âme mais n’arrive pas à concilier Augustin et Aristote : coment expliquer qu’une âme spirituelle mais prise dans le corps accède aux natures universelles ? si c’est le Verbe qui éclaire du dedans pourquoi passer par les données sensibles ? la réponse est que l’âme est biface. Soit un objet de l’expérience, les sens en perçoivent les formes dans la matière, l’imagination les sépare, la raison en abstrait l’essence et les différences accidentelles. L’universel est dans le singulier par l’action d’un intellect agent. Mais celui-ci n’est plus unique ni séparé des intelligences incarnées, il est individualisé. C’est la force dominante du Verbe présent en chaque âme dont il constitue la plus haute faculté.
Bonaventure (1121-1274) ne s’en remet pas à la faculté de penser, la raison car la vérité nous vient de la révélation. La philosophie doit servir à sa place pour mettre en formes les vérités de la foi. Il établit une hiérarchie entre tous les savoirs ce qui permet d’apprécier l’apport des philosophies païennes. Platon reçoit un satisfecit mais se trompe quand il pose ses 3 principes comme éternels : divinité, Idée, matière. Aristote s’occupe des choses de la nature le détournant des vérités esssentielles ; lui aussi il imagine le monde éternel mais loupe l’effet de la Création par quoi la Présence se manifeste par degrés entre ombres, vestiges, images ; l’homme est créé à l’image de Dieu. L’âme humaine a la dignité de l’image et elle doit de se connaître et se vouloir comme telle et de là apprendre à déchiffrer l’ensemble. Contre Aristote, la matière n’est pas de soi corporelle ou spirituelle, c’est la forme qui lui confère l’une ou l’autre façon d’être. Mais tout d’un coup il dérape ensuite dans tout un système imposant l’âme comme immortelle sans aucun raisonnement en appui.
Albert le Grand (1206-1280) rapplique avec Aristote. Il s’attelle à une compilation encyclopédique. Aristote y classe ces savoirs en toute autorité mais éclectique, Albert recourt à Platon dans les domaines qui sortent de la logique aristotélicienne ; complétant avec Augustin et Pseudo-Denys. Aristote est introduit avec force et devient nécessaire à penser. La philosophie acquiert l’autonomie là où la raison a pleine compétence pour instrumenter. L’intellect agent fait son grand retour mais Albert lui superpose un intellect incréé, transcendant. Tout est en train de basculer car l’écart entre philosophie et révélation ne cesse de se réduire gardant encore pour peu de temps la foi en une âme immortelle parce que de substance spirituelle. Le fond mystique ne disparaitra cependant pas et on le retrouvera chez les rhénans.
Thomas d’Aquin (1225-1274) est toujours de son temps, soit à la croisée des influences. Aristote l’intrigue. Il écrit une somme contre les gentils et une somme théologique qui permet de voir comment il travaille : il y fait défiler les grandes questions selon 3 divisions principales. Le mouvement général est celui d’une procession et puis d’un mouvement retour. Toutefois ce mouvement est expurgé de ses traces émanatistes. On peut prendre sur la Création un point de vue du philosophe : on porte son intérêt en toute liberté sur l’économie naturelle des choses, au jeu des causes et des effets. La raison accède à certaines vérités mais c’est à la révélation que revient le dernier mot. Intéressant est la méthode scolastique qui trouve ici ses lettres de noblesse. On part des questions de base : Dieu existe-t-il et puis on empile les difficultés à y croire. Puis s’ouvre 5 voies à partir de la phrase « je suis celui qui suis ». Au bout de ces 5 voies l’intelligence sera obligée de reconnaitre l’existence de Dieu comme nécessaire : Aristote l’aura guidée avec des réflexions sur le mouvement, la causalité, la contingence, les degrés de perfection, la finalité. 2 observations : Thomas opère une synthèse entre théologie du salut et philosophie éclectique car Platon reste roue de secours ; bref c’est du thomisme. La mathématisation de l’univers viendra plus tard (dans plusieurs siècles) mais ici on est dans un monde naturel fait de substances. Il y a dans l’expérience des quelques choses qui sont et l’on se demande : sont-elles et comment ? que sont-elles ? on tourne le dos au platonisme des Idées séparées. Les Idées ne sont pas à part, eles sont la forme des choses. Thomas utilise la distinction essence/existence qui vient d’Avicenne. Spirituel par sa forme, matériel par son corps, l’homme est un être de confins, son âme est une et triple et cela commande le processus de la connaissance. Il n’y a rien qui ne soit dans l’intelligence qui ne soit d’abord dans les sens. La forme de la chose doit devenir en nous l’idée de l’objet. Cela transite par l’image ; une image sensible se forme au niveau sensoriel, cette image est porteuse d’un contenu intelligible en puissance par l’intellect lui-même en puissance d’en être informé. Mais comme rien ne saurait se faire passer lui-même de la puissance à l’acte, il faut déduire dans l’âme l’existence d’une instance actualisante, l’intellect agent. L’intellect patient est multiple car chaque homme a le sien propre. Thomas ne s’engage pas à dire que le monde est éternellement créé. Il ne remet rien en question des cadres sociaux et des habitudes de son temps. En morale Thomas prolonge l’analogie de l’éthique à Nicomaque pour attribuer proportionnellement à chaque existant le degré de ce qui sied à sa nature. La réalisation de la béatitude est promise dans l’éternité par la grâce du Christ.
À Paris il y a aussi la faculté des arts où on est moins encombré d’orthodoxie. Averroès revient avec Aristote poussant l’autonomie de la raison aussi loin que possible.
Siger de Brabant (+1284) est plus intéressé par Aristote que par la vérité. Il y a le vrai et le non faux. Cela ouvre une place béante à la philosophie. La vérité est plurielle et analogique. Boèce de Dacie va plus loin puisqu’il voit les signes de la génération dans la nature mais pas de la Création. Si la foi pouvait être en tout démontrée ce ne serait plus la foi. Raymond Lulle (1233-1316) est adversaire d’Averroès. Il apprend l’arabe et le catalan, il ouvre des collèges de langues et attend beaucoup des échanges entre intellectuels des différentes religions. Il ne se ferme pas à Aristote. Il est structuré par les grands principes absolus des latins (les dignités)car ces principes créent et constituent l’essence de tout ce qui est. À côté des principes absolus comme la vertu, la vérité, la gloire, la bonté, la grandeur, l’éternité, le pouvoir, la sagesse, la volonté, il y a des principes relatifs comme la différence, la concordance, la contrariété, le commencement, le milieu, la fin, la majorité, l’égalité, la minorité qui permettent de discerner l’agir ou le non agir des principes absolus. Les principes de l’être étant en même temps ceux du connaitre, la raison apparait en prise avec le monde mais aussi avec Dieu. Puis il dérape pour aboutir aux vérités de la foi à partir des symboles géométriques et syllogistiques. L’être agit, la métaphysique est celle du faire, la métaphysique débouche sur une utopie dans une société hiérarchisée : le but de la morale est la contemplation, la morale alors est saine car par elle tout un chacun accomplit son devoir à sa place envers ses semblables. De sa place chacun doit recréer le monde, l’homme n’existe qu’en se recréant selon une logique proche de Plotin. Il inspirera Nicolas de Cues.
Envoi : les cieux, la terre, les mots
Le 14ème s. c’est déjà la fin de cette grande page philosophique du 13ème. Qu’a-t-on dans l’esprit quand on pense ? quid du concept ? revoilà la querelle des universaux.
Jean Duns Scot (1266-1308) met le doigt sur les points faibles des théories de ses contemporains. Que peut-on connaitre ? comment expliquer cette connaissance ? comment pourrions-nous faire de la théologie sans la « capax dei » ? si le verbe être avait 2 sens en passant de philosophie à théologie ? quid de la métaphysique de Duns qui rejette l’illumination (Augustin) retient l’abstraction mais en pointant qu’elle ne va pas assez loin (Thomas) ? comment l’âme découvre-t-elle l’existence de Dieu ? Pour Duns Scot il faut inverser les perspectives. L’esprit humain est capable de Dieu (capax homini). Ce n’est pas à parler de physique que l’on va parvenir à Dieu. Si quelque chose existe c’est parce que quelque chose est déjà existible et donc sa cause est possible. Si cette cause possible est incausable, il s’agit de Dieu. Si elle est elle-même incausable et comme une série infinie de causes causables est impossible, c’est qu’une cause incausable est possible. Et comme cette cause incausable n’est possible qu’à condition d’exister il faut dire qu’elle existe. Ce développement sur la causalité passe ensuite à celui de finalité… Duns Scot économise la distinction essence/existence. La transcendance de Dieu par rapport à la créature va de soi et ce dans tous les cas imaginables de l’être. Duns Scot courtcircuite aussi la méthode des degrés (Dieu a toute qualité à un degré incommensurable) qui prète à une confusion panthéiste (les qualités de dieu sont humaines à un degré près) car Dieu est unique, univoque, un. En professant amour et liberté Duns Scot place Dieu comme souverain Bien. Tout lui est possible sauf ce qui implique la contradiction. La raison naturelle provoque la volonté à s’accomplir en plénitude, en aimant le seul objet reconnu aimable par-dessus toutes choses. L’inteligence a pour fin de diriger l’homme vers sa fin en éclairant le vouloir. L’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi est possible parce que raisonnable.
Guillaume d’Ockham (1290-1350) met tout à plat. Il part du mot rose. C’est un signe (suppositio) qui se rapporte à quelque chose dont il tient la place dans la proposition. Il est fait de 4 lettres, c’est une fleur en train d’éclore, c’est une espèce botanique ; et la place qu’il tient est celle d’un son, telle chose individualisée et bien réelle, quelque chose de propre et distinct d’un dalhia. Le signe rassemble quelque chose en commun avec toutes les roses même hors de mon jardin. C’est quoi ce quelque chose de commun ? on ne s’en sortira pas par la logique. Ici on est dans des problèmes d’ontologie. Reléguant Duns Scot, Pierre d’Auriole, Thomas d’Aquin, il affirme : un universel n’est pas une réalité. Seuls existent réellement les individus dont on a une connaissance intuitive. Les universaux ce sont des concepts eux-mêmes exprimés en mots. L’universel est un signe conventionnel, c’est le signe d’une pluralité de choses singulières. On n’a pas à poser une pluralité si on n’y est pas tenu par une nécessité rationnelle, expérimentale ou de foi définie. Ceci dit il y a une question qui reste, qu’est ce que le théologien va-t-il pouvoir ajouter ? strictement rien dans le domaine de la philosophie et spécialement des sciences de la nature. Ce qui n’est pas rien par ailleurs. On voit l’effet immense de cette position politique, d’un refuznik : l’Eglise a trop abusé de la place d’où elle parle. Ce philosophe courageux aura des appuis chez Jean de Jandun (+1328) et Marsile de Padoue (+1343).
Maître Eckhart (1260-1328) va faire 2 choses. Dans la foulée du précédent il va s’appuyer sur Aristote pour garder ouverte l’empreinte dans les sciences naturelles. Sinon il est néoplatonicien. Renversant le propos de Duns Scot en faveur de la volonté, il rétablit les droits du connaitre sur le vouloir et même sur l’être car ce que vise le connaitre ce n’est pas Dieu comme bon ou comme être mais comme tel qu’en soi-même. Ego sum qui sum : Dieu se dissimule sous l’affirmation de son être. L’intellect est le temple où la déité réside, isolée dans l’absolu de sa sainteté. C’est le nom d’Un qui convient le moins mal. De la déité on ne peut rien dire sauf de façon négative. Le nom de Dieu s’applique en tant qu’il entre en rapport, interne ou externe. La Déité a d’abord un rapport interne au sein de la Trinité et a un rapport avec ses créatures car c’est pour elles qu’il devient Dieu. Quant à l’insertion des hommes dans le tableau, elle doit beaucoup à la conception platonicienne des archétypes, elle est à 2 doigts d’être Dieu. Mais entre les doigts il y a un abîme et l’homme se présente devant son Dieu comme néant. Il faudra transcender les images, les concepts et arriver à un tel désintéressement que les calculs qui lient calcul à récompense sont obscènes. À sa suite il y a Henri Susa (1296-1366), Jean Tauler (1300-1361) et Jean Ruysbroeck(1293-1381). Sur le versant des sciences il y a une série de jalons : Thomas Bradwardine (+1349), Richard Swineshead, Jean Buridan (1300-1360), Nicolas Oresme (1348-1382). En logique il y a Nicolas d’Autrecourt (+1347). Et Hume en aura écho.
Il n’y a pas d’avancée sans reculades navrantes : Jean Charlier (1362-1429), Jean de Ripa (+1357) et Raymond de Sébonde (+1436).