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Habiter en oiseau


Auteur du livre: Vinciane Despret

Éditeur: Actes Sud

Année de publication: 2019

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Ce texte est rythmé par deux accords et des contre-points.

La première partie aborde les territoires, les puissances d’affecter, surpeupler ;

La seconde parle de possessions, agressions, partitions polyphoniques.

Premier accord

Cette première partie est rythmée par des contrepoints et se centre sur les notions de territoires, de puissances d’affecter et de surpeuplement.

Contre point : le chant du merle. Il s’agit d’une méditation qui s’articule autour de mots qui dessinent l’enthousiasme du corps. Quelque chose importe à manifester et les autres sollicités y gagnent en consistance, les autres sont aussi importants car ils comptent. Cette méditation dégage de multiples manières de rendre désirables d’autres modes d’attention. Elle découvre des variations d’importance pour multiplier notre monde. Sous-jacente, la philosophie de Gilles Deleuze est privilégiée. Sans oublier Bruno Latour.

Territoires

L’observation des oiseaux est née sous l’instigation de Houtard-Moffet, et GK Noble – M Nice. On part de la différence entre hiver et printemps, soit la bizarrerie frénétique qui étonne par le luxe incroyable des chants et des postures. Le territoire est étudié à partir des fonctions qu’il remplit. Le mot « territoire » nait au 17ème s. avec l’oisellerie. Mais il y a des biais comme le phénomène des « enclosures »  introduisant en force le mot de propriété exclusive, que l’on défend après l’avoir conquise. Les fonctions s’affinent car il n’y a pas une manière de faire territoire mais de multiples formes de territorialisation. Les frontières sont d’abord étatiques. Le territoire est un processus mais il faut distinguer oiseaux et mammifères au niveau des traces. Car il y a là 2 rapports au temps : une présence « in abstentia » chez les mammifères alors que les oiseaux sont simplement là. Tout est prétexte pour donner à voir et à entendre comme dans la publicité. Dans une présence actuelle, les oiseaux ont l’art de toucher les observateurs et de les bousculer dans leurs habitudes.

Contre point : il y a une quantité de modes d’être d’habiter qui multiplient les mondes. Relevons les verbes qui peuvent faire les territoires : danser, aimer, disputer, partager, conquérir, marquer, connaitre, reconnaitre, approprier, familiariser. Quelles sont les pratiques qui vont faire proliférer ces verbes ? Multiplier les mondes peut rendre le nôtre plus habitable. Le baguage sert à établir des biographies d’oiseaux. Il y a un souci de pouvoir les reconnaitre « par leur nom » ; il y a dans la recherche à créer une intimité ; les relations personnelles pourraient compter. Les bagues sont des dispositifs d’attention qui rendent perceptibles des choses que jusque là on ne remarquait pas. Avec les bagues, d’autres choses commencent à importer, des différences émergent, des fantaisies comportementales, des inattendus : résidents d’été, résidents d’hiver, mâle, femelle, intrus, résident jouant le rôle de l’intrus, intrus jouant le rôle de résident, mâle tyran s’apaisant plus tard, femelle distraite, femelle combative.

Les puissances d’affecter

L’oiseau affirme sa valeur et l’affirme de façon fiable puisqu’il ne peut pas tricher ; le chant est un signal honnête révélant une longue pratique. Ce qui veut dire du temps, des compétences, une bonne santé, un passé fait de nombreuses victoires. Les chants et les couleurs ont valeur de promotion mais aussi d’avertissement : ils limitent les conflits. De plus le comportement territorial est un comportement expressif. Le territoire est matière à expression, le comportement territorial emprunte formellement les gestes de l’agression. Les mimiques sont appréciées car le vainqueur c’est le meilleur acteur. Les apparences rentrent dans de nouveaux rapports de force : captiver, attirer, séduire, créer le désir, impressionner, effrayer, mettre à distance. Mais en outre ces conduites peuvent être ni adaptées, ni utiles, les plumes devenant de plus en plus colorées pour produire la beauté. Une fonction rencontre un être qui l’accueille et qui lui va en faire quelque chose, « autre chose ». La sélection est contournée et on reprend contact avec des possibles riches qui continuent de bruisser dans cet héritage. Ceci peut être de re-sélectionner dans le cadre d’un usage tout différent. Le territoire aurait pour fonction ou pour effet d’attacher les êtres, les mâles au territoire, les femelles aux mâles par sa médiation. Il serait en quelque sorte l’invention de conditions d’attachements. Il se pourrait que les femelles ne choisissent pas un mâle mais un territoire. Et une qualité de ce territoire est sa quiétude, là où on peut se retirer pour se calmer devant l’agitation de la vie sociale ou collective. Le territoire c’est surtout une question d’habitudes. Le territoire peut protéger des parasites et des vecteurs de maladie qui se transmettent par contact.

Contre point : les économistes ont voulu informer les observations trop variables à leur goût en les formatant mathématiquement ainsi dans des régressions linéaires. Bruno Latour déplore que la chose va de paire avec la croyance qu’il n’y a qu’une façon pour calculer l’intérêt (sur une échelle coût/bénéfice) de l’individu qu’il soit Etat ou animal humain. L’externalisation est une négligence calculée puisqu’il y s’agit de mettre à l’extérieur ce qui n’a pas à être pris en compte.

Surpeupler

On constate que le nombre d’individus restant célibataires est soucieux du problème des denrées limitées….à moins que ce soit pour une autre raison. La vie de chaque être dépend des assemblages écologiques en communautés de vie où chaque être joue un rôle crucial comme condition d’existence pour les autres. Combien devrons nous être pour rester nous mêmes ? Combien devrions nous être pour que ce qui compte pour nous subsiste ? 

Contre point : une quantité de mâles en surplus attendent la libération d’un territoire pour se lancer dans l’aventure de la reproduction. Les nombreux mâles auraient un rôle de tampon en cas de forte mortalité.

Deuxième accord

Cette partie, toujours rythmée, se centre sur les notions de possessions, d’agression et des partitions polyphoniques.  

Contre point : il y a chez Gilles Deleuze et Guattari, dans « Mille plateaux », un chapitre sur la ritournelle, soit une manière de se désaccorder pour trouver un nouvel accord. Écrire, faire rhizome c’est aussi accroitre son territoire par une dé-territorialisation, soit défaire un agencement en se branchant sur d’autres agencements et se reterritorialiser selon eux. Territorialiser : entrer dans un agencement qui territorialise celui qui y entre. Le territoire est un acte  qui affecte les milieux et les rythmes. Rien n’est plus mouvementé qu’un territoire, aussi stables pourraient être ses frontières, aussi fidèle à celui-ci  soit le résident. Le territoire n’est pas tant espace que marquage des distances. La distance est un rythme. La territorialisation relève de processus de métamorphoses. Une agression par exemple n’a plus rien à voir ici avec l’agressivité…sauf un rapport formel ; elle est expressive. La propriété est traversée d’intentions artistiques. Chacune des fonctions peut prendre son autonomie et basculer dans un autre agencement. Il faut introduire aussi la notion de pli. Raconter une histoire en suivant une idée, des intuitions, des ouvertures, c’est inventer une histoire de plis en suivant, à partir du moment où elle émerge, l’idée que les oiseaux ont insufflée à un chercheur, pour la retrouver dans ses différentes réapparitions prises dans d’autres plis, quand un autre chercheur confronté à d’autres oiseaux  lui donne une suite. On la retrouve prise dans un autre problème bien plus tard, et même sans savoir qu’elle avait déjà été trouvée. Certaine idée devient hypothèses et celles-ci ont plusieurs vies ou en tout cas une belle vie, quand les oiseaux ont pu l’inspirer à un chercheur et le convaincre qu’elle signalait quelque chose d’important pour eux et qu’elle a pu importer pour d’autres, d’autres oiseaux et d’autres chercheurs qui prennent le relais ou encore quand elle a pu susciter des controverses …il y a une écologie des idées associées.

Possessions

L’espace habité peut être, à certains moments, territoire et à d’autres moments, pas. Le territoire est objet de désir. Parfois de le défendre à certains moments, parfois pas. L’espace est à affectivité variable. Le milieu est constitué de flux liquides et de flux de très haute viscosité qui rythment sa densité. Les oiseaux sont des créatures attachées à des endroits, à des milieux particuliers. L’espace est en plus rythmé par le temps. L’espace n’est pas étendue mais un effet de stratifications, un mille-feuilles d’usages. On peut en plus, avec l’exemple des foulques macroules sur un étang en partie gelé, dire que le comportement territorial ne dépend  pas que d’un état physiologique interne mais aussi de la manière d’être du terrain, de sa présence effective (aujourd’hui gelé, le territoire est neutralisé en termes de possession côté gelé). Le territoire se laisse donc approprier, l’espace coopte les modes d’attention. Il contient des forces et des puissances que les actes de territorialisation viennent chercher. Le territoire rend « propre à soi ». En hiver et en été les oiseaux ne sont pas les mêmes. Ils sont devenus territoriaux à un moment seulement, dans une manière d’être, d’habiter, qui métamorphose l’agencement de l’être et de l’espace dans le temps, il y a événement. Il est un espace vécu, traversé d’intensités différentes. Qu’est ce qui est déterritorialisé ? l’espace gelé ou le foulque ? En fait les 2.  Il y a à mettre en rapport le propre et l’appropriation (l’appropriation concernant le propre : posséder ce n’est pas s’approprier mais approprier à faire exister en propre). L’être approprie son existence à de nouvelles dimensions. La notion-clé est milieu : les milieux qu’il s’agit d’habiter impliquent un « conformer à soi » et un « se conformer en lui ». Se rendre propre à une terre , voilà une autre façon de voir la possession, la propriété. L’oiseau possède son territoire  parce qu’il est possédé par lui. Il a été pris par la territorialisation. Avec les oiseaux on reviendra sur la différence entre « sien » (ce territoire est le mien) et « soi ». Si on regarde un paysage avec  une musique dans les oreilles, il change selon que c’est du Bach ou du Tchaikowsky. La mélodie fait un paysage sonore. Le chant, l’acte de territorialisation, est un acte de musicalisation d’une place mais cela est vrai aussi de la danse, des spectacles de menace, des couleurs). Tout se fait dans la répétition et les arpentages. L’oiseau dessine à l’encre invisible une toile dense au-dessus de l’espace progressivement rempli de sa présence. L’oiseau crée un mur du son, un tuilage (toile d’araignée). La toile étend les limites du corps, elle n’est pas le corps. La toile est le propre de l’oiseau, la toile  et l’espace qui remplit la toile est un monde associé à l’oiseau, corps étendu. L’oiseau le chante par son chant : puissance extensive = déterminer l’extension possible de ce qui devient territoire. Un espace chanté prend corps (un chant se faisant territoire ; un territoire se faisant chant). Le territoire est un dispositif de capture d’attention, un piège à attractions, qu’il s’adresse aux mâles ou aux femelles de passage. La femelle choisirait-elle un mâle qui s’est bien approprié ?  

Contre point : les territoires sont des récipients, des « chez soi » qui vont abriter des êtres. Et chaque territoire peut constituer une maille d’un filet tendu dans l’espace et le temps.

Agressions

La propriété est plus facile à revendiquer si celui qui la revendique est possesseur du bien, plus difficile s’il ne l’est pas. Le défenseur se bat toujours plus vigoureusement que l’intrus, ses défaites sont rares. L’espace étant toujours divisible, il s’agit le plus souvent d’appropriations de morceaux de territoires. Ce qui se passe aux frontières se comprend comme des marchandages, l’intrus fait de la guerre d’usure par rapport au résident qu’il ne cherche pas à déloger mais à contraindre par une stratégie de découragement à laisser de la place. Les territoires sont des disques élastiques capables d’être comprimés mais jusqu’à un certain point de résistance à la pression. Pourquoi les oiseaux voudraient-ils être près des autres ? Les oiseaux sont des animaux extrêmement sociaux et ce fondamentalement. La socialité est une règle et elle irradie partout. Le territoire est le lieu d’un grand échange d’authentiques exhibitions. Le territoire est un théâtre pour des stimulations sociales. La simple présence des autres stimule les cycles de reproduction, mais le territoire les intensifie. Le territoire a pour fonction d’apporter un centre et une périphérie, soit une limite par laquelle un oiseau est en rapport avec un voisin. Le territoire fait tenir 2 choses : la sécurité et une frontière où il se passe des choses. La périphérie est un haut lieu de vitalisation. C’est là que les oiseaux s’activent. La périphérie est un dispositif d’enthousiasme. Les clashs sont recherchés pour leur effet de stimulation émotionnelle. Les oiseaux auraient-ils besoin de sortir d’eux-mêmes ?

Contre point : Bruno Latour signale le poids néfaste de la sociologie dans l’étude des comportements sociaux. Pour le sociologue, la société est un moule dans lequel l’individu vient se glisser (définition extensive du social). Et ce moule est d’autant plus immuable qu’il a été forgé par l’évolution. Or ce qu’il y a à faire dans les communautés des oiseaux c’est tout autre chose : c’est suivre à la trace la création continue des associations, des liens qui deviennent sociaux (définition performative du social). Ici on négocie ce que la structure (sociale) sera. Ici on teste la disponibilité et la stabilité des alliances sans être sûrs de rien. Quels sont les moyens qu’ont les acteurs à leur disposition pour  imposer leur version de la société ? Une société est inventive, elle invente des moyens originaux de satisfaction. L’institution constitue un modèle positif d’action. Pas plus que le besoin n’explique l’institution, la pulsion n’explique le territoire. Le territoire est  une invention qui transforme des besoins et des pulsions en autre chose. Le territoire est mis au service de certaines possibilités d’actions sociales. Le mot modèle s’entend au sens actif, positif, performatif où l’institution est une activité sociale de modèles qui intègrent les circonstances dans un système d’anticipation qui permet à la fois de prévoir et de faire des projets. Certes le territoire n’est pas une institution  mais il remplit une fonction similaire dans la mesure où il est une invention qui stabilise certaines dimensions, certaines caractéristiques, qui permet de prévoir et d’anticiper. Le territoire permet une simplification de la complexité donnant à ses acteurs la possibilité de prévoir  dans une certaine mesure la manière dont les autres vont se comporter. Le territoire apporte une structure. La structure réduit l’incertitude, minimise les dissonances cognitives, construit des relations sociales et facilite les échanges sociaux. (Il y a un développement sur la société des babouins).

Partitions polyphoniques

Il faut revenir sur le voisinage. Car les femelles marquent leur préférence pour les mâles qui ont réglé leurs conflits de voisinage et sont disponibles pour des tâches liées à la reproduction. Les femelles choisissent un site de rencontre organisé et tranquille. Les indices de voisinage apaisé se constitueraient  de canons vocaux faits de chants et contre chants coordonnés entre les mâles.  Un oiseau, un insecte, un batracien chante d’abord puis quand il s’est tu vient le tour des autres. Si on regarde les sons dans la nature avec un spectrogramme on constate que les voix ont tendance  à se répartir entre les largeurs de bande vacantes. Les insectes occupent telle bande tandis que les autres en adoptent d’autres où les fréquences  ou les créneaux temporels risquent moins de se chevaucher et de se masquer mutuellement. Il y a pour chacun des niches sonores. Chanter comme ses voisins crée de la communauté. Composition et partition. Nuance : ce sont les insectes entre eux qui s’accordent sur leurs fréquences ; ce sont les batraciens entre eux qui font pareil ; et aussi les oiseaux uniquement entre eux.