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Freud, une vie


Auteur du livre: Peter Gay

Année de publication: Hachette

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Ce livre ne peut pas se résumer si on considère qu’il tresse des éléments biographiques et des compte-rendus des « textes publiés » (y compris la correspondance). Par conséquent, une suite d’annexes sert d’outils précieux pour approfondir ce récit qui se veut introductif à l’oeuvre psychanalytique, et ce au delà de son créateur

Trois brins

Le fil conducteur de ce texte est une tresse à trois brins

L’oeuvre de Freud est la production d’une exigence intérieure où la petite enfance vient orienter les amitiés futures, d’une exigence extérieure qui concerne la vie institutionnelle psychanalytique entachée par des conflits entre la première (le cercle des fidèles) et la seconde génération des analystes entrainant des scissions, d’une exigence extérieure redoublée dans la société globale qui, allant en sens contraire du mouvement analytique, se dissout dans l’apocalypse de l’extermination juive. Cela marquera la position apolitique de Freud veillant à la neutralité du mouvement qu’il crée.

L’identification chez Freud est triple : elle concerne l’hystérique, la foule et l’amour du père

Dans la limite des opérations d’écriture successives abordant des points obscurs (et douloureux), la progression du symbolique, qui regagne en transparence sur l’obstacle de ces obscurités, bute sensiblement sur un élément résistant qui forge subjectivement le caractère en termes de défi. Quel nom donner à l’obstacle ? le moi ? Dans quels termes les remaniements successifs de la définition du moi modifient-ils la théorie ? En précisant la sexualité et le narcissisme. A passer de la première à la deuxième topique, des questions insistent : l’homosexualité, l’identité juive, la relation à l’autre (les psychanalystes dissidents) et à l’Autre (le peuple juif) jusque dans leur passage de l’un à l’autre, tout ceci pointe un franchissement du plan de l’identification…. comme impensable horizon. Négativement, cela décale l’objet (comme angoisse insistant dans la répétition) de la question du moi : là où est le moi, je doit advenir. L’acte de Freud est un acte de fondation de la psychanalyse comme science du sujet. Il articule théorie, pratique et une barre entre les deux, par quoi le transfert se réfléchira logiquement dans des termes du tiers exclu. C’est toujours dans l’après coup des renversements de la « vie ensemble » (et dans les trajets de l’inconscient et de ses expressions), que se dépose la signification transférentielle. Le transfert de Freud – il est le seul analyste à s’auto-analyser – se lit comme la traversée du cercle des amitiés où il s’affranchit de son Autre familial défini dans sa fonction à servir son moi ; c’est dans la correspondance à Fliess qu’il révèle son privé témoignant d’un sentiment de culpabilité. Mais de même et au delà du cercle de l’institution psychanalytique, le transfert se travaille dans le cercle des rapports politiques tiraillés entre un meneur et une foule qui en attend toujours plus, trop, provoquant chez le meneur une angoisse qui, redoublée par le sentiment de culpabilité produit dans le premier cercle, étoffera un surmoi tyrannique. Il apparait que c’est le deuxième cercle qui encaisse les soubresauts transférentiels.

C’est à la récolte des conditions de la révision que Peter Gay fait valoir l’impact des conflits intimes et des stratégies pédagogiques

Le livre est composé de trois parties : les fondations (1856-1905), les élaborations (1902-1915) et les révisions (1915-1939).

Freud nait le 6 mai 1856 à Freiberg.  La famille est compliquée. Amalia et Jakob (qui en est à sa troisième femme) auront beaucoup d’enfants (4 filles et 2 fils dont Julius) et s’assureront de l’aide d’une nurse qui sera pour Sigmund une deuxième mère. Le père est un juif soucieux d’assimilation, la nurse est catholique. L’épisode où la nurse est inculpée crée une angoisse irraisonnée chez Sigmund quand il se met à penser que c’est sa mère qui est coffrée. Mais elle apparait rayonnante, jeune et jolie, l’enfant en est amoureux fou. Les difficultés financières du couple provoquent un déménagement vers Vienne. Cette coupure sera douloureuse pour Freud et Vienne sera détestée. La souffrance se cumule d’une double mort dans le cercle familial : la mort de Julius et du neveu John. Jakob a eu deux fils d’un premier lit et Emmanuel, un des deux fils, a un enfant qui a l’âge de Freud et qui s’appelle John. C’est le deuxième fils du premier lit, Philippe, qui chasse Nannie en prison. La souffrance déterminera le caractère névrotique des amitiés car John est tout autant aimé que détesté. Julius vient en rival mais il meurt ce qui complique le deuil.

En règle générale les besoins personnels, les calculs stratégiques et les passions scientifiques se chevaucheront et se confondront pour concourir au but final. Sous le brillant poli de certaines histoires de cas, on sent des conflits irrésolus à l’oeuvre. Un trajet s’approfondit dans une fidélité à un objet mais au prix d’un départage, d’un marquage d’une frontière dans le champ de la théorie entre certitude et spéculation. La nécessité de repasser sur des points acquis créera des erreurs, des déviances, des ruptures dans les trois cercles que Freud, malade déjà, circonscrit autour de lui. C’est dans un silence prolongé que Freud traverse la guerre 14-18. Avant mi-juin 1915, Freud avait publié trois écrits méta-psychologiques qui vont donner place à la notion de souffrance, laquelle avec le concept de compulsion de répétition, aboutira à la distinction entre l’agressivité et la pulsion de mort. Mais le programme inscrit dans « pour introduire le narcissisme » (1914) reste en suspension jusque 1920.

Les textes « deuil et mélancolie », « pulsions et destins des pulsions », « refoulement » et « inconscient » donnent une place à la souffrance et pourtant la clé de celle-ci se trouve dans « pour introduire le narcissisme ».

Celui-ci tire trois conclusions : l’enfant parvient à se débarrasser du narcissisme de son enfance en projetant devant lui l’idéal du moi comme un substitut, et ce en lieu et place du moi idéal imparfait ; sous une forme aberrante, l’idéal du moi devient délire d’observation plutôt que de rester conscience morale ; si le moi est doté lui-même de propriétés sexuelles, les pulsions du moi participent aussi de la sexualité.

Dans « pulsions et destins des pulsions », ce qui était souligné c’est la plasticité des pulsions spécialement sexuelles, comme cela se voit dans les vicissitudes de l’amour par rapport à la haine et l’indifférence. Parce que les influences dans la vie de l’âme créent une véritable dynamique (tirée d’une énergie qui renvoie au corps (masculin, féminin) et à la réalité (intérieure, extérieure), la possibilité d’obtenir des satisfactions partielles, même si la pleine satisfaction reste interdite, relance angoisse et culpabilité. 

Dans « refoulement », on voit que bien des plaisirs escomptés se transforment en souffrance parce que la frontière plaisir-déplaisir est poreuse, obligeant le refoulement (qui a une forme originaire) à s’étendre à bien des avatars de la pulsion, vers des défenses caractérielles et la sublimation. 

Dans « deuil et mélancolie » on constate le retrait de tout intérêt envers le monde extérieur. De sa haine de soi, le mélancolique tire des satisfactions sadiques. Le moi se scinde en créant un surmoi tyrannique régissant le monde extérieur comme un monde intérieur. Et dans « l’inconscient » est entreposé, dans le plus grand désordre, tout un matériel de nature éminemment explosive, ancien ou récent. Ce sont les idées, les affects refoulés ainsi que les pulsions sous leur forme originaire. Celles-ci ne peuvent effleurer à la conscience que médiatisées ou déguisées. C’est bien curieux cet inconscient incapable de concevoir des doutes, tolérer des ajournements, se soumettre à la logique de la non contradiction.

C’est ici que Peter Gay souligne que quelque chose tourne court.  

Prendre du recul, s’écarter du détail clinique éveilla dans un premier temps la tentation de s’abandonner au libre jeu de l’imagination. En juillet 1915, Freud envoie à Ferenczi l’ébauche d’une fantaisie phylogénétique, une tentative de démontrer que les désirs et les angoisses de l’homme civilisé, transmis d’âge en âge, prennent corps dans l’enfance de l’humanité. Mais l’impact de la guerre ne devra apparaitre que bien des années plus tard. Tout comme vers la fin des années 1890, Freud se trouve maintenant devant une mystérieuse phase de création où sa souffrance intérieure seule est indication de ce qu’il va accomplir. 

La guerre ne frappera pas directement la famille de Freud. Mais l’après guerre oblige Freud à élaborer une série de deuils. Le suicide de V Tausk, les morts de A Von Freund et surtout de Sophie, sa fille,  l’obligent à resserrer les liens du cercle intime. Les lettres à Pfitzer et Ferenczi puis à Jones montrent que Freud cherche du secours dans la méditation philosophique. Freud ne pouvait admettre la brutalité manifeste de l’époque et le fait que Sophie est une victime de cette guerre. Peter Gay estime que la mort de Sophie n’est pas sans raison dans le virage théorique de Freud. D’ailleurs à Wittels, Freud dit le contraire peut-être de façon trop vindicative pour qu’on n’y sente un peu de dénégation. Ce déni est lié à des refus par rapport à des idées de collègues sur la violence et la guerre.Freud avait résisté à des indications de Sabina Spielrein sur la destruction considérée comme raison du devenir. De même Adler et Jung avaient soutenu une dimension thanatique au coeur de la libido. Freud hésite tout un temps au point que certains estiment dans l’institution qu’il projette sur les autres ses propres dénégations. Toutefois la relecture métapsychologique de Freud ne diluera jamais la libido dans une quelconque énergie universelle ; son schéma sera et restera dualiste. Les psychanalystes se plaignent de ce qu’il ne donne pas ses raisons. Freud donne à lire avec force « au delà du principe de plaisir » et il a fort à faire avec la résistance de ses confrères. Mais bien qu’il est attaché à sa vision austère, il n’est pas dogmatique ; à Jones il écrit voilà un texte jusqu’à ce qu’on trouve mieux ! Il existe dans le psychisme une forte tendance au principe de plaisir mais il y a un certain nombre d’autres  forces qu’un certain type de répétition souligne comme procédant d’un besoin fondamental distinct de l’accomplissement du désir et souvent en conflit avec lui. Ces pulsions sont conservatrices et elles tendent à faire retour vers l’inorganique.

En fait la pulsion de mort va être une ligne de démarcation dans la foule de ses disciples. Freud croit encore en 1925 que dans les travaux de ces dernières années il a laissé libre cours à une tendance refoulée à la spéculation, la question restant de savoir si cette construction s’avèrera utilisable. Question ouverte. D’ailleurs la liberté de penser va trouver matière à une entreprise plus vaste avec « psychologie des foules et analyse du moi ». Dans la psychologie de l’individu, l’Autre intervient en tant que modèle et adversaire si bien que la psychologie individuelle est aussi une psychologie sociale. Freud considérait que les foules sont des groupes fortuitement passagers ou instables car ils sont soudés sur des émotions sexuelles diffuses, des motions libidinales inhibées quant au but analogues aux passions qui unissent les membres d’une famille. Il y a un mécanisme de sublimation qui explique pourquoi les collectivités enchainent leurs membres par des liens d’amour si bien qu’elles sont haineuses envers le dehors. Il n’y a pas de rapport affectif intime de quelque durée entre deux personnes, dans le mariage, l’amitié ou la paternité, qui ne contiennent un sédiment de sentiments hostiles refoulés et, dès lors, qui alimenteront le surmoi. Le destin du complexe d’oedipe consiste en la transformation des choix d’objet en identifications. L’objet de la pulsion et l’objet d’amour devront trouver à se constituer distincts.

Freud parle de six identifications qui pourraient aider à préciser les rapports qu’il a à ce moment avec Ferenczi, Anna, et la communauté.

La première identification est l’incorporation directe où le petit garçon manifeste le désir d’être ce qu’est le père ; le passage à l’avoir revient à l’oedipe qui attribuera le phallus. Le symptôme prend lui trois voies d’identifications oedipiennes : la forme la plus primitive d’attachement à l’objet joue sur l’ambivalence d’un objet non scindé (sentiment affectif au prix d’une toux) ; par une sorte d’introduction de l’objet dans le moi, l’identification prend la place du penchant érotique si bien qu’il y a deux objets – d’identification, d’amour – et en effet la souffrance surgit quand un désir pour la mère n’a pas d’avenir ; par la découverte d’un trait sans désirs libidineux car l’objet au delà de l’objet d’amour peut être une place vide. Il y a enfin les identifications narcissiques : il y a communauté affective quand il y a un lien qui rattache chaque individu à un chef. Les rapports dans la communauté analytique se permettent ainsi de manifester une modalité de régulation d’un sentiment de culpabilité résultant de la composante haineuse dégagée de l’amour.

Considéré rétrospectivement, « le moi et le ça » apparait comme l’aboutissement des remises en question de Freud

Il place le travail sous l’égide du ça de Groddeck.

Ce nouveau texte ne gênera que peu les lecteurs

L’homme est vécu par quelque chose d’inconnu ; il existe en lui un « ça », une sorte de phénomène qui préside à tout ce qui lui arrive. L’homme est vécu par le ça. Freud n’est pas fataliste mais déterministe : il y a un combat entre éros et thanatos, mais pas qu’il y a reddition. Pour Freud une partie du moi est certainement inconsciente. Le moi est la partie du ça qui a été modifiée sous l’influence directe du monde extérieur. Le moi est un être de frontière qui s’applique à faire la médiation entre les forces en présence. Il travaille à rendre le ça docile aux impératifs du moi et du surmoi et il demande au monde et au surmoi de satisfaire aux désirs du ça. Le moi est un dérivé de sensations corporelles mais il prend forme intrinsèque à partir de son commerce avec le monde extérieur. La conscience morale et le surmoi sont la même chose. Il y a un sentiment de culpabilité inconscient.

La relation du surmoi au moi ne s’épuise pas dans le précepte : tu dois être ainsi comme le père mais tu n’as pas le droit d’être ainsi comme le père, tu n’as pas le droit de faire tout ce qu’il fait !

 Autrement dit le surmoi est généralement agressif et répressif de ce qu’il a partie liée avec la mort plus qu’avec la vie. Ceci dit, Pfister cherchera à édulcorer la portée du texte en révélant du même coup un courant large dans la communauté refusant la pulsion de mort. Jones sera de ce courant. L’année 1920 est l’année de la « rundbriefe » ; celle-ci sert à relier les différentes places fortes de la psychanalyse en Europe. C’est le moment où l’Europe met en oeuvre le fascisme et c’est le moment où la maladie cancéreuse de Freud se déclare. En l’été 23 Freud est vulnérable. Helen Deutch s’en ouvrit à Rank et aux gardes du palais, le comité composé de Abraham, Eikington, Jones, Rank, Ferenczi et Sachs. Il y avait justement une rencontre à San Cristoforo suite à une querelle entre Jones et Rank, éditorialiste pro-allemand de l’International Journal. Il faut dire que Jones cherchait lui à séduire les psychanalystes des USA. Jones est le seul qui est non juif. Dans cet imbroglio la nouvelle du cancer est comme un coup de tonnerre. Surtout qu’Anna apparue au Congrès de La Haye, est présente et qu’elle est à soutenir dans son encadrement affectif.Anna n’est pas dupe et s’en ouvre à Abraham dans une lettre où elle prend le cancer de son père en écho métaphorique de la dégradation de l’Europe. En 1919, Hitler se joint à un petit groupe de nationalistes exaltés, imbus d’un sectarisme anti capitaliste. En en devenant le chef, Hitler apporte au parti créé en 1920 la touche opportuniste qui lui ralliera la foule et les hommes d’affaires.

Cette période est celle de la consolidation des institutions psychanalytiques. L’incompréhension de l’oeuvre de Freud est grande et Freud pessimiste s’inquiète de ce que la racaille ferait à sa mort. En même temps la communauté fait preuve de sa capacité à vivre et à se développer. Il est possible de  mesurer le prix de cette affirmation institutionnelle en termes d’isolement et même de rupture avec la culture juive. Il y a ici le temps de façonnement d’une oeuvre qui s’identifie par une série de traits distinctifs, symptomatiques, autour d’un objet non lié au delà de l’objet d’amour. Ce sera l’élaboration théorique à la frontière de la névrose autour des enjeux de la fixation incestueuse à la mère dans le texte « sur la féminité » ; autour des mécanismes de défense autres que le refoulement imposé par l’angoisse dans le texte « inhibition, symptôme, angoisse » ; autour du « malaise dans la civilisation » qui culminera dans le texte « Moïse et le monothéisme ». Comment la culture s’y prend-elle pour relayer la logique psychique individuelle ? L’agression est introjetée, retournée contre le moi et cet acte crée l’émergence du surmoi culturel.

Souffrance et culpabilité

On peut souffrir d’une culpabilité pour une agression non commise. Quelle que soit son origine, les sentiments de culpabilité sont sources d’angoisse. S’ils ne connaissaient pas l’angoisse, les hommes seraient sans défense. Là dessus, Freud met une sourdine car il ajoute que la haine est favorable aux groupes, il s’agit du narcissisme des petites différences. C’est ici que Freud mesure la limite de son oeuvre et elle sera grignotée. 

Vivre banalement une souffrance commune à l’homme, voilà ce que Freud propose.

La paradoxalité du sentiment de culpabilité c’est qu’il est à la source d’un procès de subjectivation cadré par la fonction du père. Les hommes façonnent leurs dieux à l’image de leur père. Les idées religieuses sont issues du même besoin que les autres conquêtes de la civilisation : la nécessité de se défendre contre l’écrasante suprématie de la nature et de l’impérieux désir de corriger les imperfections de la culture. 

La religion est une névrose collective.

Le rédempteur ne pourrait être un autre que le principal coupable, le chef de la bande des frères (MoÏse) qui avaient terrassé le père. Les juifs n’ont jamais reconnu le meurtre du père mais les chrétiens, et c’est encore pire, l’ont dénié, ce qui apparente le christianisme a un délire. Les diverses et conflictuelles attitudes juifs-non juifs à l’égard du crime originaire concourent à expliquer la persistance de l’anti sémitisme…Au terme de ce survol du livre à partir d’une perspective chargée de rendre compte de la construction institutionnelle de la communauté des psychanalystes de la première heure, c’est finalement la souffrance nourrie à un sentiment de culpabilité trans-générationnel qui a servi de fil.

Mais il y en a d’autres tant ce livre est riche…