La mélancolie a toujours fait l’objet d’études d’ordre spéculatif, psychologique et iconographique. Ainsi l’œuvre de Dürer renvoie-t-elle à la mystique espagnole de la Renaissance (évidemment du moi), à la notion d’absurde en philosophie (l’impuissance originelle) et d’hémorragie interne en psychologie (état de déréliction) jusqu’à l’inhibition. Aristote trouble le tableau en apportant un trait clinique : il y a certains mélancoliques qui s’adonnent aux entreprises humaines en les intégrant dans des systèmes de plus en plus complexes.
Ce livre est composé de 13 chapitres répartis en trois parties
Introduction : la peste à Nuremberg
Face à la hantise d’une apathie (acedia) menaçante (résultat d’une lucidité révélant l’illusion sur laquelle reposaient les idéaux), Lucrèce et Sénèque proposent un comportement réflexif, une tentative d’échapper à un destin funeste. La clinique brouille la frontière entre mélancolie structurelle et occasionnelle, entre psychose et dépression névrotique. Robert Burton, dans Anatomie de la mélancolie, reprend à grands frais une longue tradition depuis les anciens grecs jusqu’au Moyen-Âge et la Renaissance, pour s’en tenir à une monomanie triste traversée par des périodes, des phases d’excitation : Arétée de Cappadoce, Ruphus d’Ephèse, Soranus, Galien, Aclianus Montaltus nous mènent à Montaigne. Dépassant les limites du psychosomatique, trois sortes d’organes peuvent être touchés : cerveau, intestins, rate, foie, mésentère.
La production de Dürer est analysée par Panofsky. Mais d’abord par E Büch. La philosophie en s’introduisant dans l’iconographie (philosophie de l’art) ne déboucherait-elle pas sur une description psychologique clinique ? Dans la métapsychologie ? Partons des trois œuvres – le chevalier, la mort et le diable ; St Jérôme dans son étude et Melencolie I. On y retrouve les mêmes symboles et un partage de la lumière en des espaces variés. Un focus philosophique ajoute une attention aux personnages principaux : la vie du chrétien dans le monde matériel de l’action et de la décision ; le saint dans le monde spirituel de la contemplation sacrée ; le génie séculier dans les mondes rationnel et imaginatif des sciences et des arts. Là où Büch, dans ses comparaisons, interprète ces tableaux comme des figurations du terrible fléau de la peste, Panofsky s’interresse au regard tourné vers un problème qui ne peut être résolu. Là où Büch relève ces œuvres comme le témoin de la « phantasie » du temps, il souligne la chapelle de la peste et des choses scellées pour échapper au démon, comme le carré magique, lequel renvoie via la numérologie aux astres et à leur rencontre (espérant que Jupiter visite Saturne en le domptant), insistant sur la somme 34 que l’on retrouve au bout des lignes et des colonnes – 34ème année de Dürer, année de l’entrée de la peste à Nuremberg. Pour Panofsky, on n’a pas à faire à une figure prétexte : le regard est dépourvu de toute tension face à une inertie envahissante ; ici il n’y a pas d’intentionnalité. Pour cerner le sens éventuel de ce regard, il y a les outils dispersés – ceux d’un géomètre – pour une toute autre raison que la peur de la peste qui les désoeuvre. La passivité envahit tout et la distribution de la lumière est pour quelque chose dans l’énigme de ce visage aux yeux blancs dans une face sombre ou plutôt contrastée dans son inexpressivité même.
Nous entrons dans la première partie : les aléas du concept
Chapitre 1 : en guise d’histoire
L’histoire de la mélancolie, depuis les grecs et à travers le Moyen-Âge, se déplace de la description d’une maladie générale à celle d’un comportement à la fois constitutionnel et réflexif. Un comportement réflexif prend la forme d’une apologie de symptômes, (comme chez Kierkegaard). Avec la bile noire, on a l’habitude de désigner un trait de caractère ; tout comme à partir des trois autres humeurs, on avait les tempéraments sanguin, flegmatique et colérique. C’est la rupture d’équilibre des trois humeurs – sang, flegme, bile jaune – qui implique l’importance croissante relative de la bile noire (Pseudo-Galien). Pour Platon, plus encore que pour Aristote, c’est une démesure dans les dons que la nature a distribué aux hommes qui se trouve à la source de leurs folies et de leurs écarts. Selon que c’est l’âme ou le corps qui domine l’autre, on aura la démence (mania) ou l’ignorance (amathia), on aura une indocilité causée par l’intempérance ou par la carence sexuelle, mais on restera toujours dans la mélancolie. Aristote trouble le tableau en faisant de la mélancolie une succession d’états (dépressifs et maniaques) et ce malgré l’avis de Caelius Aurélien qui rappelle que le mal maniaque frappe la tête et la mélancolie l’estomac (amenant les psychiatres du 19ème siècle à abandonner le concept de mélancolie). L’Ecole de Salerne, parallèlement, observe la qualité intellectuelle des ratiocinations du mélancolique, à rapprocher de la génialité d’Aristote. Elle observe aussi la force de submersion du sujet dans la plainte obsédante, comme les débordements d’humeur chez Hippocrate. Par l’intellect, le mélancolique tente de réintégrer un espace de vérité ; par la plainte, il cherche à faire sortir (révulsif) les intrus du champ de l’attention. C’est l’encombrement psychique ; les autres encombrent, du moins certains. La thérapeutique prend la mesure de l’inefficacité des efforts volontaires du sujet et c’est donc par les médicaments (ou des exercices corporels) qu’on cherchera à faire sortir l’excès de bile noire. La théorie des humeurs continuera à influencer même quand elle sera rejetée par les savants : ainsi le lien entre humeur rentrée et agressivité retournée contre soi (psychanalyse). Au 18ème siècle, A C Lorry s’inspire de la théorie de l’irritabilité élaborée par Albrecht von Hallar pour situer la mélancolie au niveau des fibres du système nerveux (alternance de spasmes excessifs avec une sorte de langueur et d’atonie). Pinel hérite donc d’une théorie des humeurs et de cette avancée neurologique. Il parle d’un faux jugement comme cause de la mélancolie (Arétée de Cappadoce avait observé le poids d’une idée fixe). C’est Freud qui rétablira la pertinence du mot mélancolie banni de la psychiatrie. Ce faisant il se dégage de ce courant (Kraepelin, Falret, Baillarger, fervents de traitements brutaux). Bleuler, plus modeste, reconnait l’impossibilité de faire un diagnostic de la psychose maniaco-dépressive, sinon par opposition aux autres maladies.
Freud fixe la mélancolie dans les psychonévroses de défense (les névroses narcissiques), renvoyant au troisième mode de transformation de l’énergie non liquidée, celui de la transformation de l’affect. Mais alors que la névrose d’angoisse provient d’une accumulation de tension sexuelle physique, la mélancolie vient d’une accumulation de tension sexuelle psychique. L’excitation sexuelle entièrement pompée s’écoulerait par un trou situé dans le psychisme, entraînant chez le sujet une inhibition de ses autres fonctions. L’opposition de mania et amathia joue entre mélancolie et neurasthénie. Freud renoue ici avec un courant réflexif qui part de l’acedia des mystiques du Moyen-Âge jusqu’aux Romantiques, pleins de désespoir. D’un côté on a la sècheresse dont se plaint St Jean de la Croix et de l’autre, on a un combat du romantique par rapport au non-sens et à la rencontre, derrière, avec son double funeste. Freud distingue le deuil de la mélancolie où le sujet est dans l’impossibilité de se séparer de l’objet perdu ni de réinvestir son énergie libérée sur un substitut ; le sujet ayant incorporé l’objet, il prend avec lui l’ambivalence des sentiments amour/haine qu’il portait à l’objet aimé. Perdre l’objet, c’est alors perdre le moi et le conflit entre le moi et l’objet aimé revient à une scission entre la critique du moi et le moi modifié par l’identification. La partie féroce qui se joue entre l’Idéal du Moi et le moi idéal déterminera les alternances dépression ou manie de la maladie. Avec la perte, le moi se laisse submerger par les signes qui jusque là le maintenaient dans la réalité. L’assise de l’identification est donc extrêmement fragile. Une faille originaire est à nu et le sujet s’épuise à la combler et y échoue. Après Freud, la psychiatrie ne va pas plus loin. Le relais se trouve chez Kierkegaard (bien plus que chez Binswanger et H Tellenbach, adepte de la psychanalyse existentielle). C’est autour de la question du non-sens et de l’absurde, une fois résolue par la résignation ou l’humour, que s’inscrit la mélancolie comme savoir « déjà su », déjà vu, déjà entendu. La question le concerne au plus près puisque l’avènement de la parole, au stade du miroir, voit son statut vaciller : l’enfant s’était trouvé devant l’erreur suprême d’un reflet sans consistance. La vérité c’est qu’il ignore son identité, faute d’un regard proche qui lui aurait signifié son contour. Le mélancolique cherchera des signes de reconnaissance chez ses frères mais c’est dans un travail d’élection des signes qu’il dira « de reconnaissance » (car celle-ci n’est pas « en soi » convaincante). Ce travail n’est pas psychique mais philosophique ; soit toujours tributaire de l’intelligence. Celle-ci offre un chemin à la recherche sur le plan spéculatif.
Chapitre 2 : l’impasse de l’intelligence
L’histoire de l’acedia passe par les écrits populaires médiévaux, par Grégoire le Grand, par la Renaissance. Spirituelle jusqu’au 14ème siècle, elle se sécularise comme oisiveté ou paresse. L’histoire oscille jusqu’au 16ème siècle entre un versant spirituel et un versant séculier. Saint Jean de la Croix veut la localiser sur le versant spirituel pour réserver l’autre versant à la mélancolie. Lorsque l’âme pénètre dans la voie de la sècheresse qui précède le chemin de la contemplation divine, savoir se laisser conduire par Dieu, c’est apprendre à dissocier ce qui s’apprend de la mélancolie où l’on sombre dans un dégoût profond proche de l’apathie fatale. Seul repère du mystique, l’expérience laisse subsister une sollicitude constante pour la gloire de Dieu, jointe à l’affliction de son inutilité manifeste.
Revenons à Freud. La différenciation entre la mélancolie, la dépression périodique et la neurasthénie s’effectue en fonction d’une situation énergétique, celle d’un seuil-frontière entre le somatique et le psychique, dont le franchissement nécessite à la fois une certaine quantité d’excitation et une opération de conversion. La forme mélancolique de la névrose d’angoisse relève d’un appauvrissement de l’excitation sexuelle somatique alors que la neurasthénie relève d’une accumulation de la même excitation mais accompagnée d’une défection de l’élaboration psychique. Dans la mélancolie donc, la carence en excitation somatique a en contrepartie une sorte de déficience dans le psychisme due à son isolation du domaine somatique : autrement dit, l’hyperactivité du psychisme en raison du défaut d’une énergie somatique propre à fixer les idées s’épuise dans une ronde de pensées condamnées à tourner à vide. La mélancolie c’est donc l’effet d’une accumulation sexuelle psychique qui se traduit dans un discours proche de celui de l’obsessionnel et du paranoïaque. Le mélancolique n’est pas indifférent à ce qui l’entoure, il est dans l’impossibilité d’investissement comme s’il manquait de l’élan nécessaire pour s’extérioriser. Qu’est-ce qu’un « groupe sexuel psychique » qui seul permet la projection de la tension transformée vers l’objet sexuel extérieur ? Dans la neurasthénie, l’accumulation d’énergie dans le « groupe sexuel somatique » ne peut se fixer sur le « groupe sexuel psychique ». Dans la mélancolie, celui-ci tourne à vide insuffisamment alimenté par l’excitation somatique. Dans les deux cas, la liaison avec l’objet extérieur se révèle impossible. Freud est flou dans la définition du « groupe sexuel psychique » ; il dit qu’il se composerait d’images mentales relatives à la sexualité comme si l’investissement sexuel ne pouvait se concevoir dans l’immédiat et nécessitait une étape intermédiaire, celle d’un premier investissement de ses propres modèles sexuels en vue de les contronter ultérieurement avec l’objet réel. Ces modèles seraient des images, héritées des représentations du discours parental, des fantasmes reconstituant des choses vues et entendues. Pour que le mélancolique sorte de son « tourne en rond », il devrait préalablement retrouver un premier objet d’amour perdu dans la mémoire du temps.
Retour à Dürer et Panofsky. La figure est paralysée par trop de pensée, par trop d’imagination, qui la fait se porter au-dessus des humains (intuition créatrice, recherche scientifique) mais qui la fait s’égarer dans une ruine intérieure. La gravure unit deux sources iconographiques distinctes : la mélancolie populaire des calendriers et un typus geometriae qu’on retrouve dans les traités de philosophie, et les encyclopédies. Dürer a imaginé un être pourvu de la compréhension et de la technique des arts, déjà vaincu par le désespoir sous le nuage d’une humeur noire. Deux figures donc : le mélancolique existentiel et le mélancolique suicidaire ; la première est dans un ordre spéculatif, la seconde dans le domaine du psychisme et de l’étude psychologique. Une intuition toute intellectuelle peut être source de pensée mais ici elle ne nourrit pas l’action. L’intérêt ne se fait plus sentir comme si une dernière réflexion était intervenue renversant l’édifice patiemment élaboré.
Première allusion à Jean Paul, un romantique qui influencera Schumann et Mahler ; on y reviendra… mais d’abord Kierkegaard. Il a bien compris l’enjeu de la mélancolie qui oscille entre le tout et le rien, ce qui provoque le dernier sursaut d’ardeur ou précipite dans l’exil intérieur. Mais le risque du retrait est assumé en lui donnant l’issue de l’écriture. Ceci révèle une nouvelle caractéristique du comportement mélancolique : un sentiment d’exception pour un sujet mis en contact direct avec son destin. On est proche des accents de Shakespeare dans Richard III ou chez Keats. Saint Jean de la Croix fait entendre la plainte impuissante du sujet pris dans une jouissance de l’exception et une souffrance désespérée par une ardeur inemployée. Il y a à bien mesurer une sorte de déplacement, de transvasement de l’énergie d’un lieu dans un autre par vases communicants. Cette image fait écho chez Freud quand celui-ci pointe le déséquilibre somato-psychique : nous n’avons aucune peine à imaginer que lorsque un « groupe sexuel psychique » subit une très forte perte d’excitation, une aspiration se réalise dans le psychisme et produit un effet d’appel sur la quantité d’excitation présente. Les neurones associés au groupe perdent forcément de leur excitation, ce qui provoque une souffrance (hémorragie interne) qui va jusqu’à l’inhibition généralisée. Freud parle de la souffrance de la fugativité : si la mélancolie est un deuil provoqué par une perte de libido au profit d’un renforcement de l’activité imaginative (qu’il décrit comme une grande tension sexuelle psychique), celle-ci s’exerce à vide, elle s’auto-alimente en fonction du temps de son évanescence, en fonction du temps de la jouissance de la recherche intellectuelle vouée finalement à l’épuisement, faute de carburant. C’est le propre de Kierkegaard (par rapport à St Jean de la Croix) que l’inscription du sens reste d’origine divine ; et, dans cette transcendance, le dépassement de l’humour par une visée supérieure s’effectue dans la révélation de l’instant. Ne pas croire et sombrer dans l’apathie silencieuse (acedia), c’est le péché numéro un. Kierkegaard a été très marqué par une enfance sérieuse passée auprès d’un vieillard mélancolique, son père, qui a divulgué ses fautes dans un état second, tissant ainsi la trame future de la destinée de son fils. Défendre la vraie foi contre les pasteurs, voilà la trouvaille qui le sauve en même temps qu’elle le perd. Il sait lire les présages, lui conférant un regard définitif sur le monde. La maladie mélancolique plonge dans ce malentendu par lesquel la disposition à la souffrance se substitue à celle de la faute. Et cette dernière réflexion plonge alors le Chevalier de la Foi dans un doute terrible qui le pousse à enfreindre les règles de l’éthique comme Abraham. Y a-t-il une sublimation de la mélancolie ?
Chapitre 3 : une acedia moderne, l’inhibition
Comment mettre ensemble une inhibition généralisée et un fonctionnement idéatif intense ? C’est Freud qui aide : l’activité imaginative servirait-elle à lier une logorrhée intellectualisée où s’exprime la souffrance d’une personne clivée quand coupée de ses repères extérieurs, il n’y a pas d’autre recours que de se jeter dans la « furor » où une ébauche de symbolisation sans lien avec la réalité ne cesse de se répéter (sinon c’est la submersion mégalo-maniaque) ? Passé un seuil-limite d’épuisement, se déclenche l’automatisme d’un éternel recommencement. Kierkegaard pointe ici l’image de Don juan. Cet effort de liaison renvoie-t-il à une sublimation avortée ? Repensons à la caractéristique de la fonction du « groupe sexuel psychique » comme relais indispensable à la tension sexuelle somatique dans son cheminement vers l’objet extérieur. Comment dans la mélancolie cette fonction excitatrice tourne-t-elle à vide ? Le sujet accumule un flot de représentations (vorstellung, représentation mentale) et de scènes (darstellung, image mentale), mais ne peut en venir à bout. Finalement les idées ne sont plus investies par un comportement réflexif pour les évaluer, pour les peser, vu que leur sélection n’est que partiale et donc sans valeur aucune. Pour Freud, normalement le « groupe sexuel psychique » est une construction symbolique qui, suffisamment élaborée, rend possible la projection de quelque modèle idéal sur l’objet extérieur, de telle manière que ce dernier bénéficie un peu de la perfection du modèle. À contrario, dans la mélancolie, l’inassouvissement répété va jusqu’à l’évidement du moi : la carence interne de l’onanisme est ici paradigme originaire à la fois du manque et de son intellectualisation. L’angoisse saisit le sujet quand il appréhende de ne cesser de renouveler des expériences sexuelles insatisfaisantes. L’onanisme (sexuel infantile) détermine toute la sexualité adulte. Cela va très loin car l’inhibition qui en découle (pour toutes les activités sociales sublimées) renvoie à la nature insatisfaisante « en soi » ; il manque toujours quelque chose à une satisfaction totale et ce morceau (l’orgasme) s’extériorise en crises de rires ou de larmes. Ce stade du développement est appelé auto-érotisme. Mais on sait que l’auto-érotisme s’accompagne d’un sentiment de toute puissance : l’enfant est le seul maître en son royaume. Alors ? Pourquoi le mélancolique n’en hérite-t-il pas de l’assurance ?
Freud, dans son article sur le narcissisme, rappelle que le moi n’est pas contemporain du stade de l’auto-érotisme car il ne survient qu’après. Quelque chose, une nouvelle action psychique doit donc venir s’ajouter à l’auto-érotisme pour accéder au narcissisme. Ce qui vient enrichir l’apprentissage de la connaissance de son corps et du monde extérieur, c’est la présence d’autrui derrière les premières modalités de jouissance ainsi fixées très précocement sur les adultes qui prodiguent à l’enfant les soins indispensables, dans un échange (communication, regard). Dans le regard de l’autre, une silhouette apparait, un double qu’on fera sien par un acte de reconnaissance, progressivement. Dans cet échange, l’enfant expérimente un pouvoir à travers le jeu des demandes répétées, renforçant son sentiment d’exister, mais aussi de sa valeur aux yeux des autres ouvrant à l’autonomie. Mais le mélancolique lui n’en bénéficie pas :il erre parmi les humains. Se prendre soi-même pour objet indiquerait une distance entre la simple sensation de plaisir auto-érotique et la jouissance narcissique. Ceci fait place au génitif, impliquant la présence réelle ou fantasmatique des « signes de reconnaissance » de l’objet aimé. La différence entre narcissisme primaire et secondaire c’est quand le second dérive des objets pour revenir sur le moi, ce qui suppose la reconnaissance de l’objet sans pour autant le faire exister indépendamment du fait d’être vu. Cette relative prise de conscience de soi (comportement réflexif), acquise dans le narcissisme par rapport à l’auto-érotisme, est constituée par la tutelle d’autrui. Et donc on trouverait ici les sources et les bases, les racines du « groupe sexuel psychique », en y ajoutant un accent sur la coupure avec le monde extérieur, sur l’impossibilité de communiquer ou de s’intéresser à quoique ce soit qui traverse la monotonie d’une plainte lancinante. Pour parler de mélancolie, dès maintenant, on complètera le comportement de traits auto-agressifs contre soi-même, sous l’incitation d’une culpabilité de plus en plus étouffante (un sommeil coupable). Et qu’on puisse attribuer le sentiment de culpabilité au refoulement d’une force pulsionnelle dont l’excédent agressif n’a pu s’exprimer, cela ne fait qu’attester de son intensité, à un point tel que le mélancolique n’a pu le projeter à l’extérieur. On sait que cette agressivité refoulée est née sous la menace des interdictions infantiles et qu’elle a été renforcée dans la crainte de perdre l’amour. N’est-il pas alors possible que le mélancolique s’inscrive dans le programme d’éducation jusqu’à précipiter l’idéal de perfection dans une figure de juge toujours plus exigeante ? Et si s’y ajoute une irréductible insatisfaction par rapport à un des parents, l’enfant alors perpétuera cette impuissance à coller aux normes trop étroites qu’on lui propose et trouvera l’explication de cette impuissance dans la médiocrité de ses capacités. Cela entraîne une quête incessante qui le traîne de raisonnement en raisonnement dans un effort voué à l’échec. L’onanisme alors fait retour dans la phase narcissique, tendant à faire du sujet un être souffrant qui lucidement perçoit ses limites et qui renouvelle l’expérience de multiples fois pour mieux s’assurer de son inaptitude générale (cela va jusqu’à se penser comme pure existence spirituelle, c’est-à-dire sans corps et sans base).
Kierkegaard a comme modèle quelqu’un qui est doté d’une faille mystérieuse, et cela l’attire parce qu’il s’agit de son père : il s’appuiera donc sur ça pour renforcer sa volonté d’achèvement dans l’ordre de l’idéal éthique.
Chapitre 4 : vorbereiden ou le dialogue de sourds
Le mélancolique affirme qu’il sait. Mais il sait quoi ? Que le plaisir s’estompe avec le temps ? Que les mystères de l’univers sont insondables ? Que l’espoir est suivi de désillusion ? Bien sûr, en effet. Sur base d’une problématique philosophique de portée universelle, qu’est-ce qui fait que contrairement à ce que ces réponses peuvent avoir d’insupportables, nous arrivons quand même à mobiliser des investissements extérieurs ? Pourquoi le mélancolique ne surmonte-t-il pas cette négativité ? Plus encore, qu’est-ce qui fait qu’il n’est pas seulement rendu apathique (faute de désir pour un objet) mais agressif contre lui-même ? Quelque chose comme un refus de cet état où l’on décèle que l’agressivité n’est pas contre le sujet mais contre l’objet perdu qu’il a incorporé sur le modèle de l’identification orale (un acte de dévoration). Il est observé que l’attachement d’un mélancolique à un objet aimé ne tient que le temps où il tombe sur un détail insignifiant, lequel le fait tomber du piédestal sur lequel le mélancolique avait hissé l’objet. Mais l’acte de dévoration est paradoxal car au lieu de laisser s’évanouir l’idéal du modèle, il le conserve à jamais, il le fait sien. Une fois mort et dévoré, l’être aimé revit dans la réminiscence paré de toutes les perfections. Mieux vaut aimer passionnément un être mort que devoir subir les contraintes de la réalité en observant son image se ternir avec le temps. Le mélancolique peut savoir qui il a perdu, reste qu’il ne sait pas ce qu’il a perdu en cette personne.
Jacques Lacan parle du stade du miroir, comme indispensable à la future structuration du sujet. Dans un état de prématuration spécifique au petit d’homme (inachèvement anatomique du système pyramidal), l’enfant s’agite en jubilant devant le miroir, sans qu’il soit question déjà d’une quelconque prise de conscience. Avant l’intervention d’autrui, l’enfant dans son impuissance motrice adhère à cette image comme à une gestalt constituée asymétriquement par rapport à lui et s’y propulse sur le mode de l’identification jusqu’à intégrer les traits d’un « je-idéal », source ultérieure des identifications secondaires. Mais ne serait-ce pas cette même structure inconsciente qui déterminerait pour un sujet les critères de la beauté, en deça du choix d’objet narcissique, qui le porterait vers un être qui lui ressemble, et du choix par étayage qui le porterait vers un être semblable à celui qui lui a donné les premiers soins ? L’action psychique dont parle Freud pour expliquer l’apport qui fait passer le sujet de l’auto-érotisme au narcissisme ne joue-t-elle pas aussi là où il s’agit de passer de l’identification à la reconnaissance afin de pénétrer dans l’univers de la communication ? Comme le narcissisme suppose la présence de l’objet dans la mise à distance du corps et du monde extérieur, la reconnaissance de ses propres traits suppose une mise à distance de l’état jubilatoire et de la fascination du reflet. Encore faut-il alors qu’un tiers contrôlat ce recul pour permettre ensuite au sujet de considérer l’image au miroir comme la sienne. Détenant son statut du bon vouloir de l’Autre, le sujet n’aura de cesse d’en nier l’origine qui lui échappe et d’affirmer par réaction son droit à la contestation. Mais attention ! cela ne doit pas aller jusqu’au risque de perdre l’autre, d’en être abandonné si on choisissait l’exaltation d’une seconde naissance qui me serait entièrement due.
Kierkegaard fait bien comprendre que le mélancolique ne peut pas risquer une telle reprise de son identité pour la bonne raison qu’il ne la connaît pas et se plaint de n’en avoir jamais eue. Se croyant perdu d’avance, il souffre dans l’impossibilité d’émettre le moindre souhait. Hors de son corps et de son esprit, le mélancolique n’arrive plus à juger de la portée de ses raisonnements et verse dans l’hallucination ou l’apathie, faute de n’avoir jamais saisi ses limites en dehors de la projection. En effet le sujet, faute d’une reconnaissance, se voit conduit à s’en fabriquer une, en projetant les quelques morceaux du puzzle incomplet qu’il possède, sur l’apparente stabilité de l’identité des autres. Autrui, présent sous la forme d’un idéal tout puissant, n’a pas renvoyé à l’enfant le reflet qui lui correspondait et l’amputa de son ombre. (allusion aux contes fantastiques de la littérature du 19ème siècle) .
Chapitre 5 : d’une vérité trop précoce
Il y a dans le miroir un point aveugle qui chez le mélancolique produit une attente de sens. Car celui-ci ne vient pas ; le sentiment de vide maintient le sujet dans une condition de non-existence sous l’apparence d’une pseudo-personnalité. Un regard perdu (dans le chef de la mère ou du père) l’a définitivement banni du champ de visibilité d’autrui : méconnaissant les limites qui lui font défaut, le mélancolique ignore conséquemment la fonction de l’espace et du temps et donc celle de projet qui nécessite la marque de l’historicité, faute d’un point d’origine à partir duquel il aurait orienté le vecteur de sa vie. Ce que le mélancolique a bien compris, c’est que le reflet n’appartient à personne, sauf à qui désire le posséder et participer, par là même, à la tromperie collective de l’identité. Et la société se charge de cautionner cette tromperie, elle qui sait si bien ce qui résulte du semblant de vérité, quand il fait irruption trop tôt dans les affaires humaines.
Jacob de Gheyn II a peint Saturne avec un compas, représentant l’homme mélancolique. Saturne déchire le voile de la vérité au moment désigné par le destin. On représente Saturne comme un vieillard à la tête recouverte d’un voile, assis sur un globe parmi les astres, le visage au regard perplexe dans une main, et dans l’autre un compas généralement posé sur une sphère plus petite. L’âge du dieu souligne le déroulement passé d’une vie et l’insipidité de son contenu, entre la puissance illusoire des vanités et l’épouvante d’un moment de vérité. Le mélancolique adopte le visage et le regard de Saturne, pour avoir su la vérité trop tôt, le condamnant à voler aux autres des pans de leurs manteaux d’illusion. À défaut d’avoir cherché sous l’incitation de l’Idéal du Moi une image à sa ressemblance, le mélancolique frôle en permanence la rencontre avec une image réelle, décidément impossible à identifier. L’Idéal du Moi supporté par la présence maternelle, pour avoir été entrevu dans une présence absente, n’en a pas moins occulté l’image virtuelle supportée par le reflet spéculaire, et s’est érigé en un modèle dont l’intransigeance s’est concentrée sur les lambeaux d’identité si péniblement arrachés aux autres. L’exigence de son juge ne sera pas apaisée pour autant ; traquant les restes du moi sous le déguisement de l’objet perdu, elle dévoile le forfait et attise la haine du mélancolique envers tout objet possible, désormais suspect de pouvoir l’abandonner une nouvelle fois. Le regard maternel a omis de remplir sa fonction d’attribution, celle de désigner une image et de tracer les limites d’un champ d’action. Le corps du mélancolique lui est inconnu, il est « à côté de lui ».
M Kahané nous ramène à la question de la sublimation. La psyché la plus simple est tellement dépendante des choses extérieures qu’elle fonctionne seulement tant qu’elle en reçoit ; la psyché la plus complexe est la moins dépendante de ces charges. L’assimilation incomplète des charges est à l’origine de la pensée abstraite, qui est aussi liée à la faiblesse de nos sens. Un être doté de sens aiguisés n’aura pas une vie psychique plus évoluée. La sensibilité aux événements extérieurs est donc inversement proportionnelle à la capacité de rationalisation du sujet et témoignerait de la simplicité de la psyché aux dépens de la complexité. Qu’est-ce qui permet face à l’agression des événements, d’instaurer la distance nécessaire à leur contrôle d’une part et à la reconversion de l’énergie ainsi concentrée, d’autre part ? Qu’est-ce qui permet d’organiser les éléments naturels de telle sorte qu’ils offrent l’aspect d’une composition picturale ou d’une construction intellectuelle susceptible d’être agréée ? Sous l’influence de l’éducation, le moi s’habitue à reporter le théâtre de la lutte de l’extérieur vers l’intérieur et à vaincre avant qu’il ne soit devenu extérieur le péril intérieur. Derrière le mécanisme de déplacement de l’affect, c’est la question de la maîtrise de l’environnement qui se trouve affirmée ainsi que la question de la plasticité des investissements. Aux deux questions, la réponse est la sublimation. Si celle-ci s’effectue par l’intermédiaire du moi, lequel transforme la libido sexuelle dirigée vers l’objet en une libido narcissique dirigée vers des buts différents, ne jouerait-elle pas au même titre dans la substitution des investissements d’objet, et dans l’élaboration des édifications intellectuelles ou artistiques ? S’il est vrai que ces deux types de reconversion exigent pour leur effectuation une première étape de retrait de la libido suivie d’une seconde de renonciation et de réorganisation, ne rétorquera-t-on pas qu’il s’agit toujours, quant au changement d’investissement d’objet, de la poursuite d’un même but sexuel ? Peut-être ! car on peut se demander, touchant cette figure caricaturale, si l’objet s’avère bien prisé pour lui-même, ou si le séducteur ne placerait pas constamment son point de mire au-delà de ce qu’il désire, de manière à rater la cible au moment opportun. Il reste qu’un nouvel attachement affectif suppose toujours une réélaboration sinon une reconversion de l’énergie ainsi déliée, de même qu’un nouvel arrangement pictural suppose une redistribution des lignes et des couleurs. Or cette variété dans les investissements représente justement l’impossibilité paradigmatique du mélancolique qui, loin de passer d’un objet à l’autre, échoue à faire le deuil de celui sur lequel s’est fixé, et concentré toute son énergie sur les souvenirs susceptibles de le faire vivre. Pas de sublimation donc et l’activité de la psyché s’accentue aux dépens d’un intérêt tourné vers le monde. Mais alors qu’advient-il de la composante agressive constitutive du désaisissement spéculaire qui condamne l’accès de l’intersubjectivité ?
Qu’advient-il de cette énergie précipitamment déversée sur l’objet d’élection qui à la moindre déception se met à tournoyer voracement autour de l’objet mort ? Dans l’impossibilité de se désexualiser, elle voit ses investissements se réduire proportionnellement au degré de dépendance narcissique du sujet. Que faire d’une énergie rétractée sur un vide sinon l’employer à évoquer les haines inassouvies au point d’en rendre fautif le destin. On est ici renvoyé à la capacité du sujet à se former une image idéale au-delà de la simple incorporation dss traits d’autrui, dans un déplacement d’énergie tournée cette fois non plus vers le rapt d’un reflet énigmatique, mais vers la composition des éléments de la réalité. À condition que le mélancolique soit à la fois acteur et spectateur. Accès et passage à l’humour supérieur en découvrant le comique en lui-même ? Non cette voie non plus ne lui est pas possible. Mais n’aurions-nous pas pris la sublimation dans une acception trop étroite ? La sublimation fait retour à la réalité parce que, non qu’il y aurait coïncidence d’intérêts positifs permettant de rassembler les hommes, mais il y a une communauté dans la négativité, dans le manque. Un manque justiciable d’un langage commun ? Eh bien non ! Cela ne se peut avec le mélancolique. Dès lors élargissons l’esthétique freudienne avec P Kaufmann. Si les signifiants se substituent les uns aux autres à l’intérieur d’une chaîne dont les maillons se resserrent autour de la répétition de l’insatisfaction, autour des bords du vide, ne serait-il pas légitime de s’interroger sur la persistance des séquelles d’une phase dépressive constitutive à l’origine de la sublimation ? Pour ce faire il va falloir travailler la question de la différence entre l’artiste et l’esthète ; soit un art de vivre ouvert au mélancolique. Cela ne va pas de soi.
Nous entrons dans la deuxième partie de l’ouvrage : une logique de la mise en scène.
Chapitre 6 : le temps annonciateur
De la réflexion de la lumière et du reflet de la forme, à l’appréhension de l’être dans l’exacerbation d’une saisie impossible, on traverse toute la gamme de la représentation, de l’art soi-disant décoratif à la révélation brutale du réalisme, qui laisse le spectateur devant une image qu’il ne reconnaît pas. On ne lève pas impunément le rideau du destin sans tomber dans la fascination de sa propre image, joute éternelle entre le double et la mort.
Bronzino, Allégorie de la vérité : il peint un vieillard qui aidé par la vérité surprend Vénus et Cupidon au milieu de leurs ébats. Le temps n’est jamais à l’heure du désir : trop tôt pour qui l’ignore, et trop tard pour qui l’attend. Le temps joue au mauvais augure et choisit son moment pour frapper. C’est, entre Vénus et Cupidon, l’irrésolution et le repentir, c’est le miroir brisé dont le principe organisateur échoue. L’ouvrière de cette œuvre de destruction, c’est la vérité.
Tiepolo ne cesse de peindre le temps et la vérité. Dans La Vérité dévoilée par le Temps, on attend l’instant de la rupture, l’instant de la catastrophe et cet instant se mue en état de tension, représenté par un rayon dont l’incidence s’avère mortelle. Le spectateur est renvoyé au tragique de l’éphémère. La vérité est la seule à pouvoir se pencher sur son image sans danger et de jouir de ce privilège sans sombrer dans le vulgaire. Cette manière dans le décoratif (le maniérisme) joue d’un artifice pour tenter d’étouffer l’essence des choses : la représentation plutôt que l’art des formes et la révélation. Contour et forme procèdent d’intentions différentes. La peinture vénitienne du 18ème siècle semble légère après la Renaissance ; c’est sans doute pour laisser au spectateur le soin d’en dévoiler les intensités. Elle lui prête suffisamment de jugement pour qu’il puisse goûter en même temps le privilège de l’esthète (spécialiste et critique du goût). L’artiste peint le contour de la Chose, son bord ; l’esthète en cerne la forme.
Face à Tiepolo, on a Goya, et Cronos dévorant ses enfants. L’accès au réalisme de la vérité n’est pas une tâche facile et son paradoxe réside dans les détours qu’il faut emprunter pour en extraire l’expression la plus vive. C’est la manière et le style de l’artiste ou la pratique et l’art de vivre de l’esthète : que faut-il cacher pour mieux révéler ? L’artiste et l’esthète organisent la composition pour ne laisser transparaître que les traits caractéristiques de son énergie interne. Tous deux tentent d’apaiser l’anarchie de leurs affects par la construction d’une représentation destinée à l’interprétation d’un public. Wölfflin explique que l’utilisation du décoratif, propre à chaque artiste, en révèle le style dans ce qu’il a de plus intime. Le décoratif réside dans l’expression même de l’intention du créateur qui, sans lui, n’offrirait au regard du spectateur qu’une impulsion vide ou une présence agressive. Alors que la forme contrôle volontairement l’extension des parties d’un tableau, et maintient les lignes esthétiques de la passion en leur point culminant, le décoratif échappe à toute analyse particulière, pour rejoindre la manière de traiter le motif lui-même, dans l’intimité du regard particulier de l’artiste. Style ou manière pour l’artiste, organisation passionnelle pour l’esthète, le décoratif alimente une stratégie personnelle, dans la mesure où il obéit à un principe d’économie, qui contribue à caractériser pour le sujet sa relation au monde et à autrui. C’est alors que l’on privilégie la fonction par rapport à l’être et que l’on passe de l’ordre de la vérité, à jamais hors d’atteinte, à celui de l’opportunité de l’apparence, de l’illusion à la résignation. Le mélancolique n’aurait-il pas ce ressort face au désespoir que l’on trouve chez l’artiste et l’esthète ? Il faudra en arriver à Vouet pour répondre.
Chapitre 7 : de l’humour
Kierkegaard signale qu’il y a un moment de vérité qui s’efforce de surprendre le sujet dans l’innocence de la faille qui le constitue, et ce moment peut être celui d’une reprise, d’une seconde naissance. Comme une invitation personnelle qui permette au sujet de réintégrer les principes d’un libre choix, s’opère alors une construction dont les assises tiennent de la révolte sublimée. Qu’est-ce qui incite l’artiste ou l’esthète à créer de la représentation à la place de la neutralité de l’environnement, ou bien à sceller une composition (darstellung) à la place du désordre passionnel ? Qu’est-ce qui incite à ça (vorstellung vs darstellung) sinon la tension innommable vers la reconnaissance existentielle ? C’est cette reconnaissance qu’il s’agit d’affirmer pour l’individu, à force de déterminations dont on ne sait pas bien de quelles sources fantasmatiques elles proviennent.
Et si le chemin de la spéculation nous rebute, il y a la littérature. Les premiers essais d’humour anglais du 17ème siècle, par exemple, questionnent : si la vérité relève du mystère et, en outre, qu’elle y est cachée, alors ceci entraîne une conception de la vie qui ne fait que prendre, avec le maximum d’humour, la sagesse ordinaire du monde. Si avec Bronzino et Tiepolo, on a vu que le temps, l’instant de vérité, peut figurer celui de la mort, il peut aussi figurer la prise de conscience du sujet dans le souci des recours à l’activité, afin de faire barrage à la pétrification médusée. Dans cet instant, l’individu se réveille à la nécessité de l’application volontaire des principes à la lumière de la vérité, qui n’a enlevé qu’un de ses voiles, celui de la résignation au non-sens. L’artifice est ici apte à porter un jugement de réalité sur le bien fondé des prétentions humaines ; on fait « comme si » quand on ne sait quoi en penser. Pas d’accès à une universalité possible de la vérité, mais accès à une vérité subjective, dans la lutte et le dépassement intérieur à travers l’angoisse et les défenses psychiques. Il s’agit ici d’une tension alimentée par le vide. Rendez-vous est pris ici avec l’humour anglais, et ce dès la fin du 16ème siècle. L’humour, ça vient de la conception médicale classique des humeurs, qui a eu cours à la Renaissance. Elle se teinte de psychologie avec Ben Jonson. À la fin du 17ème siècle, elle alimente une philosophie de l’absurde. Insistons que c’est la théorie des humeurs qui permet de passer d’une médecine descriptive à une médecine fonctionnelle où la psychologie construit un système de défense pour répondre à l’angoisse philosophique du sens.
Distinct de l’intention de la satire et de la technique du mot d’esprit, l’humour toucherait au comique dans une acception plus large, par les sentiments du sublime et du ridicule, que suggère la peinture extrêmement réaliste de la nature humaine, où il puise sa force. Il y a dans le théâtre de Shakespeare, une présentation caricaturale d’un personnage ou d’une situation, mais derrière cette présentation, l’artiste masque un rapport laissé en filigrane seulement : celui de l’impuissance humaine face à un univers incompréhensible. Occasion de faire une différence entre humour passif et humour actif, qui relève de la complexion innée du sujet, pour ce qui concerne l’humour passif, et l’expérimentation technique volontaire, pour ce qui concerne l’humour actif. Soit une recherche élaborée de la figure de style. En faisant interférer le point de vue de l’œuvre et le point de vue humain, on fait retour au concept de disthymie humorale, dans le but de garder à l’humour le caractère d’une disposition affctive non plus volontaire ou involontaire, mais assimilable à une matière disponible en plus ou moins grande quantité, objet d’un travail psychique participant du principe d’économie interne. Ne faut-il pas entendre l’humour et la mélancolie comme les deux faces d’une même certitude, l’un n’officiant pas sans l’autre ? Imposant un sentiment de la relativité essentielle du jugement dans un retour de l’analyse sur ses propres désordres affectifs ? Et si la relativité s’avère toute puissante, Que reste-t-il de l’inscription possible du sens ?
C’est ici qu’on en vient à Jean-Paul, philosophe allemand. Au 19ème siècle, il élucide le rapport sous lequel l’humour confronte les grands types humains avec les problèmes métaphysiques les plus généraux. L’entendement humain est incapable d’entrevoir une adéquation entre les pensées et les actes, plongeant dans une dérision infinie. L’humour s’allie à un mépris de l’univers qui cache l’idée anéantissante d’une intelligence limitée puis démasquée par la raison. cette raison altère l’intelligence par l’idée d’une infinie diversité. Mais l’humour en rajoute jusqu’à ce que l’entendement s’abîme pieusement devant l’idée ; ici l’humour est actif. Mais le romantisme allemand est dans l’humour passif, dans la mesure où son extériorisation tient à la plainte, à la « Fantasie », au Mal du siècle, à l’exploration de l’insondable. Schlegel dit : le premier but de la poésie est d’arrêter et abroger les lois de la Raison raisonnante et de nous replacer dans le tourbillon de la Fantaisie, dans le chaos originel de la nature humaine. Toutefois ici, on reste au niveau de l’ironie mordante, face aux tourments de la nature confrontée à l’insondable, parce qu’on ne se résigne pas. Ici on est au plan de l’apparence et on exprime le contraire de ce que l’on pense. Kierkegaard va creuser l’ironie du côté de Socrate, qui interrogeait en feignant l’ignorance. Mais Kierkegaard ne met pas en scène une intention, il se laisse toucher par une résonance au cœur de l’espace secret et inviolable, que se ménage l’auteur. Il cherche un espace, un écart, du jeu, une distance, un détachement pour lui-même, afin de se réserver une part de liberté. Il y a toujours place pour du possible, un perpétuel commencement qui donne un charme particulier permettant d’accéder à un stade éthique au-delà de l’esthétique. On n’atteint pas à l’universel d’une loi, on trouve quand même une communauté pareillement sensible. Si l’humour côtoie la mélancolie, l’ironie est proche du mot d’esprit. Ce que veut le Moi subit la désapprobation du Surmoi. Avec l’ironie, on est dans le Préconscient, la fonction vigile est activée ; avec l’humour on est dans l’Inconscient : les investisements psychiques sont ici très différents. Face à un engagement par rapport au monde extérieur, l’humour s’en fout, mais l’ironie cherche à modifier l’engagement (et elle s’en revient mortifiée). L’ironie reste devant la tâche d’élever l’individu au-dessus de lui-même, pour rejoindre l’humour. Pour Kierkegaard, l’humour est du registre du religieux. Ce n’est pas dans le monde extérieur que l’on va trouver le sens car il est ailleurs. L’humour conduit vers une conversion interne car on abandonne la quête de sens pour accepter de s’en remettre à la grâce divine. Mais en même temps et avec Jean-Paul, on peut conclure que le sens n’étant nulle part, puisqu’il est dépassé par la résignation, on peut le réintroduire partout pour remplir l’éthique et accéder au sublime.
Freud a parlé du trait d’esprit et donc de l’ironie, mais il a aussi parlé de l’humour. Il désigne alors un Moi qui se défend de la douleur et refuse de se laisser toucher par les contradictions du monde extérieur. Cela implique un déplacement d’énergie libérateur mais, en plus, quelque chose de grand et sublime qui tient du Surmoi. Son exaltation peut donner lieu à une répartition d’énergie telle qu’il étouffe les manifestations émotionnelles du Moi et renforce le Narcissisme, sur lequel s’appuie l’invulnérabilité du moi par rapport aux événements extérieurs. Ce travail de démenti de la réalité pour sauvegarder le plaisir, pourrait n’être qu’un processus régressif, s’il ne comportait, en même temps, le moi parodique cher à Jean-Paul, qui, de la place du père qu’investit le surmoi, regarde avec commisération le moi faible et infantile. L’humour ne doit pas convaincre, il signifie plutôt le comportement qui renvoie à la sublimation, en participant au travail de construction de l’esthète. On est dans un effort de distanciation de la conscience supérieure.
Chapitre 8 : le funambule
Mais que se passe-t-il si on sort de l’influence de Kierkegaard, lequel a besoin d’un clivage du moi pour que la honte le stimule, en autorisant la jouissance d’un pouvoir illimité hors de portée des attaques extérieures ? Si la structure psychique ne se prête plus à la complicité moi-surmoi, et si l’élasticité en boucle (infinie) avec l’humour se rigidifiait sous les assauts d’une nostalgie précoce ? Alors il n’y a plus que l’alternative psychique centrée sur l’absurde et deux issues : la mélancolie ou le théâtre hystérique. L’absurde c’est une corde tendue au travers d’un précipice entre croyance et illusion, lesquelles se retournent toujours au dépens de celui qui en est le jouet. L’instinct de conservation a perdu de sa force et la pulsion de mort vient à la place au premier plan. Le sujet est assujetti à un désir d’évanouissement et de se perdre dans le décor.
Le décoratif se confond ici au tragique, à moins que la matérialité de la création aboutisse à une composition originale maîtrisée. Le sujet oscille entre : soit la solution des possibles logiques qui s’offrent à ses investissements, soit celle de la solitude désolée à laquelle renvoit l’absence de signifiant. Maintenir le sujet dans un investissement minimal d’une intensité minimale renvoie à la question psychique de l’attribution. Qui s’est trompé pour avoir été déçu ? Qui s’est trompé pour que le désir n’ait plus où se fixer ? Dénoncer ou prendre parti, telles sont les deux alternatives et il vaut mieux ne pas trancher. Il suffit de retourner au paradis de ses premières amours ? On retombe inévitablement sur ces moments de retour de la haine, nécessaires à la constitution d’une personnalité autonome. Alors certains sujet expérimentent cela comme un retour manqué et une sensation d’épuisement les submerge (cf le rêve chez D Thomas, les images de Calderson), quand le sujet accède à la connaissance par un comportement réflexif. Les figures de Faust et Orphée sont ici imaginées pour imager la connaissance marquée de nostalgie et qui voulait triompher de la vérité, pour s’assurer l’entière possession de son objet, faute de voir qu’il est frappé d’une existence fictive. On peut aussi convoquer Don juan si on nuance par un choix pour l’indétermination, gagnant un peu de liberté dans la répétition. L’esthète épuise en rêve les possibles, en exploitant l’idée désincarnée, dans l’apaisement répété de la tension. L’esthète trompe la mort en jouissant du particulier, à la condition de maintenir la conscience à l’état indéterminé. L’éthicien par contre se rallie aux normes générales dans un effort volontaire pour les intérioriser dans une conscience subjective. Le sujet est amené à l’alternative de choisir entre l’éphémère des investissements hystériques ou la puissance destructrice du narcissisme. Héraclite parle d’harmonie des contraires (comme les deux bouts d’une corde tendue) ; Nicolas de Cues et les mystiques du Moyen-Âge disent pareil ; Pascal parle du divertissement et Hegel de conscience malheureuse. Chaque fois, ce sont des efforts pour confondre les deux notions dans un oxymore : la forme et le contenu. Sur le versant hystérique, le compromis est-il possible mais chez le mélancolique, on ne pourrait pas sortir du piège du tout ou rien ? Sauf grâce au religieux ?
On parle de Vouet, après Tiepolo et Bronzino, ses cousins. Vouet creuse les ressorts du miroir. C’est dans l’allégorie de la Prudence. Le miroir ne peut remplir son office qu’avec l’aide de la tromperie. La catoptromancie a été étudiée du Moyen-Âge au 19 ème siècle dans la Société pour la recherche psychique de Londres. Il y a été observé des phénomènes hallucinatoires, amenés par la fixation prolongée du regard. Alors le miroir renvoie l’image du Double, qui hante celui qui se mire. Certains appellent le Double, le Destin. Peu importe, on est dans les rêts du même narcissisme. On peut trouver dans la littérature nombre d’exemples qui confortent ce propos : G Bataille, Hoffmann, Stevenson, A de Musset, O Wilde. L’homme impuissant est rejeté dans un monde incompréhensible. Freud et Schopenhauer rajoutent que la fascination au miroir renvoie à un « je-idéal » fantasmatique, parce que « constitué » dans les limbes de l’expérience de l’infans, c’est-à-dire inaccessible dès lors que le langage n’existe pas comme recours pour l’expression d’un moi non encore constitué. Ce serait ce « je-idéal » que d’autres appellent le Double.
Chapitre 9 : la réduction de l’alternative
Le mélancolique confronté à l’échec de la solution du Double éclaté dans les bris d’un miroir, a comme choix, ou bien le suicide, ou bien le religieux. Dans la dérision des possibilités logiques qui lui sont proposées, le sujet voit l’alternative se résoudre jusqu’à tuer l’espoir de résoudre la contradiction. Il y a pourtant là (où Lacan propose « S de Grand A barré », cf blog Zizek : ils ne savent pas ce qu’ils font, le graphe du désir), normalement, un repère sûr car lié à l’angoisse : l’essentialité du « manque à être » permet justement de vivre. Car c’est sur elle qu’a émergé l’individualité, à travers la maturation haineuse des caractères. Mais quand l’application n’a plus d’objet déterminé, elle s’étend à la vie entière ; elle devient retour sur soi-même et disparition lente du Vouloir cher à Schopenhauer. Le sujet mélancolique ne réussit pas à se libérer du vouloir particulier pour se soumettre au mouvement général de la Volonté, grâce à l’acquisition de la connaissance qui lui aurait rendu sa liberté. À l’opposé, sa volonté de vivre s’est manifestée avec une telle intensité qu’il a pris d’autant plus conscience de l’inanité de ses aspirations, et a préféré y renoncer dans toute la force de son désir, plutôt que de les dominer en bravant la futilité, le vulgaire des conditions humaines. Pas de tolérance de la mise en scène ; pas d’incarnation de l’idée absolue..Arrogance.
L’autre voie est celle de Kierkegaard et du religieux. Ascétisme total ? L’humour qui méprise tout effet de sens oblige à porter l’attention sur les capacités supérieures de l’esprit et sur la résignation qui refuse d’aller plus avant dans les interrogations, qui ne font qu’épuiser les ressources d’une imagination limitée. Contre Schopenhauer, Kierkegaard accepte de mettre le sens dans n’importe quoi, à condition de garder confiance dans ses propres capacités, selon la logique divine. Car Dieu ne veut pas pousser l’épreuve d’Abraham jusqu’à le laisser tuer Isaac. Le seuil qualitatif permet de croire à la liberté retrouvée à travers un excès de réel. A force de se cogner au mur de l’invraissemblance, le mélancolique recouvre la réalité du manteau de la vérité, de telle manière que celle-ci réside dans l’absurde du spectacle du monde, et non plus dans un retour hypothétique au paradis perdu. Les mythes ont imaginé le paradis perdu pour permettre au sujet de recourir à la sublimation religieuse sans plus regretter les bienfaits d’un passé à jamais perdu. Freud dit : les mythes qui animent les religions modernes ne sont rien d’autre qu’une psychologie projetée dans le monde extérieur. Les connaissances inconscientes se reflètent dans une construction d’une réalité suprasensible et la science retransforme celle-ci en une psychologie de l’inconscient, soit la psychanalyse. Les automatismes pulsionnels étant relégués dans la marginalité des mythes, l’individu religieux trouve à se confronter à l’absurde, sans être encombré par sa psychologie. La pensée mélancolique essaie de se surpasser en sachant qu’elle ne maîtrisera plus le résultat : c’est vouloir sa propre perte en allant au devant d’un choc mortel. C’est bénéficier des apaisements de la foi. Il s’agit d’un acte et on n’est pas loin de l’amour.
Nous entrons dans la troisième partie : la résolution esthétique.
Chapitre 10 : l’art de vivre
La « Chose » n’a rien à voir avec la vérité. Cette différence est essentielle. À travers Platon, Hegel montre bien le vide « entre ». Mais la littérature d’Ibsen permet d’avancer : les drames qu’il monte en théâtre traduisent un autre spectacle plus vaste, celui du monde. L’art de vivre se cherche entre esthétique et éthique, entre le couperet de la grandeur et le plaisir de la possession, entre le silence des principes et la plainte de l’indignation. Il y a, dans la logique de l’entre-deux reprise par le mélancolique, une dynamique vitale (tendue entre tout et rien) qui constitue un rempart contre l’apathie. Et l’esthète est passé maître dans l’art de plaisanter avec les limites et s’en tenir aux bords. Il faut unir à la fois la passion sourde à une infinie distance, la vérité par rapport à l’interprétation à distance, par le point d’orgue d’une harmonie musicale. Et ici tout d’un coup la forme, comme un catalyseur, décuple la puissance de la réaction dans la synthèse des forces réunies. L’art de vivre ne se perd pas dans le retrait méditatif de la résignation mélancolique mais s’intéresse à l’activité de la distanciation, aussi bien par rapport à l’illusion névrotique que le dérisoire mélancolique (car tous deux guettent les moindres défaillances d’une énergie crispée). En refusant la position de l’acteur, le metteur en scène prend le relais, au travers d’un découpage scénographique, des bouleversements sensibles. L’arrangement du spectacle devient pour l’esthète la condition d’émergence de l’individualité ; condition qui permet de pétrir la matérialité de l’univers. Le mécanisme de la sublimation est paradoxal, qui doit d’abord agrandir l’abîme entre l’illusion du monde et la vérité du cri, avant de pouvoir couvrir ce dernier du rideau de la scène et de l’ironie en fin libérée, prête pour changer de dimension et devenir humour.
Freud cherche à accorder la représentation et la perception sous la conduite des « indices de qualité », reliquats de l’expérience de satisfaction. Le complexe de l’objet réapparaît toujours accompagné de divers complexes d’attributs. Il devient dès lors possible de tracer à la pensée des voies qui partant de ces deux sortes de complexes, aboutissent à l’état souhaité de l’objet, et cela d’une façon qui ne dépend pas de la perception réelle à ce moment-là. Voilà le cœur du problème : la sélection des attributs d’objet (soit la composition de l’environnement) sert à dompter la douleur sous la vigilance d’une esthétique bien intentionnée. La conduite esthétique apparait clairement dès lors que l’on considère les objets sur lesquels se focalisent l’attention, comme porteurs de la qualité même du vide qui plaît au mélancolique. Dans l’art de l’apparence, il reste à briser le miroir trompeur de l’Autre contre lequel se cogne le mélancolique, afin de maintenir le cadre du spectacle, grâce à la seule puissance de la forme. Le mode différentiel qui s’impose, c’est qu’on parvient à la réalité par la défaite de l’illusion, et que l’on parvient à l’affirmation par la négation, à la décision par l’amputation de la liberté. L’art de vivre participe de ce mode différentiel jusqu’à en faire son principal objet : il tire sa fonction de l’appréhension de la souffrance, mais encore il instaure de toutes pièces, les conditions formelles nécessaires du plaisir, dans le but de sauvegarder la libre mobilité de la jouissance. La forme doit porter à son comble la puissance des émotions. Schiller dit que dans la mesure où il enlève aux sentiments et aux passions leur influence et leur puissance dynamique, il les accordera avec des idées de la raison, et dans la mesure où il ôte aux lois de la raison leur contrainte morale, il les réconciliera avec l’intérêt des sens. La violence des sentiments contradictoires, dans la limite de l’épuisement et au terme d’un accord plaqué, s’étale en mesures rythmées dont l’arrangement musical se joue des variations.
L’ordre participe essentiellement de l’art à la fois dans la sélection du flux événementiel et dans la mise en forme de ce dernier. L’art tient donc compte de la nécessité psychique (par rapport à la souffrance) et surtout induit à relever la tête dans la fascination de la Beauté. Ce qui est fort dans l’art, c’est ce fameux ressort de l’énergie à l’instant ultime au-delà duquel il se casserait. La Beauté réside dans la forme, indépendamment du matériau qui n’attendrait que d’être modelé par une main spirituelle. Délicat équilibre entre l’émotion brutale et l’immobilité contemplative, l’agression sentimentale et la distance du regard. L’art de vivre relève de l’art car il rivalise avec le Beau, en cherchant à tous prix à préserver les passions de leurs poisons mortels, et à justifier leur ardeur au profit d’une organisation des rapports humains. Le sublime dépasse le beau en se cognant aux angles du vulgaire. Delacroix, quand il parle de l’architecture comme le plus beau des arts, nous dit que celle-ci touche au sublime parce qu’elle se doit de respecter les règles de la construction et répondre du besoin élémentaire d’avoir un toit qui tient. L’architecture s’accompagne du silence, elle plonge dans la quotidienneté banale des maçons et des ingénieurs. L’art de vivre c’est l’affaire de tout le monde, du vulgus pecus et pas des élites humiens sensibles à la beauté ? Pourquoi ceci révolte-t-il l’esthète ?
Chapitre 11 : du vulgaire
Il n’y a probablement que Dieu ou qu’un dieu qui puisse ne dire des choses « que ce qui doit être dit ». Travail de la distanciation qui met un barrage contre la vague envahissante de la masse informe du milieu extérieur, qu’on appelle le vulgaire ? Entendez le vulgaire comme l’intolérance anxieuse de l’anonymat. Condition de sociabilité, cette intolérance au vulgaire désignerait le critère différentiel indispensable à l’appréciation de sa propre subjectivité, et celui par lequel autrui acquiert le statut effectif d’interlocuteur. Niant délibérément l’existence d’autrui, le personnage vulgaire dans sa complaisance narcissique, le menaçant d’anonymat, l’oblige à édifier un système de défense rationnel ? C’est donc bien d’une barrière de protection dont a besoin l’esthète face au vulgaire. De son côté le vulgaire dans son expression collective reste toujours aux aguets, et surprend la moindre défaillance de l’esthète, qui, tout en aspirant à l’indifférence, échoue à en adopter la superbe. Ainsi l’esthète s’exposera-t-il à trahir le ridicule de sa prétention ? Le vulgaire est tenace et il ne s’inclinera que devant le saut qualitatif qui paradoxalement mènera au religieux ou au dandysme. Baudelaire ou Kierkegaard. S’il existait une certaine qualité naturelle du beau, il ne serait question du vulgaire qu’à propos de la forme, et non pas du contenu essentiel des choses ou des événements.
Il faut du silence pour entendre le vulgaire dans ce qu’il a à nous dire. Il faut prendre Schiller à contrepied. Rappelons l’intérêt de ces protocoles d’expérience relatifs à la durée d’émergence d’une ou plusieurs compositions (gestalts) sur un fond ambigu : le vulgaire n’aurait-il rien à voir avec cette structuration perceptive, avec ce filtre sélectif au travers duquel l’individu organise dans son milieu, plusieurs arrangements possibles ? C’est une sorte de rapport au monde, une configuration de l’expérience liée à la structure intime du sujet, qui organise le monde extérieur, en fonction d’une détermination précise dans l’arbre des choix du possible. Cette double appartenance du sujet au monde par le système des signifiants et la sélection perceptive qui s’y trouve nécessairement liée, rejoint certainement le schéma de fonctionnement des signes linguistiques de Peirce, selon lequel le signe est une chose reliée par un certain élément à un second signe, son objet, de telle manière qu’il mette cet objet en relation à une troisième chose, son interprétant, et ceci de façon à présenter encore toute une série infinie d’interprétants. Le vulgaire s’apparenterait à la situation triangulaire dans laquelle la forme, le contenu et l’acte invalideraient dans leur rapport, tout recours aux valeurs esthétiques préconçues, pour ne diriger l’attention que sur un surplus de la forme. La structuration de la perception représenterait la grille de sélection inconsciente des phénomènes qui individualise le comportement humain, et la série des arrangements de l’environnement ne représenterait rien d’autre que les fluctuations de l’interprétation. Cette dernière, contrairement à la structuration perceptive, ne serait pas fermée sur elle-même, mais autoriserait le jeu des associations d’idées autour d’une contrainte signifiante minimum.
Freud: la logique répétitive qui transparaît dans la vision du monde fait nécessairement appel à la structuration de l’imaginaire qui, seule, reste en mesure de résoudre l’énigme du style, puisqu’elle établit entre le jeu esthétique et la réalité de l’inconscient, une identité de nature. Ce sont là les « clichés » qui déterminent chez le patient, une certaine manière d’entrer en relation, une mise en forme des situations. Que cette disposition inconsciente réfléchisse, au-delà des identifications successives qui ont contribué à la formation de la personnalité du sujet, le prototype fondamental des interrogations ultérieures, et, par conséquent, le cadre référentiel qui va servir à l’élaboration des critères du jugement, confirme le pouvoir de l’imago freudienne, qui, plus que la représentation de perceptions anciennes, recouvrira pour le sujet une essence émotionnelle spécifique, dans la répétition d’un certain comportement. Qu’advient-il du vulgaire sachant que son rival, le Beau, relève dorénavant des effets du spéculaire et d’une fonction d’interprétation constitutive de la personnalité ? Vulgaire et Beauté s’originent d’un même sentiment : l’agrément ou le refus d’un regard au lieu même de l’image spéculaire. On ne tolère jamais les défaillances de l’Idéal du Moi, et l’on cherche à éviter tout ce qui rappelle les premières frustrations. Le Laid se présente à nos yeux sans aucun fard. Il n’en va pas de même pour le vulgaire. Celui-ci accompagne l’anonyme, le banal, celui qui se mêlant à la foule, s’évanouit faute de traits distinctifs. Or n’est-ce pas le lot du mélancolique que l’héritage de cette foule immense dont les visages se ressemblent tous au point, justement, que le vulgaire éclipse la laideur, comme le vide éclipse la forme ?
Chapitre 12 : l’économie passionnelle du quiproquo
Le vulgaire aiderait le mélancolique à se dégager de ses blocages par un vide actif – le banal – pour se guérir. Prendre une chose pour une autre relève du domaine de l’inconscient, non seulement dans la mesure où quelque similitude répétitive aurait provoqué la confusion, mais encore par le fait que « la chose » qu’il croyait pourtant bien connaître, est venue se fourvoyer en une autre étrangère. C’est le quiproquo narcissique qui, des fantasmes auto-érotiques aux palliatifs de la phylogénèse, se glisse dans toute visée intentionnelle et dans toute relation intersubjective. La faute en incombe à ce Double qui n’admet aucun repentir, sachant qu’au-delà de cet effet de méprise, il renferme la source vitale des pulsions de vie. Si l’on prête attention aux relations de symétrie et de réflexivité qu’implique la ressemblance, par rapport à celles opposées qu’implique la représentation, on ne peut plus prétendre déduire la représentation de la ressemblance, sur base des règles de la comparaison. Entre les deux une distorsion donc, telle que l’élément commun à elles deux s’estompe pour renvoyer à un référent négatif, situé dans la subjectivité même. Contingence et répétition sont les deux propriétés essentielles du quiproquo. La traduction que ces modes ne cessent de mettre en forme, empêche toute réduction de la signification à l’actualité présente, et dénonce les remous internes de l’affectivité. On peut ici concevoir, au-delà du quiproquo passif (le mot d’esprit), un quiproquo actif sur le mode de la construction de la création esthétique et artistique, comme organisateurs des dispositions passionnelles. Comme forme, le quiproquo réunirait deux significations opposées, deux domaines disjoints dans une seule figure de style. Allusion au maniérisme italien de la post-Renaissance ; allusion aux études de mœurs vaudevillesques de la première moitié du 19ème siècle. Il s’agit de découvrir des analogies cachées entre des objets et des personnages apparemment sans rapport, dans le but de réserver aux initiés les secrets du décryptage. Le quiproquo recèle une ambiguïté où l’on pressent l’abîme auquel il tient ses racines. Érigé en règle de construction scénique, il s’appuie sur les marques communes à deux personnages (les insignes) dont il exagère les caractères (eikonismos) de manière à ce que l’équivoque étant levée, le naïf se voit confondu à un type d’explication qu’il avait toujours méconnu.
La légitimité du quiproquo marcherait de pair avec l’équilibre des passions, à travers une certaine distance aristocratique ? C’est un art qui procure à l’esthète les clés de la sélection des composantes de l’environnement, de même que la mesure des variations de son implication ? La délicatesse de la passion s’attache à l’artiste, la délicatesse du goût à l’esthète ? Pourquoi faut-il absolument distinguer ces qualités, vu que l’un se voue à la gestation d’un reflet et l’autre à la maîtrise d’une organisation interne ? On revient à l’image du funambule : entre le risque de la dissolution mélancolique pour l’esthète, et la sclérose par la compulsion chez l’artiste, et l’issue est dans la réussite de l’œuvre ou de l’arrangement, mais surtout dans la répétition incessante, la répétition vitale qui permet la compréhension d’après-coup.
Chapitre 13 : esthétique du dénouement
On en vient à prôner une scène, une mise en scène où le metteur en scène fixe sur le visage de ses personnages un masque univoque, une symbolique univoque. La contruction de l’apparence, il faut avec Freud discerner la place de la réalité effective par rapport à celle de la réalité psychique, si l’on ne veut pas tomber dans la folie par trop d’objet ou trop d’idée. Qu’on songe à la perception structurale de la gestalt, aux « clichés » et séries psychiques en acte dans le transfert, aux schémas phylogénétiques, et on ne sait plus comment fixer la frontière entre réalité effective et réalité psychique : seulement la souffrance est là pour nous en faire souvenir et nous avertir du gouffre. Il n’y a pas à trouver une définition de la vérité, mais une dynamique personnelle commandée par un seuil limite de souffrance, et ouvert sur l’infini du désir (entre zéro et l’infini). Reste alors pour la psychanalyse la seule solution : celle de la création artistique, qui fait retour à la réalité dans un nouveau type d’effectivité. Ceci est chargé de convaincre que la réalité est un objet hors d’atteinte, parce que l’acte de peindre y substitue l’objet que façonne son désir retravaillé. Sous-tendue par la réalité d’un manque, l’œuvre contribue à rassembler les hommes autour de la négativité, celle-là même qui – on le sait – soude la communauté. Il s’agit pour l’artiste de pallier un vide par une exposition (exploitation sublimée) du lien qui maintient en groupe. Il y a ici transformation aussi de l’énergie, pour laquelle vide et plein n’est que prétexte à la mobilité (la nature a horreur du vide) : on reproche ici à l’artiste de ne faire que choisir dans les multiples, une seule forme créatrice. La culpabilité liée à choisir le plein (par rapport au vide) est synonyme d’arbitraire, et celui-ci harcèle le sujet au point de l’épuiser. Butant sur la fonction entre zéro et infini, il part du zéro, du choc du zéro pour entamer la série 1,2,3,… inlassablement. Le plein que l’artiste affronte revient à un moment à du vide, car il est impossible de saisir l’expérience dans sa totalité. Bifurcation ici : la fantaisie discerne les premiers signes d’épuisement et avant y décèle le tracé d’une trajectoire. Le problème de l’artiste c’est qu’il n‘y a pas de stabilité dans la forme.
Il est temps de déplacer le modèle de l’artiste au milieu des contingences de l’humaine condition. Don Juan démontre que la tension se résoud dans l’idée générale de la jouissance, à condition de ne pas spécifier l’objet conquis (et d’en préserver à ce prix le caractère esthétique). Kierkegaard s’appuie sur la musique, pour de son essence, en retirer le concept en acte dans une jouissance désinvestie (soit le contraire de Don Juan). Kierkegaard évide le côté sentimental des événements, pour fixer le choix d’un principe éthique, jusqu’à effacer l’éventail des autres possibles. Pirandello a bien capté l’enjeu soulevé par Don Juan et Kierkegaard. Pirandello a une esthétique qui ne résulte pas de la généralité de l’idée en acte dans la dynamique de la répétition, mais d’une hypostase de l’événement acquise au prix d’un effort considérable du sujet. La pratique freudienne de l’isolation remplit ici son rôle. Mais si l’événement n’a pas prise sur le sujet, celui-ci n’en ressort pas pour autant vainqueur, confronté maintenant au vide, qu’il a laissé s’installer en lui, et qui menace de le faire s’envoler comme un ballon. Le salut est là : trouver un pivôt, le pivôt d’une idée et s’y fixer. Et parce qu’on ne trouve pas de pivôt dans le commerce, il faut le fabriquer. Servir de miroir aux autres, par la revendication du pivôt, organisateur par rapport aux passions, relève d’un paradoxe tragique : comme l’artiste qui ne peut arrêter la succession de ses formes, le sujet éthique se trouve dans l’obligation de se fabriquer un rôle autour du pivôt, mais surtout de le suivre jusqu’à l’absurde d’une situation, qui finit par y perdre toute consistance. L’esthète est en difficulté : il s’édifie une défense sévère, mais le sujet ne sait plus qu’en faire, si elle fonctionne trop bien.
Conclusion : le temps vaincu
On ne choisit pas impunément les cartes du destin, et la logique bafouée se charge de dépêcher la vérité à nos trousses, quand les contingences de la réalité confirment notre fourvoiement. Mais s’agit-il d’un fourvoiement lorsqu’une inexpérience vient cautionner un choix inadéquat par essence ? Pour Platon, les âmes qui proviennent de la terre et non du ciel, discernent le mieux les modèles de vie harmonieux, ceux qui obscurs en apparence, les laisseront libres des entraves sociales les plus grossières, et leur éviteront les affres d’une cruelle destinée. Les âmes en provenance du ciel sont en difficulté de ce qu’elles n’ont pas expérimenté la souffrance, et cette difficulté est la précipitation ; elles ne prennent pas le temps de comprendre.
Vouet peint le temps vaincu par l’espérance, l’amour et la beauté : allégorie où il n’y a plus de miroir dans cette âpre lutte qui voit le temps faiblir et se coucher ; la faux qu’il tient encore de sa main droite dans la partie inférieure gauche, et l’espèce d’ancre abandonnée dans la partie inférieure droite, restent inutilisées pour se trouver avantageusement remplacées, dans la partie supérieure, par les trompettes d’un ange enlacé à un second personnage qui apporte, des airs, la couronne et l’épée de la justice. Ce peintre travaille l’ambiguïté du miroir, à la fois lieu de l’erreur et de la vérité, pour le néophyte, qui, contrairement à l’esthète, s’efforce d’extraire des événements une soi-disant explication au service d’une vaine reconnaissance personnelle. Qu’on se laisse surprendre par un événement et le ricanement du temps ne se fait plus attendre. Le miroir se brise et rend au spectateur désabusé les morceaux d’un puzzle incomplet. C’est le mélancolique aux cent visages dont pas un seul ne lui appartient, qui reconstruit inlassablement une enceinte possible, dans laquelle il puisse évoluer,mais ses limites mêmes offensent sa raison et lui redonnent le goût de l’infinitude stérile. C’est Narcisse, c’est le naïf, c’est l’esthète pour lequel l’événement, trop subtil dans ses détours, offre matière à la construction d’une apparence, qui, à son tour, réintègre une place dans la réalité dorénavant apprivoisée. Sans illusion dès lors sur l’univocité de la vérité, l’esthète la précède dans la composition, et la défie sur son propre terrain : celui de l’opportunité. Ce n’est pas se voiler la face que de manier l’apparence quand on sait que la vérité est vérité sous la haute autorité de l’apparence elle-même. Ni elle, ni les dieux ne peuvent compter toutes les cartes du destin, et elle n’agit que pour mieux faire entrevoir aux hommes les ressources d’une logique infinie. Par rapport à la perte de l’objet irréparable, surtout quand ses propres traits s’y sont trouvés suspendus, c’est là encore l’esthète qui s’attache à confondre la déréliction constitutive du sujet, dans la création d’une aire de protection et dont la fantaisie intérieure tisse le canevas à travers la contingence des événements.
De la trop grande proximité avec la vérité, qui caractérise le mélancolique – la vérité du leurre de l’identité – à la construction défensive d’un univers esthétique, Marie Claire Lambotte explore à titre d’essai les différents modes de résolution ou de renversements possibles de cette impasse du savoir qui scelle la destinée du sujet. L’essai laisse espérer une issue et avec Kierkegaard, on croit y arriver. Mais l’analyse du positionnement de l’esthète revient corriger une telle impression par un effet d’après-coup. : l’enfermement dans la solution par trop individualiste n’arriverait qu’à postposer l’inéluctable. Et pourtant on sait que briser l’enfermement, totalement tributaire d’autrui (n’importe qui, le vulgus pecus, puisque la mère a biaisé l’épreuve de l’infans au miroir), de son bon vouloir, offre une chance s’il y consent de sortir des murs.