Qu’est-ce qui pousse l’homme à faire des choses, jusqu’à s’étourdir, puis à déplorer que plus il fait et plus il se sent dépossédé de lui-même,… et pas seulement de ses œuvres ? Dans tout ce qu’il fait, et où se déploie sa technique, ne fait-il que projeter vers le dehors ses fantasmes qui le harcèlent ? Et lesquels ? Tient-il tant que ça à maîtriser ? Où cherche-t-il à se briser comme pour se connaître autrement ?
L’essence de la technique est d’être miroir-mémoire de l’homme où il se regarde avec ennui, avec jubilation, mais d’où il voit revenir sur lui le défi dément qu’il s’est lancé : parvenir à se refaire et s’y reprendre,… et trouver au passage des gestes qui l’obligent à se dépasser, et par là ressentir qu’il se passe quelque chose.
Entre les gémissements de l’homme écrasé par la technique et les exaltations sur l’homme, ingénieur de l’homme de l’avenir, n’y a-t-il pas une troisième voie ?
Introduction
Émergence du technique. Il faut croire que les hommes, tout en cultivant leurs fantasmes, ne s’y sont pas tenus et les ont frottés contre le roc du réel pour voir ce que ça ferait. Tous ces fantasmes furent accomplis et leurs manques comblés de sorte qu’entre dire et faire, il y a non pas un abîme mais le chaos des choses qui se signifient : comme appels, refus, matériaux à œuvrer, pièges féconds, germes de langages naissants.
Entre dire et faire il y a le geste, qui manifeste un désir. Individuellement parfois l’homme renonce, mais pas collectivement. Par la force des choses, cette force qu’il fait transférer sur lui et qui lui donne des forces, l’homme a répondu à cet impératif : il faut faire quelque chose. L’idée qu’il n’y a pas le Bien mais qu’il y a le mieux va loin car cela pousse à faire quelque chose au-delà de soi-même. C’est une éthique assez technique. Elle ne pousse qu’à faire, et dès qu’il s’agit de faire, surgit le savoir-faire et la suite à faire dans ce qu’on fait. Et là on bute sur son succès : la visée de la technique concerne l’infini inatteignable de l’homme. La technique voudrait doubler l’homme et le refaire.
Destin irréparable de notre être au monde. Bien que dire et faire soient comme deux pôles irréductibles, il y a le dire qui fait acte, et l’acte qui trouve la parole où se dire. Entre dire et faire, penser et agir, ça ne communique pas d’emblée. Aujourd’hui pour qu’une parole fasse acte, il faut beaucoup de gestes connotés, de traces témoins qui font la complexité « juridique » où la technique d’un langage rejoint le langage de la technique. L’auteur va beaucoup insister sur la loi. Si le passage d’un dire à l’acte passe par une technique, inversement le passage d’un acte au dire implique aussi un savoir-faire, par exemple dans le travail littéraire. L’auteur va souvent insister sur la lettre, le littéral.
La pulsion confronte à l’irréparable de notre être au monde. On voudrait s’en emparer mais rien n’y fait et cela fouette la quête de l’infaisable, du tout qui reste à faire. L’homme sent de suite que s’il ne fait rien, il s’intoxique. Quand le travail tourne à la routine, on sent monter un besoin douloureux de faire quelque chose même d’insensé pour sortir de cet enfer. On peut éprouver l’amour mais le faire confronte à quelque chose d’unique. L’amour courtois où on mettait un point d’honneur à éviter tout contact faisaient quelque chose à la place : un poème, un chant qui a ses lois et exige savoir-faire et une certaine technique.
Technique humaine, trop humaine. L’homme cherche à produire des répondants de son absence et ceux-ci exigent toute sa présence. Mais au-delà de ce paradoxe, quelle est cette chose qui répond de nous en notre absence ? C’est la mémoire. Le pari de la technique est de saisir des parts du monde, juste de quoi s’accrocher, de minces fragments de réel à quoi se retenir, pour vivre un désir de mémoire, pour s’actualiser en déployant ces nouveaux fragments de mémoire. Nos appareils, nos dispositifs sont des gestes, des images, des pensées, transférés à une matière pour qu’elle les retienne. L’activité technique prend sa source dans le destin humain de se transmettre à soi-même en passant par le monde.
La dialectique entre dire et faire est souple et tendue. Et si le progrès technique était le désir poignant de reculer ce qu’il redoute comme l’ultime mémoire : le reflet de sa mémoire première, le rappel lancinant de son origine perdue où il était vraiment sans recours ? Ou l’appel de la mort ? L’homme met parfois en mouvement son corps pour faire en sorte que ce mouvement lui-même le porte, le porte à se déporter entre dire et faire, à déployer une histoire.
Quelques constats. La question n’est pas de définir la technique ni de constater son emprise mais de mieux comprendre cette infiltration dans la trame de nos vies et de secouer des clichés : ou la technique neutre qui uniformise et abêtit, ou la technique exaltante. Mais la technique n’est-t-elle pas génératrice de différences et d’énormes diversités qui s’effacent pour faire place à d’autres ? La technique se retourne sur elle même, elle se prend pour objet et surtout prend pour objet l’homme qui l’engendre, depuis sa trame cellulaire jusqu’à ses formations sociales : technique des effets de masse. Mais attention la technique ne se maîtrise pas, elle vise ce qu’elle n’atteint pas et qui est le tout de l’homme. Comme toute conscience rationnelle la technique est reliée par nombre de fibres à l’au delà du rationnel.
Ethno-spectacle. Toute technique est un passage à l’acte un peu raté. Ces points de ratage sont ce par quoi chaque technique entre en contact avec ce qui la dépasse. La technique interroge les effets de ce qui nous échappe : qu’est-ce qu’on en fait ? Et qu’est-ce qu’on fait des retours en force de ce qu’on a fait ? Car il faut parler ici de l’accident technique. On a supprimé des espèces, on les recrée à un détail près, la vitalité n’est plus au rendez-vous.
Pourquoi faire ? Entre dire et faire il y a un écart. Ce qu’on fait voudrait du répondant. Au delà de faire le nécessaire sous l’aiguillon du besoin, l’homme fait l’impossible pour trouver des situations qui lui fassent quelque chose, autre chose, une sensation. Pour qu’une fois, de la chose faite, émerge un signe qui fasse vibrer l’évènement. On met en œuvre toutes sortes de gestes pour que quelque chose arrive et c’est cette mise en œuvre qui apprivoise tellement les choses qu’à la fin rien n’arrive. Les accidents et les crises sont les lucarnes éblouies ou terrifiées, par où l’homme fait qu’il arrive quand même quelque chose. Une trouvaille parfois par quoi il inscrit que quoi qu’il fasse, il arrive aussi autre chose et c’est justement ce qu’il cherche. C’est par le biais des points critiques que le dire et le faire communiquent. Le mot clé c’est le transfert car il est présent dans toute technique au delà de la motivation, c’est un élan d’indicible qui ne se laisse dire que dans le faire. L’homme transfère au technique les questions qu’il se pose à lui-même non pour les résoudre mais pour faire durer le jeu de s’interpeller. Et ici il est question de noeud et de dénouement par ailleurs.
Le style de l’auteur renvoie à un registre poétique, musical, méditatif. La langue telle qu’elle est pratiquée dans sa culture exige du lecteur une disponibilité aux sautes de raisonnement. L’auteur est mathématicien, philosophe et psychanalyste. Dans la mesure où ce résumé s’inscrit dans un blog à multiples entrées à côté de la philosophie largement privilégiée, le concept « d’entre deux » va être retravaillé par « ce qui passe et ce qui aide à passer », à savoir le transfert et les médiations. L’inconscient, le refoulement, l’interprétation par contre n’est pas ici mis en avant, sans pourtant l’éliminer. Disons que c’est là dans un arrière-fond. Par contre la notion de temps, telle qu’elle surgit au cœur de l’accident, repasse à l’avant-plan. Autrement dit cette lecture réclame une gymnastique du désaississement. Une sortie de la zone de confort. Il faut lâcher prise et expérimenter dans le saut d’être ressaisi autrement.
Ce livre est composé de cinq chapitres en dehors d’une introduction et d’une préface : accidents, créateurs et procréateurs assistés, la technique-transfert, l’appareil médiatique, essence du technique. Comme à son habitude l’auteur ajoute des « suites » : sur l’épreuve du vivant, une technique de l’instant, conquêtes d’espaces.
Chapitre 1 : Accidents
L’accident insistant donne à penser, il redonne à la pensée son caractère urgent qui concerne ces choses énormes et radicales que sont l’amour, le rapport à ce qu’on produit, à la chose faite, à l’acte au-delà de nous-mêmes, à l’au-delà tout court. On avait confié notre corps à une institution chargée de le porter et, sans prévenir, l’accident nous transforme en un tas de viande. Dans l’instant de transport quelque chose a trahi et la destination s’est muée en destin. Cette confiance à donner son corps pour être transporté est l’acte d’amour minimal à l’égard du collectif et repose sur une idée simple que chacun fera son travail, tiendra sa fonction. L’accident dit que l’homme n’est pas à la hauteur de l’objet qu’il a produit, du rendez-vous de parole qu’il avait avec son produit et avec les autres que ce produit concerne. Une technique est un engagement sur parole. La technique en tant que foyer de savoir et de savoir-faire mis en mémoire sous forme d’objet, exige beaucoup de l’homme.
En fait la technique révèle à l’homme les failles où lui-même ne se maîtrise pas. Elle est son double et son miroir et loin de l’écraser elle fait refluer sur lui les moments où il s’écrase de n’être pas à la hauteur de ce qu’il fabrique, les moments où il triche. Ce n’est donc pas qu’il exige trop ou pas assez de la machine mais elle est pour lui un événement qu’il oublie, où il s’oublie dans l’attention à « la Chose » et dans la qualité de l’échange qu’il l’avait habituée à attendre de lui. Il y a ici un point de fascination favorisant les dérapages-glissades sur la tache aveugle. C’est donc lui-même qu’il trahit dans ce dialogue en trahissant la machine. Ces mauvais relâchements ressuscitent d’« étranges recours au Sacré », où c’est son propre narcissisme qu’on érige en hasard divin. L’inattention de ces moments est une forme de retrait narcissique. Qu’est-ce qui s’est passé entre le conducteur de train fou, sa machine et le reste du réseau ? Dieu sait, c’est ce qu’on dit quand on ne sait pas, mais en fait quelqu’un sait. À ce moment d’absence, la parole est laissée à d’autres automatismes. Les accidents sont des lapsus meurtriers dans le discours d’un lien social. N’être pas à la hauteur de ce qu’on fabrique, cela dépasse le cadre technologique. Il y a des accidents de la langue et ceux de la circulation du transfert des corps. Leur message commun ? Sortir d’un certain cercle infernal. Le message de l’accident c’est peut-être d’exiger qu’au-delà des raisons, on en parle autrement, qu’on parle autrement. L’accident n’est donc pas un simple lapsus, c’est la rencontre violente entre l’homme et lui-même à travers ce qu’il machine.
Le miroir de la technique est plus complexe que la technique du miroir-plan. Les images qu’il donne de l’homme sont réelles et morcelées, elles mettent un certain temps à se présenter comme images. On dirait que de les avoir fabriquées, ses machines, l’homme s’est débarrassé de l’idée qu’elles étaient ses images. L’homme produit des images de lui-même qui sont fragmentées et souvent il refuse de s’y reconnaître. Mais de ne pas y voir son image, l’homme en vient à ne pas voir qu’une machine est aussi un processus et pas seulement un objet : qu’elle implique d’autres hommes. L’accident dit que dans ce processus un homme a manqué à un moment, il a été « bof (distrait) » c’est-à-dire que derrière l’accident visible il y a eu un accident invisible. L’accident est le signe d’une occultation abolie.
La technique c’est ce que les humains développent pour maîtriser ce qui leur est utile mais surtout pour maîtriser l’imprévu, l’événement. Le tremblement de terre c’est l’événement pur. Il se passe en Arménie (1988 Spitak URSS) et le monde entier s’en émeut. C’est l’événement absolu qui casse le support du lien humain et il casse l’hypothèse technique minimale où, pour faire, on suppose le monde stable. Dans l’accident, dans l’événement, on est renvoyé à ce qui échappe, au possible. Et là il y a solidarité pour les victimes car c’est un fait que les humains sont d’instinct prêts à être avec l’autre, à faire ensemble pour affronter l’événement total. Il y a eu un afflux de dons, énorme. Mais en relais la bureaucratie qui est chargée d’organiser le cheminement de ces dons à destination, a souvent cafouillé. Quand un objet doit transiter par trop de circuits, il n’y a plus d’objet. Des objets sont devenus obsolètes avant usage. Un objet n’existe qu’entre le geste qui donne et celui qui le reçoit, et si ces gestes sont inertes (vides de vitalité), l’objet s’efface. On est d’autant plus solidaire qu’on n’accorde pas une énorme valeur aux liens où l’on est déjà. Quand on donne on ne dit pas : voilà ce que « nous » on donne, c’est donné et c’est tout. Les technocrates imaginent mal un rapport discontinu à la technique, un rapport qui tienne à la technique pour soudain la lâcher et la saisir autrement, un rapport libre à la technique plus exigeant que le rapport normal qui n’est qu’une technique. La technique est un processus intriqué dans des procès non techniques : c’est l’intrication qu’il faut assumer. L’intérêt du bureaucrate fuit donc le contact entre deux cultures, deux façons de faire, ce qui fait que, grâce à l’autre, l’un rencontre ses étrangetés et s’approprie ses manques ou au moins les découvre.
Le lien à la technique et à la machine en tant que mémoire est curieusement équivalent au lien à l’écriture, comme moyen de combattre l’oubli : de vivre avec, de le faire vivre. Or le mot-clé des techniques modernes, le mot « programme », dit bien cette offre d’écriture qui est aussi une demande. C’est en tant qu’elle ne maîtrise pas l’oubli, que l’écriture progresse. L’écriture semble nous dispenser d’exercer la mémoire et en cela elle devient agent de l’oubli. Toute machine est machine d’écriture. Les ordinateurs ne font que l’expliciter : accumuler l’information, la rendre traitable, oublier l’intraitable qui d’ailleurs se repointe. La technique comme l’écriture réactualise la magie. De tout temps il a fallu s’adresser à l’inconnu bien avant de savoir en écrire l’équation. En répétant la démarche, on acquiert de l’adresse. Travail méticuleux du répétable, des traces, des transmissions : là est le filon mystérieux qui va de la magie aux techniques. Toute technique a un résidu fétiche. L’inconnu tout un temps fut l’inconnaissable. La machine ne va pas me faire ça à moi ! …et on se permet de ne plus respecter les normes ; l’instructeur-pilote s’autorise de lui-même et retrouve le lien magique, primitif et mortel. L’écrivain recherche les accidents. Il faut toujours repenser les liens de la technique avec le vivant. L’accident c’est un transfert bloqué qui soudain explose comme pour s’ouvrir à un autre espace et qui ne trouve que des corps en état d’absence, pris par des transferts qu’ils ignorent et surpris par ce qui fait retour. Or c’est aussi par cette voie que la trouvaille surgit, faisant voler en éclats les forces de mort,… et c’est l’accident de vie. Car la vie n’atteint l’homme que malgré lui.
Une origine qui dure des milliards d’années, cela dit en tout cas que l’origine est un parcours. C’est le rôle des changements violemment discontinus qu’on retrouve dans les mutations constitutives du vivant et – voilà mon idée – constitutives de techniques. Car la technique vise à doubler le vivant dans le langage. Toute machine est un objet-temps porteur de temps, et pas seulement dans le temps. Le facteur temps est un drôle d’opérateur : il contracte les durées après sommation (on parle mathématiques ici ; faire une somme permet la réutilisation du résultat, pensons aux agrégats en économie et son usage des « grands nombres ») et les offre à de nouveaux flux, eux-mêmes engendrant de nouvelles lectures. La longue génération du vivant éclaire l’engendrement des techniques : couper, recoller, greffer, déprogrammer et reprogrammer en partie. Toute technique exige des hommes pour la servir. Un des ressort de la technique c’est de surmonter les résistances aux entournures, aux articulations, aux relais des transmissions. L’homme est le maillon faible et c’est lui qui résiste le plus. Il faut déchiffrer ce qui se passe à ces points-relais, là où s’articulent deux techniques ou deux époques séparées, comme un brusque changement. L’idée est que l’organisme vivant et la technique – c’est là mon idée – sont tous deux structurés par une gestion des sauts, une réinterprétation des manques. On utilise les lois en cours dont on découpe les flux pour s’y infiltrer et pour mieux les exploiter. Mais attention, dans le champ du vivant, l’homme-technicien n’a pas réussi à trouver le moyen d’actionner une poussée initiale, qui, à partir d’éléments inertes, composerait du vivant capable de se reproduire. Tout comme avec l’IA, l’enjeu est d’amener des éléments du vivant jusqu’aux abords du quasi-vivant élaboré. Et ici on est aveuglé par rapport à ce qui s’y oppose en principe. On suppose toujours que dans la cellule originelle, il y avait toute la suite. Mais à chaque mutation les entités sont replongées dans d’autres chaos y compris ceux du langage de leur fonctionnement. À chaque traversée du chaos il y a recharge, mutation de langage, production et perte de certains éléments. La replongée dans le chaos du langage est source de lapsus créatifs. Cela intègre l’idée du hasard créateur. L’idée du langage-chaos incluant les potentiels de rencontre choque le point de vue qui fétichise le langage. Le grand problème technique est de mutation ou de passage d’un langage à l’autre, d’un niveau de représentation à l’autre. En fait les machines sont des métaphores partielles d’organismes vivants. Les mains jouent fébrilement avec ce qui leur échappe et qui est même foncièrement insaisissable. Faire quelque chose de vivant qui prenne le relais de nous-mêmes et qui nous fasse nous prolonger dans le temps, il y a là le désir de faire, d’être pour quelque chose dans ce qu’on est. Et cela s’exprime déjà dans la création artistique ; désir de transmuer les langages et de se déplacer avec. Il y a désir de faire marcher le réel, de faire être des choses qui marchent et pas seulement des choses qu’on voit et perçoit.
Mais revenons à la correspondance technique-nature ou technique-vivant. L’objet technique est toujours un processus. Pourtant on parle d’entretien à propos des moindres machines. Pour une cellule, être chargée de temps est visible : elle s’occupe elle-même de son entretien. Mais au niveau macro, on néglige l’entretien, on s’entretient mal. Or toute technique vise à tenir l’entre-deux, à maintenir un procès. Ceci dit tous les processus de maintien de la vie sont machiniques, mais pas à partir de rien, toujours par immixtion dans une coupure, par infiltration. Les techniques humaines déplacent des fonctionnements du niveau invisible vers un niveau perceptible. On manipule les perceptions déplacées. La métaphore passe entre l’idée que la technique c’est du vivant et que le vivant c’est de la technique. L’homme vise par le langage technique et la technique des langages à arriver jusqu’à l’essence du symbolique.
Dans l’étude du cerveau ce n’est pas le cerveau qu’on imite , c’est le traitement que le cerveau fait du langage. Dans le réel s’établit une dualité dynamique entre un régime régulier et des accidents singuliers par quoi elle s’ouvre sur des au-delà formels et langagiers, que jusque là elle ignorait. D’ailleurs la communication entre deux êtres est toujours de l’ordre de l’accident. Toute technique convoite une conduite proche de l’humain, un rapport à l’Autre non totalement maîtrisé, convoite un espace de liberté, porte d’accès à un degré de complexité supérieure, par l’abstraction. L’homme ne peut pas produire ce qui lui échappe. Il ne peut pas couvrir tout le champ de l’Autre. L’homme tente d’apprendre à ses machines à modifier leur programme en fonction de situations qu’il n’a pas prévues mais qu’il pourrait prévoir s’il avait accès plus libre à sa mémoire. Dans les greffes il y a transfert entre le faisable par l’homme et le déjà fait par la nature ; transfert dont la greffe est une figure. Entre fonctionnement et accident, il y a ronron et surprise. Mais il y a un autre couple : choix et fluctuation. Le choix est ce autour de quoi ça peut fluctuer. Tout comme une fluctuation se présente pour qu’un choix s’y opère, pour qu’une coupure s’y passe. Imaginons que le choix soit le trait, le tracé d’un fleuve, et sa fluctuation c’est l’ensemble de ses affluents, son bassin. Et dans le flux amoureux ce choix est une fixation. Mais qu’est-ce que ce choix s’il empêche la fluctuation ? Le couple est entre la complexité des liens possibles et celui de leurs localisations. Cette polarité, on la retrouve entre position et pré-supposition…
Chapitre 2 : Créateurs et procréateurs assistés
Je ne résume pas la première partie de ce chapitre qui illustre les deux premiers développement de ce livre, dans une rencontre entre le médecin-chef d’une maternité et l’auteur invité. On voit ici que les tiraillements de l’humain sont mis à nu par ces techniques… mais ces dernières ne les inventent pas. Qu’il faille un don de sperme pour qu’on se rende compte qu’un père n’assume de la paternité que ce que la femme lui laisse assumer, cela permet de renouveler le décollement entre filiation symbolique et filiation biologique.
Le médecin échographe apprend que d’avoir dit ce qu’il a vu entraîne que les autres ont fait un acte de défaire cet enfant (malformé). Là, le dire de la technique est anticipé par le faire qu’il peut entraîner (l’avortement). Mais qu’il postpose son dire après la date où on ne peut plus avorter ne change rien, car même si le technicien voudrait bien cerner son acte, il ne peut pas. Et il faut ce retour des actes techniques, qui font dire bien des choses, pour rappeler cette vérité que tout acte, tout objet technique est un processus vivant dont l’insertion dans les trames sociales ou symboliques sont infinies. Un technicien comme les autres techniciens a du mal à se dessaisir du fantasme d’être pour tout dans ce qui passe par lui. Mais tout autant il angoisse puisqu’il vit le fantasme de décider lui-même de ce qu’on laisse vivre ou pas. L’embryon témoigne de l’envie de vivre depuis quand ? Est-il sujet ou non ? En tout cas entre autonomie et dépendance, le fœtus élabore un langage. La grossesse est un langage en cours, branché sur d’autres langages. Tout comme pour l’être adulte, les événements, les accidents, peuvent être des coupures, des relais vers d’autres inflexions. L’embryon transforme en autonomie les forces dont il dépend. Elle devient autonome par les transferts de forces. C’est-à-dire l’élan de vie.
C’est la technique qui oblige l’homme à renoncer à un point de vue purement technique (réglementaire en fait si on pense à une loi-cadre établie par des commissions éthiques) sur lui-même, et d’être convoqué là où la loi est ouverte pour prendre appui sur cette béance et prendre le risque d’articuler son désir avec d’autres. Car on est ici à un nœud carrefour où l’embryon convoque les désirs parentaux (il y en a deux), son habitat (l’uterus), la société. L’homme rêve de se faire contrôler par le réel qu’il découvre au moyen de sa technique : l’observation de l’étincelle de vie à son surgissement originel. L’effet-miroir c’est ce qui là est renvoyé au voyant comme interrogation sur le moment où le vivant fait signe …de l’apparition en potentiel d’une personne, humaine comme moi. Entre ce qui voit et est vu, la technique relaie le fantasme. Horrifiant en quelque sorte. Mais voyons bien que ce qui effraie c’est que l’homme reste un mystère pour lui-même malgré tout son appareillage technique. La technique n’aide en rien à produire l’homme parfait. Car il n’y a pas de définition de l’homme, définitivement. Toutes les pathologies de la conception, de la grossesse, de la mise au monde sont isomorphes aux points critiques du rapport à l’Autre en ce qu’il a de traumatique. Créer c’est donc soumettre un matériau aux effets d’une parole inspirée : un donné matériel jusque là inerte ou chaotique. Créer c’est à la fois donner forme et séparer. La jouissance de créer rappelle d’abord l’inadéquation de l’homme à ce qu’il crée ; l’homme est même refait par elle. Toute technique réalise un fantasme comme elle peut, c’est-à-dire mal. La technique veut faire parler ce qui était là ; c’est une façon de rendre le monde disponible. En lui imposant d’autres langages, on l’oblige à parler le sien.
Chapitre 3 : La technique-transfert
Dans ce chapitre la philosophie qui s’élabore s’est faite en connaissance de cause : et donc par rapport aux pensées de Deleuze (pour la différence), Foucault (le différend) et Derrida (la différAnce)… mais plus sérieusement par rapport aux développements de Lévinas (et son parti-pris pour l’Autre radical au cœur du transfert) et Heidegger (dans son analyse de la technique en lien avec l’Être).
La technique relève d’un stade du miroir généralisé dans lequel on éprouve son rapport à l’être. On en fait l’épreuve en s’affrontant à ces images de soi qu’on produit, images fortes et matérielles au sens le plus vaste du mot image. Tout ce qu’il en est de faire, d’agencer, donne lieu à une technique. En fait tout appareil est branché sur ce qu’il contrôle et sur l’au-delà de ce qu’il contrôle. Tout système est une frontière entre son champ d’action et son champ de dérèglement. À cette frontière il y a transfert, on dirait même un appareil de transfert. « Appareil » c’est le mot pour désigner ce qui s’apparie à quelque chose pour parer à tels effets ou pour y préparer, séparer, réparer. L’appareil de transfert est un dispositif qui enveloppe une technique à l’œuvre, la rend possible, la met en place et la déplace. C’est un complexe de technique-transfert. Le transfert c’est là dès que deux êtres se mettent à parler ; car il y a alors toujours un tiers-dispositif qui fonctionne entre eux du simple fait que leurs paroles mettent en présence des bribes de leur mémoire. Cela déclenche des poussées de leur passé avec leur présent ou leur avenir, des coulées fantasmatiques qui les débordent et qui cherchent où se poser. Ça transfère donc entre eux. C’est en fait une procédure propre au langage, au mouvement où il s’engendre, à travers l’interprétation (le discours de l’Autre) : celle-ci opère toujours sur le chaos d’un transfert et fait ses choix pour prolonger des bouts de langage. Le transfert comme le rêve est un de nos appareils à langage incontournables vu qu’il se branche automatiquement sur deux êtres parlants. L’appareil-transfert éclaire l’essence de la technique : il sert à faire parler l’homme avec les images de lui-même où il se retrouve, et se perd à travers l’Autre et le réel. Les fragments de sa mémoire que l’échange de paroles lui fait matérialiser et dont il fait ce corps parlant gigantesque appelé communication, et qui est au cœur de toute technique, sont le produit et le matériau de transferts incessants. Dans le transfert on se laisse prendre et en même temps on y trouve ce qu’il faut pour s’en dégager. Dans ce dégagement se trouvent révélées des traces et des manques de traces jusque là refoulées ou impossibles : elles sont rendues disponibles, donc encore transférables ailleurs et autrement, en même temps que le transfert qui a servi à les révéler.
Un des ressorts du technique, donc de la geste millénaire de l’humain, c’est ce germe de mots et de corps qui émeut dans ce qu’on appelle faire l’amour. Tout ce qui concerne l’engendrement du langage est impliqué dans le transfert et dans l’amour. La critique de la technique est nostalgique d’un faire qui serait tel qu’on n’aurait rien à y redire et pas grand-chose à y refaire. La critique de l’Occident sur la technique se veut moralisante et fétichiste car déplorant le déchet comme de trop. Son souffle spiritualiste voudrait un faire sans déchet. Elle vise à retrouver l’origine immaculée où ce serait déjà fait : l’origine immobile non entachée de changement, du geste de faire et encore moins de trans-faire. Le trans-faire, lui, insiste dans l’ivresse de faire même si elle semble tourner sur soi et donner raison aux penseurs qui trouvent inepte que des gadgets à communiquer soient mis sous le signe de l’amour. Communiquer formellement c’est transférer. Le transfert comme appareil reçoit, émet, transmet grâce à un rapport puissant : la demande ; avec son envers, l’hypnose. Le sujet demande à un autre d’être son Autre, de lui assurer qu’il a l’objet perdu, de lui dire ce que lui-même n’ose pas se dire, et de refermer ainsi la béance de transfert. Le besoin de sacré est intense et difficile à transférer ; il prend sa source dans un narcissisme très primaire. Accéder au fantasme c’est s’ouvrir au transfert entre parole et corps, entre conscient et inconscient. Le fantasme est un élément du transfert à l’inconscient, c’est le liquide vital ; sans le fantasme non seulement le corps est bloqué mais l’esprit et le transfert sont arrêtés. Au fond, penser c’est s’engager dans le transfert et s’en dégager. Là, s’articulent fantasme, pensée et projet de faire.
La machine-transfert travaille sur les fonctions de coupure-lien, de substitution et de transmutation, soit de retournement. En tant que transferts partiels, les machines font se rencontrer l’homme et le monde ; inversément les hommes ne se rencontrent que pour fomenter des machines, à commencer par celles que leur groupe constituent, machines sociales en transfert sur l’Autre ou pas. (Il vaut mieux ne pas trop chercher l’Autre, en tout cas pas directement ; il faut ménager les rapports avec Lui via les discours, Son discours, sans cela on délire en tombant sur le réel). La question, celle de leur lecture, est de savoir comment les machines sociales gèrent le transfert que souvent elles ne voient même pas. Tout appareil vise à conjurer le réel. L’homme machine fait tout ce qu’il peut pour se transférer au réel, pour marquer le réel d’un transfert de l’humain. La machine, la technique, c’est un transfert de l’homme au réel et ce sont les retours sur l’homme de ce réel qu’il a du mal à supporter. D’où la nécessité du transfert, c’est-à-dire de sa poursuite à un autre niveau. Le transfert met à nu notre façon de prendre part à des choses qui nous échappent. Le transfert émeut le temps. Sans cette dynamique des transferts entre matière et mémoire, entre corps et lettre, qui mettent à l’épreuve le complexe de l’inconscient (les jouissances du dire), l’idée même d’inconscient devient grotesque. Et il nous faut en venir aux croyances. Ce sont des clôtures de transfert qu’on n’avait pas mobilisées, auxquelles on ne s’est pas adressé et qui prennent l’aspect d’un mur. Il n’y a pas plus réel qu’une croyance dont on ne connait pas le secret, le code. On avait cru à une transmission directe du dire au faire et ça ne marche pas. Le transfert c’est le malentendu à la recherche de son écoute. C’est en tombant juste à côté qu’on peut préciser la visée. C’est en déformant les choses que le transfert les offre à une nouvelle lecture, où l’on voit que la forme n’est pas l’image, qu’elle est plus intrinsèque, et qu’il n’y a pas la lecture de la Vérité mais l’affrontement véridique de deux versions. Tout projet de faire est porté par un transfert qui élabore une technique : elle peut y rester sourde, il n’en est pas moins actif. La technique étant œuvre humaine, non seulement l’affect y prend corps mais les passions s’y affrontent ; il n’en reste pas moins qu’à la source du geste de faire, il y a le désir de retrouver ce qu’on a perdu, une part de soi. Transférer c’est transgresser une loi mais en passant sous le signe d’une autre loi ; c’est en un sens se mettre hors-la-loi. Pour l’homme, faire et la technique qu’il induit s’interposent entre lui et son impossible, c’est-à-dire entre lui et lui-même. Cette interposition cache des choses mais en révèle beaucoup d’autres. Le désir de se faire aimer par ce qu’il fait est aussi fort que le désir de se faire aimer par ceux qui l’ont fait, qui l’ont fait venir au monde. On croit que l’appel d’amour concerne le fait à l’état pur, alors qu’on invoque les faits pour réduire les choses du cœur. Ce lien entre l’amour et le faire renvoit à des cas-limites comme faire l’amour ou se faire à son image médiatique. Le jeu du transfert veut porter le geste vers un lieu où réellement on ne sait plus, où c’est de l’inconnu qu’on attend qu’il fasse signe.
La machinerie du transfert se déclenche et travaille dès lors que deux entités entrent en contact dans un langage où la mémoire est concernée. À la moindre secousse de mémoire, la machine se met en branle et met les deux en présence d’un ailleurs. Si transfert il y a, l’objet réel passe au second plan par rapport à son potentiel de transfert, à sa capacité de porter ailleurs. L’homme a besoin d’inscrire dans le réel le fait qu’il veut aller très loin. En tout cas l’objet ne vaut que par son potentiel symbolique. La fonction de résistance qui cache et qui révèle, on la trouve dans le transfert machinique, le transfert à l’œuvre dans tout projet de faire un dispositif. Si le transfert est créatif c’est grâce au reste. Si la technique est créative et efficace c’est grâce au transcendant. L’homme se cache derrière ce qu’il fait mais c’est ainsi qu’il se révèle. L’appareil-transfert travaille à saisir le symptôme, à faire émerger le fantasme et au fond à relancer des potentiels de traduction. La technique comme appareil de transfert produit de la tromperie mais mobilise en même temps la vérité de cette tromperie. Par exemple une émission télévisée : la concevoir, la réaliser, la passer à l’antenne, faire qu’on en parle, peut mobiliser tout le clavier du lien social. Cela peut produire aussi les mutations d’énergie en appui sur un facteur déclenchant, un effleurement de la parole, la musique de la voix ou l’éclat d’un regard. Le transfert passe d’un écart à un autre écart, d’une fissure à une autre et pas seulement d’un objet à l’autre. Une technique peut être prise à son insu car elle ne sait pas ce qu’elle libère comme force de devenir. Le désir inconscient du reste est désir de faire qui résiste à tout et qui ouvre par à-coups des vues sur le non-humain ; l’auteur termine ce chapitre en renvoyant à la technique dans le dispositif de la Shoah…
Chapitre 4 : L’appareil médiatique
Ce chapitre est divisé en cinq sections : technique de la parole-image, les médias et les penseurs, les medias et la culture, valeurs et variations politiques. Une révolution individuelle ou collective, c’est de rendre l’avenir à son état aléatoire et donc consentir à ce que l’origine ait été aléatoire. C’est ce qui fonde le transfert qui est la seule issue béante : celle qui nous permet d’articuler des déterminations, des liens de langage. On fait avec des fragments d’Autre pour se tirer du chaos.
Technique de la parole-image. Les medias sont au cœur de ce qui relaye la parole sociale. Les medias sont un dispositif technique avec sa logique systémique : la parole qu’ils traitent techniquement a sur les corps des retours qui excèdent la technique, excitent les affects et des fantasmes d’une rare violence. Les medias traitent le dire-image comme un produit qui est vendable et qui est coté comme les valeurs sur un marché financier, sans rapport avec la valeur de vérité. On est à un niveau marchand de la parole. Mais dans la logique même de la valeur marchande, les medias ne font pas toujours recette et peuvent être amenés à rechercher une parole qui au départ n’est pas un produit et qui est chargée ainsi d’une plus-value. Quiconque a des problèmes de reconnaissance a des démêlés avec l’appareil médiatique. Malentendu. On attend des medias qu’ils donnent de la reconnaissance alors qu’ils n’ont qu’un impératif, leur seul fonctionnement. Le principe de cette machine est simple : traiter la parole-image afin qu’elle fasse événement ; on est ici dans le registre spectaculaire de la communication. Le gonflement de la communication, qui dépasse tous les medias en les englobant dans un énorme déploiement de paroles-images à traiter sur le mode technique, montre à quel point un des ressorts les plus moteurs de la société du spectacle est le besoin de traiter l’effet de la parole sous tous ses angles. Ainsi en marketing une entreprise en mal d’image, en crise d’identité, fait appel à un conseil-en-communication. Celui-ci donne les moyens pour qu’enfin l’entreprise se réapproprie son image, or l’image est impropre à l’être…ce qui assure le projet de se l’approprier sans fin. L’essentiel est que chaque entité puisse avoir devant elle le miroir parlant où se parler, là où se joue la ritournelle insipide de son identité. La technique-communication sécrète du lieu commun car c’est le besoin du narcissisme d’un collectif que de s’adorer dans ce lieu commun qu’il arbore. Faire entendre une voix singulière ne fait pas problème ici dans la mesure où une facette au moins en est traitable. Et que serait une idée pure intraitable ? Elle s’étoufferait sous le poids de son unicité, du défi qu’elle lance au groupe, car c’est le groupe seul qui se veut unique.
Et pourtant il reste possible que les medias signalent eux aussi un certain jeu de la vie. Car la machine médiatique, comme pour toute autre, produit des effets qui lui échappent. Il y a toujours rivalité entre la technique et ce qui dépasse la technique. En traitant la parole comme moyen d’échanger une valeur marchande, notre société n’a innové qu’en partie. Elle exploite seulement ceci : pour la parole comme pour tout produit, la valeur d’échange inclut la place et le lieu où le produit est livré, la position sur le marché. Et pour la parole-image, l’équivalent du transport, c’est le transfert : le stockage, les mises en mémoire, les distributions… Et là la parole résiste dans l’exacte mesure où elle réfléchit le code et intègre sa réflexion sur le mécanisme de réduction opéré par les medias : à savoir égaliser les prises de parole, les réduire à une moyenne basse qui nivelle toute singularité. L’égalisation est une implication technique du traitement massif. C’est un principe de plaisir de la machine médiatique de ne diversifier que si cela donne à fonctionner (ce qui du coup, uniformise). La logique à l’œuvre ici est la technique du visible social, le visible des techniques du social, que travaille l’imaginaire. Il est inutile de diaboliser cette instance technique en la réduisant à la jouissance de ceux qui l’actionnent car nul n’est en état de la vouloir en grand. Or c’est en grand qu’elle fonctionne , on parle des mass-medias. Dans cet énorme complexe technique, le langage de la technique devient la technique du langage, celui de toute une société, c’est-à-dire avec les failles de toute technique. La pression du grand nombre excite l’attrait des valeurs qu’en même temps elle falsifie. Ce qui caractérise les medias c’est le règne des répliques sans fin. L’excès même des médiations produit des discontinuités ; et la première d’entre elles, c’est l’embrigadement dans l’anodin. S’il y avait une idéologie dominante, on y serait soumis de manière ravageante du fait de cette machine qui a les moyens de soumettre tout un peuple ; mais voilà, la nature de ces moyens exclut qu’il y ait quelque chose à quoi se soumettre. On feint d’être dans l’humain, l’imprévu : toutes ces tromperies sont convenues, elles ne sont pas assez proches de la vérité pour la nier. L’image construite par quelqu’un d’autre est devenue le principal rapport de l’individu au monde alors qu’il n’y a aucune raison de fétichiser l’image.
Les penseurs et les medias. Est-ce incompatible de faire valoir une pensée différente ? Une pensée est d’autant plus vendable qu’elle s’adresse à des preneurs immédiats qui en auront la jouissance. Mais s’il y a à vivre l’engendrement de cette pensée, on ne dira plus qu’elle est vendable mais qu’elle est offerte à l’épreuve de sa transmission. Et il y faut du temps, beaucoup de temps. Mais aujourd’hui c’est l’urgence qui meut la machine où c’est l’instant qui compte, soit le contraire du temps qui prend son temps pour transmettre. La diffusion de la culture relève du travail médiatique ; il faut la faire passer, la vulgariser. Pourquoi voulez-vous ouvrir des lignes de fuite ? Pourquoi faire ? On dénonce les réductions de la pensée dues aux medias mais la dénonciation reconduit elle-même la réduction qu’elle dénonce ; elle dit surtout le désarroi de la raison face aux forces de l’inconscient. L’intellectuel ne serait-il pas celui qui sait lire et écrire à un certain niveau ? Lire c’est lier des fragments épars du réel, et écrire c’est marquer ces bribes de liens dans une texture, une trame qui les porte plus avant, et donc les offre à de nouvelles interprétations. Toute culture est l’ensemble et le creuset où sédimentent des langages multiples qui traversent une société, et qui se déposent à différents niveaux d’objets pour que ceux-ci renvoient, à chaque zone sociale, l’image d’elle-même qu’elle puisse aimer. La culture a besoin de miroirs-mémoires. Et si Picasso semble convenir à une certaine culture, celle des gens dits cultivés, qui sait si via un clip publicitaire un certain usage de tel tableau de Picasso ne déclenchera pas dans une autre zone sociale…comme une attente ?
Les medias et la culture. « Medium » veut dire moyen, instrument, intermédiaire. La manie de faire la moyenne fait passer pour de l’objectivité la peur de la différence et habitue à n’être sensible à aucune différence, produisant ce état particulier qui s’appelle être indifférent. Mais en tant qu’intermédiaire, le medium est essentiel dans la distribution, la mise en contact, dans la communication. Comme milieu, cela se dit aussi « place publique », il y a l’agora ou le centre vers où tout converge,… là où brille l’objet du désir, désir que le groupe se porte à lui-même, désir d’être et de durer. Narcissisme. Le petit écran, la TV, c’est l’œil du lieu social infléchi sur lui-même. « Le château » de Kafka illustre bien ce lieu qui est fait de glissements imperceptibles mais décisifs, charriant des raisons sur un mode inspiré par l’inconscient. Cela oscille ici entre rêve et réalité. Mais pourquoi une valeur devrait en passer par les medias ? Pour être signalée ? Et si le signalement pourrit ce qu’il a à signaler ? Ne tranchons pas trop vite, car la culture est un mélange de valeurs. Les medias n’anéantissent pas les valeurs, ils les rabotent, les formatent. Ils sélectionnent les valeurs qui trouvent essentiel d’en passer par eux. Mais les autres valeurs ? La question est ouverte,… et reste que dans la culture il y a mélange entre deux types de valeurs hétérogènes entre elles puisqu’il y a coexistence des valeurs qui excèdent toute technique. Ce qui ici est en jeu, c’est la frontière entre l’outil et ce qu’il œuvre : la part de la technique dans ce qui exige qu’elle soit là pour qu’on puisse passer au-delà. La technique comme doublage de la réalité ne la reflète qu’en partie, une infime partie si c’est une réalité humaine. Pourquoi a-t-on dépensé plus d’énergie à critiquer les medias alors qu’il y a d’autres régimes de la parole bien plus ravageants ? Comme le régime familial, scolaire, militaire…Tout montage technique a ses pannes. À l’opposé de l’intelligence narcissique, il y a celle qui crée. Elle suppose les autres, sublimes, ou mieux, elle les a déjà sublimés et elle s’adresse à eux au-delà d’eux-mêmes, elle s’adresse à leur absence. Alors que l’intelligence narcissique ne consiste qu’à nier la bêtise des autres, la contradiction essentielle de l’appareil médiatique est son ressort le plus dynamique : comme toute machine, il doit traiter rationnellement de son objet, un objet qui est la parole-image très ancrée dans l’irrationnel. La parole est intraitable : vous serez nuls tant que vous n’aurez pas vu à quel point j’excède vos techniques ; et si vous venez à bout de moi…vous serez idiots ! Gardons en réserve cette contradiction explosive jusqu’au jour où l’on pourra peut-être en faire quelque chose…
Valeurs et variations politiques. Ce qui inquiète, serait-ce que l’image soit reine et qu’on la valorise au détriment de la vérité ? En effet il y a conflit de valeurs car la vérité a en face l’argent et le pouvoir. Le problème est plutôt de supporter qu’elles soient là sans pour autant les incarner. En gravitant autour, nous sentons leur attraction moduler notre orbite. Supporter l’être en manque d’une valeur, c’est être dans un rapport non fétichiste à cette valeur, non phobique aussi. Cela veut dire que cette valeur n’est pas la limite ultime de votre être. Vous pouvez aspirer à d’autres valeurs, et de n’être pas égal à celle-là vous permet le contact avec elle. Les valeurs sont divisées du fait que ceux qui les revendiquent le sont aussi. Quand on dit qu’une valeur se fait rare, c’est que ses répondants se raréfient, mais elle est intacte et nul n’en dispose. Les valeurs ne sont pas disponibles, il faut les produire pour en avoir un petit éclat. Les valeurs connaissent la fameuse cassure de la loi, cassure interne grâce à laquelle la loi symbolique est vivante, transmissible dans la vie, et impliquant la vie pour se transmettre. La médiocrité des medias nous protège de leur pouvoir en les sciant par le milieu, ce qui leur retire toute emprise sur les valeurs. Si l’homme fait une œuvre dont il sent la valeur, il peut certes vouloir la reconnaissance qui l’ensevelit sous son image. Mais il peut aussi vouloir que le fin mot de son œuvre soit reporté ailleurs, branché autre part, qu’il soit déssaisi de cette œuvre par d’autres médiations qu’elle-même. Il est important que ce créateur soit honoré par le moment où l’œuvre lui échappe, s’articule à de l’autre. Il n’y a pas de conscience (le rationnel) d’une part, et l’inconscient (l’originel) d’autre part. Mais il y a seulement des passages incessants d’un niveau à l’autre, qui inscrivent comme restes les changements de niveaux. Le curieux c’est que sur la scène du social, il y ait toujours des hommes qui campent et se crispent sur un pôle, et qui s’affrontent avec les tenants de l’autre pôle. L’Occident souffre tout comme le Tiers Monde des captures de sa technique par les techniques du social, par les machineries du pouvoir. Il y a ceux à qui le groupe sert d’inconscient et il y a ceux qui osent supporter en eux l’inconscient, c’est-à-dire ce qui leur échappe de leur origine et de leurs liens sociaux. En fait chacun connait les deux états… et la coupure est toujours provisoire. Les uns et les autres se retrouvent au pied de l’incontrôlable. L’origine est ce qui pousse l’homme vers des fins problématiques et l’identité c’est ce qui permet de soutenir les manques d’identité, les désidentifications où se recharge le symbolique.
Chapitre 5 : Essence du technique
Ce chapitre compte cinq sections : mémoire et technique, la représentation, phénomènes du technique, les critiques de la technique, science et technique, hypnose et transfert. On pourrait dire d’emblée que l’essence du technique est le transfert. Mais l’organe du transfert est la mémoire ; son outil, la représentation et son phénomène : un travail sur l’image.
Mémoire et technique. Mémoire de vie. A ses montages techniques, l’homme transfère une certaine mémoire, celle d’un fragment de vie. Il en fait des fragments de langage, de mémoire, que l’exercice de la technique déploiera en processus. Une machine ou un dispositif n’est pas un objet mais un processus de représentations incluant ceux qui l’actionnent, ceux pour qui il fonctionne comme partenaire, partie d’un langage humain mémorisé, fragment de rapport au monde et du monde à lui-même, fragment devenu solide. La mémoire est une machine-transfert intrinsèque qui nous situe dans le temps. Elle permet de remonter aux traces mnésiques mais aussi de suivre leurs transferts successifs, et ainsi d’affronter l’avenir sans être totalement démuni. Le problème n’est pas tant de programmer les traces mnésiques ou d’assurer leur conservation que d’en disposer un peu, de pouvoir y accéder aux instants où la rencontre du réel les appelle. La mémoire n’est pas purement technique mais elle s’y prête, à la technique. La mémoire est surtout le support symbolique qu’elle prête aux actes et aux gestes, y compris au geste de penser. Une mémoire c’est toujours incomplet. La technique fait jouer une mémoire dans tout rapport qu’elle établit, dans le rapport à l’homme, au collectif, et pas seulement à la fonction précise qu’elle est censée exercer. Tous les systèmes machiniques dignes d’intérêt sont des prothèses de mémoire là où la mémoire de l’homme est inerte. Le risque est que cette inertie se développe entraînant celle de la pensée. Or la pensée exige à tous niveaux un engagement de la mémoire, impliquant la mémoire comme pur appel et pas seulement comme rappel. Ces prothèses de mémoire mettent en cause le vivant qui les accueille. Ce qu’on observe c’est un rapport aux techniques, hélicoïdal : on revient au point de départ mais un cran au-dessus. C’est un rapport de fibration : les gestes humains se trouvent fibrés par des montages de mémoire qui en déploient le possible. Et ces fibres en retour offrent à l’homme la possibilité de remettre en chantier sa mémoire et sa présence au monde.
Trous de mémoire dans le système. Le rapport à l’ordinateur semble être le prototype du rapport à la machine, comme si toute technique était projetable dans une série de programmes, donc dans une machine assez vaste pour l’ordonner. L’accident révèle le trou de mémoire dont soudain pâtit la technique comme conquête de la mémoire. Ce filon de l’accident permet de penser le phénomène à partir du point singulier qui est une secousse d’être. Pour l’instant la seule prise qu’une machine ou une technique ait sur l’irrationnel, sur du non programmable, s’opère en deux points : la trouvaille et l’accident. Deux sortes d’états d’absence de l’homme : l’absence féconde qui le rend présent à l’Autre, et l’absence mortelle qui le livre en proie à l’Autre. L’homme est un faiseur de langages. La technique est l’occasion de jouer avec des parties de son corps réel ou fantasmé, avec leurs prolongements qui nous engagent dans l’espace Autre et nous font construire l’Autre espace. L’inhibition à la technique traduit un certain rapport figé à la langue, figé ou trop pris ailleurs pour se prêter à ces jeux trop réels, c’est le cas des sociétés traditionnelles mais aussi des bureaucraties modernes. C’est aussi le cas des individus dont le symptôme possède déjà un langage suffisant. À l’opposé l’abrutissement technique est lié au fantasme que l’on peut tout créer par un jeu formel de langage. La peur d’avoir créé un dieu ou un démon projette sur l’objet créé des fantasmes comme celui de déchaîner les forces obscures de la vie, de rendre visible l’incontrôlable de son être. C’est le fantasme d’avoir face à lui, en cette machine, le plus machinique de lui-même : l’automatisme inconscient dont il redoute qu’il soit là incarné. De sorte que la technique peut amener l’homme à des retours sur lui-même, le forcer à des métamorphoses. Cette peur de déclencher des forces inconnues est aussi le moteur d’une recherche, le stimulant d’une découverte : tomber sur l’inconnu à l’état pur, sur ce que de soi on ne connait pas. Penser c’est prendre appui sur des mots-machines existants pour construire des passages, des ponts au-dessus des abîmes où jusque là les mots manquaient. Quant à l’essence du technique, ce que certains appellent système est un ensemble d’objets dont les relations sont isomorphes à un langage. La technique est un miroir-mémoire de faits humains ou naturels rendus opératoires par le cadrage qui le retient.
Machine nature. la machine tout en imitant la nature par fragments opère des sauts et passe d’un fragment à l’autre : l’avion vole comme un oiseau mais outre qu’il est porteur, il vire à la fusée qui change d’astre, ou au satellite devenu miroir qui nourrit les écrans télévisuels. Tout effort de connaissance est local et il n’y a pas de partition de l’Un qui permette de globaliser, de totaliser la somme des connaissances locales. Autrement dit l’Un est indivisible. Une technique ne met pas seulement en mémoire certains traits du dialogue avec le monde, elle est aussi la mise à nu de dialogues internes au réel, à l’œuvre dans le cosmos, mais cachés ; à l’œuvre aussi dans le réel qu’elle devient. Le double aspect de la technique (mémoire-dialogue avec le monde et mémoire-miroir des dialogues internes au monde) fait que tout travail en passe par une technique dont la fonction est moins d’arraisonner le réel que de poursuivre le dialogue avec lui. La technique isole des dispositifs, les connecte, fait des ensembles plus vastes, mais cela reste local. Et ces globalités locales posent l’Autre comme opaque, comme une boîte noire, et elles recueillent les effets de l’Autre pour le traîter. La technique met le réel en dialogue avec lui-même à travers le dialogue qu’elle a avec elle-même. L’idéal de la technique n’est pas tant de posséder le monde : à mesure qu’elle le possède, elle en est si possédée qu’elle découvre tout près d’elle des abîmes de dépossession, de nouvelles failles. Quoi faire ? Le faire contre l’angoisse. La technique s’offre comme antidote à l’angoisse : avoir quoi faire en attendant de pouvoir affronter l’infaisable. Par la technique l’homme actualise l’infaisable de son origine. La technique est un de ces rituels qui libère de la Chose, la prend en charge par la mémoire qui convient pour pouvoir dégager un « comment faire avec ma vie ». Même la technique psy n’y répond pas ; elle pose que pour se sortir d’un symptôme, il faut pouvoir en transférer quelque Chose à un tiers à qui on parle.
L’idée de l’outil comme germe de la technique tire à conséquences. C’est l’inadéquation des techniques qui stimule leur remodelage. De plus la mémoire que porte la technique est plus vaste que le pouvoir de reconnaitre ; c’est la possibilité de transférer cette reconnaissance, donc de produire des objets, des blocs de langage qui retiendront de quoi reconnaitre d’autres objets ou phénomènes. L’outil comme germe de la technique ne saurait être défini comme objet extérieur au corps en vue de saisir, d’arraisonner. Il faut que cette saisie soit elle-même transitive et par là ouverte aux après coups de son emprise relative, aux retours successifs de sa propre inadéquation. Chez l’homme la capacité de saisir l’objet va de pair avec celle de s’en déssaisir.
La représentation. Toute technique est une représentation matérielle de mémoire plus ou moins ramifiée mais toujours exposée aux hasards, aux chaos et autres événements de l’être. Essentielle la possibilité de représenter. Représenter c’est présenter à nouveau, donc forcément sous une autre forme. Mais représenter quoi ? Parfois le seul désir de ne pas être en proie à une présence déferlante et sans recours. Représenter c’est réactualiser ce qui est de l’ordre de la présence, du don de l’être. Et l’absence c’est l’être loin. Le présent implique le geste d’assumer l’être en tant que placé devant. Il s’agit bien de l’être et du jeu des possibles par rapport à lui. Et la technique procède du désir de faire voir qu’un fragment d’être est présent, qu’il « marche » même, qu’il fonctionne, désir poignant de capter de l’être, de le soustraire au temps. Notre société connait ce double mouvement : projection violente de représentations dont presque toutes prennent corps dans les techniques, et mouvement inverse, le retour sur elles des représentations, nécessité de les intégrer, de leur faire de la place, de déplier pour elles de l’espace et du temps. L’angoisse est au rendez-vous des possibles de nouveau ouverts, car on voit rappliquer en force tout le refoulé qui faisait le jeu de l’impossible. Comment est fait l’écran, l’axe de symétrie ou le miroir, le point de mutation entre deux niveaux techniques, entre deux modes de faire ? Car une machinerie et l’espace où elle s’applique sont comme deux représentations, distinctes mais proches, ajustées mais pas tout à fait. Quand deux répétitions ne sont pas des répétées l’une de l’autre, alors dans l’entre-deux, dans l’ajustage problématique, apparaissent des signes sur l’objet de la représentation, sur ce qu’elle vise et qui la porte, avec ce qu’elle désire et qui la meut. D’où l’importance du plan de symétrie ou du plan de coupure, de l’entre-deux. Il est curieux que l’on s’en tienne au seul plan du miroir ; le miroir fonctionne comme plan d’ajustage mais aussi de retournement. Il introduit la désorientation, c’est là une torsion essentielle car elle nous sort de la maîtrise du sens. Or il nous faut apprendre que l’on n’arraisonne pas l’objet d’une machinerie. On lance des représentations matérielles qui tentent de capter la part du phénomène qui nous atteint, l’apparition d’être. Mais le résultat atteint est plus modeste : on inscrit une partie de l’être qui puisse tenir lieu de mémoire, sinon on ne retient rien de l’être. On n’en retient que des fragments, et on ne retient ces fragments qu’en les matérialisant. Et là cela va beaucoup plus loin que les jeux de miroir. Cela déploie les possibles mis en jeu de la mémoire d’où leur fonction de faire surgir l’étincelle de temps qui puisse nous faire communiquer avec le rappel. L’image est celle de l’élastique ou de l’arc réflexe. Si on en reste au corps, la difficulté d’ajustage avec le réel y prend la forme d’un symptôme. Un symptôme ça veut dire qu’un corps s’est porté comme écran, s’est fait prendre là, et a encaissé toutes ces traces. De même l’accident est le décrochage violent entre deux représentations, le grain de sable qui dénonce leur prétention d’ajustage.
C’est dire que l’être dans ses résurgences, a mille façons de faire trou dans une représentation et de masquer le trou, de le réparer, d’obliger de le gérer comme une autre représentation. C’est la posture de l’être parlant,arc-bouté entre deux agencements, dont l’un fait trou dans l’autre,… et lui est là pour maintenir un désir de représentation, un entre-deux que rien ne comble. L’entre deux représentations est un objet migrant, un voyage d’objets infinis qui portent le désir. Et ici se pose la question sur les possibilités de transfert supportable. La question du relais ou du transfert est central dans la technique. L’espace des représentations en se diversifiant tente rien moins que de réaliser des fragments de mémoire. Cela est toujours risqué. Il y a un interdit sur le Dire qui est « religieux » : ne dites pas que ce que vous faites englobe le principe de vie, ou l’origine du représentable, c’est-à-dire l’irreprésentable. Ne vous faites pas peur avec des idoles. Le nerf de la représentation c’est le fait que le présent a été perdu. Et l’objet apparait là dans l’écart entre deux représentations. Je représente cette perte qui me restitue une chance d’être. Ceux qui ne veulent plus retomber amoureux sont des gens raisonnables, mais en fait insupportables. Tu sors à peine de t’en prendre plein la gueule, et tu… Eux ont compris qu’il vaut mieux rester tranquille chez soi. Ils ont trouvé l’objet perdu et l’ont reconnu en même temps : c’est eux-mêmes. Ils illustrent ce que peut être un technicien parfait. La théorie des représentations au sens mathématique part d’un donné langagier signifiant, d’un fragment de langage, mais s’intéresse à la structure de l’espace sur lequel cet objet devient un être parlant qui opère, qui travaille, qui peut faire bouger les choses. Une représentation c‘est une façon non pas d’imager quelque chose mais d’interpréter certains êtres comme des opérateurs sur un espace, une manière de les ériger un cran au-dessus du lieu possible où ils opèrent.
Phénomènes du technique. Secousses de mythes. La technique dialogue aussi avec des mythes. Ce qui longtemps a empêché de gravir les plus hautes montagnes, c’est qu’il fallait y passer la nuit. Or dans ces nuits de bivouac les démons de la montagne venaient posséder les dormeurs. Le jour où pour des raisons toutes autres, des chasseurs de chamois, dont on sait qu’ils grimpent à la limite des neiges éternelles, ont été surpris par le temps et ont dû passer la nuit dans ces lieux maudits, quand ils sont redescendus ils n’étaient pas devenus fous. Pour pouvoir dormir dans un certain espace autre, il faut donc faire confiance à l’Autre. Un autre exemple c’est l’autopsie de cadavres… là aussi le « religieux » se faisait le gardien de la Porte. Mais la technique a aussi affaire avec la répétition. Sibony ne cesse de faire des sauts au-dessus de vides où circulent les trajets dans un sens, conquérir des sommets ou les secrets du corps, et dans un autre sens, après les conquêtes user et abuser de l’espace conquis sans plus rien ne pouvoir encore y inventer. Toute technique se veut répétable jusqu’au point de rupture ou de mutation. Son but est de disparaître dans sa répétition infinie ou dans une autre technique qui prend le relais. Une fois le grand nombre de fois accompli, il se sature et c’est la casse ou la mutation. La répétition transforme l’assurance en pulsion de mort. Heureusement il y a un ressort, celui de la curiosité, le désir de savoir faire autre chose. La répétition est une forme très simplifiée de la mémoire. Elle induit la fonction de l’auto-référence dans un idéal d’auto-accroissement. La démographie est ici un facteur déterminant quant au progrès, dans la mesure où le chiffre de la population est signe d’une dimension de marché offrant plus ou moins de débouchés aux flux commerciaux. Mais l’effet créatif lui s’obstine à rester rare. Fascination machinale. Le dialogue avec la technique est prenant en soi. Risque évident d’une absence à ce qu’on est… due à ce qu’on fait. Les conditions de l’auto-hypnose existent dans le rapport au technique. L’hypnose consiste à se faire dire par l’Autre ce qu’on ne peut se dire à soi-même ; c’est l’objet désiré qui se mettrait à nous parler, et à parler pour nous. Un montage technique frôle parfois le fétiche. C’est la tendance fétichiste qui réduit le montage à un objet, à une idole respectable. L’enjeu c’est l’essence de l’humain, à savoir le divin. Une machine qui incarne l’humain ne peut être qu’un fétiche, un bout de dieu produit par l’homme. L’enjeu de rompre avec le fétichisme est de pouvoir servir des machines et s’en servir sans en être une. Degré zéro de la technique : il arrive que la technique crée elle-même les conditions où ses effets s’annulent. En sport c’est frappant. On a beau être un professionnel affûté, un technicien hyper entraîné, un match est tributaire de tous des autres facteurs que la technique : le hasard, le rien, le destin. Impulsions de la technique. L’impulsion à faire se nourrit d’elle-même ; ainsi dans le désir de simplifier. Mais paradoxe. Le développement technique engendre des effets qui lui font obstacle, et c’est grâce à ces obstacles qu’il reprend de plus belle. Quant à faire simple, il faudrait nuancer : les choses essentielles sont simples mais très difficiles d’accès. Au point qu’on s’enlise dans les voies d’accès ; l’homme imite la nature en plus facile, faisant faire le travail par l’autre lui-même, par sa mémoire fragmentée devenue chose. On fait le montage technique parce que c’est faisable. Mais on se doute que l’impossible et le pas-encore-possible sont immenses, mais on le fait parce qu’une place vide semble s’offrir dans l’espace du faisable. Quand c’est fait, rien n’est joué tant que la sanction de l’après-coup n’arrive pas. Autre paradoxe, c’est le rapport au temps. Le mouvement des techniques est rapide, expansif, et les effets de retour sont souvent inconnus ; d’où chaque fois un nouveau montage pour prévoir la suite et ce système de prévision accélère le mouvement qu’on voulait contrôler. Ainsi le ressort le plus tenace de la technique c’est l’absence de technique finale, l’absence de technique adéquate à l’homme. Si l’on décide de freiner le mouvement technique, il y faudra de nouvelles techniques. Travail. Dès qu’il y a du répétable dans telle voie d’accès au monde, il y a du technique. La texture du travail devient technique au fur et à mesure que l’approche du réel se fait plus complexe. La technique est un travail de la mémoire devenue chose. En tout cas cela nous mène à dégager trois ordres précis, intriqués mais distincts : le naturel, le technique et l’humain. Le naturel inclut tout l’humain, qui réagit par la technique pour se dégager du naturel, en l’incluant, en le prenant en charge. Et l’homme découvre alors que sa technique était déjà pour l’essentiel incluse dans celle de la nature.
Ensuite l’auteur fait un crochet par la Bible qui nous est parvenue au travers de traductions (hébreu-grec, entre autres). Dans ce travail il s’intéresse aux racines des mots qui prennent en charge l’essence de la technique. En grec le technitès renvoie à l’artisan, l’artiste, au comédien ; il s’agit de fabriquer avec art de façon industrieuse puis industrielle. La machination est l’art de trouver des mécaniques adéquates. Le terme hébreu est plus unifié : takhnén signifie arranger, agencer, fabriquer ; il est de même racine que le mot machine, mékhonit. Tous deux ont pour racine « kén » qui veut dire « oui ». Ainsi l’acte machinique, le geste technique renvoie à l’être par la voie de l’affirmation : produire, machiner c’est faire en sorte qu’un fragment d’être, jusque là enfoui, en vienne à dire oui, à affirmer sa fonction, son être-là singulier. Dans la Bible cette notion est utilisée dans Deutéronome, XXII 6 : « si se présente devant toi un oiseau, en chemin, dans un arbre ou sur la terre, des poussins ou des œufs, la mère couvant les poussins ou les œufs, ne prends pas la mère sur les enfants ; renvoyer tu renverras la mère et les enfants tu les prendras pour toi, afin que ce soit bon pour toi et que tu prolonges le temps » (p 269). Dans le processus naturel s’immisce une pensée autre, humaine, qui suit sa propre logique. Cette pensée ne doit pas détruire le lien naturel mais implanter près de lui, greffer sur lui un autre lien. Incidemment, l’auteur fait une analyse du transcendant à partir d’une critique de la laïcité. L’approche laïque de la connaissance avec son rêve d’objet neutre, d’objectivité, est inadéquat : l’homme fait partie de ce qu’il connait et manipule. Inclure l’irreprésentable ? Trois repères essentiels : la technique qui intègre l’irreprésentable, c’est le fétiche ; celle qui a hors d’elle et loin d’elle, l’irreprésentable ; celle qui a hors d’elle mais tout contre elle l’irreprésentable : contact proche. La machine ne peut pas faire ce que l’homme ne fait pas et qui pourtant l’habite, soit tout ce qui relève de la pulsion et de l’inconscient. La technique dans son essence pose la question de l’être parce qu’elle pose celle de la mémoire comme retenue d’être, comme après-coup de l’être au passé mis en regard de l’avenir et donc traversant le présent ; au-delà des stocks ou des cycles d’information. Toute technique oublie son appui sur la mémoire dans la répétition d’un moteur qui « marche » bien. Mais voir et écrire comment sont les mouvements des astres ou la tension entre les particules ou comment fonctionnent certains nouveaux ordinateurs, c’est toujours tenter de voir comment fonctionne notre mémoire, notre psyché, quand elle rencontre de l’Autre. Après s’être laissé faire par des associations sur les maladies du lien dans les perversions, sur le libre choix consommé, l’auteur revient sur le thème de la communication en regard de la démocratie. La communication est le symptôme pathétique d’une faim d’images qui puissent tenir, tenir compagnie, tenir chaud dans la détresse narcissique, des images grâce auxquelles on ferme les yeux sur le « reste » pour s’en tenir à une « loi » simple ; or la vacuité du dit appelle la plénitude du non-dit. Et ravive l’exigence que ça vienne de l’Autre, d’Ailleurs.
Il y a dans cette dernière partie du dernier chapitre une inflexion qui est propre à l’auteur. La pensée navigue dans « un entre-deux » et dès lors ne peut pas conclure. (Et en effet la conclusion du livre n’en est pas une). Aussi il nous faut situer le travail de D Sibony comme une œuvre en chantier. Jamais il ne mettra un point final. Et d’ailleurs il y a plutôt dès à présent relance pour d’autres livres comme il l’a signalé en cours de route au moins une fois. À lire sa bibliographie on décèle même un processus hélicoïdal comme il dit ; il semble revenir dans une répétition sur une série de points-chauds, mais, spire après spire, il y a un décollement qui ouvre à un niveau supérieur de complexité. Les mathématiques d’une part, l’étude de la Bible, le dégagement d’« une méthode des techniques croisées » (entre dire et faire et l’entre-deux-lois – celle des mots et celle des images) d’autre part, s’appuient sur une école philosophique, la phénoménologie, pour fixer « des invariants » dans son monde de pensée. Car c’est bien d’un monde singulier qu’il s’agit de fréquenter au carrefour des civilisations de la Méditerranée enrichie de la culture juive, arabe et finalement française. Puisque c’est en France qu’il s’est fixé, y professant finalement en tant que psychanalyste. Mon résumé se termine sur une « définition » de la technique : un lieu où les transferts et le trans-faire peuvent se comprendre, s’interpréter et se transformer. Je laisse le lecteur ici non sans présenter son ontologie personnelle. Ce livre est à lire comme une plongée dans une langue familiarisée à la fréquentation de l’être. Puisque Dieu c’est l’être, il n’est nulle part et partout et il n’exige même pas qu’on y croie. Cela n’impose à l’homme que d’honorer sa part d’être et ce qu’il en fait. C’est déjà énorme.
Les critiques de la technique. La phénoménologie que l’auteur adopte est inspirée par Lévinas, (Husserl) et Heidegger. Ce dernier lie l’essence de la technique à celle d’une habitation possible, mais il semble ignorer que la technique est l’habitation même de l’homme dans l’espace de ce qu’il fait – en tant qu’homme collectif, donc sur le mode répétitif propre aux sociétés humaines, répétition qui justement fonde l’habitude. Il ne voit pas que l’essence de la technique relève de la mémoire, des potentiels de langage, de leurs transmissions matérielles avec comme relais les miroirs langagiers, les répliques d’images sous toutes leurs formes. Heidegger ne pense pas le rapport du mouvement technique à l’inscription du lien social. Or ce rapport est criant : la technique est à la fois un facteur et un effet de l’être-ensemble massif qui marque nos sociétés, d’une approche de l’être par la voie des grands ensembles qui impliquent la répétition. Mais ces grands ensembles impliquent aussi l’appel à la transcendance, à l’altérité, au spirituel, ce qui provoque des cassures salutaires. À la question heidegerrienne : voyons-nous l’éclair de l’être dans l’essence de la technique ?, qui a pour lui l’accent d’une réfutation, on est tenté de répondre : oui, l’éclair de l’être est partout où vous êtes en mesure de le voir, et même au-delà, à perte de vue.
Heidegger clame que la tekhnê piétine la phusis, elle ravage la terre, elle réduit les formes naturelles à leur simple utilité. Il serait plus honnête de dire qu’elle aborde les formes naturelles par le biais de leur utilité. Ces déplorations supposent le caractère « sacré » de la nature, de la terre, qui par transfert est la mère à qui le père brutal fait l’amour sans son consentement, horrifiant le petit enfant impuissant qui enrage de ne pouvoir la venger. Pour notre penseur la phusis était le lieu d’un « venir-à-l’être rayonnant » ; le lieu archaïque de l’engendrement, de la création authentique. Ici la technique n’est plus le geste auguste de don et d’acceptation, de semaison et de moisson, geste de l’auguste fermier « gardien de l’être » ; c’est l’asservissement et la violence. Le barrage viole le fleuve, il lui impose la servitude des turbines, c’est le monstrueux inquiétant, la désappartenance, la désappropriation ; comme s’il y avait une appartenance, une propreté et une propriété originelles, une origine immaculée à laquelle conviendrait une tekhnê authentique, celle qui serait une vocation et non plus une provocation. Ainsi la nature est personnifiée, voire incarnée en origine immaculée que l’homme viole, lui qui s’oppose à la douce et forte matière des choses, et qui en fait son objet. Or le mérite de l’ontologie est plutôt d’évoquer l’être, et de dire que cette lumière est ; elle le dit sur son mode philosophique, d’autres sur un mode poétique, et la technique le dit sur le mode simple et modeste : de la supposition d’être.
Heidegger méprise tout ce qui est « public » qu’il appelle : on. Le bavardage social soutient une conversation passionnée avec le vide des mots, pour permettre à qui veut s’y risquer l’acuité de la question. Le discours social ne répond de rien, il assure seulement qu’on peut tenter de parler à ses risques et périls : il maintient le bruitage où chacun peut, si le cœur lui en dit, écouter sa musique, c’est-à-dire la part qu’il a à la voix de l’Autre et au désir de la faire entendre. Le bavardage est aussi une prière de l’humain à sa condition brisée. Dans Être et temps, Heidegger donne ses catégories pour décrire le mode technique d’être-au-monde ; notamment le « sous-la-main, l’à portée-de-main, l’approche attentive faite de préoccupation et de circonspection. Ce gestuaire mental se révèle plus qu’insuffisant pour décrire le mouvement technique et à fortiori pour l’expliquer. C’est qu’en effet bien des techniques rencontrent sur leur chemin l’au-delà du corps et de la main : l’intraitable, le non-mesurable, l’inaccessible, sur lequel pourtant elles prennent appui même partiel pour accéder à leur objet. Cet intraitable elles doivent faire avec. Le couple de l’homme et de la technique n’est pas un corps avec un outil « à portée de main », ni un corps outillé avec sa matière « sous la main », mais il est surtout branché sur un autre Corps, lui-même muni de ses symptômes et de ses outils, pris dans la trame encore plus vaste des interactions qui s’en suivent locales et globales : cette trame implique et suppose l’intraitable, l’impondérable. L’interaction met en jeu les fantasmes, leurs emplacements, leurs secousses, leurs arrachages, leurs remaniements, la genèse des lieux du corps et des images que l’homme en a. Tout cela implique pour l’homme de penser les fibres de son espace, et son ancrage dans le temps comme condition de son histoire et lieu de sa mise en acte.
Quant à Lévinas, je renvoie à une interview de Sibony reproduite dans Cairn.info, revue le Philosophoire du 1er janvier 2009, par Jean-Claude Poizat… mais comme cela n’a pas de rapport avec la technique, et même s’il est un référent essentiel pour l’auteur en tant que juif, je le signale sans résumer.