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Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier


Auteur du livre: Vassily Kandinsky

Éditeur: Denoël

Année de publication: 1954

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Vassily Kandinsky – ,  Denoël 1954

Kandinsky (K) a vécu de 1866 à 1944. Son livre compte deux parties et une préface de Philippe Sers pour cette édition. La première partie appelée « Généralités » est composée de : introduction, le mouvement, tournant spirituel, la pyramide. La seconde partie appelée « Peinture » est composée de : action de la couleur, le langage des formes et des couleurs, théorie, l’œuvre d’art et l’artiste… Suit une conclusion.

Toutefois il est intéressant de rapprocher ce texte de Kandinsky d’un autre texte de Merleau-Ponty. Là où la philosophie de Kandinsky s’articule autour de concepts tels que : sensation, impression, contemplation, composition, expression,… Merleau-Ponty reste attaché à rendre compte de la perception par le corps, et ce dans l’interstice entre voyant et visible. Mais l’un comme l’autre partagent une même croyance dans l’Esprit, dans la subjectivité transcendante ou la nécessité intérieure d’un côté, dans la recherche de la profondeur et la déflagration d’Être de l’autre côté, sans parler qu’ils aiment les mêmes peintres.   

Préface de Philippe Sers : Kandinsky philosophe (1988)

Avant toutes choses osons l’affirmation : l’écriture de K est pensée philosophique et non pas simple explication de sa pratique artistique. Il est le père de l’art abstrait et il heurte les publics inhabitués à une telle « révolution ». Ce qu’on attend de l’artiste c’est qu’il offre une traduction de son œuvre. Ayant usé de moyens inusités pour s’exprimer, il a la charge de fournir le dictionnaire ou le manuel d’utilisation. L’artiste doit y répondre s’il ne veut pas perdre la communication avec le public. En renversant le système figuratif, cette remise en cause est inacceptable pour la conscience esthétique commune. Il a à présenter sa défense. Tout se passe comme si la théorie de l’art constituait une justification après-coup de la pratique artistique jugée incompréhensible. Mais dans le même temps la théorie se trouve entachée de l’incrédibilité liée au discours de persuasion, car tout peut se justifier après coup ! Les argumentaires de vente du monde marchand accoutument à la méfiance, surtout quand l’avant-garde trouve l’aval muséal de l’ordre établi ! Alors on est tombé dans le malentendu ? K dans ce débat occupe une position exemplaire ; dès le début il est « à la recherche de la subjectivité transcendantale, du point fragile de la rencontre entre l’individu et l’universel ». L’avant-garde ouvre le chemin, elle est foi dans le futur, accomplissement du progrès divin, et partant, conflit armé contre les forces de régression. En même temps, K, homme de méthode, ne va négliger aucun chemin à parcourir pour parvenir à son but ultime. Car cet art attendu n’existe pas, dans aucun pays au monde. il s’agit d’une recherche et la méthode constitue un effort que l’humanité n’a pas encore accompli, trop préoccupée de réussites immédiates. Il y a spirituel dans l’art avant tout parce qu’il y a spirituel. K se place dans une tradition qui traverse l’histoire de notre pensée. Dans cette tradition l’Esprit préside à la connaissance, l’âme est un acquis. Il y a un itinéraire d’union à l’Être et le monde lui-même est en progrès vers une apocalypse que nous pouvons déjà entrevoir. Le message est judéo-chrétien, connoté aux nuances de l’église orthodoxe russe.

                    Pour nous guider, voici quatre repères, quatre approches. D’abord, des distinctions entre philosophie de l’art et théorie de l’art. La philosophie de l’art guide comme moyen de connaissance et de salut ; la théorie de l’art est l’ensemble des règles et des principes soumis à l’obtention en art d’un but défini. La philosophie s’en distingue mais reste liée à la théorie comme source de la méthode. On voit ici que la philosophie irrigue une théorie pro domo, à usage d’abord personnel puisqu’elle cadre la production d’une méthode en faveur d’une pratique créatrice, en charge de communiquer à l’âme sa vibration par les couleurs. Il y a chez K une proposition d’expérimentation du langage pictural mû par la nécessité intérieure. Mais parce que l’expérience ne peut pas rester individuelle mais vécue par d’autres, en même temps, il y a le souci d’un effort théorique voulu et soutenu puisqu’il s’agit de faire connaitre par la raison une pensée philosophique qui combat les cadres régis jusqu’ici par la philosophie « classique » (kantienne) ; autrement dit la théorie doit démontrer que la méthode peut  incarner une idée philosophique du salut qui est vécue par un homme qui se vit à l’avant-garde d’un mouvement de progrès spirituel convoquant toute l’humanité. Cette conviction personnelle est ancrée dans une expérience intérieure, mystique, non communicable sauf par l’art. Et c’est sur ce terrain qu’elle est vérifiable.

                    À partir de ces quatre approches, les grands thèmes du livre vont être déployés. Mais il ne fait pas de doute que le lecteur va devoir accepter de se laisser guider en dehors de sa zone de confort. On ne comprendra pas d’un coup, on entre dans un travail qui croise quatre fils et qui s’adresse d’abord aux artistes. Les spectateurs et les lecteurs non artistes devront apprendre un langage voilé-dévoilé. La première notion à saisir est celle du temps. C’est le temps de la lecture du tableau, par exemple chez Rembrandt l’usage du clair-obscur qui fait éprouver le temps dans la mesure où ce n’est qu’en méditant longtemps devant ces zones d’ombre qu’y sourdent des messages de l’âme à l’écoute de l’Esprit. Le temps est aussi vécu par son côté ethnographe visiteur patient des régions de la province de Vologda où il tombe sur des « maisons magiques », entièrement bariolées, organisées en un rituel précis, en un parcours exemplaire qui va des meubles disparaissant sous les ornements, à la lampe rouge, en passant par les images populaires et les icônes. C’est alors que K décide de rendre ses tableaux hermétiques. Et ce sera à la théorie de parler du secret au moyen du secret. Ce livre en fera sentir la fonction. La nécessité intérieure est à la fois subjective et objective. Les nécessités mystiques sont au nombre de trois : deux d’entre elles sont subjectives, c’est l’élément de la personnalité propre de l’artiste et le langage de l’époque et de la nation. La troisième est objective : c’est le « pur et éternel artistique », il est propre à l’art et commun à tous les hommes. Il ne connait ni espace ni temps, par essence. Mais c’est seul le temps qui permet l’émergence du troisième élément lequel marque la grandeur de l’œuvre. Car l’objectif veut s’exprimer. Cette volonté est la nécessité intérieure, elle est le moteur de la progression de l’Esprit. L’Esprit progresse et c’est pourquoi les lois de l’harmonie aujourd’hui intérieures seront demain des lois extérieures. L’effet de la nécessité intérieure, et donc le développement de l’art, est une extériorisation progressante de l’éternel objectif dans le temporel subjectif.

                    La méthode a toute la confiance du peintre car c’est une méthode de concentration et d’écoute et ce qu’elle écoute est une voix qui, dans ces conditions, ne peut être brouillée. La philosophie de l’art et la pratique créatrice vont rendre compte de cette progression temporelle. On croise ici l’image du triangle spirituel qui se développe vers l’avant et vers le haut, avec à sa tête un homme seul qui voit les choses que les autres ne peuvent pas voir, et qui les dit sans être compris. La joie de sa vision lui coûte l’hostilité des autres hommes. Mais on trouve cependant des artistes dans toutes les autres parties du triangle : ils sont des prophètes. Une deuxième image est celle de la transformation de la cité spirituelle : c’est le lieu où s’affrontent les forces de régression et les forces de progression. C’est Jéricho et les trompettes. Une troisième image en lien avec la seconde est celle du renouvellement du soleil. Il y a encore deux autres images : celle du Jardin d’Eden et celle du combat de St Georges… cette dernière renvoyant aux temps de l’apocalypse et du jugement dernier. On est ici en plein dans une méditation métaphysique. L’œuvre d’art est un être actif, créateur de l’atmosphère spirituelle. L’art est le langage de l’âme. La composition d’un tableau agit en moi comme une prière liturgique (procession d’icône à icône dans un circuit répété dans toutes les églises orthodoxes). L’art peut atteindre son plus haut niveau s’il se dégage de sa subordination vis-à-vis de la nature. il ne s’agit plus de représenter les objets mais de fixer sur la toile le « chœur des couleurs » au moment de l’extase suscitée à Moscou par le coucher de soleil. Une autre extase se produit lors de la représentation de Lohengrin au théâtre de la Cour, et ce via la musique. Le phénomène ne se limite pas aux sens mais touche le lieu de communication de l’âme. Car si c’est l’âme des choses qui lui parle dans son heure de Moscou, c’est l’âme des moyens de l’art qui lui répond. La cosmogonie est le modèle de la création artistique : renvoyant à la création du monde. Le livre ici est celui de la méthode conduisant à l’analyse de la couleur (principal apport à la théorie de l’art). C’est un véritable système de connaissance analogique, puisqu’il multiplie les échos du voyage de l’âme avec une image de l’ordre du monde. On est loin d’un livre de recettes.

Le point de départ est l’estimation de la valeur intérieure du matériau sur la grande balance objective, soit une étude de la couleur qui doit agir sur chaque être humain. Les deux grandes divisions vont être chaleur et froideur ; clarté et obscurité. La force du développement est, au lieu d’opter pour une sémantique discutable de la couleur, de nous renvoyer à l’expérience intérieure vérifiable. Chaleur et froideur sont la tendance vers le jaune et le bleu. Ce sont des éléments dynamiques, il s’agit avant tout d’un mouvement. C’est la tendance que la couleur a, tout en conservant sa résonance de base, vers le matériel et l’immatériel. C’est un mouvement horizontal, le chaud allant sur ce plan vers le spectateur, alors que le froid l’en éloigne. En outre le bleu et le jaune constituent un second mouvement dynamique qui est leur mouvement excentrique (jaune) et leur mouvement concentrique (bleu). L’importance de ce point de départ est liée au fait que nous atteignons une évidence primaire qui fonde sur l’expérience la plus simple cette possibilité pour l’art de constituer le support et le symbole de l’itinéraire puisque déjà, si nous simplifions à l’extrême le premier moyen de l’art, nous trouvons dans sa plus pure manifestation la marque même de cet itinéraire. Par ailleurs en approfondissant il n’est pas interdit de penser que ce mouvement de proximité-éloignement est conforme à la structure secrète des choses que l’art va avoir pour mission de révéler, puisqu’il est dans sa qualité psychique, et donc dans son être intérieur, une « scénographie » de progrès (proximité-éloignement) et de dispersion-réintégration (mouvement ex- et concentrique), un peu comme la manifestation du mouvement philosophique de procession-ascension ou comme le passage de l’un au multiple, que la tradition nous donne comme l’origine du monde. Quant au second grand contraste, il est formé par l’opposition du blanc et du noir qui constitue la source de la tendance des couleurs au clair et à l’obscur. Le mouvement est identique mais sa forme est statique et figée. L’effet du jaune augmente quand on l’éclaircit et celui du bleu quand la couleur s’assombrit. Outre cette ressemblance physique entre jaune et blanc, entre bleu et noir, il en existe une morale qui distingue les deux paires dans leur valeur intérieure, et apparente étroitement les deux membres de chaque paire. Cette expérience psychique est répétable. Mais il faut soigneusement noter l’appel qui est fait à la concentration, car K exige un effort de l’individu pour focaliser une attention sur l’intérieur de lui-même, proche de la méditation.

Cette évidence psychique du point de départ va révéler un ordre jusque là caché, vérifiable à chaque fois par la suite logique (une chaîne de raisons) du propos et par un appel permanent à l’expérience de l’âme qui transforme chaque étape en une nouvelle évidence psychique. K passe en revue huit couleurs simples. Ces « éléments » simples sont réunis en quatre contrastes : jaune-bleu, rouge-vert, orangé-violet, blanc-noir. À ceci l’ajout du gris a une fonction particulière dans la progression. Il y a une chromogonie dans l’émergence des couleurs. Et il y a une valeur symbolique résultant de la fonction psychique de base et de l’ordre des couleurs. L’ordre des couleurs est : jaune-bleu, blanc-noir, rouge-vert, gris, orangé-violet. Les couleurs sont aussi définies par assonance, par l’évocation des résonances psychiques qui leur sont semblables : en appui sur les états d’âme, sur les objets du monde, sur des instruments de musique. L’ordre d’exposition des couleurs varie entre les tableaux et le texte. Dans le texte l’ordre est : jaune-bleu, vert, blanc-noir, gris, rouge, orangé-violet. Il y est également fait mention du brun. Cette différence dans la succession est liée au fait que l’ordre du texte suit le fil conducteur de la méthode adoptée par l’auteur, alors que l’ordre des tableaux est un ordre d’exposition du résultat obtenu. Le lecteur est invité à suivre l’exposé méthodique. Le fil conducteur c’est la relation de la couleur avec l’âme, comme mouvement, comme scénographie. Celle-ci est effet des conditions de base suivantes : l’existence d’un espace de déplacement, le temps du déplacement et le mouvement qui va permettre que cet espace soit parcouru dans un temps donné. Jaune (terrestre) et bleu (céleste) donne vert qui est annulation des deux mouvements de proximité et éloignement dans une passivité béate. Le contraste blanc-noir (mouvement ex- et concentrique) fige dans une résistance ; le blanc évoque la naissance comme une résistance pleine de possibilités et le noir marque la fin des possibles. Leur mélange donne le gris qui est immobilité sans espoir. Alors entre en scène le rouge en tant que fruit de la logique mais révélé par le gris. Un gris lorsqu’il est clair peut donner un espoir caché car un tel gris résulte du mélange du vert et du rouge, mélange spirituel de la passivité contente de soi et d’un rayonnement purement actif. Le rouge est digne d’attention. Mouvement en soi, le rouge va pouvoir s’orienter soit dans la direction excentrique vers le corporel (jaune) soit dans la direction concentrique vers le spirituel (bleu). C’est ainsi que nait le contraste orangé-violet. Jaune et bleu, corporel et spirituel, constituent l’espace idéal de l’itinéraire, blanc et noir, naissance et mort, le temps du parcours, et le rouge, mouvement en soi, représente l’énergie motrice. Orange et violet sont les étapes possibles tandis que le vert correspond au refus du voyage, passivité qui se suffit à elle-même.

Il y a deux avant-propos et une adresse : à la mémoire de Elisabeth Ticheieff

Première partie – Chapitre 1

On n’arrive jamais à reproduire l’art d’une période passée parce qu’on ne partage plus leur vie intérieure. Par contre on peut rencontrer des accointances avec les arts des périodes passées qui partagent avec moi la recherche de buts spirituels, employant des formes qui peuvent être réutilisées. Ainsi avec les « Primitifs » qui ont essayé de représenter l’Essentiel Intérieur, par élimination de toute contingence extérieure.

Ce point de contact intérieur n’est cependant qu’un point. Car aujourd’hui notre âme est oppressée par le cauchemar des doctrines matérialistes. Après la période de tentation matérialiste, l’âme émerge affinée par la lutte et sa douleur. La peur, la joie, la tristesse n’attirent pas l’artiste qui vit une existence complexe relativement raffinée et l’œuvre qui aura jailli de lui provoquera chez le spectateur capable des émotions plus délicates ; ici s’entend le son d’un autre art exigeant vigilance. K parle des Impressionnistes mais aussi du courant de l’art pour l’art. En effet l’affinement et la propagation de ce son (consonance-dissonance) dans le temps et l’espace restent partiels et n’épuisent pas tout l’effet possible de l’art. L’art est l’enfant de son temps et ne sait « rendre » que ce qui dans l’atmosphère du moment est clairement établi. Cet art qui ne renferme en soi-même aucun potentiel d’avenir et n’est ainsi que l’enfant de son époque n’engendrera jamais le futur : c’est un art castré.

L’« autre art » prend également racine dans son époque spirituelle mais n’en est pas seulement le miroir et l’écho, bien au contraire, il possède une force d’éveil prophétique qui peut avoir une profonde influence.

Chapitre 2

Un grand triangle divisé en parties inégales, la plus petite et la plus aiguë dirigée vers le haut, tel est un assez bon schéma de la vie spirituelle. Plus on descend, plus les sections du triangle sont larges, spacieuses et hautes. Tout le triangle avance et monte lentement d’un mouvement à peine sensible et le point atteint aujourd’hui par le sommet du triangle sera dépassé par la section suivante. Ce qui n’est aujourd’hui intelligible que pour la pointe extrême, et n’est pour le reste du triangle que des élucubrations incompréhensibles,… demain pour la deuxième section cela sera chargé d’émotion et de signification de sa vie spirituelle. Plus la section est grande, et donc est située vers le bas, plus la foule sera grande de ceux qui comprendront ses paroles. Il est évident que chacune de ces sections atteint et espère le pain spirituel qui lui convient. Ce pain lui est tendu par les artistes et c’est ce même pain que recherchera demain la section suivante.

                    Ce schéma ne montre pas son revers, qui est une grande tache noire et morte. C’est parce qu’il arrive trop souvent que ce pain devienne la nourriture d’hommes qui appartiennent déjà à une section plus élevée : pour eux ce pain devient alors poison. L’artiste utilise sa force à flatter des besoins inférieurs, il donne une forme prétendument artistique à un contenu impur. Il y a des périodes comme ça, on les appelle les périodes de décadence. L’art qui en de telles périodes a une vie diminuée, n’est utilisé qu’à des fins matérielles. Il va chercher sa substance dans la matière grossière, ne connaissant pas la plus fine. Seule subsiste la question du « comment » l’objet corporel pourra être rendu par l’artiste. Elle devient le credo matérialiste. Cet art n’a pas d’âme. L’art continue dans cette voie du « comment », il se spécialise de façon sophistiquée et n’est plus intelligible que par les artistes, qui commencent alors à se plaindre de l’indifférence du public. La concurrence se fait plus vive car c’est à qui le premier aura surpris par sa trouvaille ; étonnant un moment, il amuse et se vend.

Malgré ces temps de décadence, le triangle continue à avancer avec une puissance irrésistible. Invisible le nouveau Moïse descend de la montagne, voit la danse autour du veau d’or, et malgré tout apporte aux hommes une nouvelle sagesse. Et là il y a des artistes qui l’écoutent. Déjà la question du « comment » contient un germe caché de guérison. Et même si ce « comment » reste en général infructueux, le même autrement (ce que l’on nomme aujourd’hui personnalité) implique de ne pas voir dans l’objet la seule manière grossière mais également ce qui est moins corporel que l’objet de la période réaliste (reproduit tel qu’il est sans fantaisie). Lorsqu’en outre ce « comment » rend les émotions de l’âme de l’artiste et permet de communiquer au spectateur une expérience délicate, l’art atteint le seuil de la voie qui va lui permettre de retrouver plus tard le « quoi » perdu. Ce « quoi » est le pain spirituel de ce réveil spirituel. Ce « quoi » est le contenu que seul l’art est capable de saisir en soi et d’exprimer clairement par les moyens qui n’appartiennent qu’à lui. Ce « quoi » est l’élément intérieur artistique.

Chapitre 3

Le tournant est l’objet de ce chapitre : entendons le tournant spirituel. Pour ce faire K part du pire ; car le pire est le matérialisme qui infecte toutes les zones du triangle proposé comme schéma dans le chapitre précédent. Le gros reproche est que le matérialisme rabat les choses sur une quête de l’utilitaire. Un contexte positiviste s’accompagne, à l’intérieur de l’âme humaine, d’une peur qui ne cesse d’assombrir le futur. Ce qui se construit (dans la science) et ce qui s’invente (dans l’art) laisse l’homme, perdu. Perdu parce que le mouvement est entièrement orienté vers le dehors, alors que le socle de ce qui est requis pour être stable, est à l’intérieur de l’homme. K décrit ici l’impact du choc, proclamant la mort de Dieu, dans un affolement anarchique. Pour garder un semblant de sens symbolique dans ce chaos, les gens croient dans tous des meneurs « spirituels » qu’ils prennent pour des prophètes. Si on monte plus haut dans le triangle, nous verrons que de tels meneurs entraînent encore plus de confusion.

K use ici d’une image : « comme dans une grande ville solide, construite selon toutes les règles de la mathématique architectonique, mais secouée par des forces incommensurables, les hommes, qui vivent ici réellement dans une telle cité spirituelle où s’exercent brutalement ces forces non prévues par les architectes et mathématiciens spirituels, (voient ici, qu’)… un pan de l’épaisse muraille s’est effondré comme un château de cartes. (Ils voient que)… là une tour colossale, qui atteignait le ciel, constituée de nombreux piliers spirituels, minces mais immortels, gît en ruine. Le vieux cimetière oublié tremble. De vieilles tombes oubliées s’ouvrent et des esprits oubliés s’en élèvent. Le soleil, construit avec tant d’habileté, se couvre de taches et s’assombrit. Où trouver ce qui le remplacera pour le combat contre l’obscurité ? »

Plus haut dans le triangle, on ne trouve plus de trace de la peur. K va recenser les derniers sursauts de croyance… comme dans « La société théosophique ». Mais en même temps chez des penseurs comme Steiner, K dégage des signes pour opérer un sensible virage en raison d’un déplacement d’accent. Ici K ouvre une place à l’usage des mots chez les poètes, et il parle de Maeterlinck, et puis d’Edgar Poe. K ouvre une place pour les sons chez les musiciens, et il parle de Wagner, Schönberg et Debussy. K fait part de ce virage sensible chez les peintres, et il parle de Manet, Cézanne, Matisse et Picasso. Là où le mot, le son, la couleur prenaient en charge un travail de représentation de la nature, tout d’un coup, ce mot, ce son, cette intensité chromatique sont pris en soi-même et pour lui-même. Il ne s’agit pas de représenter, de donner sens, car K parle ici de résonance capable de refaire vibrer l’âme altérée. Le mot est une résonance intérieure. Cette résonance est en partie due à l’objet que le mot sert à dénommer. Ainsi l’arbre, vert, jaune, rouge dans la prairie n’est qu’un cas matériel, une forme matérialisée, fortuite, de l’arbre que nous ressentons au son du mot, arbre. Mais dans les mots, le poète joue dans une répétition habile mais en plus intérieurement nécessaire, 2 x, 3 x, plusieurs X rapprochées, des mêmes sons. Ces répétitions peuvent aboutir non seulement à une amplification de la résonance intérieure, mais aussi à faire apparaître certaines capacités spirituelles, insoupçonnées, de ce mot. Et le mot alors perd le sens extérieur de sa désignation. L’âme en vient à une vibration sans objet, presque surnaturelle. Le chapitre se termine sur un appel pour un travail théorique sur la forme et la couleur.

Chapitre 4

Nous voilà rendus à l’étude de principes. Un art doit apprendre d’un autre comment il utilise ses moyens afin d’utiliser ses propres moyens selon les mêmes principes, c’est-à-dire selon le principe qui lui est propre. Ainsi l’approfondissement en soi-même sépare-t-il les arts les uns des autres, cependant que la comparaison les rapproche dans la recherche intérieure. On s’aperçoit ainsi que chaque art a ses propres forces qui ne sauraient être remplacées par celles de l’autre.

                    On en vient ainsi à l’unification des forces propres des différents arts. De cette unification naîtra avec le temps l’art que nous pouvons déjà entrevoir, le véritable art monumental. Et quiconque approfondit les trésors intérieurs de son art est à envier car il contribue à élever la pyramide.

Deuxième partie – Chapitre 5

Lorsqu’on laisse les yeux courir sur une palette couverte de couleurs, il y a un double effet qui se produit :

1) il se fait un effet purement physique, c’est-à-dire l’œil charmé par la beauté et par d’autres propriétés de la couleur. Le spectateur ressent une impression d’apaisement, c’est de courte durée, sitôt que l’âme reste fermée. Mais pour peu que l’impression la pénètre plus profondément, cela éveille d’autres sensations plus profondes suivant toute une chaîne d’événements psychiques. Les objets habituels ont un effet totalement superficiel. Mais les objets que nous voyons pour la première fois font un réel effet. Cela s’observe chez l’enfant curieux qui découvre le feu. Après plusieurs rencontres de ce type, le fait que la flamme puisse offrir un spectacle lutte contre une indifférence croissante. Ce n’est qu’avec un développement plus complet de l’homme que le cercle des caractéristiques des différents objets et des différents êtres continue à s’élargir. Et si ce développement va assez loin, ces objets et ces êtres acquièrent une valeur intérieure et finalement une résonance intérieure.

2) il en est de même de la couleur. Dans ce cas on atteint le deuxième résultat primordial de la contemplation de la couleur : cela provoque une vibration de l’âme. La première force physique devient maintenant la voie par laquelle la couleur atteint l’âme. Le lien entre impression et contemplation relève de l’association. Ainsi la couleur rouge renvoyant au feu peut aussi renvoyer au sang. Chez les individus particulièrement évolués l’accès à l’âme est si direct et les réactions de celle-ci si faciles à atteindre qu’« une excitation du goût » pénètre instantanément jusqu’à l’âme en faisant réagir les autres voies d’accès par d’autres organes (que le goût en tant que un des cinq sens). Ce serait une sorte d’écho et on aurait par l’oeil un goût du bleu qui apaiserait quand on est trop excité par le goût du rouge. Et d’ailleurs tous les autres sens peuvent ici être sollicités. Certaines couleurs auraient un aspect rugueux ou velouté ; ainsi les impressions chaud-froid reposent sur cette sensation. K parle dans la même association de chromothérapie : le rouge est tonifiant, le bleu paralysant.

En règle générale la couleur est un moyen d’exercer une influence directe sur l’âme, et ici K va chercher l’image du piano. La couleur est la touche, l’œil est le marteau, l’âme est le piano aux cordes nombreuses. L’artiste est la main qui par l’usage convenable de telle ou telle touche met l’âme en vibration. Il est donc clair que l’harmonie des couleurs doit reposer uniquement sur le principe de l’entrée en contact efficace avec l’âme humaine ; cette base sera définie comme le principe de nécessité intérieure.

Chapitre 6

Le son musical a un accès direct à l’âme. Car l’homme a la musique en lui-même. Chacun sait que le jaune, l’orange et le rouge donnent et représentent des idées de joie, de richesse. Ceci montre qu’il y a une parenté profonde entre les arts en général. C’est sur cette parenté que Goethe a dit que la peinture doit trouver sa basse continue. L’état de la peinture d’aujourd’hui (1910) l’engage sur le chemin par lequel grâce à ses propres moyens picturaux, elle deviendra un art au sens abstrait du mot et atteindra finalement la composition pure. Pour ce faire elle a deux moyens : couleur et forme. La forme seule en tant que représentation de l’objet ou comme délimitation purement abstraite d’une surface peut exister indépendamment. La couleur non. La couleur ne se laisse pas étendre sans limite. La limite doit être ajoutée : le rouge qu’on se représente dans l’abstrait n’a pas en lui la vocation particulière au chaud ou au froid, cela devra être ajouté par la pensée. Et en même temps le rouge a une résonance intérieure, semblable au son d’une trompette. Mais si ce rouge doit être rendu sous une forme matérielle comme en peinture, il faut : 1) qu’il ait un ton donné de la gamme infinie des différents rouges, c’est-à-dire qu’il soit caractérisé subjectivement ; 2) qu’il soit limité sur la surface, séparé des autres couleurs qui existent nécessairement, qu’on ne peut pas en tout cas éviter. Par voisinage, se modifient les caractéristiques subjectives en recevant une enveloppe objective et c’est ici que joue l’harmonique qui objective. Cela amène à réfléchir aux effets de la forme sur la couleur.

                    La forme proprement dite même si elle est parfaitement abstraite ou ressemble à une forme géométrique a sa propre résonance intérieure. La forme est un être spirituel doté de propriétés qui s’y identifient. Un triangle est un de ces êtres avec son parfum spirituel propre. Associé à d’autres formes ce parfum se différencie, s’enrichit de nuances harmoniques mais reste au fond inchangé, comme le parfum de la rose n’est jamais celui de la violette. Un triangle rempli avec du jaune, côtoie un cercle bleu, un carré vert, un autre triangle vert, un cercle jaune, un carré bleu… tous sont des êtres totalement différents, agissant de façon totalement différente. Il est maintenant facile de constater que la valeur de telle ou telle couleur est soulignée par telle forme et atténuée par telle autre. En tout cas les propriétés des couleurs aiguës sonnent mieux dans une forme aiguë (le jaune dans un triangle). Les couleurs profondes sont renforcées dans leur effet par des formes rondes (le bleu dans un cercle). Mais il est évident aussi que la discordance n’est pas source de disharmonie. La forme n’est rien d’autre que la délimitation d’une surface par rapport à une autre. Toute chose extérieure renferme cependant nécessairement un élément intérieur, toute forme a un contenu intérieur. La forme est donc l’extériorisation du contenu intérieur. Il est clair que l’harmonie des formes doit reposer uniquement sur le principe de l’entrée en contact efficace avec l’âme humaine. Ce principe est le principe de la nécessité intérieure. Ces deux aspects de la forme sont en même temps ses deux buts. Pour cela la délimitation extérieure est totalement efficace lorsqu’elle sert à manifester de la manière la plus expressive le contenu intérieur de la forme. Malgré toutes les différences que la forme peut offrir, elle ne franchira jamais deux limites : ou bien le but de la forme en tant que délimitation de l’espace est de dessiner un objet sur la surface, ou bien elle ne désigne aucun objet matériel mais est un élément totalement abstrait. Ces formes sont momentanément le trésor auquel l’artiste emprunte les divers éléments de sa création. Des formes purement abstraites seules ne peuvent suffire à l’artiste d’aujourd’hui (1910) car ces formes sont pour lui trop imprécises. Mais en même temps la forme abstraite est vécue comme purement précise et devient un matériau exclusif dans les oeuvres picturales : le fait d’appauvrir l’extérieur amène un enrichissement intérieur. Par ailleurs il n’existe pas en art de forme purement matérielle ; il n’est pas possible de reproduire une forme matérielle car l’artiste dépend de son œil et de sa main qui sont plus artistes que son âme désireuse de ne pas aller au-delà d’un but photographique. Sur cette voie on est conduit au compositionnel. La composition purement picturale a en ce qui concerne la forme deux tâches : 1) la composition du tableau entier, 2) la création de formes isolées combinées différemment entre elles. Ainsi plusieurs objets sont-ils subordonnés dans l’image à une grande forme et modifiés afin qu’ils s’intègrent en dessinant cette forme. La première tâche est ainsi devenue le but définitif et l’élément abstrait passe à l’avant-plan. Reste la discussion sur l’intérêt de conserver ou pas un lien avec l’objet matériel. En effet l’objet doit toujours servir la résonance de l’abstrait : le choix de l’objet dépend d’un contact efficace avec l’âme humaine. Le choix de l’objet relève du principe de la nécessité intérieure. Plus dégagé est l’élément abstrait de la forme et plus le son en est pur. Chaque fois que l’on est en présence de l’irruption de la forme abstraite dans une composition concrète, c’est le sentiment seul qu’il faut suivre.

                    Il n’y a rien d’absolu. La composition des formes qui repose sur la relativité (ou plus concret, ou plus abstrait) dépend : de la variabilité de l’assemblage des formes, et de la variabilité de chaque forme jusqu’au plus petit détail. Chaque forme est aussi sensible qu’un petit nuage de fumée. Au fur et à mesure que les hommes auront une sensibilité plus fine et plus forte par la pratique de formes de plus en plus abstraites, ce fait suivant gagnera en importance pratique : jusqu’à quel point la résonance intérieure de la forme donnée est-elle mise en évidence ou voilée ? Cette question comme nouveau fait ouvre une possibilité supplémentaire. Ce n’est plus la composition qui est en un, c’est la forme dans sa résonance intérieure. C’est cette possibilité, purement arbitraire apparemment mais en vérité strictement déterminable, de déplacer les formes qui est une des sources d’une série infinie de créations artistiques. La malléabilité de la forme isolée, sa modification, son mouvement, la prépondérance de l’abstrait dans la forme isolée, la combinaison des formes constituant les grandes formes des groupes de formes, la combinaison des formes isolées avec les groupes de formes, les principes de la consonance et de la dissonance, l’aimantation ou la dislocation des formes isolées et des groupes de formes, la combinaison du voilé-dévoilé, de la rythmique, de l’usage de formes géométriques (ou pas, ou le contraire), tels sont les éléments qui permettent un contrepoint graphique. Tout cela se joue sans couleur. La couleur qui offre elle-même matière à contrepoint conduira unie au dessin au grand contrepoint, le tout s’achevant en atteignant la composition et devenu véritablement art, servira le divin. Car le guide est toujours le principe de la nécessité intérieure.

                    La nécessité intérieure naît de trois raisons mystiques : chaque artiste en tant que créateur doit exprimer ce qui lui est propre ; chaque artiste en tant qu’enfant de son époque doit exprimer ce qui est propre à son époque ; chaque artiste en tant que serviteur de l’art doit exprimer ce qui est propre à l’art en général. Nous devons seulement traverser avec l’œil spirituel les deux premiers éléments pour apercevoir ce troisième élément, mis à nu. On parle beaucoup de l’élément « personnel » en art, ou du « style » futur, mais seul le troisième élément reste éternellement vivant. Nous vibrons plus devant une œuvre égyptienne antique que ses contemporains trop encombrés dans l’actuel. Autrement dit aujourd’hui on accède au troisième élément si on se désencombre de la personnalité des avant-gardes et de l’air de notre temps. Gageure ? On voit finalement que la recherche du personnel et du style ne peut aboutir par l’intention seule et qu’elle n’a pas non plus la grande importance qu’on lui attribue. Et l’on voit que l’affinité générale des œuvres qui n’a pas été affaiblie par les millénaires mais au contraire a été renforcée, ne réside pas dans l’extérieur mais dans le contenu mystique de l’art. L’art doit diriger son œil, ou mieux son œil doit être dirigé vers sa vie intérieure et son oreille tendue vers la voie de la nécessité intérieure. Il pourra alors se servir de tous les moyens autorisés et tout aussi facilement de ceux qui sont interdits. Tous les moyens sont sacrés, s’ils sont intérieurement nécessaires. Et d’autre part ce qui se passe dans l’art aujourd’hui n’a pas à être trop vite théorisé. En art la théorie ne précède jamais la pratique ni ne la tire derrière soi. Ici surtout dans les commencements c’est affaire de sentiment. Ce n’est que par le sentiment que l’on parvient à atteindre le vrai dans l’art. Au-delà d’une théorie il y a quelque chose de plus qui est l’âme véritable de la création et qui ne peut être créé par la théorie, ou trouvé, s’il n’est pas soudain insufflé à l’œuvre créée, par le sentiment. C’est par là que se trouve la basse continue dont parle Goethe. Les théories sont à l’intérieur de l’artiste comme un sens des limites, comme son tact artistique. La grammaire de la peinture à l’heure actuelle ne peut être que pressentie. La voie sur laquelle nous nous trouvons à notre époque est la voie dans laquelle nous nous libérons de l’extérieur pour substituer à cette base principale une base toute contraire, celle de la nécessité intérieure. Le sentiment inné de l’artiste est comme le talent de l’Evangile qui ne doit pas être enterré.

                    Pour l’artiste le point de départ est l’estimation de la valeur intérieure du matériau sur la grande balance objective, soit l’étude de la couleur. On se concentrera sur la couleur isolée. Et les deux grandes divisions qui apparaisent immédiatement à l’œil sont : la chaleur ou la froideur du ton coloré, la clarté ou l’obscurité de ce ton. Ici le développement est résumé dans la préface de Philippe Sers, je ne le reprends pas, pour creuser les notions de mélanges et de contrastes. Signalons cependant que le développement est un commentaire de trois graphiques que K appelle « tableaux I, II et III), censés faciliter la compréhension. Le jaune est la couleur typiquement terrestre, le bleu la couleur typiquement céleste et l’équilibre idéal du mélange de ces deux couleurs diamétralement opposées c’est le vert. Les mouvements horizontaux s’annulent, les mouvements ex- et concentriques s’annulent également car ce vert produit le calme. Cette absence permanente de mouvement est une propriété bienfaisante pour les âmes fatiguées. Mais peut devenir fastidieuse. Lorsqu’il s’éclaircit ou fonce c’est par ajout de blanc ou de noir. Le blanc est une non couleur renvoyant à un monde tellement au-dessus de nous qu’aucun son ne nous en parvient. Le blanc agit sur notre âme comme un grand silence, c’est un silence plein de possibilités. Un néant sans possibilités, un néant mort après que le soleil s’est éteint, un silence éternel sans avenir ni espoir, voilà la résonance intérieure du noir. C’est extérieurement la couleur qui manque le plus totalement de sonorité sur laquelle toute autre couleur même celle dont la résonance est la plus faible, sonne plus fort et plus précise. Et leur mélange donne le gris. Le gris est sans résonance et immobile ; cette immobilité a cependant un caractère différent du calme du vert. Le gris est l’immobilité sans espoir. Venons en maintenant au rouge. Il y a dans cette effervescence et dans cette ardeur principalement en soi et très peu tournée vers l’extérieur, une sorte de maturité mâle. Dans la réalité ce rouge idéal peut connaître de grandes modifications mais cette couleur a la propriété de conserver à peu près le ton fondamental et apparaître en même temps typiquement chaud ou froid, trouvant une foule de possibilités. Dans les mélanges avec le bleu il devient « sale ». K n’accorde aucun sens négatif à ce résultat s’il y a une nécessité intérieure à l’employer. Avec le jaune le rouge est utilisé volontiers dans l’art populaire ornemental, ou aussi dans un rapprochement avec le vert pour les costumes traditionnels que la tradition a retenu comme « beaux ». Avec le noir le rouge donne le brun. L’analyse se termine avec l’orangé et le violet, ces deux couleurs étant d’un équilibre précaire.

                    Au terme de ce descriptif  des résonances « morales » des couleurs de base (trois contrastes orange-violet, rouge-vert, jaune-bleu) affectées par une polarisation blanc-noir, K signale que cet usage de mots a sa limite. C’est pourquoi les mots sont et resteront simplement des indications, des marques assez extérieures, des couleurs. La même résonance intérieure peut être rendue au même instant par différents arts, chaque art rendant, outre le ton général, quelque chose de plus qui lui est propre, et ajoutant ainsi à la résonance intérieure générale, une richesse et une puissance qui ne sauraient être atteintes par un seul art. Et voilà de nouveau la notion d’art « monumental ». A propos de la répétition des mêmes résonances (qui n’est jamais totale) entre les différents arts, leur accumulation concentre l’atmosphère spirituelle nécessaire au mûrissement de la sensibilité. Vers l’harmonie ? Fondée sur cette harmonie la composition est une construction de formes colorées et dessinées, qui existent indépendamment en tant que telles, procédant de la nécessité intérieure et formant, par cette vie commune ainsi créée, un tout qu’on appelle tableau.       

Chapitre 7

Ce chapitre a plusieurs objectifs. Il s’agit ici à partir de la pratique de tenter de remonter à une théorie qui guiderait les artistes vers une construction dont le principe est la nécessité intérieure. Il y a dans la pratique actuelle (1910) une série de tentatives qui en peinture, en musique et en chorégraphie ont cherché à exploiter les moyens qui leur sont propres dans un souci de sortir des marais où s’enlisent ceux qu’inspire l’art ornemental ou ceux qui inventent des mondes fantastiques de conte de fées. Privilégiant la peinture K prend le rouge et en suit l’effet des lors qu’il est employé en dehors d’une logique naturaliste, ainsi d’un cheval rouge (on ne peut pas ne pas penser au groupe « der blaue reiter »). Le danger est toujours celui de tomber dans le procédé. Aussi il n’est pas possible de tirer sur les feuilles pour faire pousser la plante en forçant son heure. On avance partout à l’aveuglette et on expérimente juste quelques pas au-delà des limites. La limite du sens conduit par son dépassement à travailler les modifications de la forme et de la couleur en dehors de leur usage. La forme tend à devenir géométrique, la couleur ne doit pas être entravée par la forme. Le sens pratique du mouvement efface le sens abstrait… Où se trouve la voie vers la peinture ? Comment cette voie doit-elle être empruntée ? Cette voie est intermédiaire entre deux dangers : celui de l’application intégralement abstraite totalement émancipée sous une forme géométrique, celui de l’application de la couleur sous des formes corporelles. Entre l’abstraction pure et le réalisme pur.

K dans ce chapitre ne cesse d’ajouter des notes de bas de page pour compléter le corps du texte en cherchant à ne pas perdre son lecteur. En effet très souvent en jouant avec les limites, il ne peut s’empêcher de forcer le trait comme si le rouge avait vocation à exprimer la tristesse. In fine la théorie ne peut rien guider car les pratiques dans tous les domaines de l’art sont tout simplement hasardeuses. Trop souvent on les arrête vu les impasses rencontrées. Quoiqu’il dise K veut ici faire valoir la voie de l’abstraction car en se libérant de la nature elle libère l’artiste en lui donnant un espace de création quasi total au service d’une nécessité intérieure. Cette impression (personnelle) est confortée dans la conclusion du livre. Celle-ci commente le portfolio inséré, qu’il referme avec trois de ses propres compositions. Le triangle est le fil qui s’impose depuis Ravenne, en passant par le 16eme siècle et en sautant au 20eme siècle chez Cézanne. De même le mariage du bleu et du rouge est épinglé pour sa capacité à faire vibrer l’âme.

Chapitre 8

C’est de cette nécessité intérieure qu’il y a une dernière fois lieu de parler. Et ce à partir de l’œuvre d’art. Détachée de l’artiste elle prend une vie autonome, devient une personnalité, un sujet indépendant, animé d’un souffle spirituel qui mène également une vie matérielle réelle, un être.

Coté de l’artiste la question n’est pas de savoir si une forme extérieure est altérée, mais réside uniquement dans l’opportunité pour l’artiste d’utiliser ou non cette forme telle qu’elle existe extérieurement. C’est de la même manière que doivent être utilisées les couleurs non pas parce qu’elles existent ou non dans la nature avec cette résonance mais parce qu’elles sont ou non nécessaires dans l’image avec cette résonance. L’artiste n’est pas le maître de la situation mais le serviteur d’idéaux supérieurs avec des tâches précises, importantes et sacrées. Il lui faut s’éduquer, s’approfondir dans son âme, soigner et développer cette âme, afin que son talent extérieur ait quelque chose à habiller et ne soit pas comme un gant perdu, la vaine et vide apparence d’une main inconnue.

Est beau ce qui procède d’une nécessité intérieure de l’âme. Est beau ce qui est beau intérieurement.

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La suite est proposée dans l’idée d’un prolongement de la ligne philosophique chère à Kandinsky. Il s’agit du résumé d’un livre de Maurice Merleau-Ponty.

Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Gallimard 1964

Préface de Claude Lefort

Ce livre est le dernier travail de Merleau-Ponty (MP : 1908-1964). Il s’inscrit dans la suite de « Le visible et l’invisible » (1959) et de « La phénoménologie de la perception » (1945).

« Un corps humain est là, quand entre voyant et visible, entre touchant et touché, entre un œil et l’autre, entre la main et la main, se fait une sorte de croisement quand s’allume l’étincelle du sentant sensible, quand prend ce feu qui ne cessera pas de brûler jusqu’à ce que tel accident du corps défasse ce que nul accident n’aurait suffi à faire ».

À contre-pied de la tradition philosophique qui, à partir du morceau de cire comme emblème squelettique de la chose perçue, cherchait le salut de l’âme dans la délivrance du sensible (signe de la misère du monde que nous habitons), MP convoque un paysage qui déjà avait capté l’esprit du peintre avec l’œil (ici, la montagne Ste Victoire pour Cézanne, car ce livre est rédigé au Tholonet à Aix), où le proche se diffuse dans le lointain et le lointain fait vibrer le proche, où la présence des choses se donne sur fond d’absence, où s’échangent l’être et l’apparence.

« Quand je vois à travers l’épaisseur de l’eau le carrelage au fond de la piscine, je ne le vois pas malgré l’eau, les reflets, je le vois justement à travers eux, par eux. S’il n’y avait pas ces distorsions, ces zébrures de soleil, si je voyais sans cette chair la géométrie du carrelage, c’est alors que je cesserais de le voir comme il est, où il est, à savoir : plus loin que tout lieu identique ».

La philosophie de MP s’ancre dans celle de Husserl mais elle prend la tangente rapidement car tout autant l’inspire le travail du peintre. Il s’agit de sortir de la phénoménologie pour trouver une nouvelle ontologie. La peinture ne s’accommode pas de l’illusion d’un pur retour à l’expérience muette, d’une mise à nu des essences dans lesquelles se reconnaitrait l’ouvrage de la conscience transcendantale. Le travail du peintre persuade de l’impossible partage de la vision et du visible. Il n’y a pas de solution à cette quête qui ne cesse d’être relancée mais le cheminement délivre une connaissance à la singulière propriété de n’obtenir cette connaissance, celle du visible, que par un acte qui le fait advenir sur une toile.

Chapitre 1

La philosophie des sciences par rapport à la science impose sa pratique constructive, qui se veut autonome. La pensée s’y réduit délibérément à l’ensemble des techniques de prise ou de captation qu’elle invente. Dire que le monde est, par définition nominale, l’objet x de nos opérations, c’est porter à l’absolu la situation de connaissance du savant, comme si tout ce qui est n’avait jamais été que pour entrer au laboratoire.

Il faut que la pensée de science (pensée de survol, pensée de l’objet en général) se replace dans un « il y a » préalable, sur le sol du monde sensible et du monde « ouvré » tels qu’ils sont dans notre vie, pour notre corps, corps que j’appelle mien. Il faut qu’avec mon corps se réveille les « corps associés », les autres qui ne sont pas mes congénères, mais qui me hantent, que je hante, avec qui je hante un seul Être actuel, présent, comme jamais animal n’a hanté ceux de son espèce. Dans cette historicité primordiale, la pensée improvisatrice de la science réapprendra à s’appesantir sur les choses mêmes et sur soi-même, redeviendra philosophie.

Or l’art et notamment la peinture puisent à cette nappe de sens brut.

Chapitre 2

Le peintre apporte son corps ; et en effet on ne voit pas comment un Esprit pourrait peindre. C’est en prêtant son corps au monde que le peintre change le monde en peinture. Pour comprendre ces transsubstantiations, il faut retrouver le corps opérant et actuel. Il suffit que je voie quelque chose pour savoir la rejoindre et l’atteindre. Mon corps mobile compte au monde visible, en fait partie et c’est pourquoi je peux le diriger dans le visible. Par ailleurs il est vrai aussi que la vision est suspendue au mouvement. On ne voit que ce qu’on regarde. Que serait la vision sans aucun mouvement des yeux et comment leur mouvement ne brouillerait-il pas les choses s’il n’était lui-même que réflexe aveugle, s’il n’avait pas ses antennes, sa clairvoyance, si la vision ne se précédait en lui ? Le monde visible et celui de mes projets moteurs sont des parties totales du même Ëtre.

Immergé dans le monde visible par son corps, lui-même visible, le voyant ne s’approprie pas ce qu’il voit, il l’approche seulement par le regard. Et de son côté le monde dont il fait partie n’est pas « en soi » ou matière. Je dis d’une chose qu’elle est mue mais mon corps lui il « se » meut. L’énigme tient à ceci que mon corps est à la fois voyant et visible. Lui qui regarde toutes choses, il peut aussi se regarder et reconnaître dans ce qu’il voit « l’autre côté » de sa puissance voyante. Il se voit voyant. C’est un « soi » non par transparence mais par confusion, narcissisme, inhérence de celui qui voit à ce qu’il voit. La vision est prise ou se fait du milieu des choses. C’est ici que CL tire sa première citation.

Dès que cet étrange système d’échange est donné, tous les problèmes de la peinture sont là. La nature est à l’intérieur. Qualité, couleur, profondeur qui sont là-bas devant nous, n’y sont que parce qu’elles éveillent un écho dans notre corps, parce qu’il leur fait accueil. Cet équivalent interne, pourquoi ne susciterait-il pas une trace où tout autre regard retrouvera les motifs qui soutiennent son inspection du monde ? Je serais bien en peine de dire où est le tableau que je regarde ; car je ne le regarde pas comme on regarde une chose, je ne le fixe pas en son lieu, mon regard erre en lui comme dans les nimbes de l’Être, je vois selon ou avec lui plutôt que je ne le vois. On a cru longtemps que le dessin était la trace d’une image mentale. Mais si l’image n’est pas décalquée, le tableau n’appartient pas plus qu’elle à l’« en soi ». Ils sont le dedans du dehors et le dehors du dedans, que rend possible la duplicité du sentir et sans lesquels on ne comprendra jamais la quasi présence et la visibilité imminente qui font tout le problème de l’imaginaire. Le tableau n’est un analogue que selon le corps, il offre au regard pour qu’il les épouse les traces de la vision du dedans, à la vision ce qui le tapisse intérieurement, la texture imaginaire du réel.

Instrument qui se meut lui-même, moyen qui s’invente ses fins, l’œil est ce qui a été ému par un certain impact du monde et le restitue au visible par les traces de la main. C’est la montagne elle-même qui, de là-bas, se fait voir du peintre, c’est elle qu’il interroge du regard. Que lui demande-t-il au juste ? De dévoiler les moyens, rien que visibles, par lesquels elle se fait montagne sous nos yeux. Dévoiler toutes les choses qui ne sont communément pas vues. Le regard du peintre lui demande comment ces fantômes s’y prennent pour faire qu’il y ait soudain quelque chose, pour nous faire voir le visible. Comment dans « La ronde de nuit » la main vient littéralement vers nous. Les actions propres du peintre, ces tracés dont il est seul capable et qui seront pour les autres révélation parce qu’ils n’ont pas les mêmes manques que lui, il lui semble qu’ils émanent des choses mêmes. Le peintre vit dans la fascination. Ce n’est pas un hasard que dans la peinture hollandaise un intérieur désert est « digéré » par « l’œil rond du miroir ». Le miroir apparait parce que je suis voyant-visible, parce qu’il y a une réflexivité du sensible. Tout ce que j’ai de plus secret passe dans ce visage, cet a-plat et fermé que déjà me faisait soupçonner mon reflet dans l’eau. Le fantôme du miroir traine dehors ma chair et du même coup tout l’invisible de mon corps peut investir les autres corps que je vois.

Chapitre 3

Comme tout serait plus limpide dans notre philosophie si l’on pouvait exorciser ces spectres, en faire des illusions ou des perceptions sans objet, en marge d’un monde sans équivoque. La « Dioptrique » de Descartes est cette tentative. Ce livre du 17ème siècle est le bréviaire d’une pensée qui ne veut plus hanter le visible et décide de le reconstruire selon le modèle qu’elle s’en donne. Nul souci de coller à la vision. Il s’agit de savoir comment elle se fait… mais dans la mesure nécessaire pour inventer en cas de besoin quelques organes artificiels qui la corrigent. On ne raisonnera pas sur la lumière que nous voyons mais on la pensera comme une action par contact telle que celle des choses sur le bâton de l’aveugle. Le modèle cartésien de la vision c’est le toucher. Il nous débarrasse aussitôt de l’action à distance et de cette ubiquité qui fait toute la difficulté de la vision. Pourquoi rêver des reflets ? Ces doubles irréels n’intéressent pas Descartes car si le reflet ressemble à la chose même, c’est qu’il agit « à peu près » sur les yeux comme ferait une chose. il n’y a plus de puissance des icônes.

Dans le monde il y a la chose même et il y a autre chose hors d’elle ; cette autre chose qui est le rayon réfléchi et qui se trouve avoir avec la première une correspondance réglée. Deux individus donc, liés du dehors par la causalité : le louche rapport de ressemblance est dans les choses un certain rapport de projection. L’image spéculaire n’est rien de la personne qui se mire au miroir, c’est sa pensée qui tisse le lien. Le dessin que l’on peut en faire retient des choses, leur figure, une figure aplatie sur un seul plan, déformée et qui doit être déformée : la représentation du carré s’étire en losange, du cercle en ovale. Elle est l’image de l’objet… à condition de ne lui pas ressembler. Et si on en passe par la ressemblance, la pensée est excitée à concevoir l’objet comme font les signes et les paroles. La puissance du tableau est celle d’un texte proposé à notre lecture sans aucune promiscuité du voyant et du visible. À plus forte raison, l’image mentale : la voyance qui nous rend présent ce qui est absent est encore une pensée appuyée sur des indices corporels auxquels elle fait dire plus qu’ils ne signifient. Il est frappant que Descartes ne parle que du dessin et pas de peinture, et donc pas de couleur car pour lui la couleur est ornement, coloriage.

Le dessin seul peut rendre possible la peinture en rendant possible la représentation de l’étendue. Et par la perspective, le tableau nous fait voir de l’espace là où il n’y en a pas. Sur la ligne qui joint nos yeux à l’horizon, le premier plan cache à jamais les autres. Et si latéralement je crois voir les objets échelonnés, c’est qu’ils ne se masquent pas tout à fait. Je les vois donc l’un hors de l’autre selon une largeur autrement comptée, d’être toujours en-deça de la profondeur ou au-delà. Jamais les choses ne sont l’une derrière l’autre. L’empiètement et la latence des choses n’entrent pas dans leur définition, n’expriment que mon incompréhensible solidarité avec l’une d’elles, mon corps. Et dans tout ce qu’elles ont de positif, ce sont des pensées que je forme et non des attributs des choses. C’est cet espace sans cachette qui en chacun de ses points est, ni plus ni moins, ce qu’il est, c’est cette identité de l’Être qui soutient l’analyse des tailles-douces chez Descartes. L’espace est en soi, ou plutôt il est l’ « en soi » par excellence. Dans son ontologie Descartes définit l’espace comme vrai par rapport à une pensée assujettie à l’empirie et qui n’ose pas construire. Il fallait d’abord idéaliser l’espace que la pensée survole sans point de vue et qu’elle rapporte en entier sur trois axes rectangulaires.

Descartes a eu raison de dégager l’espace, de le délivrer en quelque sorte du fatras des ontologies qui le précèdent depuis l’Antiquité jusqu’à la Renaissance. Allusion est faite à l’essai de Panofsky sur les rapports de la perspective au symbolique. Descartes a eu raison de s’appuyer sur la perspective d’Alberti, mais il a eu tort de l’ériger en un être positif, au-delà de tout point de vue, de toute latence, de toute profondeur, sans aucune épaisseur vraie, sans chair. Les peintres savent depuis toujours que la perspective échoue à saisir la profondeur et c’est le mérite de Panofsky de montrer historiquement la variété des recherches aliénées au champ visuel sphérique des anciens ( et à leur perspective angulaire pour se confronter à la distance). Toutefois on ne va pas quitter Descartes sans évoquer un moment de doute qui l’a assailli quand il est devenu incontournable de devoir parler du rôle du corps… avec son âme. La dualité qui a résulté de cet instant d’hésitation (citation pp 53-54) est un forçage qui induira la bifurcation kantienne affectant la science moderne. Il y a la vision sur laquelle je réfléchis et il y a la vision qui a lieu écrasée dans un corps sien, dont on ne peut avoir l’idée qu’en l’exerçant et qui introduit entre l’espace et la pensée l’ordre autonome du « composé d’âme et de corps ». L’énigme de la vision n’est pas éliminée. La référence à Dieu est là pour rassurer : si ce n’est pas pensable pour l’homme, il y a à faire place à un dieu qui, lui, peut penser cette énigme en toute clarté. Panofsky de nouveau ressuscite une ontologie de la pensée comme corporelle, seule manière de formuler devant l’entendement l’union de l’âme et du corps ; secret perdu depuis Descartes.

Chapitre 4

Toute l’histoire moderne de la peinture pour acquérir ses propres dimensions, a une signification métaphysique. La métaphysique à laquelle nous pensons n’est pas un corps d’idées séparées pour lequel on chercherait des justifications inductives dans l’empirie. Il y a dans la chair de la contingence une structure de l’événement, une vertu propre du scénario qui n’empêchent pas la pluralité des interprétations, qui même en sont la raison profonde, qui font de lui un thème durable de la vie historique et qui ont droit à un statut philosophique. La puissance et la générativité des œuvres excèdent tout rapport positif de causalité et de filiation. Il n’est pas illégitime qu’un profane laissant parler le souvenir de quelques tableaux et de quelques livres, dise comment la peinture intervient dans ses réflexions et consigne le sentiment qu’il a d’une discordance profonde, d’une mutation dans les rapports de l’homme et de l’Être, quand il confronte massivement un univers des pensées classiques avec les recherches de la peinture moderne ; sorte d’histoire par contact, qui peut-être ne sort pas des limites d’une personne, et qui pourtant doit tout à la fréquentation des autres.

« Moi je pense que Cézanne a cherché la profondeur toute sa vie ». En fait je vois les choses chacune à sa place précisément parce qu’elles s’éclipsent l’une l’autre. C’est qu’elles soient rivales devant mon regard précisément parce qu’elles sont chacune en son lieu. C’est leur extériorité connue dans leur enveloppement, c’est leur dépendance mutuelle connue dans leur autonomie. Si la profondeur importe c’est parce qu’elle a la première place dans les trois dimensions. Il n’y a de formes, de plans définis que si l’on stipule à quelle distance de moi se trouvent leurs différentes parties. Mais la profondeur ainsi comprise n’est pas une dimension, c’est plutôt l’expérience de la réversibilité des dimensions, d’une localité globale où tout est à la x, dont hauteur-largeur-distance sont abstraites d’une voluminosité qu’on exprime d’un mot en disant que la chose est là. Quand Cézanne cherche la profondeur, c’est cette déflagration de l’Être qu’il cherche, et elle est dans les modes de l’espace, dans la forme aussi bien. La forme externe, l’enveloppe est seconde, dérivée, elle n’est pas ce qui fait qu’une chose prend forme,… et il faut briser cette coquille d’espace, rompre le compotier, et peindre quoi d’autre ? Des cubes, des sphères, des cônes ? Des formes pures qui ont la solidité de ce qui peut être défini par une loi de construction interne et qui, toutes ensemble, traces ou coupes de la chose, la laissent apparaître entre elles comme un visage entre les roseaux ? Ce serait mettre la solidité de l’Être d’un côté et sa variété de l’autre. C’est donc ensemble qu’il faut chercher l’espace et le contenu. Le problème se généralise, ce n’est plus seulement celui de la distance. Et de la ligne et de la forme,… c’est aussi bien celui de la couleur.

La couleur est l’endroit où notre cerveau et l’univers se rejoignent. C’est à son profit qu’il faut faire craquer la forme-spectacle. Il s’agit ici de la dimension de couleur, celle qui crée d’elle-même à elle-même des identités, des différences, une texture, une matérialité, un quelque chose. Pourtant décidément il n’y a pas de recette du visible, et la seule couleur pas plus que l’espace n’en est une. Entre les couleurs, les blancs dans « Le portrait de Vallier » (Cézanne), ces blancs ont pour fonction de découper un être plus général que l’être-jaune, l’être-vert, l’être-bleu, l’espace dont on croyait qu’il est l’évidence même et qu’à son sujet au moins la question « où » ne se pose pas, rayonne autour des plans qui ne sont en nul lieu assignables, superposition de surfaces transparentes, mouvement flottant de plans de couleur qui se recouvrent, qui avancent et qui reculent. On le voit, c’est le peintre qui nait dans les choses comme par concentration et venue à soi du visible, et le tableau finalement ne se rapporte à quoi que ce soit parmi les choses empiriques, qu’à condition d’être d’abord « autofiguratif ». Il n’est spectacle de quelque chose qu’en étant spectacle de rien, en crevant la peau des choses pour montrer comment les choses se font choses et le monde monde. ici on trouve la seconde citation de l’introduction de CL. L’eau elle-même , je ne peux pas dire qu’elle est dans l’espace : elle n’est pas ailleurs mais elle n’est pas dans la piscine. Elle l’habite, elle s’y matérialise, elle n’y est pas contenue et si je lève les yeux vers l’écran des cyprès où joue le réseau des reflets, je ne puis contester que l’eau le visite aussi, ou du moins y envoie son essence active et vivante.

C’est un fait étonnant que souvent un bon peintre fasse aussi de bonne sculpture. Ni les moyens d’expression ni les gestes étant comparables, c’est la preuve qu’il y a un système d’équivalences, un Logos des lignes, des lumières, des couleurs, des reliefs, des masses, une présentation sans concept de l’Être universel. Ici MP renvoie à la philosophie de Ravaisson et Bergson dans La pensée et le mouvant (1934). Jamais peut-être avant Klee on n’avait laissé rêver la ligne. Le commencement du tracé établit, installe un certain niveau ou mode du linéaire, une certaine manière pour la ligne d’être et de se faire ligne, « d’aller ligne ». Simplement pour donner l’axe générateur d’un homme, le peintre Giacometti aurait besoin d’un lacis de lignes à ce point embrouillé qu’il ne saurait plus être question d’une représentation véritablement élémentaire. Matisse nous apprend à voir ses contours comme des nervures, comme les axes d’un système d’activité et de passivité charnelles. Figurative ou non, la ligne en tout cas n’est plus imitation des choses ni chose. C’est un certain déséquilibre ménagé dans l’indifférence du papier blanc, c’est un certain forage pratique de l’« en soi », un certain vide constituant dont les statues de Moore montrent péremptoirement qu’il porte la prétendue positivité des choses. Comme elle a créé la ligne latente, la peinture s’est donné un mouvement sans déplacement, par vibration ou rayonnement. Ce qui donne le mouvement c’est une image où les bras, les jambes, le tronc, la tête sont pris chacun à un autre instant, qui donc figure le corps dans une attitude qu’il n’a eue à aucun moment, et impose entre ses parties dans des raccords fictifs, comme si cet affrontement d’incompossibles pouvait seul faire sourdre sur la toile (Le Derby d’Epsom, de Géricault) ou dans le bronze (chez Rodin) la transition et la durée.

On sent ce que porte ce petit mot : voir. la vision n’est pas un certain mode de la pensée ou présence à soi : c’est le moyen qui m’est donné d’être absent à moi-même, d’assister du dedans à la fission de l’Être, au terme de laquelle seulement je me ferme sur moi. L’œil accomplit le prodige d’ouvrir à l’âme ce qui n’est pas âme, le bienheureux domaine des choses, et leur dieu, le soleil. Le peintre contrairement au philosophe cartésien accepte avec toutes ses difficultés le mythe des fenêtres de l’âme : il faut que ce qui est sans lieu soit astreint à un corps, bien plus : soit initié par lui à tous les autres et à la nature. la vision seule nous apprend que des êtres différents, extérieurs, étrangers l’un à l’autre, sont pourtant absolument ensemble : la simultanéité. Le « qualc » visuel, dit Delaunay, me donne et me donne seul la présence de ce qui n’est pas moi, de ce qui est simplement et pleinement. Il le fait parce que comme texture, il est la conviction d’une universelle visibilité, l’unique espace qui sépare et qui réunit, qui soutient toute cohérence. Ceci veut dire finalement que le propre du visible est d’avoir une doublure d’invisible au sens strict, qu’il rend présent comme une certaine absence. Il y a ce qui atteint l’œil de face, les propriétés frontales du visible, mais aussi ce qui l’atteint d’en-bas, la profonde latence posturale où le corps se lève pour voir, et il y a ce qui atteint la vision par en-dessus, tous les phénomènes du vol, de la natation, du mouvement, où elle participe non plus à la pesanteur des origines, mais aux accomplissements libres. Le dilemme du figuratif et du non-figuratif est mal posé. Il est à la x vrai et sans contradiction que nul raisin n’a jamais été ce qu’il est dans la peinture la plus figurative, et que nulle peinture même abstraite ne peut éluder l’Être, que le raisin du Caravage est le raisin même.

Chapitre 5

Je laisse au lecteur le plaisir de goûter ce très court propos qui donne à sentir l’intention de l’auteur. Il ne lui reste que quelques jours à vivre, voici donc les pages de son testament.