Ce livre cherche non point à résoudre une contradiction mais plutôt à développer une inconsistance du système représentatif dans le procès de peindre de Poussin au Caravage et vice versa. Il y sera donc question de mimesis et de fantaisie, d’histoire et d’action, de perspective et de ténèbres, de mort et de décapitation. Le plan ici proposé est fait de deux parties car il se consacre d’abord à Poussin et ensuite au Caravage. Nous annonçons d’emblée que cela se centrera sur deux tableaux essentiellement, les Bergers d’Arcadie (Poussin, au Louvre) et la Tête de Méduse (Le Caravage, aux Uffizzi). À chaque fois, un tableau secondaire illustre et confirme la lecture d’images avancée : La Manne (Poussin) et La Résurrection de Lazare (Le Caravage). Cinq chapitres pour le premier peintre, cinq autres pour le second, à chaque fois achevés par une conclusion partielle (la lettre, le trou). Le livre alterne des développements propres au langage pictural avec des apports théoriques relatifs à la science des signes caractéristique de la période classique,dans la première partie. Et une présentation de toute une suite de transgression des usages théoriques et pratiques du miroir et des oppositions ombre/lumière, dans la deuxième partie.
Introduction
Le texte transite entre deux tableaux mais il transite aussi en ce sens qu’il traverse des tableaux. Il traverse de la peinture par le discours. Il traverse de la peinture, façon de prendre langue avec l’image (Damisch). Il transforme de la peinture en une espèce de magie ou de rhétorique qui risque de tourner, ce que tous peuvent voir, en ce qu’un seul peut se dire. Autobiographie, langage privé, moi en Arcadie…même si, au bout du compte, au fond du tableau, il n’y a que ceci (hoc). D’où l’écriture de ce texte pour transcrire une espèce de rumeur, de bruit qui charrie un bout de poème, un fragment d’histoire, un morceau d’article, une référence interrompue, un écho de conversation, un souvenir impromptu… un bruit qui n’est là que pour adoucir la souffrance, qu’est indissolublement le plaisir de voir des formes et des couleurs sur la toile assemblées. Il ne sera question ici que de destruction, de cette fatale opposition entre quelqu’un qui cherche et un autre qui se laisse emporter. L’un la théorie, l’autre le regard. D’un côté le soleil dominateur qui fait voir tout ce qui est dessous ; de l’autre, l’œil qui voit ce qui est devant, rencontre ce qui est là.
Textes glissant les uns sur les autres : serait-ce donc que racontant une histoire, faisant revenir sur la scène les morts dans leurs figures entrelacées, qu’en donnant à voir au spectateur ce que le soleil fait voir au dessous, je laisse quelque chose au désir ? Le Maître (Poussin) dit : la fin de l’œuvre de peinture est la délectation : excès et manque. Ou bien plaisir plein, complet de l’œil au vif : vous avouerez qu’on ne peut jamais rien faire de plus beau…il (Le Caravage) n’a rien laissé à désirer parce qu’il n’avait à faire qu’un portrait, un objet. Mais de nouveau le contraire : il n’y a rien qu’un peintre doive tant chercher que de rendre ses ouvrages agréables. Mais c’est ce que Le Caravage n’a jamais fait…il n’a pas de lumière agréable : il choisissait des lieux fermés pour avoir des lumières fortes afin de donner du relief aux corps éclairés. Et cependant : on peut dire que la nature ne peut être mieux copiée que dans tout ce qu’il a peint. Il n’a représenté que ce qui lui a paru devant les yeux et s’y est conduit avec si peu de jugement qu’il n’a ni choisi le beau, ni fui ce qu’il a vu de laid. Discours du Maître : la Théorie n’est pas la vision, aspect. Elle est jugement, prospect. Mais le jugement et sa condition de possibilité, la prospective, n’est pas un procédé que le peintre pourrait apprendre : c’est le rameau d’or de Virgile, que nul ne peut trouver ni cueillir s’il n’est conduit par la Fatalité. Fatalité pour Poussin de faire des tableaux à contempler, fatalité du Caravage de détruire les fondements de l’art classique.
Non pas signifier ou expliquer le tableau, mais indiquer le difficile chemin vers la porte sacrée ouverte pour Enée par la Sybille. Que raconte le chant VI de l’Enéide ? Deux choses mêlées : la première raconte le vol de Dédale, réussi, puisqu’il arrive à se poser en douceur sur un sommet où il érige un Temple à Phébus, ainsi qu’une fresque sculptée où défilent toutes les figures héroïques du passé (mais fatalité, Dédale ne peut sculpter le vol répété par son fils Icare, mort en échouant, laissant un père éploré) ; la deuxième raconte l’arrêt du moment de contemplation car il est temps de procéder aux rituels pour ouvrir la porte d’entrée du Temple à Enée, où il va prier la Sybille de lui permettre de descendre aux enfers pour en sortir son père Anchise (et c’est là que le chemin lui est montré d’un accès au rameau d’or, viatique nécessaire à sa descente aux enfers). Quel est le sens des deux choses mêlées si ce n’est qu’il faut réparation d’un accroc dans la Représentation, quand Dédale perd ses moyens de sculpteur pour loger son fils dans la fresque, réparation qui ne peut se faire que par un fils en peine de pouvoir revoir le visage de son père mort. Le détour avec Enée nous apprend que la théorie de la mimesis pour s’accomplir dans sa fin, la délectation, doit admettre un énigmatique échange, un étrange chiasme entre un interdit et sa transgression, chiasme-échange dont l’opérateur est un signe, un monument où les contraires se trouvent enclos. Entrons dans la première partie du livre avec Poussin.
Chapitre 1 : questions, hypothèses, discours
Et in Arcadia ego. Il y a à déchiffrer les lettres de l’énigme. Quel rapport y a-t-il entre langage et peinture si parler d’un tableau, les Bergers d’Arcadie, c’est en faire disparaître la fin, la délectation, la jouissance, la beauté mortelle de la théorie, la mort dans la représentation ? Or il se trouve que dans le tableau, des mots sont écrits en son lieu central. Le ciseau de Dédale a inscrit quatre mots, lisibles. Le tableau parle, que dit-il ?
Questions : Un discours sur l’œuvre de peinture est-il possible ? Un discours sur l’œuvre de peinture qui ne serait autre que le discours de l’œuvre de peinture est-il possible ? Peut-il y avoir un métalangage verbal sur le langage de la peinture ? Le langage est-il l’interprétant général de tous les systèmes signifiants ?
Hypothèses : Le tableau de Poussin pose picturalement la question même du discours sur/de la peinture. En disant cette question que pose le tableau, je cesse de tenir un discours sur le tableau pour seulement prêter ma plume au tableau, qui expose picturalement la relation entre les signes du langage, les mots, la phrase (?) et l’icône, l’image, l’œuvre de peinture. Ce tableau s’interprète lui-même parce que ce qu’il représente, c’est le procès de représentation de l’histoire.
Discours de savoir : Le réseau de problèmes que je propose concerne la sémantique et la métasémantique des systèmes représentatifs, comme entrepris par Benveniste dans Semiotica I, 1, 2, 1969. Cela concerne la distinction fondamentale entre sémiotique et sémantique. Et je découpe dans ce champ de recherche, un domaine plus spécifique en parlant de systèmes représentatifs, que je caractériserai massivement par trois caractères étroitement liés du discours qui les met en œuvre : leur auto-représentativité, leur auto-référentialité, d’où il s’en suit que les systèmes représentatifs sont des systèmes clos et centrés. Pour étayer son propos, Marin fait ici une digression théorique sur l’unité minimale du discours : la phrase-le verbe dans le système représentatif classique (Grammaire et Logique de Port-Royal). Ce développement que je ne résume pas interroge le droit d’appropriation du sujet et la réduction du verbe a une fonction de représenter le temps présent et la figure de l’absent. En liant ces deux développements le véritable sujet du verbe est une sorte de neutre ou d’absence. Au lieu central des Bergers d’Arcadie, moment central de la scène représentée, nous avons quatre mots mais pas une phrase car y manque un verbe. Nous interprétons donc cette « phrase » comme une proposition, un jugement sans verbe, mais Ego, où le sujet se nomme du nom propre du « je » : Moi. Le tombeau, le tableau. Que dit-il ? Qui parle ?
La référence choisie situe le propos historiquement dans le moment de la Représentation dite classique. On ne peut parler de la Représentation en général : un savoir du signe et du discours, un savoir du sujet et de sa relation à l’être, un savoir de science, une épistémè, c’est une découpe historique de mes problèmes théoriques où la représentation en son discours se signifie non seulement par un dictionnaire, une syntaxe, une grammaire mais aussi par une encyclopédie qu’elle résume et où elle se résume de façon à la fois globale et discontinue. L’examen de la modalité énonciatrice de l’histoire est le point de départ de toute sémantique (Benveniste). L’histoire efface et exclut les marques de l’énonciation dans l’énoncé, le récit est un discours à narrateur absent. L’énonciation historique, réservée à la langue écrite, caractérise le récit des événements passés. Mais attention : c’est cette absence d’intervention du locuteur dont la caractéristique est l’écriture qui spécifie les événements comme passés. Le tableau présente une synthèse énigmatique du passé et du sujet de parole : écriture, silence du dire dans le dit. Qui parle ? Qui écrit ? Le récit est sous le signe, la puissance de la négation : dénégation, position et suppression simultanée de l’énonciation même. La théorie de la phrase et du verbe formulée à Port-Royal n’est autre que la théorie du récit de l’histoire formulée par Benveniste.
Histoire : le tableau raconte, le tombeau raconte, le mort raconte. Marin se met en position d’effacement de lui-même. Ici il fait une nouvelle digression non résumée sur le thème de la dénégation exposée par Freud. Il se pourrait bien que le tableau de Poussin représente, dans l’image érotique de l’Arcadie, la mort en son centre présente comme le tombeau et son épitaphe ; dans l’affirmation du bonheur, sa négation. Marmontel rapporte la même chose dans Palémon (Mercure de France, 1791) : près du tombeau énigmatique, les bergers rencontrèrent un vieillard qui leur expliqua que c’est là le tombeau de Lycoris, faisant entendre qu’ici ont été enterrés la beauté, la gloire, l’amour, l’amour heureux.
Chapitre 2 : lectures
Lisez l’histoire et le tableau (lettre de Poussin à Chantelou, à propos de son tableau La Manne). L’injonction est porteuse d’une hiérarchie. Lisez d’abord l’histoire, ensuite le tableau. Les Israélites ramassent la Manne dans le désert. Mais il y a un va-et-vient sans résidu du tableau à l’histoire et de l’histoire au tableau. Et je vous mets au défi de trouver une illégalité. Le tableau est un travail d’écriture avec des signes à la fois formels et expressifs : disposition-distribution des figures dans l’espace de la scène, signes expressifs par des gestes et des regards reflétant les passions de l’âme. Le tableau donne un texte lisible avec sa propre syntaxe mais au bout, le produit final sera identique. Le tableau d’histoire est une grande phrase, un grand jugement répandu sur la surface de la toile. Quel en est le verbe ? Le noyau central, car c’est ce par quoi tout se tient ensemble. Le point central supporte le désir théorique, lequel constitue le sujet de la représentation en son centre, par quoi les événements semblent se raconter eux-mêmes. Semblent …légère fissure car Poussin, si sûr de lui apparemment, demande quand même une approbation par Chantelou.
Rien dans le tableau, sinon son existence de fait et que je le regarde, ne marque le sujet théorique. Aucune figure ne regarde vers l’extérieur, ne me regarde. Le peintre s’efface et m’efface. Les apparences ne cherchent pas à me séduire. Dès lors, quelle en est l’histoire ? vous la connaissez, vous ? c’est la question que pose Léonard de Vinci après sa mort à Poussin mort lui-aussi (Fénelon, dialogues des morts, œuvres complètes, tome XIX, Paris, 1823). Suit une digression théorique non résumée sur la constitution de l’espace de représentation, à partir d’un cadre, et sur des toiles de petite dimension. Ce n’est qu’un petit tableau, rien qu’un tableau. Mais ce n’est pas un trompe-l’œil, au contraire. L’œil est déssaisi pour connaitre en vérité : Théorie.
Or il se trouve que la relation neutralisée de l’œil et du regard, du peintre au tableau et du tableau au spectateur, est de toute évidence l’histoire que porte la scène et la frise de ses figures. Une bergère à droite, deux bergers à gauche, échangent regards et gestes à propos d’une quatrième figure, un genou à terre. Le message concerne le référent et dans cet entrelacement, je note que le berger accoudé au tombeau à gauche n’a d’autre lien avec les deux personnages de droite que celui qu’il regarde. Son regard le donne à voir, comme son camarade de droite l’indique, en le proposant au regard de la bergère. Celle-ci l’accueille dans sa propre vision, le reçoit en le contemplant. En combinant l’indication et le regard, cette figure se trouve porteuse d’une question : sais-tu, toi, ce qu’il fait celui que je te montre et que tu vois, comme le voit l’autre de l’autre côté de la scène. L’interrogation n’est visible qu’entre une position et une négation pour l’autre : en te montrant le berger agenouillé, je le pose pour toi comme objet à voir. Mais en te regardant, en le faisant disparaitre pour moi comme objet vu, en le niant pour mon regard, j’ouvre pour toi mon attente d’une parole de toi. Mais tu ne me regardes pas. Entendras-tu ma question muette ? Quelque chose comme un temps originaire se déploie. Le récit représenté, ainsi réduit à son schème, raconte l’histoire primitive de l’échange, l’origine de la communication. Ce schème n’est autre que celui proposé par Jakobson : émission d’un message pour un récepteur, à propos d’un référent, en s’appuyant sur un code.
Lisons la figure de l’homme agenouillé, le message. Il s’agit d’un homme qui regarde une ligne écrite, qui la désigne du doigt, qui essaie de la lire. Qui parle, à travers ces quatres mots ? Personne, car le tombeau ne dit rien de celui qui y est enterré. Dans cette lecture, on a le peintre qui s’efface au début, et un nom du mort, absenté à la fin, ce qui veut dire tout le monde, toi, moi, quiconque. Il n’y a pas de sujet de l’énonciation, il n’y a pas de fixation de l’énoncé, qui erre. Mais du coup, puisque la position même de la question d’une absence à l’origine et à la fin du tableau, et moi qui pose cette question théorique, je me trouve enfin dans le tableau. Ce que le tableau est pour moi, le tombeau l’est pour lui. Ici suit une digression théorique de plus, et non résumée, à propos du regard lecteur ou de la théorie (Conférence de Le Brun en 1667 à propos de La Manne, à travers des étapes décrivant l’invention et la disposition). À l’intérieur de cette organisation générale, s’effectue l’analyse du tableau en ses parties ou la disposition du lieu figuratif. Le problème à résoudre est celui de l’articulation des figures et du lieu ou encore celui de la constitution de la représentation de l’espace. Il faut que le regard soit libre mais pas errant. Un espace vide au centre permet de développer une histoire centrée sur deux personnages, Moïse et Aaron, porteurs du sens. Mais comment l’histoire est-elle la loi interne d’organisation des différences ?
Chapitre 3 : dénégation
Hypothèses : la perspective-prospective est la structure formelle de l’énonciation-représentation. Le récit iconique pour s’effectuer s’inscrit dans le dispositif énonciatif représentatif et le neutralise par transformation. Problèmes : trouver les procédures de transformation du dispositif énonciatif-représentatif sur un exemple de tableau narratif ; montrer que le tableau Les Bergers d’Arcadie est une singularité dans la mesure où 1- il est réglé par ces procédures de transformation et 2- il expose narrativement-iconiquement le principe de la transformation.
Suit une présentation non résumée de la boite optique de Brunellesci ou le paradigme de la première hypothèse (Antonio Manetti, vita di Filippo di Ser Brunellesci, ed E Toesca, Florence, 1927). La boite optique établit l’équivalence structurale, dans le système, entre le point de vue et le point de fuite pour la production des apparences peintes er leur réception par l’œil contemplateur. Mais cete équivalence n’est démontrée que par l’effet d’un miroir placé devant le tableau. Le dispositif expérimental donne à comprendre ce que le tableau conjoint dans sa production réelle. Grâce aux lois de la nouvelle peinture, il n’y a plus qu’un seul monde donné dans son immanence mais ce n’est que le reflet de ce monde. Le tableau comme surface-support n’existe pas. Pour pouvoir représenter le monde naturel, le tableau comme surface-support existe. D’où la nécessaire position et la nécessaire neutralisation de la toile matérielle et de la surface réelle dans l’assomption technique et théorique, idéologique de sa transformation : c’est l’invisibilité de la surface-support qui est la condition de possibilité du monde représenté.
Suit une digresson théorique, non résumée, du miroir-fenêtre comme représentation au miroir de la fenêtre dans la scène représentative ou la représentation du dispositif réflexif-reflétant (tapisserie de Lebrun racontant la rencontre de Louis XIV et de Philippe IV d’Espagne dans l’île aux faisans en 1660). Ce dispositif passe par la représentation au milieu de la perspective centrale d’un faux miroir, ce qui par son ambiguïté pose le sujet de représentation (le peintre, le spectateur) comme absent. Le cadre ici est complété par un somptueux rideau-levé et drapé, dont on sait par Mlle de Montpensier que ce rideau avait fonction d’isoler ou au contraire de permettre grande place à un plus nombreux public en suivant les besoins de la diplomatie. L’ambiguïté se redouble de faire jouer dans le tableau ce cadre mobile pour coder l’importance des deux rois. Et si le miroir du fond de la tapisserie reflétant la fenêtre transparente invisible par où l’œil contemple la scène historique royale était, sur la scène arcadienne, la paroi opaque et visible du tombeau supportant à sa surface quatre signes et l’ombre de celui qui regarde et tente de lire ? Encore des citations non résumées : de l’origine de la peinture (Quintilien, institution oratoire X, II, 7), sur le même thème (Vasari, préface aux vies des peintres, sculpteurs et architectes). Et sur le reflet dans le miroir à l’ombre sur le mur (Alberti, della pictura, II). Enfin extrait d’une lettre de Pindare à Poussin critiquant le tableau La Manne, parce qu’il ne suit pas à la lettre le texte biblique.
La disposition des corps-figures dans un champ parallèle au plan de l’écran est le moyen fondamental de la construction de ce modèle narratif, du présent intemporel de l’instant de représentation, le seul qui soit laissé au peintre classique de représenter, et de ses circonstances topographiques, un récit potentiel convertissant la description des relations spatiales logiques dans le tableau, en une succession de lecture selon l’avant et l’après dans sa réception active. Tout se passe comme si le tableau opérait une transformation, au sens géométrique du terme, consistant à latéraliser la structure en profondeur de l’espace représenté. Ceci est très différent dans la version du même tableau Les Bergers d’Arcadie exposée à Chatsworth (1629-1633). Marin éclaire son propos avec deux diagrammes. Puis souligne que si le tombeau par sa masse empèche de rapprocher point de vue et point de fuite, il le fait presque sur la surface du tombeau où les deux index des mains des bergers pointent une lettre et une fissure dans la surface de sa paroi. La Théorie relaie un œil-lumière projetant l’ombre du déchiffreur sur la surface du tombeau et précisant le point remarquable comme le point de contact du doigt représenté, de son ombre, et d’un signe écrit, point à la surface du tombeau et qui n’est ni le bout du doigt, ni la pointe de son ombre, ni la trace du signe et qui est tout cela à la fois : point aveugle, neutre, neutralisant et neutralisé.
(De nouveau quelques citations : Merleau-Ponty, phénoménologie de la perception). Que dans Les Bergers d’Arcadie, la quasi-synthèse spatio-temporelle s’opère entre deux index pointés et une ombre, entre des figures et des signes, sur le signe même de la mort, ne peut que conduire à interroger le Présent Vivant de la monade phénoménologique (Husserl) où le présent ne se manifeste que d’être ouvert d’une distance et d’un écart. Les Bergers d’Arcadie, un tableau, ce tableau, une singularité dans ces généralités : parce qu’il y a, en son centre, un sème, un tombeau et au centre de ce centre, quatre signes et parmi ces signes, le signe dernier, signifiant vide, en attente d’être rempli par une parole vive et que ce lieu-là est celui pointé par un index qui est aussi la pointe d’une ombre projetée sur la paroi par le soleil, ce tableau représente la représentation et sa scène et sa surface, et son support et ses corps-figures : il donne à voir ce qu’est toute représentation, la dénégation de l’énonciation-représentation ; il la met en scène : il offre à l’œil théorique son auto-représentation, son auto-référence en le regardant de ce centre aveugle où le corps n’est plus qu’une ombre, où le tableau n’est plus qu’une surface opaque, une écriture indéchiffrable.
Chapitre 4 : Paysage-Arcadie
Un paysage agreste et sauvage, une nature, un désert comme on disait au 17ème siècle. Le paysage se déploie selon une courbure très ouverte sur l’horizon, écrin naturel du signe dont la maçonnerie annule l’art savant des transitions topographiques et aériennes du premier et arrière-plan. Mouvement de rotation spatiale du monument. Le sol se rétracte à gauche et à droite et fait saillie au premier plan. La terre avance à droite et recule à gauche selon une dynamique accentuée par les bâtons des bergers, tournant sur un axe médian passant au lieu de croisement des deux mains et de l’ombre. Marin commence par entendre dans ce paysage, une musique. Et offre une digression non résumée de Polybe, Histoires Livre IV ou le caractère des Arcadiens. Polybe oppose la simplicité de la vie des Arcadiens dans un pays dur à la tribu des Kynaithéens, retombés dans la sauvagerie, parce qu’ils avaient renoncé à la politique d’éducation des enfants au chant et aux rites collectifs. Voilà l’origine naturelle de l’homme, ce moment de rupture et de dissonance dans l’harmonie naturelle-culturelle : le chant de l’origine tout à coup silencieux. Intrusion de l’histoire.
Si je lis les trois figures de bergers de gauche à droite comme l’ignorance (les Arcadiens ne savent pas lire et le reconnaissent en effet), il se pourrait que la figure de la femme de droite soit celle de la sagesse : Ne te préoccupe pas de l’écriture, détourne-toi du savoir-pouvoir ! Hegel parlerait ici de la certitude du sens sensible. Mais Marin glane ailleurs ses citations. L’idée de Poussin est de restaurer l’harmonie rompue : dans la 5ème églogue de Virgile dont l’histoire en deux temps raconte que Daphnis (dont ici est le tombeau) chef guerrier respecté, en mourant, livra la campagne à la sauvagerie mais raconte aussi que l’apothéose de Daphnis était survenue après sa mort quand l’univers grâce à lui fut mystérieusement réconcilié avec lui-même).
Le mouvement de rotation du tombeau permet de placer les deux figures debout aux angles du monument. Avec ces deux figures extrêmes, le récit nait et s’achève. Cette situation fait qu’elles excèdent le récit dont elles font partie : allégories, symboles permettent la délectation heureuse indiciblement sans pouvoir ni se montrer ni se démontrer. D’un côté la Beauté apollinienne, de l’autre la Mémoire. Marin cite ici Félibien, (VIIIème entretien) mais surtout Kant, (paragraphe 59 de La critique de la faculté de juger)… En effet, Kant dans sa 3ème critique force un accord entre la liberté de l’imagination avec la loi de l’entendement, cherchant comme une nouvelle harmonie que le symbole donne et retire à la fois au regard et au langage. Descartes dit la même chose à propos de Mnémosyne : tu es, toi qui lis, condamné à déchiffrer et cependant tu ne sauras rien ; tu ne te souviens que d’une seule chose, c’est que tu as toujours déjà oublié !
Il faut revenir à la scène narrative encore et encore, le travail d’interprétation n’est jamais fini. N’angoissez pas ! Laissons les figures d’angle. Et regardons les deux figures affrontées à gauche et à droite, les deux qui agissent. Deux personnages symétriquement disposés dans une complémentarité inversée par rapport à un axe central, l’un sur le sol de la scène, l’autre le pied sur un bloc de pierre, l’un épelant l’inscription, l’autre montrant le tombeau (une lettre, une fissure). Structure de miroir mais dont le plan serait perpendiculaire au plan du tableau et passant entre les deux index. Musique contrapunctique. On peut l’accentuer par un scherzo d’une ligne en zigzag : du pied gauche du berger lecteur à la tête de profil de la femme par les vigoureux accents des bras et des mains affrontés). Mais voici qu’à coups de bâtons croisés, s’écrit une lettre M. De la mort. Encore un mot, les liens entre les deux figures centrales et les figures d’angle : de l’Apollon inspirateur-contemplateur, est produit la figure du lecteur-locuteur de l’inscription. Quant au berger questionneur qui demande à la Mémoire à la fois ce que déchiffrer signifie et le nom du mort, il renvoie à celle qui détient la réponse-oubli.
Marin accumule les arguments, il revient à nouveau sur le tableau La Manne pour y faire entendre la musique poussinienne. Avec le Journal de Sandrart et la Lettre de Le Blond de la Tour, nous apprenons que Poussin construisait ses tableaux en faisant des maquettes. Avec la Lettre à Chantelou de novembre 1647, on apprend la théorie des modes : le mode est un certain type d’intervalles où l’articulation entre les parties du tableau, cet espacement, vaut par le jeu de ses oppositions. Mais le mode se définit encore par son accord caractéristique. Or cet accord c’est le groupe de gauche, point de départ du double parcours-discours à travers les figures : on y voit regroupés les sept affects-clés donnant le ton modal de tout le tableau comme on remet la clé de lecture au spectateur. L’empêchant d’errer.
Chapitre 5 : phrase-nom, fragment ? épitaphe, épigraphe ?
Nous avons saisi comment avance Marin. Avec des digressions non résumées : une étude de Panofsky, le rappel de la théorie cartésienne du jugement, la phrase-nom de Benveniste. Et puis des citations à l’appui sur la structure du poème funéraire de Pierre Patrix (1583-1671) et celle de Daphnis dans la Vème églogue de Virgile.
Le fil conducteur de l’analyse de Panofsky est la comparaison des deux versions des Bergers de Poussin. Dans celle de Chatsworth, les Arcadiens découvrent brusquement le destin mortel de leur condition d’homme. Dans l’autre, celle du Louvre, ils méditent doucement sur un passé de beauté. Il précise toutefois que la lecture du point de vue syntaxique, quand la phrase manque d’un verbe, complète par l’imagination le verbe que l’on pourrait tirer des autres parties de la phrase mais n’y apporte pas d’élément imprévu. Dans ce cas supposer un verbe au passé est erroné. Complétant avec Descartes, le verbe n’est rien d’autre qu’un mot dont le principal usage est de signifier l’affirmation, c’est-à-dire de marquer que le discours où ce mot est employé est le discours d’un homme qui ne conçoit pas seulement les choses mais qui juge les choses mêmes qu’il a conçues et les affirme. Soit le verbe être au présent de l’indicatif. Ego veut dire un désir théorique d’appropriation et d’identification où se constitue le sujet de la vérité, le sujet de savoir. Mais attention cette position est déniée par la réduction de tout verbe dans son usage à la troisième personne du singulier, celle du « il », du neutre où l’être émerge en vérité au langage : représentation du sujet qui est l’être présenté : ego c’est on, nous, il, toi, moi… et ego (sum affirmans)(est) in Arcadia. Ainsi parle la mort. Benveniste analyse les phrases-noms comme suffisants pour suppléer l’absence du verbe. Mais pas pour tout usage, uniquement pour donner valeur d’argument. On l’introduit dans le discours pour agir et convaincre, non pour informer. Ce qui disqualifie la phrase du tableau qui n’a rien d’une sentence ou d’un proverbe.
Marin conclut par l’indécidable. Cette phrase est un fragment de phrase. Le double effacement du nom et du verbe dans l’inscription désigne l’opération que réalise le processus de représentation-narration, à savoir l’effacement de la structure énonciative elle-même, effacement grâce auquel le passé, la mort, fait retour au milieu des vivants comme objet d’une contemplation sereine. Et c’est là la fonction de l’opération historiographique. Quant aux citations elles rappellent que les épitaphes souvent interpellent le passant : arrète-toi, l’ami et pense un instant à celui qui git ici. Que ta prière retombe sur toi par surcroît. Mais ce dialogue de l’écriture et de la lecture n’est que le cadre d’un récit, d’une histoire de soi où le « je » se raconte comme « il » en se nommant parfois : Jean s’en alla comme il était venu. Mais contrairement au tableau, notre poète annonce au passant la neutralisation du récit autobiographique tout en le formulant. Il expose sa propre dénégation en effaçant et le nom du gisant et des traits de sa vie. Il démystifie et démythifie le mythe : le mort est à jamais présent sous l’espèce de l’éternité astrale d’une constellation. Mais enfin le poème dépasse cette apothéose par des confessions de fautes ce qui est connaissance de soi mais pas pratique réformatrice de soi (jargon de monument, lettre morte, épigraphe).
Conclusion de la première partie : la lettre, l’ombre, la clef
Le doigt du berger de gauche est posé sur la lettre R de Arcadia et cette lettre est la première du nom propre du cardinal Rospigliosi (pape Clement IX), commanditaire du tableau. Ici Marin vient chercher Félibien pour parler d’autres tableaux de Poussin. Quant à l’autre berger, son index est posé sur une fissure verticale de la paroi du tombeau. Or cette fissure coupe l’inscription horizontale deux fois : entre in et Arcadia, entre e/et go. Soit une scission entre la lettre du nom du père du tableau (le commanditaire) et la scission du moi écrivant-peignant (là en Arcadie lui aussi). Soit une fissure dans l’ego ouvrant à un deuxième œil en coulisse. Clef du tableau. Œil théorique guidant pour une contemplation. Reste que cet œil est lumière et responsable ici de l’ombre projetée du bras du lecteur, dessinant l’engramme d’une faux dont on connait la symbolique renvoyant aux Erynies.
Ici commence la seconde partie, consacrée au Caravage.
Chapitre 6 : introduction méthodologique-critique
Michael Fried a écrit un texte à propos des peintres américains presque contemporains. Marin généralise son propos. Toute peinture est auto-critique : en ce sens qu’elle pose picturalement les problèmes fondamentaux inhérents à la peinture. La peinture donne à voir la représentation elle-même. Les Bergers d’Arcadie du Louvre en est un exemple. Le tableau représentatif est auto-critique dans la mesure où il est auto-représentatif ou auto-générateur. Spinoza en dirait : veritas index sui. La vérité n’a pas besoin de critères externes. La position du discours critique en découle : il n’est que la mise à jour dans le langage de cette loi de sui-référentialité du système représentatif. C’est en ce sens qu’il n’est pas un discours sur la peinture mais un discours du tableau lui-même.
Le Poussin ne pouvait rien souffrir du Caravage : cela n’a pas été facile de faire ton chemin à Rome ! Le champ entier de la carrière était occupé par les baroques. Dans ta détestation, il y a une douleur ! Mais Félibien oscille et rapporte ce propos du maître : la peinture du Caravage donne du plaisir… La souffrance se formule avec Wittkower : Poussin ne peut rien souffrir d’un peintre dont les tableaux montrent la scission entre les parties que l’œuvre de peinture poussinienne réconcilie. Poussin souffre de constater la mimesis retournée comme un gant, ne renvoyant pas à l’idée mais à l’apparaître, à l’aspect des choses, et de l’apparence à l’antithèse. Cette peinture parce qu’elle se soumet à la chose telle qu’elle apparaît devant les yeux n’est plus la représentation de cette chose, mais sa présentation dans son double : un simulacre. L’effet n’est pas de contemplation mais de surréalité : un mixte d’angoisse et de sidération.
Les notions impliquées ou expliquées chez les théoriciens de l’art et de la peinture forment un réseau théorique-critique dont le principe est que la représentation de la nature est toujours soumise à la loi de la représentation. Loi qui lui est transcendante, externe et interne, immanente. Elle n’est pas impliquée par le procès de représentation mais celui-ci ne s’effectue que conformément à elle. De ce point de vue, l’œuvre du Caravage est un scandale. D’où cette nouvelle question : quel est le rapport entre la vérité et le tableau ? Felibien nous dit que le Caravage, dans ce rapport, trouve l’occasion de sa spontanéité puisqu’il se laisse emporter à la vérité du naturel tel qu’il le voyait, et, dans ce même rapport, il trouvait la loi de sa servitude, puisqu’il ne s’est jamais formé aucune idée de lui-même, mais qu’il s’est rendu esclave de cette nature et non pas imitateur de belles choses. Le Caravage insiste sur la surface, non pas le dehors des choses, ni non plus leur dedans, mais le plan où dedans et dehors se joignent en une indécise limite, là où dedans et dehors atteignent à leur plus haute intensité, si puissante qu’il n’est pas possible d’y résister.
Pascal parle de vanité quand la peinture attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux. Le Caravage s’en fait l’écho contre Poussin : la surface est la chose la plus sérieuse du monde, l’aspect, l’apparence ; elle est peut-être le lieu du tragique, sa vanité est son tragique. Son art, dit Bellori, est destruction de la peinture. Pymandre nuance et dit : le Caravage n’est pas agréable. Comme si cet « agrément » de la peinture n’avait pour d’autre fonction que de réduire ce tragique de la surface, le tragique d’une représentation qui se détruit elle-même, peut-être par un travestissement du sujet. Marin choisit une tête de Méduse comme parfait exemple de ceci.
Suit une note sur l’article de Margot Cutter : Caravaggio in the XVIIth century, Marsyas, vol I, 1941, 1974). Dès le départ cet auteur distingue les amateurs du Caravage des théoriciens de l’art. C’est à propos de La Mort de la Vierge. L’agent du duc de Mantoue, Magus, achète ce tableau sur le conseil de Rubens, tableau refusé par le chapitre de l’église de la Scala. De lui-même il ne l’aurait pas acheté car il n’aime que les peintures agréables. Écrire pour justifier sa position c’était s’identifier au point de vue académique. D’où : comment écrire un discours qui ne soit pas un discours sur le tableau mais qui soit la transposition (translation-transversion) en un langage, du discours que le tableau tient dans le sien. Académique c’est tenir un méta-discours s’effectuant à partir d’un système de normes. Or avec Le Caravage, la peinture est d’abord un effet. Le tableau provoque un effet de voir. Le tableau se constitue ainsi comme force. Il nous faut amener au langage l’effet de force qu’est ce tableau dans le voir. Comment produire un discours du tableau qui soit discours de l’impression du tableau sans être un discours impressionniste ? Bellori note que Le Caravage a redonné à la couleur sa force en ramenant l’art à l’imitation. Malvasia nous dit qu’Alessandro Tiarini aimait l’œuvre du Caravage pour la pureté, la vérité et la force de sa couleur, s’interrogeant avec stupéfaction sur l’effet stimulateur qu’elle avait sur lui, et ce en dehors de decorum et érudition. Sémiologiquement, peut-il y avoir au sens propre du mot, une théorie de la couleur si la couleur est une force ?
La critique a lié la question de la force de la couleur au constat qu’un tableau d’histoire du Caravage était dépourvu d’action. Bellori prend comme arguments La conversion de St Paul et Le martyre de St Matthieu. Par action il faut entendre le tableau comme représentation narrative des êtres humains en train d’agir et il faut entendre la force du tableau comme ensemble coloré déclencheur d’effets de vision, dont l’effet terminal sera justement présenté dans le tableau comme représentation narrative, comme une annihilation de l’action. Il nous faut articuler l’opposition de l’instant de représentation et de l’instant de vision. À rapprocher pour en marquer l’écart les analyses critiques de Le Brun (ou Poussin) soucieuses de souligner l’Idée, la grâce, le decorum, l’architecture, la perspective, soit les propriétés mêmes du dessin ou de la ligne.
Le point de départ de cette destruction, la fissure qui, en s’élargissant, deviendra catastrophe, est infime : peindre une tête d’après le vif. Mais les conséquences sont immenses : mettre le dessin en position secondaire, se détourner de la tradition de la copie des modèles antiques, préférer la surface à la profondeur de l’art, s’interdire une peinture d’histoire. Comment s’opère l’effet-couleur ? Et son rapport à la lumière ? Comment l’intensification de la lumière pose la question de l’effet de représentation comme stupéfaction ? Se demander si l’effet stupéfiant dans/de la représentation narrative et son pouvoir n’est pas réalisé par l’intensification de la lumière-ombre au profit de la puissance, de la violence de la pulsion couleur. Au détour d’une objection faite à sa méthode, on en arrive à ceci : il faut poser avec Bellori et Félibien que la peinture du Caravage détruit la peinture, mais que cette entreprise détruit en un certain sens la représentation même qui fonde la peinture, livre donc la peinture à un effondrement, et en cela révèle l’art de peinture à lui-même, comme représentation sans fondement. Marin revendique sa méthode comme stratégique. La stratégie se revendique dans une présentation d’un ensemble de procédures de détournement. Suit alors un catalogue (non résumé) des critiques qualifiés d’académiques, essentiellement parce qu’ils se sont centrés sur La Tête de Méduse. Choisie comme l’exemple parfait étayant le sujet. Si nature, vérité, idée, dessein sont la loi de la belle représentation, la tête du processus pour ces critiques, alors s’impose au Caravage le tableau d’une tête saisie sur le vif.
La raison de ce choix est que c’est un tableau de décapitation, le tableau d’une tête coupée. Friedlander donne quelques précisions historiques rappelant que la période est friande des boucliers de parade. Le tableau est acheté par le cardinal Del Monte et offert au grand duc de Toscane, Cosme, à l’occasion de son mariage. Sur le bouclier l’image est apotropaïon, elle pétrifie l’ennemi du Prince. Marin rappelle qu’il y avait trois gorgones dont une seule était mortelle (les deux autres partageant un œil unique). Méduse fut décapitée par Persée au prix d’une ruse, celle d’utiliser le bouclier comme miroir. Athéna placera cette tête sur son égide pour méduser ses ennemis. La légende subira une évolution car la gorgone fut présentée comme victime d’une métamorphose, vu qu’au départ elle était très belle surtout pour son éblouissante chevelure. Le tableau quant à lui ressemble fort aux têtes de jeunes garçons mais peut-être même du Caravage lui-même, tableau apparaissant alors comme chargé de multiples déguisements voilant les passions.
Chapitre 7 : stratégie d’analyse-ruse mythique
Comment regarder la Tête de Méduse ? L’application pour Le Caravage du modèle opératoire qui fonctionne pour Poussin est impossible. Le tableau du Caravage détruit le procès mimétique dans sa mimesis même. Comment Persée a-t-il tué la Méduse ? Par la ruse, le piège du miroir et de sa réflexion. Ruse précédée d’une ruse dont l’intérêt symbolique est que l’une et l’autre affectent les trois pôles du dispositif perspectif nécessaire au prospect poussinien : l’œil, le rayon visuel (le regard) et la distance de l’œil à l’objet. Ovide raconte le récit de Persée aux parents d’Andromède. La première ruse consiste par une substitution subreptrice (quand les gorgones veulent voir, elles doivent se passer de main à main leur œil unique ; Persée tend sa main au bon moment..)à se saisir de l’œil unique pour rentrer dans l’espace inconnu et se placer au point de vue (voir l’église St Jean sur le tableau en cachant un de mes deux yeux avec la main, mais comme si j’étais Brunelleschi avec son chevalet installé à trois brasses à l’intérieur du porche central de Ste Marie des fleurs). Comment conquérir le regard maintenant qu’il a l’œil ? Par le miroir car l’aporie au rendez vous de la Méduse, c’est bien qu’elle maîtrise le regard en occupant le point de fuite de l’objet. La ruse qui contourne cet impossible est de mettre le regard mortel dans l’œil rond de bronze du bouclier…tout en restant à distance du piège pétrifiant. Le procès de représentation en son miroir (réflexif-reflétant) est un dispositif de ruse, le prospect, un office de raison, qui est, à l’envers, le renversement, la réflexion, la rétorsion de la raison. Le tableau c’est d’abord Méduse qui se méduse, violence polémique dans l’instant présent-immédiat de son retournement (disqualifiant le modèle opératoire de Poussin en le datant comme piège magique dont le secret est dévoilé), en attendant de devenir, sur le devant de la poitrine de la fille de Jupiter, son pouvoir, l’attribut de son institution divine.
Suivent quelques remarques humoristiques : Ovide rapporte que la Méduse que l’on sait mortelle, dormait. Persée n’a pas pu trancher la tête d’une Méduse médusée car elle est rendue à l’état de pierre, impossible à couper avec le fil d’une épée. Ces remarques ne sont pas anodines car elles obligent de serrer le raisonnement : le tableau n’est pas réduit à rien s’il réclame plus de vigilance (pas question de dormir) car le ressort de la ruse est de changer une faiblesse en force. Partir du regard, c’est observer que le tableau est une représentation de trois quarts avant gauche : elle regarde en bas à gauche et je ne peux me placer dans son regard, elle me regarde comme rien. Le tableau en fait n’est pas un plan mais une surface convexe : le regardé est affecté, troublé à la surface par le support. Du même coup ce qui pouvait apparaître comme une des dimensions du dispositif représentatif, la corrélation de subjectivité « Je-tu » iconiquement transposée, se trouve retournée de sa fonction de réciprocité, par un effet partiel d’un élément étranger à ce dispositif. Marin rappelle, avec Benveniste, la différence entre ce qui opère dans le langage (un rapport de forces entre « je » et « tu », apparemment sans vainqueur ou vaincu – car les pôles de la communication sont indispensables l’un à l’autre, et réversibles -, maintient la suprématie de « je » sur le « tu ») et ce qui opère par l’image : non pas d’abord « je » parle à « tu », puis « tu » devenant « je » parle à « je » devenu « tu », mais en même temps je/tu, oscillation immédiate, le shifting est instantané : déjà l’histoire de Persée et de Méduse ; en l’espèce il y a lutte à mort mais sans vainqueur ni vaincu définitif. Je regarde Méduse presque comme un « il ». Ce que le coup met à mal, c’est le regard théorique. Ce que je me regarde, c’est un écart (un rien-entre) dans le représenté ; ce que Méduse se regarde, c’est un écart dans le représentant ; double positionnement d’un double écart dans l’espace représenté et dans l’espace de représentabilité : deux violences qui se manquent, une lutte à mort parodique, et non pas la résolution de la lutte à mort dans l’apaisement de la convertibilité des positions énonciatrices-représentatives.
Ce n’est pas fini car les giclures sont droites, nullement affectées par la convexité du support. Les giclures d’abord témoignent que la tête est déjà coupée car elles sont coagulées. On a ici un tableau du bouclier de parade du Grand Duc, qui a mis la tête en saillie par rapport au fond (voir les ombres des serpents), donnant illusion que la tête flotte par rapport à un fond presque concave (les giclures sont alors droites). Mais pas tout à fait parce que la brillance des serpents suggèrent qu’ils sont toujours vivants. Autrement dit, tout le tableau oscille entre bouclier de Persée et bouclier de Cosme. On ne peut jamais être sûrs de nos conclusions de lecture.
Maintenant voici trois exemples et quelques comparaisons, non résumées : le tableau de Champaigne L’Ex-voto de 1662, Le voile de Véronique de Fetti (1613-1621) et celui de Champaigne (1660).
Chapitre 8 : le portrait dans le miroir convexe
Retour à la jeune fille décapitée pour avoir été violée par Neptune dans le temple de Minerve. Le support est convexe mais dans la représentation, il apparait concave. Soit d’abord l’aporie de la convexité-concavité : pourquoi le miroir ne serait-il pas convexe ? Aussi ouvrirait-il au-delà de sa surface un espace illusoire virtuel concave. Les miroirs convexes sont nombreux dans la peinture : Diptyque de Martin van Newenhoven de Memling, relu par Gide ; Le Mariage des Arnolfini par Van Eyck, Le banquier et sa femme ou le peseur d’or par Quentin Metzys. Mais pourquoi le miroir convexe ? Et que se passe-t-il lorsque le miroir convexe n’est autre que le tableau comme dans les autoportraits dans le miroir ? L’appareil formel de la représentation repose sur l’axiome du Cyclope médusé, ou l’histoire de Persée dans Ovide : le spectateur n’a qu’un seul œil et immobile. De plus la section plane qui définit la surface plastique, l’écran diaphane du tableau, sur lequel se trace l’icône, est considérée comme la reproduction adéquate de l’image visuelle.
Le miroir convexe – aux dimensions du tableau lui-même – neutralise par les distorsions qu’il provoque, dans le dispositif perspectif énonciatif, les neutralisations, les effacements, les distorsions que celui-ci avait entraînés dans l’impression spatiale visuelle : le caractère sphéroïde du champ visuel perceptif et la structure courbe de l’image rétinienne. Lyotard traite sa lecture de La tête de Méduse, d’humoristique (les transformateurs Duchamp). Plus sérieuses il y a E Wind dans Pagan Mysteries in Renaissance Art, chap XIV, Faber and Faber. Et La perspective comme forme symbolique par Panofsky. Le tableau, construit selon les lois de la perspective légitime, donne à voir ce que nous ne voyons jamais. Il transforme l’espace psychophysiologique en espace géométrique, au prix des transformations suivantes : nous ne voyons pas avec un œil fixe, nous tenons pour négligeable la différence entre l’image visuelle et l’image rétinienne (principe de constance), l’oubli que les choses sont projetées non pas sur un plan mais sur une surface concave (huitième théorème d’Euclide). Il s’en suit la question de comment dérouler sur un plan, la surface d’une sphère, sans mettre en question la notion même de tableau, sans créer des turbulences dans la représentation même de la réalité ? La tête de Méduse serait un jeu topologique, sur le dispositif perspectif et ses contraintes, pour ouvrir la voie au-delà du corps percevant, à l’inatteignable impression, dans la chair même, de la chose même. Toute la discussion amènera à la question de la lumière et de la couleur traitée par Dufresnoy dans son Art de la peinture et Bosse théoricien dogmatique du prospect poussinien.
Le miroir aux dimensions du tableau lui-même, c’est d’abord le portrait dans le miroir et donc d’abord l’auto-portrait. Quand un peintre se regarde dans un miroir convexe, il y a une accélération des distorsions. Marin relit l’étude de Pope-Hennessy à propos des quatre autoportraits de Dürer dans The portrait in the Renaissance, Bollingen series XXXV, 12, Pantheon books. Dürer entre Dufresnoy et Bosse cherchera à se rapprocher de la réalité en utilisant le miroir plan. L’autre voie est de jouer avec des anamorphoses. Mais que se passe-t-il lorsque le peintre va mettre la tête représentée en son reflet dans le miroir sur le corps, car nous savons que le miroir inverse l’objet en son image ? Le problème est bien que la tête est coupée du corps par la procédure de vérité. Il n’y a pas seulement distorsion entre « je » et « tu », comme nous l’avons vu plus haut, il y a que le miroir et son reflet passe entre le lieu du regard et le lieu du geste, entre l’idée et l’acte. Le miroir pose le problème technique et théorique, indissolublement liés, d’une décollation-recollation, d’une décapitation et d’une re-capitation.
Que Méduse ne soit pas un auto-portrait du jeune Caravage ne change rien. L’essentiel est que, appuyé sur les reformulations de W Friedlander et Michaël Kitson, le sujet de peinture est déguisé, travesti. Suivent des exemples non résumés du thème sur le double acte de peinture, décapitant-décapité. Dürer, le portrait de Johannes Kleeberger, 1526 ; Giorgone, autoportrait au musée de Brunswick ; David et Goliath par Le Caravage, commenté par Friedlander ; Judith et la tête d’Holopherne par Christofano Allori (1609), commenté par R Wittokower dans Born under Saturn ; Bacchus des Offices commenté par JC Lebenstein. Marin conclut que Le Caravage …se paie notre tête !
Chapitre 9 : la tête de Méduse comme tableau d’histoire
Ce qui se reflète dans/sur le bouclier/miroir, c’est deux moments de la fable en un seul. Tout d’abord il y a le moment de la stupéfaction, l’instant où la violence de la gorgone s’immobilise dans son expression même, en s’imprimant sur elle-même. C’est le moment infinitésimal de temps, de durée, et en même temps l’instant le plus durable, d’être sculptural. Pourquoi la gorgone ne regarde-t-elle pas droit dans les yeux du spectateur ennemi du prince, ou dans ses propres yeux, auquel cas le spectateur occuperait la place même de la Méduse ? La solution est que le déplacement vise Persée qui viendrait de lui avoir tranché la tête, l’épée venant de sortir du champ de vision. Soit, mais alors il faudrait que le bouclier soit représenté comme une ellipse, ce qui ferait que le miroir convexe ne coïnciderait plus avec le support lui-même convexe du tableau. Et alors le tableau deviendrait effectivement un récit iconique ou plus exactement un fragment. Et c’est ce que fait Annibal Carrache. Mais aussi Le Caravage dans Le sacrifice d’Isaac, Judith et Holopherne, Décapitation de St Jean-Baptiste, David et Goliath.
Mais il y a l’après de la décapitation, le moment du décor, de l’ornement. Le moment de la décapitation, les giclures, qui n’est qu’une trace car le tableau n’est pas la représentation du geste de Persée, c’est la tête posée sur le bouclier comme son ornement, prête à exercer et à continuer à exercer son charme tout-puissant. L’ornement reste dangereux, il reste vivant. Recouvrement de deux moments de l’histoire. Mais ce repli d’un moment d’après-coup sur le moment d’avant-coup, désigne comme irreprésentable le coup lui-même. Le geste absent du héros, geste absent du peintre dans son acte de production de peinture. Avec Le Caravage, la représentation s’égale à la nature et c’est bien là son drame. Félibien avait bien défini l’art de Poussin comme le mouvement de passer d’une inégalité à l’autre, de l’art perpétuellement inférieur à la nature, à l’art qui le surpasse. Le tableau du Caravage, c’est le moment du saut : il représente par le biais et sous le couvert de l’histoire de la gorgone, l’écart même du saut. C’est ce moment qui est presque saisi au plus près. Suit une digression non résumée sur la comparaison avec l’instant dans une fresque romane et deux tableaux du Caravage. La fresque de Berzé-la-ville à propos du martyre de St Blaise et la décapitation d’Holopherne par Judith et enfin Le sacrifice d’Isaac.
Retour à Méduse. Voici tout à coup que le peintre revient comme regard, comme tête, comme « sujet » du tableau et son moyen d’exécution. Découvrir que Méduse est le portrait du peintre et dès lors le bouclier se transforme dans la lame de l’épée coupante. Toute représentation est le pouvoir fondé sur cette violence puisqu’elle s’institue au lieu même de la coupe. Mais il se pourrait bien que ce pathos soit un piège à discours. Le peintre se déguise en Méduse mais il se travestit en femme, en gorgone, en femme-tête, d’une éclatante beauté, n’était sa chevelure de serpents, punition de son viol par Neptune. Femme de tête, femme sans tête, tête sans femme : légèreté, frivolité, superficialité ou surprise de trouver une femme qui n’est qu’une tête. Parodie humoristique de la (dé)négation de l’énonciation. Ce qui dans le tableau est montré, c’est la coupure de la tête du récit, de sa source génératrice, du sujet d’énonciation lui-même, comme regard et cri à l’instant même où il regarde et crie, et que ce que le tableau nous montre, c’est la représentation comme lame coupante, qui sépare le récit de celui qui raconte, la scène, de celui qui la regarde et le produit comme scène, mais comment ? En montrant sa tête coupée au plan du tableau miroir-bouclier-épée. Et cette tête qui est celle du peintre est aussi celle d’un travesti.
Suit un intermède sur la castration avec Freud et la psychanalyse. Je ne le résume pas.
Chapitre 10 : de la lumière, de l’ombre, du récit
Le Caravage ne sait pas raconter une histoire. Défaillance au sommet de la hiérarchie de la peinture. Et là se joue l’enjeu de toute la peinture. Suit un développement sur la perspective géométrique-perspective aérienne. Il faut repartir de Poussin avec Le Brun commentant La Manne. La perspective géométrique est la perspective des plans, qui rationalise le dessin et le dessein. En tant que perspective de plans, le réseau perspectif permet une complexification de la narration picturale qui, loin de mettre en question la troisième dimension, au contraire la lie à l’histoire représentée : comme si le principe de latéralisation de la profondeur constitutif de la dénégation de l’énonciation, pour que les événements semblent se raconter eux-mêmes, opérait de façon récurrente sur les divers plans (en profondeur) du tableau. La relation directe de l’œil au point de vue se trouve médiée et recouverte par les énoncés représentés sur la toile, déplacée en eux. Mais le déplacement est en même temps une condensation de la succession temporelle de l’histoire et de ses différents moments en un instant de représentation.
La perspective aérienne est l’instant proprement pictural parce qu’elle se pose la question de la couleur. Ici la perspective rationalise le coloris le dégradant en fonction de la distance et de l’air interposé autant par la qualité que par la force. Comment mesurer la densité de l’air impalpable ? Damisch rappelle Brunelleschi pour expliquer que « la boite » n’est pas sans reste. Le ciel sur le tableau de l’église St Jean est une plaque d’argent qui fonctionne comme un deuxième miroir, non pas des apparences peintes, mais du ciel et de la lumière réels. L’indication est précieuse d’un point de fracture dans le modèle puisque la représentation y cède la place à la présentation, à la chose même. Une solution située dans le prolongement de la théorie géométrique consiste à construire à partir du réseau perspectif dans le tableau, les plans successifs des luminosités, des ombrages et des variations locales de couleurs, mais comment opérer cette construction ? Voir La Querelle du coloris par B Teyssèdre qui reprend les discussions de Desargues, Bosse et d’autres. En quoi consistera alors la perspective aérienne comme conséquence de la perspective géométrique ? Les plans successifs répètent la diaphanéité du plan primaire du tableau et d’une façon générale, si l’air entre l’œil et les objets est clair, les endroits ombrés devront être moins bruns. Ceci implique que nous concevions le continu de l’espace comme succession de surfaces transparentes. Le continu est fait de l’addition d’une infinité de quantités discrètes évanouissantes, un volume est la sommation d’une infinité de surfaces sans épaisseur. L’espace est une épaisseur d’air transparente et celle-ci est de couleur blanche. Dès lors un objet coloré vert placé dans l’air, dans l’espace qui est son équivalent, devra être peint avec un mélange de blanc d’autant plus important que l’objet sera plus éloigné. Bosse résume une pratique théorisée. Le Brun est à la recherche d’une autre voie plus empirique en vue de produire des effets. Or la puissance de l’effet repose sur la question du noir et du blanc. La lumière produit toutes sortes de couleurs et l’ombre n’en donne aucune ; plus un corps nous est directement opposé et proche de la lumière, plus il est éclairé car la lumière s’affaiblit en s’éloignant de sa source ; plus un corps est proche des yeux et leur est directement opposé, d’autant mieux se voit-il, car la vue s’affaiblit en s’éloignant. D’où deux conséquences visant le rapport de chaque objet au groupe d’objets dont il fait partie et que deux comparaisons permettent de définir. Le Titien engageait à porter les plus fortes ombres à l’entour de l’objet plutôt qu’entre ses parties de peur que les ombres ne semblent entrer dedans et les couper. Première comparaison. Le peintre chassera derrière, ce qu’il fait moins paraître par la diminution et la rupture de ses couleurs, et tirera en dehors par les teintes les plus vives et les ombres les plus fortes, ce qui est directement opposé à la vue, comme étant plus sensible et plus distingué, et enfin mettra sur la toile nue les couleurs qu’il empruntera au naturel, qu’il ne doit voir que d’un seul endroit et d’un même coup d’œil. Deuxième comparaison. Il y a analogie du tableau et du miroir convexe. Le peintre doit avoir égard aux masses. Le miroir éloigne les objets et donc n’en faire voir que les masses. Ceci étant posé, peuvent être énoncées trois thèses concernant le noir et blanc. Le blanc tout pur avance ou recule indifféremment ; le blanc s’approche avec du noir et s’éloigne sans lui ; pour le noir tout pur, il n’y a rien qui s’approche davantage.
Suivent des discussions de peintres à propos de Poussin. Qu’en est-il du blanc dans les lointains ? Il semblerait qu’on ne doive pas en mettre ; toutefois, on peut l’introduire à condition qu’il soit opposé à une ombre très forte. Lorsqu’au lieu du soleil, un flambeau éclaire la scène, la lumière s’affaiblit alors en s’éloignant de sa source et du même coup, l’espace se ferme. Un espace noir est un plein à densité maximale. D’où le problème du noir sur le devant, question symétrique du blanc dans les lointains. Rien n’approche autant que le noir : ce qui signifie qu’à une limite théorique, c’est la non-couleur par proximité absolue de l’œil, la non-couleur du contact. Mais pourquoi donc sur le devant le noir ne fait-il que des trous ? Parce que sans doute vous l’avez disposé en larges masses insensiblement fondues. Mais nous avons remarqué que l’éclat est ce qui donne le relief à la boule, il la fait avancer. Donc le noir est la couleur la plus fuyante ? Non car vous confondez les tournants et les distances : vous confondez le noir comme un composant ou une partie de la forme de l’objet, le noir tournant avec le noir distance, c’est-à-dire le noir comme espace ou plutôt comme le non-espace : le brun que l’on mêle dans les tournants de la boule les fait fuir en les confondant plutôt qu’en les noircissant. Le blanc est la couleur de l’air, la lumière est la lumière blanche, une puissance c’est-à-dire une potentialité réceptive de l’ensemble des couleurs, métacouleur. Le noir est la non-couleur. Ce qui signifie que l’univers des objets est un univers noir. Dire que le noir est un non-espace ou la couleur absolue par négation de toutes les autres, c’est dire qu’il est l’espace totalement déterminé, non pas vide mais plein, totalement fermé.
L’espace noir est celui du coffre (arca). Il contient quoi ? Il met à distance, il écarte. Mais alors comment peut-on raconter une histoire ? Le Caravage propose un espace arcanien : introduisez alors dans cet espace, une lumière, la lumière sera portée à son maximum d’éblouissement. Le paradoxe du Caravage est de proposer au regard un espace noir. Si l’équation espace=lumière=blanc est valide, l’espace noir est une contradiction dans les termes d’un tombeau fermé. L’espace enclos par le cadre du tableau est la simple surface pleine d’un volume noir infiniment dense. Si alors est projeté de l’extérieur un flambeau, ce faisceau lumineux va extraire instantanément des fragments d’objets et des figures qui, pour une part, resteront pris dans la compacité de cette surface et pour l’autre, saillir en avant d’elle et d’autant plus fortement que la lumière est intense. Du même coup Le Caravage supprime la distinction entre les tournants et les distances, entre les deux noirs selon Dufresnoy, le noir comme ombrage du volume éclairé, qui le fait tourner en confondant insensiblement le lieu de sa limite et le noir comme non-espace. Le peintre utilise le deuxième théorème de Dufresnoy – le blanc s’approche avec du noir mais s’éloigne sans lui -en l’inversant. Mettre une tache blanche dans du noir, c’est faire avancer ce blanc par rapport au noir mais ce n’est pas faire reculer le noir, c’est même le faire avancer davantage.
Raconter une histoire n’est possible qu’à l’extrême bord de la surface, la première ligne du tableau : le sol de la scène est une avant-scène et les figures sont continûment poussées vers l’avant. Du même coup il n’est plus possible de déployer les figures en profondeur sur les terrasses du désert. Il n’y a plus possibilité pour une histoire, une action diversifiée et une. Il n’y a qu’un instant et cet instant est un instantané. L’action est immobilisée, stupéfiée. Le coup de lumière est le coup d’œil où le regard s’immobilise. La vision est un contact. Le coup d’œil fait l’image, c’est un coup de bâton dans l’œil (allusion au premier discours de la Dioptrique de Descartes). Du même coup si les signes expressifs des affects sont les caractères de réécriture narrative de la peinture (Félibien), si l’histoire se raconte iconiquement par recomposition des expressions analytiques des émotions, dans une mimique corporelle et gestuelle complexe, la gestuaire caravagesque régressera au geste originaire unique de l’indication. Il ne peut y avoir ici de transmission d’un message, il s’agit d’imprimer par contact un effet émotionnel dans l’instant-instantané de sa violence. Le Caravage est venu détruire la peinture.
Conclusion de la deuxième partie : et in arca, hoc
Marin prend La résurrection de Lazare pour illustrer les propos du chapitre précédent. Là où la mort est toute une histoire (première partie), la résurrection, c’est, est hoc : ceci (deuxième partie). Là où on avait la lettre, on a un trou dans sa topologie.