Les textes changent l’image qui les traverse en discours, ils la détournent dans du langage. Traversée : l’image traverse les textes et les change ; traversés par elle, les textes la transforment. Détournement : pouvoirs de l’image saisis par transit. À travers eux, interroger l’être de l’image et son efficace.
Introduction : l’être de l’image et son efficace
L’être de l’image ? une façon de répondre à la question : « qu’est ce que l’image ? », une catégorie ? L’histoire de la philosophie occidentale a fait de l’être de l’image un moindre être, une copie, une deuxième chose en écran aux choses mêmes, d’en être une apparence d’étant. Les rapports de l’image et de l’être sont réglés par l’imitation qui ferait d’elle la représentation de la chose. Changement de la question donc : « qu’est ce que l’image nous fait connaître de l’être par ressemblance ? »
D’où la tentative de cerner l’être de l’image en interrogeant ses vertus, ses forces, son efficace. Comment penser cette force ? On retrouve ici l’image comme représentation car re- veut dire présenter à nouveau ou à la place de quelque chose qui était présent, ne l’est plus et est représenté maintenant. À la place de quelque chose qui est présent ailleurs, mais voici présent ici un donné, une image. Substitution d’un corps absent. La force est pragmatique. L’efficace c’est l’absence du corps fondateur. L’effet de la représentation, c’est d’abord de présentifier l’absent, plus fort que s’il était le même. Maintenant re- ne veut plus dire seulement substitution mais intensité. Selon la logique d’un titre de droit, le passeport légitimise la présence du porteur. Les tombeaux qui représentaient le corps absent du fondateur font corps, corps ecclésial, de son autorité souveraine, légitime. Et par la force divine de l’image, les corps regardants à leur tour s’assurent eux-mêmes. À la fois dans l’esthétique et dans l’affect érotique ; par l’amitié et le plaisir.
Cependant cette force, nous ne la connaissons qu’en la reconnaissant dans ses effets. Que dit-on quand on dit, pouvoir ? C’est être capable de force ; non pas agir mais en avoir la puissance. Avoir une réserve de force qui ne s’exerce pas. Puissance, le pouvoir est également institution de cet état, conçu comme possibilité et capacité de force, comme contrainte obligatoire, juridique, comme menace. Le pouvoir est loi. Auteur, l’image l’est parce que dotée de l’efficace qui promeut, qui fonde et garantit. Autorité. Pouvoirs généalogiques de l’image, pouvoirs paternels entre menace et loi, entre censor et auctor. L’auteur occupe la position souveraine de l’énonciation de la loi.
Comment l’image opère-t-elle cette transformation ? par la substitution d’une manifestation extérieure par laquelle la force annihile une autre force, dans des signes de cette force, dans des signaux, des indices. Et ces signes ont moins valeur cognitive que pathique et esthétique. Lien entre les indices et les textes qui les consignent. L’unique façon de connaitre la force de l’image sera d’en reconnaitre les effets en les lisant dans des indices, les signaux sur les corps regardants, et en les interrogeant dans les discours qui les enregistrent. Ce détour n’est qu’une fiction théorique relevant d’une hypothèse métapsychologique. Restons un moment sur ce détour par la fiction en rapport avec la question du fondement. Peut-on fonder une étude, notre livre, sur une telle fiction ? Qu’est ce que le faire d’une force ? en observant le procès d’affrontement d’une force contre une autre force jusqu’à l’anéantissement de la force adverse ? La mise en réserve de la force dans les signes sera à la fois la négation et la conservation de l’absolu de la force. Négation puisque la force ne s’exerce pas quand elle est en paix dans les signes qui la désignent. Conservation puisque la force se donne comme autorité, loi contraignante en menace de l’exécution de son actualisation. Les pouvoirs de l’image peuvent être considérés comme les diverses manières et modalités historiques et anthropologiques, dans la forme-image, d’une tension à l’absolu de la force comme l’investissement absolu du désir du sujet.
Dans la représentation qui est pouvoir, dans le pouvoir qui est représentation, le réel (à condition d’entendre par réel, l’accomplissement toujours différé de ce désir) n’est autre que l’image fantastique dans lequel le sujet se contemplerait absolu. S’il est de l’essence de toute force de tendre à l’absolu, il est dans la réalité de son sujet de ne jamais se consoler de ne pas l’être. Les effets-représentations seraient les modalités d’un travail du deuil de l’absolu de la force, de l’accomplissement réel du désir d’absolu de son sujet. C’est précisément en ce point, dans la fiction théorique de l’hypothèse métapsychologique, que le procès de l’investissement se retourne sur son sujet : l’imaginaire n’est absolu que de manifester ce retour du désir qui re-vient, se convertit, se réfléchit sur l’instance même de son sujet, de façon catastrophique. Le désir d’absolu du sujet dans l’image lui fait retour, non comme son image propre, mais comme celle d’un autre et en son fond, de l’Autre même, méconnaissable par son sujet même. Et c’est ce retour, en jouissance, terreur, effroi, cette étrange réflexion qui pose le sujet comme moi, non dans son identité mais dans une totale altérité, par L’Autre comme un autre soi, dans l’altérité d’un leurre. Le destin est la conscience de soi mais comme d’un ennemi.
En appui sur la fiction théorique qui est le fondement critique de cette problématique, il s’agirait de se demander quelles sont les conditions transcendantales, de possibilité et de légitimité, de l’apparition de l’image et de son efficacité : la sphère transcendantale de la mise en vision, constituée d’a priori matériels et sensibles, pathiques, cognitifs par lesquels s’effectue la sortie du voir et de l’être-vu, fait le pas de l’invisible, prend sur elle de piéger l’inaccessible au regard. Par ces conditions s’opère la donation du visible dans une articulation de la phénoménologie et de la pragmatique. Les conditions transcendantales de possibilité et d’efficace de l’image, les a priori de la donation, l’un à l’autre, du voir et de l’être-vu, dans le chiasme sensible ou l’entrelacs corporel, constitueraient les virtualités de l’image au double sens de ses latences dans l’être-invu et des procès de l’être au regard. La force de l’image dans ses virtualités transcendantales comme conditions a priori de l’apparition de l’image et de son effet, ce sont la lumière et l’ombre.
La lumière est insoutenable à la vue. La sphère transcendantale du voir-être vu est impénétrable au regard. L’œuvre comme être-vu, comment en réaliser le possible en tant que tel sans effacer ce réel qui donne au possible même la chance de l’acte ? Peut-on faire œuvre virtuelle ? L’œuvre est la limite et l’image dans l’œuvre est le signe de cette limite, invitation à son franchissement. L’œuvre est comme la somme inépuisable des effets de son transcendantal. Et sur le versant de son franchissement, par aveuglement d’avoir cherché à voir la lumière absolue, la contemplation s’abîme dans l’obscur et s’essaie à faire, d’indices et de blessures d’affect, les signes d’un sens.
Ce livre voyage entre gloses (notes de bas de page éclairant un passage obscur) et entregloses (note de notes pour ré-obscurcir ?). Par l’ekphrasis, elles font apparaitre le manque de l’image mais aussi son leurre. Toutefois c’est en retour de cette défaillance du visible au texte que les textes puisent une capacité renouvelée d’approche de l’image, comme si l’écriture par son hétérogénéité sémiotique, s’essayait à s’accomplir imaginairement en se déportant hors langage, dans ce qui constitue son revers, l’image. À la limite de l’image en allant toucher à l’invisible de la lumière, répond ici la limite du texte, dans les puissantes figures de discours « qui peignent les choses de façon si vive qu’on croit les voir en entendant les mots ». La force de ces figures de langage trace dans le corps de l’œuvre la syntaxe du désir qui anime le peintre ou l’orateur, dont le corps du spectateur-auditeur est à son tour le lieu. Il y aura trois parties. Les identifications imaginaires du sujet ; les pouvoirs politiques des images ; les puissances imaginales de la lumière et de l’ombre.
Première partie : les identifications imaginaires du sujet
Chapitre 1 : la séduction du miroir
Texte : La Fontaine, l’Homme et son image, apologue, livre I, fable XI.
On entend par apologue la mise au clair de ce qu’il y a lieu d’entendre dans la fable, comme leçon morale. Ici la force de séduction des miroirs est présentée dans une mise en garde de son côté leurrant.
Tout le monde connait le Narcisse d’Ovide. La Fontaine nous en propose une autre version. Soit un homme qui accusait toujours les miroirs d’être faux. Mais qui évitait toute espèce de réflexions. Chez lui toute réflexion est importune, mais au point de se laisser prendre comme à un piège, à la beauté de l’instrument spéculaire, qui fuit. Au miroir sont convoqués un sujet réel et un objet virtuel pour forcer le passage métaphorique de l’être à l’imaginaire. La mise en œuvre de l’imaginaire de fiction montrerait par cette effectuation même le pouvoir et l’efficace de toute réflexion spéculaire sans qu’il soit besoin d’un discours théorique, en en prenant en charge directement la signification.
L’homme qui titre la fable est devenu un singulier, l’unique exemplaire d’une étrange anomalie, non pas tant de s’aimer soi-même que de s’aimer superlativement : nul ne s’aime autant, et il est sans rival de ce qu’aucun autre moi n’est en capacité d’en pouvoir faire autant. Perrault et ceux de l’Académie font observer que le pouvoir royal lui aussi s’isole au sein d’une couronne de perfections et se pose sans extériorité, seul comparable à soi. Cette qualification marque de son immobile mouvement le désir d’un prince de s’accomplir absolu. Et l’apologue de la fable signifie l’étrange perversité de l’amour d’un moi qui ne se désire unique objet de son amour que pour mieux se poser le premier de tous, le plus beau du monde. Les rivaux ne sont que pour un moment exclus et le moi tremble de se voir détrôné de son unique place. Être le plus beau du monde, cela implique une éternelle comparaison et donc un étalon de la mesure de ce jugement esthétique. Ce n’est pas dans l’intériorité de l’âme que se joue le jugement, c’est dans le monde.
Le « je » est un sujet qui n’a rien à voir avec le moi ; il n’est de sujet « qu’à plusieurs ». Il faut prendre comme étalon, le miroir puisque lui seul peut donner lieu à un jugement esthétique du moi sur soi. Le miroir déclare instantanément la vérité que déclare le sujet, et la défaillance du désir du moi. C’est là que l’homme de la fable s’enfonce dans le déni. On voit que le déni porte moins sur la réalité d’une perception traumatisante que sur la puissance qu’aurait l’imaginaire de donner, au regard sur soi, la réalité de son objet « moi » dans une exacte figure : « vivant plus que content dans son erreur profonde ».
Signalons que La Fontaine ici se met à chercher chez Ovide …une guérison. À la source pure au cœur de la forêt, le Narcisse d’Ovide voit une image qui le repousse : ceci n’est pas toi, mais ton image. Et voici dans l’esthétique des surfaces réfléchissantes, que La Fontaine décèle chez Ovide ce qu’est l’œuvre d’art. C’est la Nature en puissance d’art, c’est cette beauté-là qui nous subjugue en vérité. L’apologue fait alors signe vers l’œuvre de La Rochefoucauld, comme la source où nous gagnons à nous mirer.
Chapitre 2 : l’image travestie (entreglose)
Jean-Jacques Rousseau, Narcisse ou l’amant de lui-même, comédie en un acte, 1752
Dans la préface, Rousseau écrit : ce n’est donc pas de ma pièce, mais de moi-même qu’il s’agit ici. L’auteur ne parlera pas de Narcisse, mais de soi, malgré sa répugnance. Il se justifiera lui-même de publier sa pièce. Les dates sont importantes car la préface est écrite un an après la première de la pièce, à l’occasion de sa publication. Mais les Confessions en reparleront plus tard : longtemps séduit par les préjugés de mon siècle, furent composés des vers et des récits ainsi que cette petite comédie, ce sont des enfants illégitimes. Aujourd’hui je suis honteux d’en avoir joui.
En 1729, Jean-Jacques vit dans le bonheur maternel de la maison de Mme de Warens. La sphère merveilleuse et fragile de la dualité affective originelle, de la relation immédiate et directe de cœur à cœur et de corps à corps, du sentiment réciproque, se rompt quand Mme de Warens, non seulement observe « Petit » (comme elle l’appelle) et s’inquiète, mais demande à Mr d’Aubonne d’identifier le problème : le verdict n’est pas tendre puisque l’objet de l’observation apparait presque borné et juste bon à faire un curé de campagne. Mr d’Aubonne fait état d’un être double, avenant à l’extérieur et avec un intérieur sans idées. La correction est entreprise par Rousseau en 1766. Dans un après-coup, Rousseau est Mr d’Aubonne et reprend le verdict en le tenant pour vrai et pour faux. Reprenant le portrait, il le compare à ses souvenirs : je ne vois bien qu’aujourd’hui la fausse justesse du jugement, soit la vertu en état de latence de l’image que cet autre avait donné de moi, puissance qui peut seulement se réaliser dans l’écriture d’après-coup.
Il s’agit de cerner son désir et son amour de la solitude et sa nécessité de solitaire. Cela tient à la violence du regard des autres qui m’identifient moi comme « être-vu-moi ». D’où le parti-pris de me cacher. Le souvenir diffère et transpire une amertume d’avoir dû s’exiler au séminaire ; mais aussi un plaisir de la revanche. La pièce de Rousseau « L’Amant de lui-même » est l’image d’une autre pièce de théâtre, écrite par Mr d’Aubonne. Une image inversée qui brouille les pistes désignant l’original. Mr d’Aubonne avait écrit une pièce parce qu’il cherchait à se venger du mari de sa maîtresse, l’Intendant du roi, Mr Corvézy. À la publication de sa pièce, Mr d’Aubonne dut s’exiler pour échapper aux représailles. Jean-Jacques Rousseau, lui, écrit sa pièce qui pille l’idée de Mr d’Aubonne pour s’en venger.
Et maintenant la pièce de Rousseau. Il y est question d’amour et de mariage entre Valère et Angélique, mais aussi de miroir et d’un portrait déposé sur la table de Valère (Rousseau) par Lucinde, sa sœur, qui lui a fait la blague d’y ajouter une perruque le travestissant en femme. Blague non innocente puisque elle sait que sa sœur Angélique n’aime pas les garçons narcissiques. Et surtout Lucinde en espère que, suite à ce service, Angélique dissuade le mariage programmé entre elle et Léandre, par ordre du père, car Lucinde n’aime pas le frère d’Angélique. Ressort d’une comédie sans grande surprise, donc. Mais la structure de la pièce fait déjà fonctionner les ressorts de l’image (réelle et virtuelle) mais aussi du nom. Léandre n’a jamais vu Lucinde et Lucinde aime Cléonte qu’elle a vu. (Mais en aparté Marton servante de Lucinde nous apprend que Cléonte c’est Léandre). Il y a de l’aveuglement quand l’amour dépend d’un voir et d’un être vue.
Le jour de son mariage, Valère se fait beau. Il a besoin de plaire à sa future femme parce que au fond il aime être aimé : que vais-je goûter de plaisir à rendre Angélique heureuse ! Il est persuadé, tant il travaille son image, que l’amour est affaire de regard, or, ce matin-là son œil est terne. C’est alors qu’il tombe sur le portrait posé sur sa table par sa sœur. Cette image renvoie justement l’intensité qui lui manque au miroir. Et voilà structurellement de nouveau un autre jeu de ressorts. Il va de soi que Angélique ne peut aimer qu’un homme. Mais Valère est une espèce de femme comme en témoigne le portrait (et Marton). D’autant plus que le serviteur de Valère nous le dit en aparté : mais le voilà qu’il est en train de tomber amoureux de lui-même ! Valère ne voit pas que c’est son portrait, c’est toujours l’autre qui le voit. De même Rousseau lui sait bien son ambiguïé sexuelle tout en le déniant. La raison de la pièce est de régler son compte à cette aberration (l’hermaphrodisme ?) empêchant l’identification comme adéquation du genre et de l’espèce. Guérir c’est supprimer l’ambigüe image de Marton : une espèce de femme. L’amour allié aux puissances de l’image au portrait fait sublimation, à condition que le spectateur de la pièce ou le lecteur des « Confessions » s’en convainque.
Il est judicieux d’ajouter que la faiblesse de la sublimation artistique dans la situation psychotique de Valère s’explique par la capacité ou incapacité de la figure paternelle. Si Lisimon accumule les titres de père réel et de père symbolique, Rousseau lui ne reconnait pas ses enfants qu’il place aux «Enfants-trouvés ».
Chapitre 3 : la peur de l’idole
La Fontaine, Le statuaire et la Statue de Jupiter, livre IV, fable VI
Un bloc de marbre était si beau… La matière est belle, si belle que cette masse informe mérite de s’acheter à prix d’or comme si l’opus, qui naîtra du mariage miraculeux de la matière et de la forme, était déjà là, virtuellement présent, en attente du coup de ciseau qui le mettra au monde de la visibilité. À moins que cette beauté toute matérielle soit énigmatiquement chez le poète, simple mise à feu d’un désir de mise en forme, d’une puissance, libido imaginis. L’imago au sein du marbre hésite dans sa virtualité plurielle : table, cuvette ou dieu. C’est le dieu que l’artisan choisit et, avec lui, il devient artiste, sculpteur, poète. Il sera Dieu mais pas n’importe lequel. Le sculpteur l’effectue divinité par l’adjonction d’un ornement, le tonnerre : ce sera Jupiter le tout puissant. L’image de marbre est dieu : elle est le dieu qu’elle représente. La représentation en image présente et montre le dieu, le fait apparaitre. Il y a le Maître de la Terre et le Maître de la représentation : deux pouvoirs et un transfert qui s’opère de l’un à l’autre. À la faveur de la force d’expression. L’omnipotence maîtrise de la représentation s’affirme, je veux, et l’admiration esthétique est à son comble dans le topos repris au discours du critique d’art, depuis Pline : on trouva qu’il ne manquait rien, à Jupiter que la parole.
Mais voici que vient au lecteur un soupçon. Qui parle ? Zeus lui-même et tremblez, braves gens ! ou est-ce Apelle qui prète sa voix à la sculpture derrière laquelle il se cache ? voix qui vague, espèce de discours libre indirect. Ce discours signale le transfert, le mystérieux passage des puissances de l’art des images au pouvoir de l’image. Dans ce transfert, l’image de Jupiter devient identité ontologique dont ses effets de pouvoir mesurent la réussite. La statue se retourne contre son créateur. C’est ça la mania créatrice et sa puissance d’aliénation. Pas seulement l’extase mais surtout l’efficacité du dieu dans sa figure, le pouvoir de l’affect retourné par cette figure même, sur celui-là qui l’a artificieusement construite. Comment désarmer ma représentation, œuvre d’amour, de sa haine à mon égard, sinon par le continuel souci que les autres ne fâchent point ses obscures volontés et n’irritent point sa force ?… Telle serait l’origine du culte des images, par une conversion en hystérie collective.
Chapitre 4 : le descripteur fantaisiste (entreglose)
Diderot, Salon de 1765, Casanove, n°94, « Une marche d’armée », description
Austin : comment faire des choses avec des mots ? Dans un exemple. Diderot écrit ses « Salons » pour les abonnés de la « Correspondance littéraire » de Grimm, des princes qui ne verront jamais les tableaux exposés. Il s’agit de faire voir une chose absente pour le lecteur. L’indicible du visible, l’invisible du dicible confrontent à une difficulté théorique, philosophique et technique. Comment décrire ? Diderot va nous apprendre ses apprentissages. La première qualité d’un tableau est d’arrêter le regard.
J’ai choisi « une marche d’armée ». Ce qui est travaillé par la description, c’est la relation du spectateur au tableau ou le désir de voir du lecteur dans le texte qui lit le tableau. Il s’agit du ravissement enthousiaste de l’imagination : effet sublime de l’absolue grandeur. Et c’est dans cette métaphore de transport que la dimension ostentive de la description peut s’avouer, mais sur le mode théorique de la prétérition : comment vous montrerais-je ces rochers qui touchent le ciel, ces chevaux hennissant… L’étape suivante esquisse l’identification de l’écrivain et du peintre, mais en confiant aux forces de l’acte de langage ce qui relèverait de la technique de l’artiste. Comment faire couler en cascades de peinture ce torrent ? Mais ce disant, il le fait : le torrent de langage descend et se répand. J’accepte plus impérativement l’image d’une chose dont on a commencé par me dire qu’elle est indicible ; la description recouvre le travail du peintre en tant que symbole rhétorique, il l’emblématise. Ce double jeu de la prétérition a de l’effet.
Mais il est une deuxième description : description froide après la description chaude, la technique après l’enthousiaste. Le spectateur est là, posé par le geste descriptif devant la toile. C’est un personnage-repère qui permet d’orienter l’espace du tableau par rapport à l’œil, à droite, à gauche. Le spectateur est captivé, là, et Grimm, lui, est interpellé sur le mode de l’instruction. Vous exigerez que je vous peigne… Alors que dans la première description, tout le travail créateur du langage est le fait d’un « je » écrivant qui se démène comme un beau diable pour « vous » introduire devant le tableau ; dans la seconde, c’est l’interlocuteur qui reçoit l’instruction et qui, à partir du raptus initial dont il a été saisi et qui l’a plongé dans l’œuvre, doit à son tour reconstruire le tableau dans l’imagination. La première description est la condition transcendantale de possibilité de la seconde. Par l’ekphrasis, maintenant, à vous d’imaginer : supposez un arbre, puis ceci et puis cela, et vous aurez une idée du local ! Voici maintenant la marche de l’armée ! Les énoncés sont à la troisième personne comme des faits constatifs. Le discours emploie le présent et non le passé simple. Il a pourtant gardé une trace de l’enthousiasme propre à la première description. Chaque soldat quand il se repose en bas peut mesurer avec effroi le trajet harrassant depuis là-haut.
Passons aux détails. C’est lorsque le regard s’affine, lorsque le spectateur s’approche du tableau, que, dans le texte qui en rend compte, le sujet de ce regard s’efface dans l’anonymat d’une parfaite objectivité. On voit, tout le monde peut voir. Le tableau en devient un objet autonome. Ce retrait dans l’indifférence signifie que l’opération est en quelque sorte achevée : supposez au pied du monticule autour duquel le château s’élève, tous les incidents d’une halte d’armée, et vous aurez le tableau de Casanove. Soudain Diderot se tait… car l’écrivain si agile soit-il ne peut égaler l’infinité du réel. C’est à l’imagination du spectateur de suppléer. Cela se nomme rêver sur un texte. Toutes ces descriptions n’ont pas fait revenir le tableau absent, mais un autre qui est un poème, qui a pris sa place. L’ekphrasis est la description d’œuvres d’art fictives ou réelles, une description entendue comme un exercice littéraire et poétique de haute volée. L’ekphrasis n’a pas d’autre fonction que d’être l’occasion d’un habile poème. Pour faire quoi ? Tout cet imaginaire d’écrivain, stimulé par le charme entraînant qu’il évoque, n’est autre que l’émergence dans la description mimétique d’un démiurge plus sage que l’imitation, la phantasia, la visio. Le choc de l’enthousiasme, l’ekpléxis, souvent effraie la mimesis, mais jamais la phantasia qui est anekplektos. La puissance de l’ekphrasis est à son comble, à la fois hallucinatoire et identificatrice… Suivent deux annexes.
Chapitre 5 : moi…c’est encore moi
Jean-Jacques Rousseau, Pygmalion, scène lyrique, 1772
Dans les mythes grecs, Pygmalion est un sculpteur qui tombe amoureux de sa sculpture, Galathée.
Le sculpteur est dans son atelier au milieu de groupes de statues ébauchées. Toutefois dans le fond, une autre statue est cachée sous un pavillon de toile légère. D’emblée le sculpteur disqualifie l’image et son efficace : il n’y a point d’âme ni de vie. Mais si la pierre est restée pierre, c’est parce que le génie a quitté l’artiste, le moi immobilise son mouvement expansif dans l’ennui, et se retrouve en perte de soi. Les « relations d’objet » que l’énergie amoureuse comme la force créatrice développent et subliment, se fragilisent sans pour autant se fixer sur le moi, …bientôt elles se neutralisent. Ce lieu vide d’intervalle ouvre bientôt un espace dynamique où se révèle l’extraordinaire puissance du neutre, dans une mystérieuse fixation du moi au neutre. Mais quelle est donc cette ardeur interne qui me dévore ? D’un extérieur qui reste interne, force étrangère, mais en soi, au fond du moi, inexplicable : puissance autre du moi, l’obscur magnétisme de l’autre statue tient au fait qu’elle est voilée, que l’image est invisible.
Le voile montre et dérobe ce qu’il montre ; il attire la vue sur l’objet qu’il couvre et puisqu’il en diffère la vision, il l’institue en manque de son objet et de sa fin. Le voile, en tant qu’instituteur de fétichisme, est la présentation de l’objet sur le mode non de sa représentation mais de son déni. Le virtuel de l’ouvrage propre, c’est d’abord l’inchoatif et comme la genèse de la « relation d’objet » où s’investissent valeurs esthétiques et passionnelles du moi : qu’il va m’être cher, qu’il va m’être précieux ! Ce sont ces contenus de la forme temporelle de l’avenir « immédiat » qui opèrent la présentation (deixis) de l’essence, hors temps, de l’œuvre, son « idée » indestructible : je montrerai ma Galathée et je dirai : voilà mon ouvrage !
La pièce de Rousseau recueille la transcription de l’objet dans les signifiants du langage. Et du coup, dans le présent de l’écriture, dans ce moment qu’il faut bien appeler son image, l’identification du « je » au « moi » s’effectuerait dans l’après-coup de l’effet de l’image. Cela opèrerait une catharsis, au prix d’une perte, la castration portée sur le désir. Mais Rousseau s’enferre dans le déni : Ô ma Galathée, quand j’aurai tout perdu, tu me resteras et je serai consolé ! Le reste de cette perte sera toi, c’est-à-dire moi, moi-comme-toi, dans l’identité sentimentale à l’objet, effectué par le deuil du moi qui sera bientôt accompli. C’est ce présent qui va se déployer. C’est la scène du dévoilement qui va se construire dans le regard de l’objet jusqu’à sa profanation. Qu’est-ce que j’y perds ? Ce que le voile fait perdre par son voilement, c’est le plaisir de la vue au lieu et place du désir d’un nu. Mais le pavillon une fois ôté, manifeste un nu qui a le sexe pudiquement caché par un linge. Le jeu de la scène est fait d’élans désirants freinès par une pulsion de connaissance qui est en charge de raisonner la passion. Il y a des stases mais cela ne dure pas car l’objet du désir impose une loi dont la vérité est la nécessaire déception. Comme si l’objet se retournait contre le moi avec violence. Au voir supplée alors le toucher et le sculpteur, déchaîné par la colère, saisit son couteau et « viole » la statue. La beauté qui était le fruit d’un regard en manque tombe en son contraire, une horreur. Le moi est offusqué. Dieux ! je sens la chair palpitante repousser le ciseau !
Les tentatives de la raison de cadrer le mouvement de la pièce dans les coordonnées d’un jugement de goût sont impuissantes, face à une autre tentative par laquelle l’auteur de la pièce essaie de concilier une réintrication des pulsions érotiques et agressives – processus primaires – dans et par les formes et les figures de l’art, tout en conservant à ces processus leur primarité. La distance de la conscience réflexive est sans cesse retraversée par la pulsion d’identification, par le retournement répété de la relation d’objet dans le moi, renversement qui le définit dans son désir auto-érotique et son sentiment subjectif.
Tout autant la ré-flexion d’une conscience artiste fait retour sur la puissance de ses figures. Et c’est en fin de compte cette puissance, que la conscience esthétique reconnait comme la force primaire d’un sujet érotique. Galathée se touche et dit : moi. Pygmalion transporté reprend : moi ! Il ne dit pas toi, quand derrière il est question de Rousseau, qui n’est pas La Fontaine. La sublimation artistique échoue dans le cas de la psychose. Louis Marin ne le dit pas et se contente de pointer les pouvoirs de l’image dans les positions du moi.
Deuxième partie : les pouvoirs généalogiques et politiques de l’image
Chapitre 6 : amours paternelles
Charles Perrault, Peau d’Asne, conte
Il s’agit d’un conte où les pouvoirs de l’image sont exposés dans la forme d’une fiction. Ce récit transfigure les forces de l’image dans ses relations primitives avec les forces de l’ordre de la société et de l’Etat. Le pouvoir du conteur, c’est le pouvoir même de la raison que la raison retourne contre elle-même en retournant à la rêverie de l’enfance. De même que la narration du conte divertit le pouvoir du discours de la loi par les puissances de l’imaginaire, de même ce que le conte raconte retourne le discours du pouvoir absolu contre lui-même par le désir-plaisir d’amour et, dans ce retournement, cette conversion redécouvre la transgression généalogique des pouvoirs de l’icône : la transgression de l’inceste.
En deux lignes, l’histoire : un roi engendre avec sa reine une fille extrèmement belle. Le roi en est bleu. La reine soudain meurt et fait promettre à son époux de ne se remarier qu’avec une femme plus belle qu’elle. Le roi ne tarde pas à éliminer les candidates, toutes moins belles que sa fille. Il en tombe amoureux et envisage le mariage, ce dont sa fille ne veut pas. Ici interfère un contre-personnage, maître Asne qui a la particularité de déféquer non des crottes mais des Louis d’or. Le pouvoir du roi en dépend. La fille pour fuir la menace qui pèse sur elle, tue cette mine d’or et quitte le château camouflée sous la peau de l’animal. Elle se cachera dans une maison reculée où elle sert de femme d’ouvrage. Mais par hasard passant par là un prince d’un Etat voisin la vit et s’en éprit. S’en suit un mariage où le roi accorde sa bénédiction en demandant pardon pour ses excès.
Le conte par les pouvoirs de l’image excessive menace le pouvoir réel de sanction divine s’il ne respecte pas ses devoirs envers le peuple. Nous ne reprenons pas les analyses de la première partie. Deux analyses retiennent notre attention car elles font usage de la notion de supplément : la monnaie frappée à l’effigie du roi et la régence portée par la fille frappée du vœu de sa mère morte. L’analyse de l’effigie du roi sur une face de la monnaie s’appuie sur la notion de supplément-suppléant développée par Derrida. Le supplément n’a pas seulement le pouvoir de procurer une présence absente à travers son image : nous la procurant par procuration de signe, un Louis de bon aloi, il la tient à distance et la maîtrise. (Il n’y a pas pire crime que celui de faux-monnayeur). Car cette présence est à la fois dérivée et redoutée. Le supplément est dangereux en ce qu’il nous menace de mort. La jouissance elle-même, celle qui nous accorderait à la présence pure elle-même, si quelque chose de tel était possible, ne serait qu’un autre nom de la mort. L’inceste est le crime frappé de l’interdit majeur car la vie en société se fonde sur le refus de reproduire ce péché originel. Le politique est une suppléance qui dévie le désir érotique de sa fin thanatique.
La philosophie contemporaine a largement déconstruit les échafaudages de la représentation classique. Mais pas Louis Marin qui est pragmatique. La pragmatique, depuis le tournant linguistique, à la suite de Peirce et sa science du signe et dans les pas d’Austin, se penche aujourd’hui à nouveau frais sur le politique, qui refait question sur ses fondements.
Chapitre 7 : la tête coupée (entreglose)
Corneille, la mort de Pompée, tragédie
En 1643 la tragédie est écrite. L’année précédente, sont morts Richelieu et Louis XIII. Corneille à la première de sa pièce remercie Mazarin, pour un don de 100 pistoles dont le ministre espérait se gagner ainsi la bienveillance du dramaturge. En effet ce dernier n’avait pas caché sa haine du ministre précédent.
Ce n’était pas la première fois que Corneille assimilait la tragédie au tableau de portrait : Horace, Cinna (Auguste dans son ombre) et maintenant Pompée. Des hommes illustres donc mais attention le compliment est ambigu car c’est en puissance que les trois portraits conviennent dans celui du ministre. Mazarin en 1643, lui, fait passer le portrait de la puissance à l’acte. C’est son propre portrait. Oui pour Horace et Auguste mais Pompée ? le titre le dit mort dans l’infortune politique et militaire qui fera le ressort de la pièce. Le mort ne parle pas mais sa mort est la cause de tout ce qui se passe. L’image tragique parce qu’elle est image de mort est puissante de toute son absence, dans sa mise en représentation. Et cette représentation est représentation de Mazarin. Il nous faut montrer en quoi. C’est par un discours théâtral que l’impact de cette représentation de représentation touche les spectateurs dans une montée en puissance de l’image tragique, par son absence. En mourant Pompée se voile la tête.
Il faut signaler que Corneille a trouvé inspiration chez Lucain : Pompée, grand général romain, fut battu par son rival Jules César en 48 avant J.-C, à Pharsale. Il tenta de se réfugier en Egypte mais, dès qu’il aborda le rivage égyptien, il fut sauvagement assassiné sur l’ordre du pharaon Ptolémée. Par cet attentat, le roi espérait entrer dans les bonnes grâces de César. Le discours de narration en passant dans le discours théâtral décuple ses effets. Une deuxième modalité de ce travail est à l’œuvre dans le texte théâtral, soit la série de morts de cette terrible bataille qui fut une pure boucherie. Et la puanteur des corps annonce un autre corps. Pompée qui a perdu la bataille demande et obtient l’hospitalité en Egypte. La force est dans l’image de langage : l’événement qu’elle montre est écarté du regard en deux temps. Il est essentiel que soit creusé entre la scène et les spectateurs toute la distance d’un regard théorique, tragique quand on confie aux mots la charge de faire voir et quand on emploie le passé pour imposer que tout est accompli. Pompée est mort par ordre de Ptolémée.
La pièce est un monument, le sépulcre vide, de pure écoute, des corps absents dans leurs souffrances et dans leurs morts. Le mot « tête » s’entend dans toute la pièce et obnubile la tête des auditeurs. En effet il s’agit bien de la tête d’un prince vaincu qui est apportée à César vainqueur. Cléopâtre avait obtenu de César que Ptolémée ait la vie sauve mais le roi d’Egypte préfère mourir au combat contre César qui fort de sa victoire à Pharsale achève son travail par une conquète. Remarquons que les restes du corps de Pompée jetés dans un premier temps à la mer sont recueillis par des fidèles et son corps est en attente jusqu’à la fin, et l’intervention de Cornélie son épouse, de retrouver sa tête. C’est à ce prix que César absorbe l’Egypte dans son empire et donne la couronne à son amante, Cléopâtre.
La guerre civile se trouve ritualisée et pacifiée. Le politique consiste à substituer à la lutte à mort en vue de la perte physique de l’autre, une image de ce duel, une représentation de cette perte dans une parole d’interlocution. Dans l’affrontement verbal se négocierait l’échange du pouvoir qui est représenté là. Et l’on comprend de quelle force définitive le pouvoir de cette image de langage se trouve chargé. Cette scène et ses cintres et la fosse reproduisent la théâtralité de la politique baroque, l’éclat foudroyant du coup d’Etat dans la cérémonie de cour, où le pouvoir s’expose dans sa représentation. Deux actes entourés de deux discours font le cœur de la tragédie : la décapitation et la présentation de la tête coupée sont encadrés par les deux discours d’ Achorée, discours qui laissent les gestes en coulisses. Et ces discours supputent les conséquences de tels actes. Le coup d’Etat est trop violent pour être montré, la représentation s’en fait dans l’après-coup. C’est seulement la narration qui a la capacité d’autoriser la connaissance de l’acte où les mystères de l’Etat se condensent : le meurtre politique. Du même coup, le récit transforme cette violence en pouvoir d’autant plus efficace que la représentation représente le pouvoir politique à l’extrême de son exercice. L’éclair soudain, dans l’histoire, du coup d’Etat politique, par le récit de cette histoire, se change dans la permanente illumination d’un sacre héroïque. La dimension sacrée d’un sacrifice théologico-politique aura trouvé dans la tête coupée l’effroyable puissance d’une fascination. César, recevant la tête de Pompée-Gorgô, tête de Méduse, détourne la sienne. Le regard vient frapper César dans son œil. Il blémît un temps mais se reprend. Le grand politique sait transformer l’objet fantasmatique dans sa propre face, dans un masque de chef de guerre. La construction de l’image par la narration et comme récit est achevée. Le spectateur à la sortie, comme Achorée, attestera de ce qu’il aura vu.
Chapitre 8 : le portrait-du-roi en auteur
Jacques 1er d’Angleterre, le Basilikon Dôron, sonnet, 1599-1603
Le sonnet accompagne et introduit le lecteur. Le roi construit pour le fils premier né et légitime successeur une scène textuelle où dresser l’image idéale du prince. Le poème s’ouvre sur le nom de Dieu et se clôt sur la qualification d’un autre nom de Dieu, le roi.
Dans le premier vers, Dieu donne aux rois le style des dieux. Dans le dernier, le roi devient par un exact mimétisme l’image éblouissante. Ce mode identificatoire du roi à Dieu et de Dieu au roi est préparée dans le deuxième vers : le roi est assis sur le trône divin et c’est le sceptre de Dieu lui-même qu’il tient dans sa main. De même les sujets doivent par obligation éthique craindre et servir « leur » Dieu. Dans la mise en scène de ce proscenium théâtral, Dieu est dans les cintres et le peuple dans la salle. Toutefois, c’est ici qu’une voix s’entend tombant de nulle part, qui s’adresse à l’image, celle du fils : si donc tu veux jouir d’un heureux règne, observe les ordonnances de ton céleste roi ! Une voix modèle la figure du fils en l’interpellant de façon performative. La voix fait ce qu’elle dit. C’est en obéissant à l’ordre du Dieu des rois, à sa loi, que les ordres du roi, ses lois, sont la loi – même de Dieu.
Il est remarquable que le premier trait de l’image, le premier linéament de la figure du prince, soit l’ordre de la loi. C’est l’ordre, c’est la loi qui définissent la lieutenance divine de la figure princière, c’est-à-dire le lieu qui est proprement la scène même du prince, scène de l’Image du pouvoir dont la définition ontologique et substantielle est d’être un lieu de suppléance, de représentation, de délégation de Dieu. C’est à l’équilibre de la justice distributive et de la justice coercitive que se posent stabilité, véracité, clarté, les vertus qui donnent à la figure son éclat éblouissant. C’est la tension contradictoire de la répression et de la récompense qui fait tenir droit debout, sur la scène de la représentation, la figure du prince. La voix off du roi a fait de son fils où il se reproduit son représentant visible sur la scène politique. Il suffit d’ajouter le trait du prophétisme à la figure pour identifier le politique au théologique. Une voix énonciatrice du poème et son produit énoncé, le poème publié, sont constitutifs du portrait-du-roi dans le pouvoir généalogique de l’Icône royale.
N’est-ce pas parce que le politique fonctionne au théâtral que le théâtral fonctionne au politique ? mais on pourrait inverser les choses, inverser la cause et l’effet. C’est le sens de l’adresse au lecteur qui suit le sonnet et la lettre dédicatoire du Baslikon Dôron au prince Henri. L’adresse s’ouvre sur un commentaire de Luc, 12, 2-3 : il faut agir et penser sous l’œil de Celui qui voit toute chose. Ce qui est vrai des actions de tout un chacun est encore plus vrai des affaires des rois. Mais il y a en outre la dédicace. Ici se retrouve le même principe de la symétrie analogique. L’analogie de la société commune et des rois quant au secret et au dévoilé, avec seulement un coefficient de renforcement ou d’hyperbolisation lorsqu’on passe de l’une aux autres. Le regard de tous les peuples, le regard des sujets est à l’égal de l’œil tout voyant de la divinité. La position ostentatoire du monarque sur la scène de l’Etat est une exposition au point focal des beholder’s eyes et si ce n’est pas contradictoire, c’est en tout cas une énorme tension au regard des arcana imperii.
Chapitre 9 : le portrait du poète en roi (entreglose)
William Shakespeare, la Tempête, acte 1, scènes 1 et 2 (1611)
Cette pièce est le testament d’un Shakespeare-Prospero qui ouvre au regard du spectateur les espaces et les lieux de l’imagination où images et visions prennent figure et forme. Il est difficile d’imaginer un supplément à ce qui est pour tous considéré comme le sommet et la synthèse de l’art de Shakespeare en ceci qu’est démontré dramatiquement, exposé théâtralement, opéré pratiquement le pouvoir très singulier des créatures d’une imagination au comble de sa puissance universelle. Scènes et lieux que la vision a su projeter dans l’extérieur en s’y déterminant et en s’y qualifiant. Le spectateur qui écoute le prince magicien Prospero y voit l’incarnation du roi Jacques Ier. Comment dire cette circulation à double sens de ce qui est regardé à celui qui regarde et de ce dernier à la représentation que son alter-ego lui donne de soi ? le trope caractéristique du pouvoir d’Etat à l’âge moderne est produit par la Tempête jouée par les Kings players et y trouve sa limite.
Histoire de la pièce : Prospero et sa fille Miranda sur une île déserte sont les seuls survivants d’un naufrage. Le début est la catastrophe engendrée par la tempête où les hommes d’équipage débordés par les éléments chassent les princes dans leurs cabines car ils gènent les manœuvres. Le nœud de l’histoire rend compte d’une autre catastrophe où Prospero cache dans un premier temps à sa fille qu’elle est fille d’un duc, destitué par son frère, à Milan. L’île est cette figure où l’imaginaire vient se prendre dans les paradoxes du clos et de l’ouvert, du trou et de la bosse, de l’indéfini et de la forme, les paradoxes de leurs bords. Elle fait pendant au bateau comme si elle avait perdu son arrimage à la terre, prise aussi dans une tempête. La tempête est la figure de l’origine, mais qui se précède elle-même et où le fondement exhibe ses racines : chaos. Croyez-vous que cela leur fasse quelque chose, à ces eaux rugissantes, le nom du roi ? Vient alors en contrepoint la question de Miranda à Prospero : si votre art, mon très cher père, a jeté les eaux sauvages en ces rugissements, apaisez-les !
Le roi découvre que cette tempête à lui représentée est, dans sa représentation même, une puissante fiction de l’art d’un tout-puissant mage, qui est aussi un roi mais exilé…vu sa conduite politique qui l’avait conduit à sa perte. (Prospero a confié l’intendance de son royaume à son frère pour se consacrer à sa passion de savoir, immense désir de connaissance de ce qui a à connaître, dans les voies de la raison et même ailleurs. Le problème est que l’oncle de Miranda est un tyran). Le vertige de la construction en abyme qui n’avait d’autre fin que de dissiper la réalité dans les apparences, se renverse pour donner, par ce creusement de la réalité, à l’imaginaire sa force, à l’image son pouvoir, pour renvoyer la Majestas regias au sujet du pouvoir politique, en l’en dotant spéculairement, par le regard spectaculaire, par la représentation de la puissance poétique et de la force cosmique. Tout comme à l’inverse, ainsi regardé, le roi trouve, dans le regard que la représentation lui adresse, la double reconnaissance de sa puissance cosmique et de son pouvoir politique.
Calmez-vous ; plus d’effroi. Le cruel spectacle du naufrage, je l’ai réglé si sûrement par les ressources de mon art ! Mais ce pouvoir et son exercice sont soumis à une condition, qui tient à la relation de paternité et au sentiment naturel irrésistible qui la marque. Tout ceci est un spectacle monté pour elle afin de lui signifier qui elle est en lui révélant d’où il vient. La puissance généalogique de l’image s’enracine dans une mémoire et dans une histoire. Dis-moi si quelqu’image est restée gravée en ta mémoire ? c’est bien loin, dit Miranda. C’est donc sur la cire vierge que le père va graver les figures déterminées du récit : travail d’écriture qui recèle une secrète violence qui fera perdre la virginité de l’enfance pour la marquer d’une origine. Au moment de lui parler ainsi, la formulation de Prospero se fait brouillée : tu es bien la fille de ta mère, laquelle, pleine de vertu ( ?), a toujours affirmé que j’étais le père… L’origine paternelle est rendue dépendante d’un récit. Quand la mère mourut, l’ambiguité ne laissa pas de trace et Miranda est née d’un seul, elle est la fille d’un unique : le puissant duc de Milan. Les questions de sexe (infâmes ?) sont reportées dans le champ politique au registre du pouvoir d’Etat comme affaire criminelle et trahison de l’oncle.
C’est alors que Jacques Ier découvre que la scission que Prospero avait pointée à sa fille en répète une autre, historique et politique. Le pouvoir d’Etat est divisé en un double portrait, le premier qui est celui de son titulaire légitime, celui en qui s’incarne la dignité princière et dont il est la visible expression ; le second qui est la représentation par sa seule grâce et son unique volonté. L’oncle est l’image du duc lui-même, visible présence de l’Etat dans sa face et son corps singulier. Mais ce dispositif en paire du sujet-de-pouvoir subit une double dérive de la représentation du pouvoir politique qu’il articule. L’image devient ce dont elle est l’image. Mais à cette première dérive, s’en ajoute une autre, inverse, affectant le vrai portrait du roi, celui où s’identifie visiblement le pouvoir d’Etat car Prospero devient étranger à son Etat. La scission théâtrale en deux figures rappelle au roi réel l’aliénation de son pouvoir à ces deux faces. Et puis et c’est ça l’art théâtral, Shakespeare convoque Ariel comme deus ex machina pour unifier les forces antagonistes dans une harmonie rétablie en Un portrait auquel le roi pourra s’identifier comme prince de la paix, roi poète, et sage de l’absolu pouvoir.
Chapitre 10 : le portrait-du-roi en naufragé
Pascal, premier discours sur la condition des Grands, parabole
Qu’est-ce qu’un roi ? Pascal déclare que le portrait de roi, c’est le roi. Le portrait du roi seul le fait roi. C’est l’effet de portrait, l’effet de représentation qui fait le roi. Toutefois la parabole va prendre le soin d’opérer dans le monarque absolu la scission des corps, individuel et politique, qu’il avait tenté d’identifier. Alors que le peuple croit que le roi et l’homme ne font qu’un, le secret de la parabole est qu’à l’inverse le roi est seulement son image et que, derrière elle, il n’y a pas le roi, mais un homme. Voici donc l’histoire : un peuple n’a plus de roi, lequel a mystérieusement disparu. Un naufragé survient qui a tous les traits du roi disparu. Le peuple le prend immédiatement pour lui, laissant au naufragé l’opportunité d’endosser sa chance.
Pascal a le souci de confronter le roi à la tentation de se prendre pour un roi ; il ne s’agit là que pur divertissement, un jeu avec l’image. Il y a renvoi à l’origine quand l’homme a cédé à la tentation et a été rendu à sa condition de mortel en raison de son péché originel. Ceci dit, Pascal use d’une parabole car il sait les pouvoirs de l’image. Le sublime est convoqué par la ressemblance, pure grâce d’occasion. Mais attention il faut instituer la ressemblance comme un concept second, imaginaire de la représentation, pour laisser entrevoir ce qui la fonde dans sa force : une généalogie. La mimesis est l’effet second d’une phantasia de filiation généalogique. Charles Honoré de Chevreuse est le mimême du duc de Luynes, son père. Soit un pur hasard génétique. La représentation à l’époque moderne a fonction de construire un récit qui nie la tuchè d’un pur hasard pour fixer le pouvoir à une répétition généalogique, légitimant le roi ou le duc par une descendance établie. Et pourtant le naufragé ne fait que ressembler beaucoup au roi perdu de la parabole. Entre l’identique et le même, il y a un reste de différence que les habitants de l’île ne reconnaissent pas. Seul le narrateur maintient la comparaison en renvoyant à la définition du signe, dans la Logique de Port-Royal.
Sous quelles conditions peut-on donner aux signes le nom des choses signifiées ? on veut dire non que ce signe est réellement la chose, mais qu’il l’est en représentation et en figure. Les habitants de l’île ne sont pas logiciens, ils tombent sous les effets de l’image, puissance extrêmement efficace d’un portrait. Il y a ici utilisation d’une faille dans l’ekphrasis qui prétendait « c’est le roi ! », et on peut parler d’usurpation dans le chef du naufragé qui sait qu’il n’est pas le roi mais le tait. (Marin ajoute une remarque sur l’eucharistie).
Troisième partie : les puissances imaginales de la lumière et de l’ombre
Chapitre 11 : le fils dans le sein du père
Évangile selon St Jean, prologue, 1-18
De l’exode mosaïque à la première épître johannique est affirmé le motif de l’inaccessibilité de Dieu à la vision humaine. Mais de Moïse à Jean, un accès est cependant frayé, non certes à la vision de Dieu, mais à sa parfaite Image. Il s’agit donc d’une impossibilité ontologique qui est travaillée pour en réduire l’effet de fascination propre à l’Ancien Testament. Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous et nous en Lui. Et à quoi cela tient-il ? à ceci que « nous avons vu » le fils envoyé par le père comme sauveur du monde. Le regard de Dieu est médié par la généalogie de la plus pure Image, au point que, le sujet de ce regard habite Dieu et l’objet de ce regard habite l’homme. Le Nom de Dieu (Exode 33, 18-20) est devenu le fils, l’Image. Le dieu-fils est la glose du dieu-père.
Nul ne vient au Père que par moi ; si vous me connaissez, vous connaîtrez aussi mon père ; qui m’a vu, a vu le père. Croyez-m’en ! je suis dans le Père et le Père est en moi ! L’exposition à la vue (mouvement exégétique) se double de la narration. Dans les derniers discours de Jésus, Jean précise le motif du prologue. « L’être-dans » caractérise énigmatiquement la modalité d’accès du regard et du désir à son objet par l’image, en suggérant que l’être serait en quelque sorte le lieu infiniment retiré où l’image est plongée et où elle s’identifie telle. Mais « l’être-dans » suggère aussi bien que l’Être serait le mouvement du secret, de voilement-dévoilement qui creuse infiniment le lieu de l’exposition invisible. L’Être dans sa transcendante et insondable substance, fait un pli dans lequel le fils se meut, à moins que ce soit ce pli qui, dans son mouvement de repli, constitue le fils comme fils du père, image en parfaite conformité avec le père. Comme une bande de Moebius, l’enveloppant est enveloppé par ce qu’il enveloppe. Ce qui constituerait l’Être comme paternité serait ce pli catastrophique car ce serait dans ce pli et de ce pli que procéderait le fils. Deum de Deo, lumen de lumine, Deum verum de Deo vero ! C’est assurément par ce tressage intime, quasiment identificatoire, de la parole et de la visualité comme lumière que l’on peut tenter d’approcher, dans le texte de Jean, ce qui serait au fondement de l’icône et de ses pouvoirs, ce que serait au fond l’image. Ce dire du père au fils qui constitue le verbe n’est autre que la pliure d’un voir, le repliement sur soi de l’Être même comme voir-être vu. Moi, lumière, je suis venu dans le monde. La lumière n’est pas ce qui est vu ou ce qui se voit, mais ce qui fait voir, la condition a priori, pure, de possibilité de toute vision, de toute exposition dans l’élément du visible. La vie est engendrement, exposition dans la visibilité de tout ce qui naît, et la vie comme lumière est la condition transcendantale de cette exposition : elle est la source de toute genèse, le fondement de toute génération dans le visible.
Mais attention, du latin au grec, la lumière luit. La réitération dans le verbe du radical du nom pose par une sorte de tautologie l’identité ontologique de l’agent et de l’opération, du sujet et de l’acte : la vie comme puissance d’engendrement et la lumière comme brillance d’apparaître se font sur fond de ténèbres : elle est l’Image antérieure à toutes les images, avant la Création. La lumière en fait donne le jour séparé de la nuit, différence et déplacement qui tracerait l’entrée du Verbe dans le monde. La lumière de l’image n’est plus seulement pouvoir d’éclairement et d’illumination de tout ce qui a vu le jour. Mais en outre, elle vise à se recueillir dans le monde comme dans son lieu propre, à venir dans l’ensemble des étants comme chez soi, à habiter dans sa demeure. Mais voici que ce monde refuse de l’accueillir, répétant la séparation créatrice de la séparation de la lumière et des ténèbres. Le monde est devenu obscurité. Mais il y a un reste : le don que l’hôte donne en retour à ceux qui lui ont donné hospitalité est la potestas filiationis, c’est-à-dire la capacité de naître du Père comme le Verbe, comme l’Image parfaite. Transfert de filiation à ceux qui par la confession du nom du fils, acquièrent le pouvoir d’être, comme le fils unique, des fils nés du père, héritant la capacité d’être à l’image et à la ressemblance du fils. Et voilà possible la communauté d’un « nous ». Ce sera à Paul dans Hébreux I, 2-3 que Louis Marin donne le dernier mot car c’est Paul qui dégage la logique du signe sous-jacente chez Jean. Si c’est le rayonnement qui resplendit, c’est la figure, l’empreinte, la marque, qui est le signe gravé, propre à une personne ou à une chose. Ainsi du sceau royal à la personne du roi, il y a incarnation du Père dans le fils.
Chapitre 12 : dans la lumière du vitrail (entreglose)
Abbé Suger, Sancti Dionysii liber De rebus in administratione sua gestis
Dans sa Théologie mystique en 1025, Pseudo-Denys, plus exactement Denys l’Areopagyte,évoque la voie négative d’accès à la Divinité. La méthode de l’ascension négative ouvre l’accès à une connaissance sans voiles de l’inconnaissance, elle-même enveloppée dans la connaissance de tout étant, par éblouissement. Il y a à être aveuglé par l’excès de cette vision même. Pour faire passer la puissance du connaissable à l’acte d’être connu, il faut que l’esprit voie la Lumière comme ténèbre. Dans cette perspective, le vitrail pourrait apparaitre comme la plus parfaite réalisation, par figuration, de l’image désimaginante du soleil obscur, de l’obscurité solaire suressentielle. Le vitrail fait de cette lumière une figure qui permet le regard dévotieux ; corps transfiguré lui-même par la lumière qui l’habite et qui s’anime pour ce regard orant dans l’agencement de ses parties colorées translucides, dans lesquelles les couleurs sont « non facta, sed genita consubstantialia luce » en une grandiose paraphrase lumineuse de la procession du Verbe vers et dans le Père (anagaugè).
Le livre de Suger évoque ce mouvement anagogique qui en passant par le texte monte à la rencontre (oraison) du Don de Vie qui descend dans toute sa splendeur. Le passage par l’écrit fixe successivement et en le légitimant l’existence d’un trésor (chapitre 1) enchâssé dans une abbaye laquelle s’est développée par des agrandissements du chœur supérieur (chapitre 28). L’architecture fait honneur au seuil et à la porte d’entrée laquelle est sertie de lettres de cuivre qui en brillant oriente le regard de l’entrant vers les signes qui se répondent des baies vitrées (naissance du gothique) vers l’autel encadré de deux candélabres dont les pieds sont en or rehaussés des pierreries précieuses offertes par les princes et les Grands de ce monde. Et parmi ces pierres spécialement le saphir. C’est dans l’autel protégé de pillages éventuels que sont conservées les reliques des saints fondateurs. (chapitre 29 et 31) ; toujours ici le regard est attiré par un immense crucifix, signe où tendent à s’identifier signifiant et signifié vers le Christ qui a souffert pour nous et vers sa parfaite Image (chapitre 32). Et finalement dans la lumière des vitraux qui se reflètent en taches de couleur sur les sols, c’est tout l’édifice qui matériellement se met en mouvement par l’évocation des statues fondues par les artisans orfèvres ou sculpteurs de pierres : Melchisédech, St Denis et bien d’autres entrainent Suger dans sa prière à la rencontre d’une expérience mystique (chapitre 33).
Chapitre 13 : la Transfiguration
Vision par Matthieu 17, 1-2 ; Marc 9, 2-3 ; Luc 9, 28-29
Il fut transfiguré devant eux, nous rapportent les deux premiers alors que Luc propose une périphrase : et fut fait l’aspect de son visage autre. Figure, aspect, visage (morphè, eidos,prosôpon) : dans les trois variantes, entre elles, dans leurs gloses, se joue l’étrange venue à la vue de l’événement d’une autre vue, la mystérieuse irruption de l’Image dans sa toute puissance. La figure entre façonnement et fiction est modelage d’un modèle dans sa structure ou élaboration d’une manière d’être jusqu’à la feinte. La morphè, l’extérieur des hommes et des dieux, est parente de l’eidos, comme l’apparence du songe l’est de la forme réelle mais peut aller jusqu’à signifier l’être du fils dans le sein du père (Philippiens, 2, 6). L’autre du visage de Jésus est d’une altérité si étrange qu’il est à la fois l’au-delà de tout visage humain et comme son masque posé sur le visage. Simulacre et apparence par quoi se révèle une idée et aspect d’une face dans le face-à-face, sa mise en présence d’un autre regard au point d’aller jusqu’à signifier le masque de théâtre mais aussi la présente présence réelle de l’ami, celle que l’on désire par opposition à celle, secrète, du cœur.
Ce sont ces trois termes qui dans leur chair signifiante se trouvent affectés par l’événement d’un sens : dans ce qui arrive, le pur exprimé, qui nous fait signe et nous attend, telle est la logique du sens (Deleuze). Toujours plus serrant, quitte à faire mal, dans le face-à-face, l’autre-du-même de la face de celui qui depuis toujours était de la forme de Dieu, ne retint pas jalousement son être-égal-à-Dieu, mais s’anéantit lui-même en prenant la forme d’un esclave, en se faisant à l’image des hommes. L’événement est celui de la venue de l’Image au fond de toutes les images, leur fond, la puissance d’origine et de fondement où leurs pouvoirs prennent leur efficace et légitiment leur violence, l’événement du visuel absolu. Et quel est le signe qui fait signe ? c’est le blanc que Marc estime hors de portée de toute technique humaine et que Luc rapproche de l’éclair. Le blanc est devenu Lumière. Avec Lui, le visage de toute narrativité survient, à la lecture, une figure qui est excès de toute figure. Dans l’événement et l’accident est donné le transcendantal,condition universelle de toute figurabilité.
Si l’on tente de la penser dans le processus de transfiguration et non dans son résultat, il faudrait l’envisager comme la puissance où toute figure est en puissance. Il faudrait sérieusement penser le figurable de la figurabilité comme cet espace où toutes les significations en contrariété du trans et du meta auraient leur unité et dans lequel le transcendantal esthésique serait en imminence d’être figure. Figure inchoative suspendue en exhibant non pas ce qui l’a rendue possible mais l’acte de cette puissance, sa réalité de figure visible, son accident. L’éclat du blanc absolu devait nécessairement avoir un lieu propre dans le temps. Six jours après l’événement. La lumière a à voir avec la mort, avec le mortel. Et ceci est en charge de transfigurer l’exécution du Fils de l’homme sur sa croix en mort au goût exquis. Six jours après, et d’autres humains ne connaîtront pas la mort avant d’avoir vu le Fils de l’homme venant avec son royaume. Simple durée qui précède le septième jour. Celui du jugement dernier.
Une fois le regard des spectateurs passé au travers de l’événement de la Transfiguration, les apôtres, Pierre, Jacques et Jean, voient que Jésus est en conversation avec Moïse et Elie. Alors que juste au moment où Pierre propose de dresser trois tentes, une voix se fait entendre : celui-ci est mon fils bien-aimé ! Les tentes ont accueilli l’arche de l’alliance lors de la traversée du désert. Et puis une tente c’est aussi une toile dès lors que l’œil aspire à fixer ce qu’il voit, le prodigieux, dans un tableau. Mais dans des sens adjacents, skènè c’est aussi coulisse, le côté ombre de la scène, là où les acteurs changent de masques selon les personnages à manifester. On glisse vers une théâtralisation de la vision. Une nuée survient, une voix en sort, les apôtres tombent face contre terre, Jésus pose sa main sur leurs épaules. Ils le regardent : c’est fini ! Dieu est passé ! Louis Marin rappelle que c’est exactement ce qui est arrivé à Elie, le prophète qui avait annoncé la venue du messie.
Chapitre 14 : Transfiguration – défiguration (entreglose)
Giogio Vasari , les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, 1550-1568
Il semble que Raphaël se métamorphose en son tableau et que son corps s’y transfigure, manifestant la toute-puissance sacrale de l’image. Quand il s’agit d’une œuvre et qu’il s’agit d’un auteur, le peintre devient le fils de son œuvre en s’identifiant à l’une de ses figures peintes, cele du fils transfiguré. Mais à quel prix ? celui de substituer au Père un enfant possédé par les forces d’en bas.
La structure du tableau est construite dans le croisement d’un axe vertical et d’un autre horizontal. Par dessus ce dernier on voit Jésus, Moïse et Elie, alors qu’en bas il y a 11 apôtres mais à distance d’un autre groupe composé de l’enfant fou et sa famille dont on ne discerne pas tous les visages. Entre le haut et le bas il y a creusement d’une immense distance si bien qu’est accentuée l’impuissance des apôtres interpellés par la souffrance humaine mais sans autre recours que d’en appeler aux forces d’en-haut. Encore faut-il qu’ils aient la foi ! Il est frappant que les deux épisodes de la transfiguration et de l’exposition du possédé qui sont séparés nettement dans les évangiles sont ici rapprochés. Pourquoi ?
il faut parler de la barre dissonante qui sépare le haut du bas car elle suggère que par les techniques du peintre et la puissance de l’art et de l’artiste, il y a sublimation possible de l’événement qui s’annonce pour Raphaël, sa mort. Ce sera son dernier tableau et sa volonté est que, quand il sera enterré à San Pietro in Montorio par les bons soins du cardinal Jules de Medicis, son mécène et commanditaire de ses œuvres, il soit couché dans un sarcophage sous l’autel et le tableau pendu au-dessus. Mais il faut parler aussi de la modification du tableau par rapport à l’esquisse conservée à l’Albertina : là on a trois étagements qui font monter les hommes, y compris le possédé, auprès du Père par la grâce du Fils. Alors que le tableau en évacuant la figure du Père dans les cintres, ouvre le mouvement ascensionnel au cadavre de Raphaël mais non plus en vertu de la grâce divine mais par la magie de l’art promoteur de gloire à ses artistes au firmament des hommes illustres, des meilleurs peintres.
Alors plutôt que de transfiguration, on peut parler de défiguration car la foi n’est plus au rendez-vous et le possédé est là pour nous attirer vers le bas, dans l’ombre maléfique. Instant suspendu qui est le temps spécifique de la représentation. Dans le tableau, à côté de la sœur du possédé (à moins que ce ne soit sa mère), il y a un masque flottant inattribuable car le corps s’il y en a un est en tout cas dans l’obscurité. C’est la tête vide du manque, masque terrifiant du neutre où s’effectueraient tous les transferts de l’apparence à l’apparence, comme dit Nietzsche. Une note suggère toutefois que ce masque flottant, médiateur évanouissant, est en charge d’inscrire la virtualité par un passage sur la scène du fantasme, enchâssant l’objet de la pulsion du regard.
Chapitre 15 : la réversion de l’ombre et de la lumière
Friedrich Nietzsche, la naissance de la tragédie, chapitre IV, XXIV, XXV
Les grecs pour supporter les atrocités de l’existence interposèrent les Olympiens. Et puis pour s’ouvrir à la philosophie, à la science, à la connaissance, ils s’en remirent à la sagesse d’Apollon. Par l’art qui accompagne cette montée, la volonté hellénique se tendait le miroir où s’apparaître transfigurée. Par le logos, Apollon s’était même réconcilié avec Dionysos. Le plaisir du beau s’élevait de la douleur même.
En glosant sur Raphaël, Nietzsche chante la représentation d’un miracle mais sans objet, une apparition d’une figure divinement éblouissante séparée définitivement de la souffrance humaine. Y a-t-il rachat par l’art, autre religion ? Raphaël nous a représenté par une analogie picturale cette dépotentialisation, ce transfert de l’apparence en apparence qui est le procédé le plus fondamental de l’artiste naïf propre à la civilisation apollinienne. De cette apparence s’élève comme un parfum d’ambroisie, un nouveau monde d’apparences semblables à une vision mais dont ceux qui restent prisonniers de la première apparence ne voient rien. Raphaël le naïf a opéré la transfiguration du sujet chrétien dans le héros du mythe tragique. Le laid et le dysharmonique y règnent en maîtres. Jeu esthétique où la volonté joue avec elle-même dans l’éternelle plénitude de son plaisir. Au spectateur s’offrent le monde apollinien de la beauté et son arrière-fond, la terrifiante sagesse du Silène tout aussi nécessaire.
La possession est la condition préalable de tout art dramatique : possédé, l’exalté Dionysos se voit comme satyre et comme satyre alors il se voit comme dieu. Le jeune compagnon ivre et dément est messager d’une sagesse venue du plus profond de la Nature elle-même, comme le jeune compagnon affolé de Dionysos. Et le Père céleste ici fait retour par le bas dans l’ombre comme le noir absolu dont le fils possédé serait dans sa défiguration, sa possible figure, mais une figure que doublerait ce masque signalé en fin du chapitre précédent. Le ce-que-c’était-que-d’être. C’est cette double origine, du sommet et du bas de l’échelle de la vie, qui fait de moi à la fois un décadent et un commencement.
Valéry : créateur créé. Qui vient d’achever un long ouvrage, le voit former enfin un être qu’il n’avait pas voulu, qu’il n’a pas conçu, précisément puisqu’il l’a enfanté et ressent cette terrible humiliation de se sentir devenir le fils de son œuvre, de lui emprunter des traits irrécusables, un miroir : et ce qu’il y a de pire dans un miroir, s’y voir limité, tel et tel.
Ce livre s’achève. C’est le dernier de Louis Marin qu’il ne verra même pas publié puisqu’il meurt un an avant la parution