Blanchot rassemble ici une série d’articles. Ceux-ci couvrent une période qui commence juste avant la seconde guerre mondiale et s’achève en 1968. La pensée de Hegel sert de lumière pour orienter le travail de l’intellectuel quand celui-ci est en charge du sens. L’action politique est alors paralysée en France devant deux événements diamétralement opposés : la poussée du mouvement socialiste et la contrepoussée de l’implantation du nazisme et du fascisme aux frontières. Penser l’union des contraires, surmonter ce qui alors apparait contradictoire, c’est le travail que mène Kojève. Au prix d’une erreur d’interprétation de la fin de l’Histoire. À côté d’Hegel qui « tient » les choses dans le filet de sa dialectique, il y a des expérimentations à la marge qui séduisent ceux que Nietzsche convainc, l’accompagnant dans son combat contre le nihilisme… jusque dans des zones d’ombre considérées comme gardiennes d’un foyer d’énergie alimenté par le vide. Au milieu, dans ce qu’il appelle « le neutre », Blanchot cherche sa voie avec la littérature sans errer.
Chapitre 1 : la littérature et le droit à la mort (1947)
Admettons que la littérature commence au moment où la littérature devient une question. Une fois la page écrite, est présente dans cette page la question qui, peut-être à son insu, n’a cessé d’interroger l’écrivain tandis qu’il écrivait ; et maintenant, au sein de l’œuvre, attendant l’approche d’un lecteur, repose la même interrogation, adressée au langage.
Ayant pour commencer éliminé le problème de l’illégitimité qui frapperait l’art en général – les surréalistes vont jusqu’à dire que la littérature est nulle -, Blanchot suit Hegel sur le problème du talent pour en arriver à son premier seuil : l’écrivain a besoin de l’œuvre qu’il produit pour avoir conscience de lui-même. L’individu ne peut savoir ce qu’il est, tant qu’il ne s’est pas porté, à travers l’opération, jusqu’à la réalité effective. En fait le problème ne pourrait jamais être dépassé, si l’homme qui écrit attendait de sa solution le droit de se mettre à écrire. Hegel recommande le passage à l’acte, sans penser davantage au début et au moyen et à la fin.
Quand Kafka écrit au hasard, la phrase : il regardait par la fenêtre, il se trouve que cette phrase est déjà parfaite. Le pur bonheur de passer de la nuit de la possibilité au jour de la présence apporte une certitude : ce qui surgit dans la lumière n’est pas autre chose que ce qui dormait dans la nuit. Mais qu’en résulte-t-il ? la phrase n’est pas seulement la phrase de Kafka, mais la phrase d’autres hommes, une phrase universelle. Les autres s’intéressent à l’œuvre mais dans un tout autre intérêt que celui qui animait l’écrivain. Pourquoi publier ? le lecteur fait l’œuvre ? L’écrivain voit l’œuvre devant lui et il la voit se dissoudre, devenir autre et même risquer de disparaître dans le néant. Il a pu s’accrocher dans cette débâcle à un art poli et repoli sur sa face technique, rhétorique, rien à faire. Une fois passée à l’édition et tombée dans les mains du lecteur, l’œuvre ne lui appartient plus. Elle devient, dit Hegel, la Chose. Et bien entendu il est possible que les autres s’en emparent pour en faire un étendard, une idée, une cause.
Et pourtant la littérature n’est pas rien. Que fait l’homme qui travaille ? il produit un objet. Ainsi disent Hegel et Marx, se forme l’histoire, par le travail qui réalise l’être en le niant et le révèle au terme de la négation. Mais que fait l’écrivain qui écrit ? le livre entre dans le monde où il accomplit son œuvre de transformation et de négation. Une seule œuvre peut changer le monde. Mais justement c’est là ce qui donne à réfléchir. Sade est enfermé, il est dans les fers, mais qu’il trouve, pour écrire, quelques instants de liberté, et le voici libre de produire un monde sans esclave. Pour autant qu’il se donne immédiatement la liberté qu’il n’a pas, il néglige les conditions vraies de son affranchissement. L’influence de l’écrivain est liée au privilège d’être maître de tout. Mais il n’est maître que de tout, il ne possède que l’infini, il lui manque le fini. L’écrivain ruine l’action. L’imaginaire est le monde même, mais le monde comme ensemble, comme tout. La littérature d’imagination, d’abord, elle n’est pas de pure imagination. Elle est écart des réalités quotidiennes et de cette mise à l’écart, elle fait une valeur absolue. Pire est la littérature d’action.
Les principales tentations de l’écrivain s’appellent stoÏcisme, scepticisme, nihilisme, conscience malheureuse. L’homme sait qu’il n’a pas quitté l’histoire, mais l’histoire est maintenant vide, elle est le vide qui se réalise, elle est la liberté absolue devenue événement. De telles époques on les appelle révolution. La liberté ou la mort, ainsi apparait la Terreur. Personne n’a plus rien à faire parce que tout est fait. Personne n’a plus le droit à une vie privée, tout est public. Et personne n’a plus droit à sa vie, à son existence effectivement séparée et physiquement distincte. Les terroristes agissent, non pas comme des hommes vivants au milieu d’autres hommes vivants, mais comme des êtres privés d’être, des pensées universelles, de pures abstractions jugeant et décidant, par delà l’histoire, au nom de l’histoire toute entière. C’est la mort la plus froide, sans plus de signification que de trancher une tête de chou. L’écrivain se reconnait dans la révolution. Elle l’attire parce que c’est le temps où la littérature se fait histoire. Retour à Sade. Il figure la vie élevée jusqu’à la passion, la passion devenue cruauté et folie. La vie porte la mort et se maintient dans la mort-même, pour obtenir d’elle la possibilité et la vérité de la parole.
La littérature est liée au langage. L’être primitif sait que la possession des mots lui donne la maîtrise des choses, mais entre les mots et le monde, les relations sont pour lui si complètes que le maniement du langage reste aussi difficile et aussi périlleux que le contact des êtres. Le nom n’est pas sorti de la chose. Celle-ci n’est donc pas encore nommée. Suit un développement sur ce que veut dire signifier. Le mot me donne ce qu’il signifie, mais d’abord il le supprime ; pour pouvoir dire « cette femme » il faut que je lui retire sa réalité d’os et de chair. Mais si cette femme n’était pas réellement capable de mourir, si elle n’était pas à chaque moment de sa vie menacée de la mort, liée et unie à elle par un lien d’essence, je ne pourrais pas accomplir cette négation idéale, cet assassinat différé qu’est mon langage. Quand je parle, la mort parle en moi. Et cete distance est aussi ce qui nous empêche d’être séparés, car en elle est la condition de toute entente. Cela amène un flot de conséquences. Quand je parle, je nie l’existence de ce que je dis, mais je nie aussi l’existence de celui qui le dit. Le langage ne commence qu’avec le vide ; nulle plénitude, nulle certitude ne parle ; à qui s’exprime, quelque chose d’essentiel fait défaut. Le langage aperçoit qu’il doit son sens, non à ce qui existe, mais à son recul devant l’existence, et il subit la tentation de s’en tenir à ce recul. Le langage courant se tranquillise donc en ceci que le mot, s’il exclut l’existence de ce qu’il désigne, s’y rapporte encore par l’inexistence devenue l’essence de cette chose. Le langage commun a sans doute raison, la tranquillité est à ce prix. Mais le langage littéraire est fait d’inquiétude.
La parole ne suffit pas à la vérité qu’elle contient. D’où le recours à l’image. Ainsi naît l’image qui ne désigne pas directement la chose, mais ce que la chose n’est pas. Ainsi commence cette poursuite, par laquelle tout le langage, en mouvement, est appelé pour faire droit à l’exigence inquiète d’une seule chose privée d’être, laquelle, après avoir oscillé entre chaque mot, cherche à les ressaisir tous pour les renier tous à la fois, afin que ceux-ci désignent, en s’y engloutissant, ce vide qu’ils ne peuvent ni combler ni représenter. Quelque chose a disparu. Comment le retrouver, comment me retourner vers ce qui est avant, si tout mon pouvoir consiste à en faire ce qui est après ? Le langage de la littérature est la recherche de ce moment qui la précède. Généralement elle le nomme l’existence. Elle veut le Lazare du tombeau et non le Lazare rendu au jour. Dans la matérialité du langage, dans ce fait que les mots aussi sont des choses, « je dis fleur ». Et je convoque l’obscurité de cette fleur, ce parfum qui me traverse mais que je ne vois pas, cette couleur qui est trace et pas lumière. Le langage quittant le sens, cherche à se faire insensé. Le mot agit comme une puissance obscure, comme une incantation qui contraint les choses, les rend réellement présentes hors d’elles-mêmes. Non plus un nom mais une affirmation brute. La littérature se passe alors de l’écrivain. Elle est la présence des choses, avant que le monde ne soit. Elle est ma conscience sans moi, passivité radiante des substances minérales, lucidité du fond de la torpeur. Elle n’est pas le jour et elle n’est pas non plus la mort car elle se montre l’existence sans l’être, l’existence qui demeure sous l’existence, comme une affirmation inexorable, sans commencement et sans terme, mort comme impossibilité de mourir. Et voici le sens de l’insignifiance comme ce qui affirme la possibilité de s’exprimer.
La littérature est cette expérience par laquelle la conscience découvre son être dans son impuissance à perdre conscience, dans le mouvement où disparaissant, s’arrachant à la ponctualité d’un moi, elle se reconstitue, par-delà l’inconscience, en une spontanéité impersonnelle, l’acharnement d’un savoir hagard, qui ne sait rien, que personne ne sait. L’ignorance le trouve toujours derrière soi comme son ombre changée en regard. Ainsi la littérature oscille sur ses deux versants, lumière du sens, obscurité de l’insensé, et l’art qui prétend suivre un versant est déjà de l’autre côté. Mais d’un tel art que peut-on dire ? qu’il est recherche d’une forme pure ? tout au contraire : il n’a en vue que le sens vrai. Mais sur l’autre versant, il rassemble les poètes parce qu’ils se livrent à la littérature comme à un pouvoir impersonnel. Chacun comprend que la littérature ne se partage pas. Francis Ponge parle en images. Ses images « qui font image », l’arbre très souvent, en réalité représentent le point de vue des choses sur l’homme, la singularité d’une parole humaine animée par la vie cosmique et la puissance des germes. Entre les images se glissent des réminiscences venues du fond de la terre. Ces descriptions témoignent pour l’informe, pour un monde de la fin du monde, pour l’existence d’après le jour.
À l’homme l’existence fait peur. L’homme angoisse. On meurt, mais on meurt mal parce qu’on a mal vécu, on est condamné à revivre, et on revit jusqu’à ce qu’étant devenu tout à fait homme, on devienne en mourant, un homme bienheureux. Kafka par la kabbale et les traditions orientales, a hérité de ce thème. Le tout ne se donne pas comme réel mais comme fictif. Il s’agit d’une vue du monde qui se réalise, comme irréelle, à partir de la réalité propre du langage. Du côté de la tâche qu’est le monde, la littérature est maintenant regardée comme une gêne. La culture, c’est le travail d’un homme se transformant peu à peu dans le temps et non la jouissance immédiate d’une transformation fictive qui congédie et le temps et le travail. Mais de l’autre côté, celui de Sade, Mallarmé et Lautréamont, la littérature a l’air liée à l’étrangeté de l’existence que l’être a rejetée et qui échappe à toute catégorie. L’écrivain voit alors que ce qu’il a fait n’est rien, que la plus grande œuvre ne vaut pas l’acte le plus insignifiant, et qu’elle le condamne à une existence qui n’est pas la sienne et à une vie qui n’est pas la vie. Pourquoi y a-t-il de l’ambiguïté dans le monde ? pour la tirer au clair, il faut la lutte contre le mal dont parle Kafka et qui finit dans le mal, « telle la lutte avec les femmes et qui finit au lit ».
Chapitre 2 : la lecture de Kafka (1943)
Kafka a peut-être voulu détruire son œuvre, parce qu’elle lui semblait condamnée à accroître le malentendu universel. Son désir a peut-être été de disparaitre, discrètement, comme une énigme qui veut échapper au regard. Mais cette discrétion l’a livré au public, ce secret l’a rendu glorieux. Maintenant l’énigme s’étale partout, elle est le grand jour, elle est sa propre mise en scène.
Kafka n’a voulu être qu’un écrivain mais le « Journal » achève de nous faire voir en Kafka plus qu’un écrivain. Tous les commentateurs nous supplient de chercher dans ces récits, « le Procès », « le Château », juste que des récits : les événements ne signifient qu’eux-mêmes, un arpenteur n’est qu’un arpenteur. Mais dit Claude-Edmonde Magny, on peut trouver dans l’œuvre de Kafka une théorie de la responsabilité, des vues sur la causalité, enfin une interprétation d’ensemble de la destinée humaine, suffisamment cohérentes pour supporter d’être transposées en termes purement intellectuels.
Le « Journal » est rempli de remarques qui semblent liées à un savoir théorique. Mais ces pensées restent étrangères à la généralité dont elles empruntent la forme. La pensée de Kafka est une nage fuyante entre ces deux eaux. Dès qu’elle devient la transposition d’une suite d’événements qui se sont réellement produits, elle passe insensiblement à la recherche du sens de ces événements, elle veut en poursuivre l’approche. C’est alors que le récit commence à se fondre avec son explication, mais l’explication n’en est pas une. Le sens qu’elle met en branle erre autour des faits, il n’est explication que s’il s’en dégage, mais il n’est explication que s’il en est inséparable. Les méandres infinis de la réflexion constituent les modes d’une pensée qui joue à la généralité mais n’est pensée que prise dans l’épaisseur du monde réduit à l’unique. Cette pensée est en effet rarement banale, mais c’est qu’elle n’est pas non plus tout à fait une pensée ; elle est singulière, c’est-à-dire justement propre à un seul. Elle ressemble davantage à une histoire strictement individuelle dont les moments seraient des événements obscurs qui, ne s’étant encore jamais produits, ne se reproduiront jamais.
C’est là un conflit dont Kierkegaard a approfondi le sens, mais Kierkegaard avait pris le parti du secret, Kafka ne peut prendre aucun parti. Cache-t-il ce qu’il a d’étrange, il se déteste, il se tient pour mauvais et damné. L’allégorie, le symbole, la fiction mythique sont rendus indispensables chez Kafka par le caractère de sa méditation. Celle-ci oscille entre les deux pôles de la solitude et de la loi, du silence et du mot commun. Sa pensée ne peut trouver le repos dans le général mais elle n’est pas non plus l’absolue solitude, car elle parle de cette solitude ; elle n’est pas le non-sens, car elle a pour sens ce non-sens ; elle n’est pas hors la loi, car c’est sa loi, ce bannissement qui déjà la réconcilie. « Essaie de te faire comprendre du cloporte : si tu arrives à lui demander le but de son travail, tu auras du même coup exterminé le peuple des cloportes ». Dès que la pensée rencontre l’absurde, cette rencontre signifie la fin de l’absurde.
Le récit, c’est la pensée devenue une suite d’événements injustifiables et incompréhensibles, et la signification qui hante le récit, c’est la même pensée se poursuivant à travers l’incompréhensible comme le sens commun qui le renverse. Celui qui lit Kafka est forcément transformé en menteur, et pas tout à fait en menteur. C’est là l’anxiété propre à l’art, plus profonde sans doute que l’angoisse sur notre destin dont il parait souvent la mise en thème. Comment nous représenter ce monde qui nous échappe, non parce qu’il est insaisissable, parce qu’au contraire il y a peut-être trop à saisir ? Les commentateurs ne sont pas même foncièrement en désaccord. Ils usent à peu près des mêmes mots : l’absurde, la contingence, la volonté de se faire une place dans le monde, l’impossibilité de s’y tenir, le désir de Dieu, l’absence de Dieu, le désespoir, l’angoisse. Pour les uns, c’est un penseur religieux ; pour d’autres, un humaniste. Klossowski, Starobinski, Max Brod, Magny. Ces textes reflètent le malaise d’une lecture qui cherche à conserver l’énigme et la solution, le malentendu et l’expression de ce malentendu, la possibilité de lire dans l’impossibilité d’interprèter cette lecture. Même l’ambiguïté ne nous satisfait pas, l’ambiguïté est un subterfuge qui saisit la vérité sur le mode du glissement, du passage, mais la vérité qui attend ces écrits est peut-être unique et simple.
Si ses mythes et ses fictions sont sans lien avec le passé, leur sens nous renvoie à des éléments que ce passé éclaire, à des problèmes qui ne se poseraient sans doute pas de la même façon s’ils n’étaient déjà théologiques, religieux, imprégnés de l’esprit déchiré de la conscience malheureuse. Les principaux récits de Kafka sont des fragments. Ce manque pourrait expliquer l’incertitude qui les rend instables. Mais ce manque n’est pas accidentel. Il coïncide avec la représentation d’une absence qui n’est ni tolérée ni rejetée. Les pages s’interrompent brusquement, comme s’il n’y avait plus rien à dire. Ce qui rend angoissant notre effort pour lire, c’est pour chaque thème, la possibilité mystérieuse d’apparaitre tantôt avec un sens négatif, tantôt avec un sens positif. Ce monde est un monde d’espoir et un monde condamné. À force de creuser le négatif, il lui donne une chance de devenir positif, une chance qui ne se réalise jamais tout à fait. Toute l’œuvre de Kafka est à la recherche d’une affirmation qu’elle voudrait gagner par la négation. C’est pour cette raison qu’il paraît si insolite de dire d’un tel monde qu’il ignore la transcendance. Le Dieu mort a trouvé dans cette œuvre une sorte de revanche impressionnante. Dieu est mort, cela peut signifier : la mort n’est pas possible. Car c’est là notre anxiété. Il n’y a pas de fin, il n’y a pas de possibilité d’en finir avec le jour, avec le sens des choses, avec l’espoir. Nous ne mourons pas, voilà la vérité, mais il en résulte que nous ne vivons pas non plus, nous sommes morts de notre vivant, nous sommes essentiellement des survivants.
Chapitre 3 : Kafka et la littérature (1949)
Je ne suis que littérature et je ne peux et ne veux rien d’autre. C’est dans la catégorie de la sainteté et non dans celle de la littérature qu’il faut ranger sa vie et son œuvre, dit Max Brod. Mais Kafka : ma situation m’est insupportable parce qu’elle contredit mon unique désir et mon unique vocation, la littérature. On a quelque fois l’impression que Kafka nous offre une chance d’entrevoir ce qu’est la littérature. Il est curieux qu’un homme pour qui rien n’était justifié, ait regardé les mots avec une certaine confiance. Ce qu’il met en doute, c’est sa capacité d’écrire, non la possibilité d’écrire. Ayant engagé toute son existence dans son art, il la voit toute entière en péril lorsque cete activité doit le céder à une autre ; alors au sens propre il ne vit plus. Il en voudra toujours à son père qui l’a forcé à travailler, qui lui a toujours rappelé ses devoirs envers la communauté juive, l’obligation de participer aux activités de la synagogue, le devoir de se marier, d’avoir une famille. Tous ces devoirs lui prenaient le temps dont il avait besoin pour écrire.
Admettons que pour Kafka il n’est pas, dans la mise en mots, question d’esthétique. Les commentateurs cherchent à séparer les préoccupations artistiques et les préoccupations intérieures. Mais c’est là, tâche impossible. Dans son « Journal », il décrit les scènes qu’il voit. Il juge son travail. Souvent il décrit minutieusement des objets. Pourquoi ? il fais son apprentissage ? Ce qui me manque, c’est la discipline. L’art a besoin du métier. Kafka a demandé à la littérature et obtenu d’elle beaucoup plus que beaucoup d’autres. Mais il a eu d’abord l’honnèteté de l’accepter sous toutes ses formes, avec toutes ses servitudes. Il serait trop commode pour quelqu’un qui écrit par souci vital ou moral, de se voir débarrassé de toutes considérations esthétiques. Il lui faut être bon artisan, mais aussi esthète, chercheur d’images. Il faut croire à la littérature, la faire exister. Je ne céderai pas à la fatigue, je sauterai en plein dans ma nouvelle, dussé-je me couper au visage. Mais le risque qu’il court n’est peut-être aucun risque. Car ses nouvelles sont magnifiques et elles multiplient son existence. On a vu des écrivains renoncer à écrire par dégoût d’écrire ou encore par besoin de dépasser la littérature en la sacrifiant. On en a vu d’autres prêts à détruire des chefs-d’œuvres parce que ces chefs-d’œuvre leur paraissaient une trahison. Mais on n’a vu personne se perdre comme bon écrivain par dévouement à sa vie intérieure, continuer à écrire parce qu’écrire était nécessaire, mais écrire de plus en plus mal. Pourquoi Kafka se sent-il perdu s’il ne devient écrivain ? Immensité du monde que j’ai dans ma tête ; plutôt éclater mille fois que de le refouler ; car c’est pour cela que je suis ici, là-dessus je n’ai pas le moindre doute.
J’ai trouvé un sens, et ma vie monotone, vide, fourvoyée, une vie de célibataire, a sa justification : ce texte tend à réduire l’activité littéraire à unre activité de compensation. Toutefois l’essentiel reste à expliquer. Kafka nous laisse entendre qu’il est capable de libérer en lui-même des forces latentes, ou encore qu’au moment où il se sent enfermé et cerné, il peut découvrir par cette voie de proches possibilités qu’il ignore. Dans la solitude, il se dissout. Cette dissolution rend sa solitude très périlleuse ; mais en même temps, de cette confusion quelque chose d’important peut surgir à condition que le langage le recueille. Le drame, c’est qu’à un tel moment, il lui soit presque impossible de parler. Il semble que la littérature consiste à essayer de parler à l’instant où parler devient le plus difficile.
L’art vole autour de la vérité, mais avec l’intention décidée de ne pas s’y brûler. Sa capacité consiste à trouver dans le vide un lieu où le rayon de lumière puisse être capté puissamment, sans que la lumière ait été repérable auparavant. Notre art, c’est d’être aveuglé par la vérité : la lumière sur le visage grimaçant qui recule, cela seul est vrai et rien d’autre. Il est déjà bien de perdre la vue et, plus que cela, de voir en aveugle ; si notre art n’est pas la lumière, il est obscurcissement, possibilité d’atteindre l’éclat par l’obscurité. On a l’impression que pour Kafka l’art va plus loin que la connaissance. Selon la kabbale, la religion est un moyen de se connaître soi mais elle est aussi obstacle et condamnation. Nous ne nous élevons que grâce à elle mais après… place à l’art qui seul peut réussir quand la connaissance échoue. C’est qu’il est et n’est pas assez vrai pour devenir la voie, trop irréel pour se changer en obstacle. L’art est un comme si. L’art s’affirme connaissance quand la connaissance est degré menant à la vie éternelle, et il s’affirme non-connaissance quand la connaissance est obstacle dressé devant cette vie. Il change de sens et de signe. Il se détruit tout en subsistant. Écrire, forme de prière.
Kafka, dans l’ordre des activités littéraires, a eu des illuminations, états déchirants où il lui semblait dépasser ses limites et atteindre les limites universelles. Mais il ajoute : ce n’est pas dans ces états que j’ai écrit le meilleur de mes travaux. Le mystère est le suivant : je suis malheureux. Comment est-ce possible ? mon état de malheur signifie épuisement de mes forces ; l’expression de mes malheurs, surcroît de forces. C’est comme si la possibilité que représente mon écriture avait pour essence de porter sa propre impossibilité – l’impossibilité d’écrire qu’est ma douleur -, non pas seulement de la mettre entre parenthèses, mais de n’être vraiment possible que dans et à cause de cette impossibilité. L’impossible ainsi ouvert est ce mouvement qui, anticipant sur son néant, détermine la possibilité qui est d’être ce néant sans le réaliser. N’ai jamais pu comprendre qu’il fut possible, presque à quiconque veut écrire, d’objectiver la douleur dans la douleur. La littérature objective la douleur en la constituant en objet, elle ne l’exprime pas, elle la fait exister sur un autre mode, elle lui donne une matérialité qui n’est plus celle du corps, mais des mots. Tout a basculé quand il a senti, dit Magny, que la littérature était ce passage du Ich au Er, réussissant à construire un corrélat objectif. Ce n’est qu’à partir du moment où j’en arrive à cette substitution étrange : il est malheureux, que le langage (à travers les récits de « La Métamorphose, le Verdict, le Procès ») commence à se constituer en langage malheureux pour moi, à esquisser et à projeter lentement le monde du malheur tel qu’il se réalise en lui.
Poésie est délivrance ; mais cette délivrance signifie qu’il n’y a plus rien à délivrer, que je me suis engagé dans un autre où pourtant je ne me retrouve plus. Le récit impersonnel amène des contradictions. Nous avons remarqué que le langage n’était réel que dans la perspective d’un état de non-langage qu’il ne peut réaliser : il est tension. Et ce non-langage, quel est-il ? nous nous souviendrons qu’il constitue pour toutes les formes de l’expression un rappel à leur insuffisance. Dans le « Journal », autour d’une affirmation principale viennent se disposer les affirmations secondaires qui l’appuient globalement tout en amorçant quelques réserves partielles. Chaque réserve s’enchaîne à une autre qui la complète, et, liées les unes aux autres, elles composent toutes ensemble une construction négative, parallèle à la construction centrale qui dans le même temps se poursuit et s’achève : arrivée au terme, l’affirmation est à la fois entièrement développée et entièrement retirée. Il y a impossibilité de découvrir quelle face la pensée tourne vers nous, comme si, au bout du fil tordu, elle n’avait pour objet que d’en reproduire le mouvement de torsion.
Chapitre 4 : Kafka et l’exigence de l’œuvre (1958)
Quelqu’un se met à écrire, déterminé par le désespoir. Mais le désespoir ne peut rien déterminer. Et de même, écrire ne saurait avoir son origine que dans le « vrai » désespoir, celui qui n’invite à rien et détourne de tout, et d’abord retire sa plume à qui écrit. Cela signifie que les deux mouvements n’ont rien de commun que leur propre indétermination, n’ont donc rien en commun que le mode interrogatif sur lequel on peut seulement les saisir. Personne ne peut dire : je suis désespéré, mais : tu es désespéré ? le cas de Kafka est trouble et complexe. La passion de Kafka est purement littéraire, mais pas toujours et pas tout le temps. La préoccupation du salut est chez lui immense, d’autant plus désespérée qu’elle est sans compromis. Cette préoccupation passe avec une surprenante constance par la littérature et pendant assez longtemps se confond avec elle, puis passe encore par elle, mais ne se perd plus en elle, a tendance à se servir d’elle, et comme la littérature n’accepte jamais de devenir moyen et que Kafka le sait, il en résulte des conflits obscurs et une évolution difficile à éclairer.
Le jeune Kafka : Kafka n’a pas toujours été le même. Jusqu’en 1917, il est semblable à tout jeune homme en qui s’éveille le goût d’écrire, qui y reconnait sa vocation, qui en reconnait aussi certaines exigences et n’a pas la preuve qu’il s’y montrera égal. Jusqu’en 1912, s’il ne se donne pas tout entier à la littérature, il se donne une excuse : je ne puis rien risquer pour moi, aussi longtemps que je n’aurai pas réussi un grand travail. Cette preuve ce sera « Le Verdict ». Il lit cette nouvelle à son père, à ses amis comme s’il avait besoin de se presser physiquement contre son œuvre, de se laisser soulever, tiré par elle, en la faisant se déployer dans l’espace vocal que ses grands dons de lecteur lui donnent le pouvoir de susciter.
Le conflit : la « Métamorphose » est médiocre parce qu’il doit honorer un voyage d’affaires. « Le Journal » est traversé de remarques désespérées, où revient la pensée du suicide parce que le temps lui manque : le temps, les forces physiques, la solitude, le silence. Mais plus tard quand la tuberculose lui donnera le loisir, le conflit s’aggrave. Même si l’on donne tout son temps à l’exigence de l’œuvre, ce n’est pas encore assez. L’enjeu est de passer dans un autre temps, de s’approcher de ce point où le temps est perdu, où l’on entre dans la fascination et la solitude de l’absence de temps. Kafka ne peut pas écrire par petites quantités. Il s’en rend compte une nuit de 1914 où il a écrit d’un jet durant toute une nuit. S’il arrête pour satisfaire à un devoir quel qu’il soit, l’histoire se déchaine, s’égare. Il faudrait à Kafka plus de temps, mais il lui faudrait aussi moins de monde. Le monde est d’abord sa famille, c’est ensuite sa fiancée, Felice Bauer, qui veut que l’homme réalise son destin dans le monde, ait des enfants, appartienne à la communauté. Peu après les fiancailles se défont : on a comparé cette histoire à celle de Kierkegaard mais ce dernier a appris à se défaire du stade éthique. Kafka s’il abandonne le bonheur terrestre d’une vie normale, abandonne aussi la fermeté d’une vie juste, se met hors la loi et perd l’assise dont il a besoin. C’est l’histoire du sacrifice d’Abraham. Ce qui est demandé ce n’est pas seulement de sacrifier son fils, mais Dieu lui-même : le fils est l’avenir de Dieu sur terre. L’épreuve de Kafka est plus lourde de tout ce qui la lui rend légère : que serait l’épreuve d’Abraham, si, n’ayant pas de fils, il lui était cependant demandé de le sacrifier ? on ne le prendrait pas au sérieux, on rirait, eh bien c’est ça la douleur de Kafka. Il cherche à confondre l’exigence de l’œuvre et l’exigence qui pourrait porter le nom de salut. Si écrire le condamne à la solitude, c’est parce que la communauté n’est plus qu’un fantôme et que la loi qui parle encore en elle, n’est pas même la loi oubliée mais la dissimulation de l’oubli de la loi. Ecrire devient alors une possibilité de plénitude. Quand il n’écrit pas, il est non seulement seul mais d’une solitude stérile.
Le salut par la littérature : si je ne me sauve dans le travail… Il semble que Kafka ait précisément reconnu dans ce terrible état de dissolution de lui-même, où il est perdu pour les autres et pour lui, le centre de gravité de l’exigence d’écrire. Là où il se sent détruit jusqu’au fond nait la profondeur qui substitue à la destruction la possibilité de la création la plus grande. Le travail devient alors comme un moyen de salut psychologique mais pas encore spirituel : j’ai un grand désir de tirer hors de moi, en écrivant, tout mon état anxieux, de l’introduire dans la profondeur du papier, de telle sorte que je puisse entièrement introduire en moi la chose écrite. Mais sur ce arrive la mobilisation générale.
Changement de perspective : c’est pourtant l’ébranlement de la guerre, mais plus encore la crise de la rupture des fiancailles, les difficultés qu’il rencontre dans l’écriture, c’est sa situation malheureuse qui va éclairer différemment l’existence de l’écrivain. Le devoir : devenir soldat. Cela ne se produira pas mais il reportera ce vœu dans le projet de s’engager pour le sionisme et de partir en Palestine. Mais en raison de la maladie, ces rêves sont seulement des rêves. Tous ses efforts pour changer sa vie échouent : piano, violon, langues, études germaniques, sionisme, anti sionisme, études hébraïques, jardinage, menuiserie, littérature, essais de mariage, habitation indépendante. Entre le jeune homme et l’homme qui a tous ces projets, il y a une différence, mais laquelle ? l’épreuve : c’est d’être laminé par une série d’essais et d’erreurs que s’éclaire l’exigence de l’art. Non plus donner à sa personnalité réalité et cohérence, mais le sauver de la perdition. C’est quand il sent que l’épreuve l’a fait passer dans un autre monde où il lui faut lutter pour cet autre monde, qu’écrire devient l’épreuve de perdre sans tout perdre. Nous sommes en 1916. Pour sortir de cette bureaucratie où s’inscrit son boulot (car il ne sait pas encore sauter le pont de quitter l’inscription dans la normalité d’une vie pareille à ses voisins de la communauté), manque un événement décisif. En 1920 il rencontre Milena Jesenska.
L’expérience positive : l’image utilisée pour rendre compte de ce saut, est celle de l’exil. Et de nouveau le contexte de la kabbale est essentiel. Les juifs d’Espagne s’étaient exilés en Hollande en parlant de traversée du désert. Abraham en appui sur la promesse et la mission qui lui est faite va partir dans un long voyage pour trouver la terre de Canaan. Kafka lui aussi est dans une migration infinie. Sa migration n’est pas de se rapprocher de la terre promise mais de se rapprocher du désert, de la vérité du désert. Il se met à parler avec un frémissement, un accent d’autorité prophétique. Mais que l’exigence, la vérité de cet autre monde dépasse désormais, à ses yeux, l’exigence de l’œuvre, ne soit pas épuisée par elle, cela aussi se laisse pressentir. La poésie tendrait donc à la religion ? (Janouch) Je ne dirai pas cela, mais à la prière sûrement. L’exigence idéaliste, spirituelle, devient catégorique. Écrire oui, mais seulement pour élever dans la vie infinie ce qui reste périssable et isolé, dans le domaine de la loi ce qui appartient au hasard (Janouch). Est-ce donc possible ? La consolation de l’écriture serait-elle une illusion dangereuse ? Et la plus humble réalité du monde n’a-t-elle pas une consistance qui manque à l’œuvre la plus forte ? Il y a observation-acte dans la mesure où est créée une plus haute sorte d’observation, plus haute, non pas plus aigüe, et plus elle est haute, inaccessible à la rangée des meurtriers (il semblerait être sujet à des gens qui le surveillent sur le trajet pour se rendre chez le docteur), moins elle est dépendante, plus elle suit les lois propres de son mouvement, plus le chemin monte, joyeusement, libre de tous calculs.
Pourquoi l’art est, n’est pas justifié : pourquoi cette confiance, on peut se le demander. Cependant Kafka n’était pas un esprit superstitieux. Il a subi l’influence de Flaubert et de Goethe. Mais la plus forte influence c’est que par la faute du père, il fut jeté hors du monde. On peut dire que son débat avec le père a pour lui rejeté dans l’ombre la face négative de l’expérience littéraire. L’art est d’abord la conscience du malheur, non pas sa compensation. L’art n’a pas pour objet des rêveries, mais il ne décrit pas non plus la vérité. Car dans ce sens il n’y a aucune place pour l’art. L’art est la conscience de « ce malheur » : il décrit la situation de celui qui s’est perdu lui-même, qui ne peut plus dire « moi », qui dans le même mouvement a perdu le monde, la vérité de ce monde, qui appartient à l’exil. Cela ne signifie pas que l’art désigne un autre monde, s’il est vrai qu’il a son origine, non dans un autre monde, mais dans l’autre de tout monde. Kafka oscille. Tantôt il semble tout faire pour se créer un séjour parmi les hommes (dans le débat avec son père). Tantôt il voit, et la maladie l’aide à voir, qu’il appartient à l’autre rive. Cette nouvelle perspective pourrait être celle du désespoir absolu, du nihilisme. Mais cette détresse n’est jamais sans espoir. L’essentiel n’est pas de se tourner vers Canaan, la migration a pour but le désert. Et le désert n’est jamais que l’approche du désert. Dans cette région de l’erreur où on erre sans cesse, il subsiste une tension. La possibilité de transformer ce qui est un cheminement sans but dans la certitude du but sans chemin.
La démarche hors du vrai, l’arpenteur : Kafka laisse pressentir que dans cette démarche, il y a certaines règles. Il faut errer et non pas être négligent comme Joseph K du « Procès » qui s’imagine que les choses vont continuer et qu’il est encore dans le monde, alors que dès la première phrase il en a été rejeté. L’erreur est de croire pouvoir gagner son procès dans le monde. Kafka est alors empêtré dans les devoirs de famille mais l’indifférence qu’il porte à ça, l’empêche déjà de prendre pied. Le procès est peut-être un grand malheur mais c’est aussi une donnée qu’il ne suffit pas de récuser en invoquant dans les discours creux une justice plus haute, mais il faut au contraire essayer de tirer parti : il faut se limiter à ce qu’on possède encore. Le « Procès » n’est pas pour autant la vérité, c’est un processus d’erreur, comme tout ce qui est lié au dehors, ces ténèbres extérieures, où l’on est jeté par les forces du bannissement, processus où s’il reste un espoir, c’est à celui qui avance dans le sens même de l’erreur.
La faute essentielle : l’arpenteur reste dégagé des défauts de Joseph K. Tout devrait donc aller pour le mieux. Mais il n’en est rien parce que l’arpenteur tombe sans cesse dans la faute de l’impatience. En effet l’impatience méconnait la vérité de l’erreur qui impose, comme une loi, de ne jamais croire que le but est proche. Il ne faut jamais en finir avec l’indéfini. Ce n’est pas dans la profondeur de la bureaucratie que se trouve le symbole juste d’un monde supérieur. L’homme veut l’unité tout de suite, il la veut dans la séparation même, il se la représente, et cette représentation, image de l’unité, reconstitue aussitôt l’élément de la dispersion où il se perd de plus en plus. L’image en tant qu’image ne peut jamais être atteinte, et elle lui dérobe, en outre, l’unité dont elle est l’image, elle l’en sépare en se rendant inaccessible. Klamm, le « Château », n’est nullement invisible ; le but suprême n’est nullement au-delà de la vue. En tant qu’image, il est à disponibilité. C’est là la chance de l’arpenteur, c’est la vérité, l’honnêteté trompeuse de ces images : elles ne sont pas séduisantes en elles-mêmes, elles n’ont rien qui justifie l’intérêt fasciné qu’on leur porte, elles rappellent ainsi qu’elles ne sont pas le vrai but. Mais en même temps, dans cette insignifiance, se laisse oublier l’autre vérité, à savoir qu’elles sont tout de même images de ce but.
L’espace de l’œuvre : l’impatience voudrait précipiter l’histoire vers son dénouement avant que celle-ci ne se soit développée dans toutes les directions, n’ait épuisé la mesure du temps qui est en elle. Tâche impossible, tâche qui, si elle s’accomplissait jusqu’au bout, détruirait cette vérité comme l’œuvre s’abîme si elle touche le point qui est son origine. Kafka s’est beaucoup refusé à ce saut qui seul permet l’achèvement, cette confiance insouciante et heureuse par laquelle (momentanément) un terme est mis à l’interminable. Il était un esprit prompt qui peut croquer très vite l’essentiel. Mais il s’est imposé une minutie sans laquelle, dit-il, l’homme tombe si vite dans l’imaginaire. Kafka a par cette froide maîtrise prolongé indéfiniment ses défauts.
L’art et l’idôlatrie : tu ne te feras pas d’image taillée, ni aucune figure de ce qui est en haut dans le ciel ou de ce qui est en bas sur la terre ou de ce qui est dans les eaux au-dessous de la terre. Kafka a oublié que cette interdiction s’appliquait à son art. Il en résulte un équilibre très instable car il s’est abandonné à une certaine idôlatrie. Est-ce que j’habite maintenant dans l’autre monde ? Est-ce que j’ose le dire ? (1922).
Chapitre 5 : la mort contente (1952)
J’ai dit à Max que sur mon lit de mort (il a vécu de 1883 à 1924), à condition que les souffrances ne soient pas trop grandes, je serai très content. L’on ne peut écrire que si l’on reste maître de soi devant la mort, si l’on a établi avec elle des rapports de souveraineté. Kafka sent profondément que l’art est relation avec la mort. Pourquoi la mort ? C’est qu’elle est l’extrême. Cette assurance de Kafka – le meilleur de ce que j’ai écrit se fonde sur cette aptitude à pouvoir mourir content – semble suggérer que dans les bons passages de ses écrits où quelqu’un meurt d’une mort injuste, il s’est mis lui-même en jeu dans le mourant. Mais le texte indique une intimité entre la mort malheureuse qui se produit dans l’œuvre et lui qui s’en réjouit. Il n’y a pas ici de recul objectif car le calcul dont il se réclame est plus profond. Oui il faut mourir dans le mourant, la vérité l’exige, mais il faut être capable de se satisfaire de la mort, de trouver dans la suprême insatisfaction, la suprême satisfaction et de maintenir à l’instant de mourir, la clarté de regard qui vient d’un tel équilibre. Contentement qui est alors très proche de la sagesse hégélienne consistant à faire se coïncider la satisfaction et la conscience de soi. Il reste que Kafka ne se place pas ici directement dans une perspective aussi ambitieuse.
Auxquels de ses écrits pense-t-il ? : à « La colonie pénitentiaire, La Métamorphose, Le Verdict » ? Kafka ici ne cherche pas une description réaliste de scènes de mort. Ceux qui meurent meurent en quelques mots rapides et silencieux. Ce qui nous heurte dans sa réflexion, c’est qu’elle paraît autoriser la tricherie de l’art. Pourquoi décrire comme événement injuste ce que pour son compte il n’est pas capable d’accueillir avec contentement ? Pourquoi nous montre-t-il la mort effrayante, lui qui s’en contente ? Mourir content n’est pas une attitude bonne en elle-même, car ce qu’elle exprime d’abord, c’est le mécontentement de la vie, l’exclusion du bonheur de vivre. Kafka est en quelque sorte déjà mort, cela lui est donné, comme l’exil lui a été donné, et ce don est lié à celui d’écrire. Mais le fait d’être privé de vie n’assure pas la possession heureuse de la mort, ne rend la mort contente que d’une manière négative (on est content d’en finir avec le mécontentement de la vie). Kafka écrit dans son « Journal » : je ne m’écarte pas des hommes pour vivre dans la paix mais pour pouvoir mourir dans la paix. Cette exigence de solitude lui est imposée par son travail. Ce travail, c’est écrire. Maintenant la mort contente est le salaire de l’art, elle est la visée et la justification de l’écriture. Écrire pour périr paisiblement, oui. Mais quelle écriture ?
Le cercle : chaque fois que la pensée se heurte à la contradiction – on ne peut écrire que si l’on est apte de mourir content – , c’est qu’elle touche à quelque chose d’originel dont elle part et qu’elle ne peut dépasser que pour y revenir. Et si on supprimait les mots content, paisiblement, la contradiction subsiste mais elle s’éclaire différemment. L’œuvre est une expérience de la mort dont il semble qu’il faille disposer préalablement pour parvenir à l’œuvre, à la mort. On peut aussi pressentir que le mouvement qui dans l’œuvre est approche, espace et usage de la mort, n’est pas tout à fait ce même mouvement qui conduirait l’écrivain à la possibilité de mourir. L’on peut même supposer que les rapports si étranges de l’artiste et de l’œuvre, ces rapports qui font dépendre l’œuvre de celui qui n’est possible qu’au sein de l’œuvre, une telle anomalie vient de cette expérience qui bouleverse les formes du temps, mais vient plus profondément de son ambiguïté, de son double aspect : écrire pour pouvoir mourir, mourir pour pouvoir écrire. À rapprocher de Gide qui dit : écrire pour ne pas mourir, se confier à la survie des œuvres. Et c’est alors entendre aussi ceci : si ce qui importe, c’est d’abord le travail de l’histoire, l’action dans le monde, l’effort commun pour la vérité, il est vain de vouloir rester soi-même par-delà la disparition, de désirer être immobile et stable dans une œuvre. Ce qu’il faut c’est non pas rester dans l’éternité paresseuse des idoles, mais changer, mais disparaître pour coopérer à la transformation universelle : agir sans nom.
Chapitre 6 : Kafka et Brod (1954)
Brod a reconnu que dans la gloire de Kafka, il y a quelque chose de peu rassurant qui lui faisait regretter de l’avoir aidée à naître. Ils avaient écrit à deux un roman mais Kafka refusa de continuer. Cette collaboration s’est renouée après la mort, plus lourde pour l’ami vivant qui s’est consacré avec une foi extraordinaire à la mise à jour d’une œuvre vouée sans lui à la disparition. Kafka est intimement responsable de la survie dont Brod (Max) a été l’instigateur obstiné. Autrement pourquoi en faire son légataire ? Pourquoi s’il voulait qu’elle disparaisse, ne pas l’avoir détruite ? Pourquoi lisait-il ses textes à ses amis ? Pourquoi a-t-il fait relire ses manuscrits à Felice, à Milena ?
Il lui faut trouver des éditeurs mais ils se débinent. Il lui faut rassembler les textes qui se dérobent pas moins et découvrir des documents dispersés, non achevés. Il doit convaincre de la cohérence de l’œuvre. Du « Journal » on exclut les documents trop directs, on s’en tient à l’essentiel. Mais où est l’essentiel ? la gloire de l’écrivain ne cesse de croître, les inédits ne peuvent le rester. Tout ce qu’il a dit est livré aux commentaires. Mais le « Journal » s’arrète en 1923. Brod décide d’écrire un livre sur son ami, pour mieux l’éclairer. Brod tout en reconnaissant le mystère central du génie, a protesté contre les couleurs trop sombres sous lesquelles la postérité a tendance à le peindre. Les autres amis de Kafka lui ont reconnu à l’unanimité une jeunesse, une gaieté, une force vivante et un esprit sensible et merveilleusement juste. Mais faut-il oublier l’autre visage ?
Brod a cherché à s’introduire dans le monde de Kafka en transformant l’œuvre , « Le Château », qui est inachevé, en une pièce de théâtre complète. Brod a cédé à la tentation de vivre de la vie du héros central, de se rapprocher de lui, en l’humanisant, en lui rendant l’existence d’un homme qui lutte, avec un désespoir indiscret, pour trouver travail, ressources et existence, là où il ne peut être qu’un étranger malvenu. Au regard de l’histoire, le mythe complexe de l’arpenteur est devenu le sort d’un homme sans situation, une personne déplacée. Brod a reproché à Gide et Barrault d’avoir travesti « Le Procès » et voilà qu’il fait pareil. Tout le mystère de Mr K est évanoui. Que peut un homme qui n’a plus de monde et qui, dans cette absence de monde, essaie cependant de trouver les conditions d’un séjour véritable ? Le héros de Brod n’a rien à voir avec un homme de bonne situation, indifférent à sa satisfaction d’homme, qui ne se rend pas compte qu’il a été rejeté de l’existence et dont tout le procès est la lente prise de conscience de cete exclusion radicale, de cette mort, dont, dès l’origine, il a été frappé. De sorte qu’a disparu de la pièce de Brod, tout ce qu’il pouvait y avoir eu de positif dans l’œuvre. Plus encore, s’est perdu tout ce qui rayonne de force au niveau de l’impuissance, de souci du vrai dans la profondeur de l’égarement, de détermination inflexible au sein de la perte de soi-même, de clarté dans la nuit vide où tout disparait.
L’erreur de Brod est d’avoir réduit le mythe du « Château » à l’histoire d’un homme qui cherche en vain le bonheur d’une famille stable, dans un pays étranger. Méconnaître le caractère de la volonté de Mr K, ce besoin d’errer qui est en lui extrême, c’est se mettre en condition de ne rien comprendre même à l’intrigue superficielle du récit. Comment expliquer que K, chaque fois qu’il a atteint un résultat, au lieu de s’y tenir, le repousse ? tous ces refus, ce n’est peut-être qu’une autre forme de cette insatisfaction qui le pousse à aller toujours plus loin, à ne jamais dire oui, à garder en soi une part réservée, que nulle promesse visible ne peut combler. Ce que K ne comprend pas, c’est la nécessité de passer par les voies de la société. Et ce parce qu’il veut arriver à ses fins immédiatement. Et là le chemin qu’il prend s’avère impossible. K veut arriver à son but sans passer par les chemins ennuyeux de la patience. Si K choisit l’impossible, c’est que, par une décision initiale, il a été exclu de tout le possible. Condamné à l’absence de monde, voué à l’exil, il n’a pas de séjour véritable. Il erre, c’est sa loi. Aller toujours dans le sens de l’erreur, c’est le seul espoir qui lui reste. A-t-il raison ou tort ?, nous ne le savons pas. K pressent que tout ce qui est en dehors de lui, n’est qu’une image. Il sait qu’il ne faut pas se fier aux images. Il est fort d’un pouvoir de contestation sans mesure, qui n’a pour équivalent qu’une passion sans mesure pour un point unique, indéterminé. L’impatience échappe à la vérité et ne parvient qu’à prendre pour buts, des intermédiaires.
La mort de K semble le terme nécessaire de ce cheminement où l’impatience le pousse jusqu’à l’épuisement. La fatigue, effet de l’insatisfaction qui refuse tout, cause de l’hébétude qui accepte tout, est donc une autre sorte de mauvais infini auquel est voué l’errant. Elle ne conduit même pas à ce repos qu’est la mort, car à celui qui, comme Mr K, même exténué, continue d’agir, il manque ce peu de forces qui serait nécessaire pour trouver la fin. Mais en même temps cette lassitude, ne serait-elle pas, aussi bien que le signe de sa condamnation, la pente de son salut, l’approche de la perfection du silence. Il faut mourir d’une autre mort, inconnue, innommée, et inaccessible, où il se peut cependant que K parvienne, mais pas dans ls limites d’un livre, plutôt dans l’absence de livre, que la pièce de Brod est venue troubler.
Chapitre 7 : l’échec de Milena (1954)
Milena était une jeune femme sensible et intelligente. Elle appartenait à une très ancienne famille de Prague. Elle avait la maîtrise véhémente dont elle faisait preuve pour aller au bout de ses passions. Elle était cultivée et avait traduit en tchèque certains récits de Kafka, qui, ainsi, vers 1920, la rencontra. Ce fut avec elle la seule fois où il rencontra la passion. Les fiancailles avec Felice Bauer ont peut-être plus marqué le jeune homme qu’il était alors, rempli de contradictions. Mais la douceur des relations qu’on peut avoir avec une femme aimée, comme à Zuckmantel ou à Riva, je ne l’ai jamais eue avec F. Mais pourquoi n’a-t-il pu aimer Milena ?
Il a 38 ans, elle 24 mais infiniment plus riche d’expérience. Elle précipite les événements et tout à coup Franz Kafka se voit livré à un sentiment grandiose. Milena habite Vienne où son mariage se délite. Elle lui demande de passer par Vienne : je ne veux pas aller à Vienne, je ne veux pas, Milena, parce que spirituellement je ne résisterais pas à l’effort… Mais si, à ma surprise épouvantée, je devais pourtant me trouver à Vienne… Alors se déchaîne la puissante passion de Milena. Deux jours merveilleux, pleins d’espoir. Il revient à Prague, illuminé d’un sentiment ravi. Elle est chrétienne mais ce n’est pas un obstacle. Plus gênant est son jeune âge et le fait qu’elle n’est pas entravée de la lourde charge du temps qui pèse sur un juif. Elle serait venu à bout de tout ça, alors qu’est-ce qui les divise ? Milena veut le voir mais il ne peut se libérer au boulot. Elle lui propose d’user d’un subterfuge : tu n’as qu’à dire que Tante Clara est malade. Kafka ne peut pas mentir : le bureau me regarde, c’est un être vivant qui réclame des égards. Milena donne à sa passion tous les droits. Ils se rencontreront encore une fois à Gmünd et cette rencontre ne les raproche pas. Puis interviennent de bizarres intrigues ; Milena a été jalouse de Felice, Kafka sera jaloux des amies de Milena qui essaient de la détourner perfidement de lui. Mais surtout, elle se heurte en lui à l’intransigeance du désespoir, à la force de la solitude, au désir farouche de faire silence et de se retirer dans le silence. Elle ne peut rien contre cette force.
Les rapports de Kafka avec le monde féminin ont toujours été ambigus. Il y a un attrait qu’il subit en raison même de la répulsion qu’il éprouve. Il lui raconte sa première nuit avec une employée logeant en face de l’hôtel où il louait une chambre : …jusqu’à l’insupportable de ce désir d’une petite abomination tout à fait déterminée, de quelque chose de légèrement repoussant, pénible et sale. Mais avec Milena il est rentré pour la première fois dans un autre monde. Ce n’est pas seulement ton corps, c’est toi-même qui exerce sur moi un tel effet troublant-apaisant. Ici est le monde, je le possède, et je devrais sauter de l’autre côté dans la nuit pour en prendre une fois encore possession ? De quoi ? Pour vouloir attraper magiquement ce que chaque jour vous donne les yeux ouverts. Kafka s’exprime avec une si grande clarté – regarde-moi dans les yeux – qu’on risque de se croire en mesure de comprendre ce qui n’a gagné qu’une autre forme d’expression. Si le monde du désir est un monde nocturne, il a beau affirmer qu’il veut s’en détourner, il sait bien qu’appartenant et presque tout entier à la nuit, il a partie liée avec cette étrangeté sinistre ; c’est pourquoi il ne peut s’en tenir à l’écart. Il y a là une puissance trompeuse, tourmentante, mais peut-être salutaire. Écrire est de même pour Kafka un pacte noué avec le danger de la nuit. C’est dans les lettres à Milena qu’on trouve le plus souvent répété le mot angoisse.
Cette chose est digne d’amour, comme si l’amour ou le désir était le centre même, la pure intimité de l’angoisse. « Anxieux, il est vrai, dans cette liberté nouvelle, quoique familière, je m’approchai pourtant encore, vins jusqu’à toi, tu étais si bonne, je me blottis près de toi, comme si j’en avais le droit, je mis mon visage dans tes mains, j’étais si heureux, si fier, si libre, si puissant, si chez moi, toujours à nouveau ceci : si chez moi, mais au fond je n’étais pourtant que l’animal, je n’appartenais qu’à la forêt, et si je vivais ici à l’air libre, ce n’étais que par ta grâce ; sans le savoir (car j’avais tout oublié), je lisais mon destin dans tes yeux. Cela ne pouvait durer. Il fallut bien, même si tu passais sur moi ta main favorable, que tu remarques mes singularités qui annonçaient la forêt, qui indiquaient cete origine et ma vraie patrie…vinrent les paroles inévitables sur l’angoisse… et je lus dans tes yeux la fin de l’illusion ». Kafka appartient vraiment à la profondeur de la forêt. L’animal de la forêt voit ce que ne voient pas les heureux de ce monde. « Si tu voulais abandonner le monde entier pour descendre vers moi, à une telle profondeur que là où tu serais, on ne verrait plus rien, il te faudrait pour atteindre ce but, non seulement t’enfoncer, mais t’élever d’une manière surhumaine bien au-dessus, au-dessus de toi, si fortement que tu en serais peut-être déchirée… » Brod affirme que dans « Le Château », Kafka traduit ses relations avec Milena. Mais à condition de voir que l’expérience réelle se transpose en une autre histoire, dans la fiction. C’est le mystère rayonnant du château et la passion démesurée d’une recherche, jamais satisfaite, jamais éteinte qui, même là où les forces manquent, s’efforce encore, ne renonce jamais.
Chapitre 8 : la voix narrative, le « il », le neutre (1964)
J’écris : les forces de la vie ne suffisent que jusqu’à un certain point. L’expérience de la fatigue fait état d’une limite à nos forces vitales. Le sens de la vie en est affecté comme marquée par la finitude, limitée et donc pas immortelle, pas divine. Qu’est-ce que cela change de l’écrire ? en parler fait que le langage a pour effet de faire entrer dans son cercle la limite jusque là extérieure. Comment bien parler maintenant de cette limite définit la littérature. Le récit serait comme un cercle neutralisant la vie, se rapportant à elle par un rapport neutre. Souvent dans un mauvais récit, on a l’impression que quelqu’un parle par-derrière et souffle aux personnages ce qu’ils ont à dire. C’est l’auteur qui parle. Comme si le cercle avait son centre en dehors de lui, dans une figure de démiurge. Mais en littérature le langage n’obéit pas à des paroles imposées, ce centre extérieur est plutôt un manque de centre.
On a beaucoup étudié les pronoms personnels dans l’espace littéraire. On peut aller plus loin car il reste à savoir ce qui est en jeu, quand écrire répond à l’exigence de ce « il » incaractérisable. Dans la forme narrative, on entend parler quelque chose d’indéterminé que l’évolution de cette forme contourne, isole. Le « il » est l’événement littéraire de ce qui a lieu quand on raconte. Le lointain conteur raconte des exploits (Orphée descend aux enfers en chantant) qui se sont produits et qu’il semble reproduire. Mais le conteur n’est pas l’historien. Son chant est l’étendue où, dans la présence du souvenir (Eurydice protégée des Erynies par le chant remonte vers nous au prix qu’Orphée doit honorer, de ne pas se retourner pour la voir), vient à la parole l’événement qui s’y accomplit. La mémoire détient en elle la vérité, la réalité de ce qu’il y a lieu (l’irrésistible désir déchire le pacte). L’histoire tient toute seule jusqu’à ce qu’elle désenchante. Le « il » s’est scindé en deux quand l’individu qui se croyant plus fort que les forces d’en-bas, découvre qu’il ne se suffit pas à dire le monde.
Comment en venir à l’impersonnalité du roman de Kafka ? L’impersonnalité du roman de Flaubert est celle de la distance esthétique. Le romancier ne doit pas intervenir. Ce qui est raconté a valeur esthétique dans la mesure où l’intérêt qu’on y prend est un intérêt à distance (la critique du jugement de goût). L’auteur ne doit pas intervenir parce que le roman est une œuvre d’art et que l’œuvre d’art existe toute seule. Il faut la laisser libre pour la maintenir dans son statut d’objet imaginaire. Invoquons Thomas Mann car il se mêle constamment de ce qu’il raconte. Ce n’est pas moral, il ne cherche pas à éclairer les choses depuis le dehors. Il représente, par une voix d’intrusion, l’intervention du narrateur contestant la possibilité même de la narration. La naïveté (et l’assurance de Flaubert) est perdue. Il essaie de la restituer en la rendant si visible qu’il joue avec elle, comme il joue avec le lecteur et ainsi l’attire dans le jeu.
Généralement l’acte narratif est pris en charge par tel personnage et tout est vu de ce point de vue. Ce « je » privilégié prend soin de ne pas dépasser les limites, les possibilités de son savoir. Elles affirment à tort l’équivalence qu’il pourrait y avoir entre l’acte narratif et la transparence d’une conscience. Entre-temps Kafka a écrit. Le désintéressement entre maintenant sous l’espèce d’une étrangeté irréductible, dans la sphère même de l’œuvre. Ele est le milieu du monde romanesque où se déploie l’expérience narrative, celle qu’on ne raconte pas mais qui est en jeu quand on raconte. Le lecteur qui jusque là s’identifiait, dès que l’étrange lointain entre en jeu, devient l’enjeu, ne peut plus s’en désintéresser. Sous quelle exigence nouvelle est-il tombé ? Ce n’est pas que cela le concerne. Cela ne concerne personne. C’est le non-concernant à l’égard de quoi, en retour, il ne lui est plus possible de prendre, à son aise, ses distances. Sans point d’appui, privé de l’intérêt de la lecture, il ne lui est plus permis de regarder les choses de loin, de maintenir entre elles et lui la distance du regard car le lointain n’est pas objet de regard. La narration cesse d’être ce qui donne à voir. Ce que Kafka nous apprend, c’est que raconter met en jeu le neutre. (Fin des notions de sujet, objet et Autre). Le « il » est plutôt comme un vide dans l’œuvre , ce mot-absence, le mot-trou de Duras dans « le Ravissement de Lol V Stein ».
Chapitre 9 : le pont de bois, la répétition, le neutre (1964)
Si le neutre renvoie à l’extravagance, alors nous croisons « Don Quichotte ». Et Marthe Robert. Quelle est la folie du Chevalier ? La nôtre. Le héros qui en est le centre a beau se présenter comme un personnage d’action, ce qu’il fait est toujours déjà une réflexion. À y réfléchir, il y a une folie plus grande chez Cervantès. Pour lui les choses vont autrement, car, pour lui, c’est dans un livre qu’il s’évertue d’écrire sans vivre. Qu’espère-t-il prouver ? Surprenante folie puisque c’est toute la culture qui la recouvre. Reprenons : Le livre de Cervantès est écho d’un récit porté par un autre qui le lui a rapporté. Une répétition si on veut. Ce qui est définitivement perdu, l’autre lointain n’a pas de nom, entraine une question d’interprétation de ce qui nous est relaté, inévitablement à distance de sa source, biaisé par le souvenir et ses trous de mémoire.
Nous avons vu un livre et nous le commentons. Pourquoi pouvons-nous parler sur une parole et, d’ailleurs, le pouvons-nous, sauf à tenir celle-ci, injurieusement, comme silencieuse, c’est-à-dire à tenir l’œuvre, le beau chef-d’œuvre que nous révérons pour incapable de se parler lui-même ? Il s’agit de répéter l’œuvre. Mais la répéter, c’est saisir en elle, la répétition qui la fonde comme œuvre unique. Or cette répétition ne va pas se réduirre à l’imitation d’un modèle. La réduplication suppose une duplication d’une autre sorte : ce qu’une œuvre dit, elle le dit en taisant quelque chose. Elle le dit en se taisant elle-même. Il y a en elle un vide d’elle qui la constitue. Ce manque, inexprimée parce que recouverte par l’expression, est ce à partir de quoi l’œuvre, pourtant dite une fois et incapable d’être redite, tend à se redire. Elle attend que soit mis fin au silence qui lui est propre. Attente naturellement déçue. Et pourtant la nécessité de répéter ne peut s’éluder. Avant les commentateurs il y avait la rhapsodie qui s’en chargeait à l’intérieur de l’épopée. Plus une œuvre se commente, plus elle appelle le commentaire. C’est encore plus évident avec « Le Château ». Car il n’est plus seulement l’ouvrage unique d’un écrivain solitaire, mais comme un palimpseste. Voulu par Kafka.
Blanchot développe ici la thèse de Marthe Robert mais en ce faisant, il ne peut que rajouter une couche au palimpseste des commentaires. Kafka est juif et la formation qu’il a reçu est liée au Livre mais tout autant au constant travail d’interprétation actuellement poursuivi dans la communauté. La dialectique talmudique fait passer la réflexion entre midrash halachah et midrash haggadah. Il y a renvoi de toute réflexion à l’épaisseur culturelle cumulée depuis 3000 ans et dont malheureusement aujourd’hui nous sommes privés par les autodafés de l’Holocauste. Reste que la question reste pertinente de considérer « le Château » comme le lieu du neutre. La puissance souveraine se borne à enregistrer les faits, et les jugements qui les précèdent et les suivent, les pensées, les rêves, tout cela avec une neutralité et une passivité que l’individu bizarrement ressent comme un poids et une injustice. Le neutre ne saurait être représenté ni symbolisé ni même signifié et qu’en outre s’il est porté par l’indifférence infinie de tout le récit, il est partout en lui. Il reste que si « Le château » détient en lui comme son centre (et l’absence de tout centre) ce que nous appelons le neutre, le fait de le nommer ne peut rester tout à fait sans conséquences. Pourquoi ce nom ?
Chapitre 10 : le dernier mot (1959)
La biographie reste à écrire. Ce que nous connaissons, nous le devons à Max Brod. Mais en plus il y a les lettres ; elles courent sur 20 ans. Nous n’avons rien sur la famille. Ni sur son adolescence où il y a une amitié avec Oskar Pollak et un flirt avec Hedwige W. Outre les lettres à Brod, il y en a avec F Weltsch, O Baum, R Klopstock, Dora Dymant. La chance, c’est que les années les plus pauvres du « Journal », sont les plus riches en lettres importantes : le séjour à Zürau quand la tuberculose se déclare, les séjours à Matliary, à Plana, et les années 21 où la rédaction du « Château » est abandonnée. Rien cependant qui, par la force de l’inattendu, puisse se comparer aux lettres à Milena. Kafka a toujours eu un extrême respect de la vérité des autres ; il les garde le plus possible à l’écart de l’expérience sombre où il se tient et, dans les conseils qu’il leur donne, dans les jugements qu’il porte sur eux, comme dans le rayonnement de sa légère gaieté, les persuade d’une ouveture sur l’espérance qu’il récuse aussitôt dès qu’on veut l’y faire participer.
La vie de Kafka a été un combat obscur, protégé par l’obscurité et nous savons que celui-ci a quatre aspects : le père, la littérature, les femmes et ces trois formes de lutte se retraduisent plus profondément pour donner forme au combat spirituel. Avec chacun de ces rapports, tous les autres sont concernés et mis en cause. La crise est toujours totale ; chaque épisode dit tout et retient tout. Le souci de son corps est le souci de tout son être. L’insomnie exprime toutes ses difficultés. Le problème du mariage, les problèmes du temps pour écrire, les idées d’engagement pour le sionisme mettent en cause le père. Dans ses écrits c’est ce qui est le moins tu. C’est un problème qui cesse à un moment de le déranger. On l’a vu le problème essentiel et durable concerne son travail d’écrivain. Mais le problème entrainant ses heures les plus sombres concernent les rapports aux femmes. Le plus obscur de tous les problèmes est celui du monde spirituel. Les lettres conduisent dans tout ceci à la possibilité d’une compréhension plus prudente et plus nuancée. Il est certain que l’histoire compte ; son histoire personnelle (Rencontres avec Felice Bauer, Julie Wohrizek, Milena, Dora Dymant et la famille, la campagne de Zürau) et l’histoire du monde.
Sur le problème de l’écriture deux lettres de juillet et septembre 1922 sont épinglées parcve qu’elles révèlent les raisons de l’arrêt de la rédaction du « Château ». il y a eu un effondrement à entendre comme une angoisse infinie liée à une nuit sans sommeil. Soit donc la peur de mourir découverte à l’occasion d’une proposition de changer de lieu de travail pour répondre à l’invitation de son ami Baum à Georgental. L’écrivain a peur de mourir parce qu’il n’a pas encore vécu, et non pas seulement parce que lui a manqué le bonheur de vivre avac une femme, mais parce qu’au lieu d’entrer dans la maison, il faut se contenter de l’admirer du dehors, exclu de la jouissance des choses par la contemplation, qui n’est pas possession. La définition de l’écrivain est liée à l’explication de l’action qu’il exerce : il est le bouc émissaire de l’humanité, il permet aux hommes de jouir d’un péché innocemment, presque innocemment. Écrire est chose nocturne, c’est s’abandonner aux puissances sombres, descendre vers les régions d’en-bas, se livrer aux étreintes impures. Nous ne savons pas ce que sont ces forces d’en-bas. Il s’est approché d’une irréalité spectrale, avide des choses vivantes et capable d’exténuer toute vérité. Si on suit la raison, il serait mieux de ne pas écrire mais c’est que s’il n’écrivait pas, ce serait pire, il deviendrait fou.
Il faut parler des lettres de la dernière année 1923 quand il emménage avec Dora Dymant qui sera là jusqu’à sa mort, 8 mois plus tard. Il la rejoignit à Berlin mais l’hiver fut beaucoup plus froid que plus bas, à Prague ou à Vienne. Sa santé en pâtit et sa tuberculose s’aggrave. La précarité de son séjour où il n’avait pas beaucoup d’argent est arrètée par son oncle, médecin de famille qui l’oblige à déménager. Et curieusement quand la tuberculose devient fatale, il ne parle plus de ses maux et malaises. Pourquoi ? pourquoi se taira-t-il totalement dans les derniers moments ? il relit la nouvelle « Joséphine » son dernier texte et pleure. Il y est parlé d’une souris chantante qui se croit douée d’un don exceptionnel pour pépier et siffler, parce qu’elle n’est plus capable des moyens d’expression dans son peuple…
Supplément : le tout dernier mot (1968)
On a fini par publier toutes les lettres à Felice Bauer. Et Blanchot développe en 7 points-étapes les zigzags de cette relation capitale.