Le souci du Bien Commun est-il le message de la fresque du bon et du mauvais gouvernement, jugés sur leurs effets ? Il est essentiel de saisir que, derrière les lectures successives de cette œuvre, gouverner est une tâche impossible en raison, non seulement des appétits de puissance des nantis, mais surtout vu la difficulté de créer le lien social. Que faut-il pour pouvoir s’accorder tous ensemble ?
Avant-propos : le lieu d’une urgence ancienne
Sienne 1338. Devant la fresque du bon et du mauvais gouvernement, peinte par Ambroglio Lorenzetti dans le palais communal, il y a comme un pressentiment de la peste noire, qui, 10 plus tard, décimera la moitié de la population de la cité… Elle ne se savait pas déjà sur le déclin. Cette œuvre, qui n’est pas une fresque, a été analysée pendant 150 ans parce qu’elle flattait notre idée de la modernité avec ses valeurs de justice, d’équité et de concorde. Et bien sûr en raison de la tête horrible de la tyrannie avec la division, et la soldatesque qui épouvante les femmes.
Serge Daney explique qu’ aujourd’hui, on galvaude tous les mots : dire de cette fresque que c’est une icône, c’est dire le contraire de ce que le mot désigne, à savoir une image religieuse qui est chargée d’une aura suprasensible. Aujourd’hui, le visuel est ce qui vient remplacer l’image que l’on ne veut pas voir, parce que trop bon reflet d’un monde que l’on ne veut pas voir non plus. Dans le visuel rien n’échappe, il est sans hors champ, sans altérité.
La première chose qui saisit le visiteur dans la salle de cette « fresque », c’est une chanson : « tournez les yeux pour admirer, vous qui régissez, celle qui est figurée ici ! ». Décrire une image consiste à la mettre en mots et puisque ces mots ont leur vie propre, on est d’emblée entraîné dans une logique de catégorisation, en raison d’un processus d’interprétation fabriqué à partir des nombreuses lectures que nous avons faites.
Après ces mises en garde, il faut bien commencer.
Les peintures se déploient sur 3 côtés. Le quatrième, le mur sud, est percé d’une fenêtre, source de lumière unique dans cette pièce. De la lumière, c’est le mur nord qui en bénéficie le plus, là où il y a les allégories du bon gouvernement. Boucheron décrit ce qu’il voit et parle d’une femme, qui porte deux plateaux, et d’un grand vieillard barbu, entouré de 6 femmes sur une estrade. En contrebas de celle-ci, sur le sol, il y a le niveau de l’agir politique. Ce petit mur, où se trouvent les allégories dont on vient de parler, nous sépare des 2 autres murs de la salle où sont décrits les effets des deux types de gouvernement, à ceci près que les mauvais effets sont précédés sur le même mur par d’autres allégories, qui sont celles du mauvais gouvernement. Face à lui, il y a le mur qui déploie les bons effets : la cité heureuse ouvre la muraille d’enceinte vers une campagne ordonnée… contraste frappant avec les effets sur une cité en guerre et où la campagne est transformée en terre morte. Les bons effets occupent le mur est et le mauvais gouvernement avec ses mauvais effets est sur le mur ouest. Le livre est illustré de plans et de schémas qui décrivent le travail peint de Lorenzetti, mais aussi montre le trajet du visiteur dans le palais pour y accéder. Ainsi s’allongeant sur trois des quatre murs de cette salle de la Paix, les neuf magistrats, qui gouvernaient la commune dans la réalité, ont en face des yeux un programme politique. Et le message est fort : un bon gouvernement c’est un gouvernement qui a de bons effets, que tout le monde peut voir et apprécier.
Boucheron s’arrête et dit qu’il nous faut repartir de zéro : et d’abord du lieu, Sienne. L’oeuvre est inséparable de l’endroit qui l’a vu naître. Daniel Arasse a bien décrit la beauté étouffante de se sentir environné de couleurs et cerné de signes. Ce qui frappe, c’est l’exiguïté des lieux (le mur nord fait 7m et les 2 autres ne font que le double). Les figures sont placées au-dessus de la ligne de regard ; elles sont imposantes mais de taille modeste, semblant à portée de la main. C’est comme retourner dans une maison d’enfance dont le souvenir a fixé des dimensions plus grandes qu’elles ne sont… Tout est petit !Le livre de Boucheron rappelle son objectif : comprendre la puissance d’actualisation de l’image. Car elle a saisi le public de Bernardin de Sienne, et cela continue. Les murs du Palazzo Pubblico s’embrument de menace, la république est en danger. La Seigneurie est peinte comme déjà là, ce régime que tout le monde redoute. Ce que Lorenzetti peint, c’est la paralysie devant l’ennemi innommable, l’adversaire dont on connait le visage mais dont on ne peut dire le nom.
Chapitre 1 : il me venait à l’esprit ces images peintes pour vous
Le Campo était du temps de Bernardin un espace en commun et cet espace, c’est l’orchestra, le bassin de réception d’un théâtre grec où se loge la dispute fondatrice de la cité. Dans ce théâtre, les orateurs qui circulaient de ville en ville et que l’on s’arrachait à prix d’or, venaient exhorter, morigéner, corriger le peuple dont ils savaient mobiliser les émotions, l’accordant pour un moment dans un choeur qui chante à l’unisson.
Qui est Bernardin ? Quand il est à Sienne, on creuse ses propos car il fait écho aux grands peintres de la cité : Duccio, Simone Martini, les frères Lorenzetti, tous ceux qui ont fait de Sienne avant la peste noire, la capitale de l’art politique et de la politisation de l’art. Bernardin met en mots ces images, pour appuyer son dire sur l’impression mémorielle qu’elles ont laissées chez ses auditeurs. Chez tous ceux qui l’ont vue, il remet ses pas dans une trace ancienne et ainsi fait revenir l’aura de l’oeuvre.
Ceux qui faisaient face à Bernardin ne voyaient pas les images, qu’il projetait devant eux par un verbe qui traversait la façade du palais auquel il s’adossait. Mais ils les avaient vues car ce palais est le palais du peuple. Depuis le Traité de paix de Constance en 1182 avec l’Empereur, quelques cités s’emparent du mot « palatium » pour dire souveraineté. « Commune » aussi est un mot important car il veut dire : mise en partage du pouvoir. Et qu’est ce qui est à voir ? Deux mots affrontés : la paix et la guerre. Tel est le contenu central du sermon de Bernardin en 1427. Il y fait écho d’une peinture littéralement publique et se faisant, il fictionne, joue sur le réveil, supposé chez tous, des empreintes dans une mémoire collective.
La peinture rend des mots visibles, ce sont des mots dans leur résonance corporelle que Bernardin somme de regarder en face, regarder l’effet physique qu’on ressent à les prononcer (le mot guerre tord la bouche). Mais il y a autre chose : régir droit le troupeau vers le salut, c’est se conduire soi-même droitement. Le prêtre et le roi en ont devoir car le mot « regimen » les y oblige.
Déjà en 1425, Bernardin avait fait un sermon où il avait fait allusion à la fresque. Ce sermon est une vision qui engage le corps dans une torsion pénible, il faut se tordre le cou à le suivre. « Quand je me tourne d’un côté, je vois..et quand je me tourne de l’autre côté, je vois »..comme si la salle n’avait que deux murs qui décrivent les effets des deux gouvernements, en insistant surtout sur « un » mur car ce sont deux parts d’« une » même expérience autour de « la » peur qui est là ou pas, dans le quotidien des gens.
Mais pourquoi Bernardin fait-il une fixation sur le pendu au gibet que tient l’allégorie de la sécurité ? Est-ce une clé de lecture ? De même quand Bernardin dit que les gens vont au bain, il extrapole parce que ce n’est pas peint mais tout le monde sait que les chemins qui eux sont peints, hors cadre ils aboutissent au Bagno di Petriolo. Mais pourquoi aucun mot sur les figures du mur nord ? C’est pourtant là qu’il y a le vieillard qui tient les insignes de la souveraineté et c’est là qu’il y a les figures féminines qui lui font une guirlande de vertus. Bref l’important n’est pas dans les principes mais dans les effets. À suivre Bernardin, il n’y a pas à voir dans la fresque des indices d’un retour des seigneuries surtout que l’ordre princier en a triomphé.Mais nous nous ne sommes pas obligés de suivre Bernardin qui, bien entendu, met l’accent sur le rôle clérical. Si on s’en passe, on doit en tout cas dégager le terrain de ces ombres qui en biaisent les lectures.
Chapitre 2 : nachleben, les ombres veillent
Dans une chronique du 14ème siècle, on reconnait les traits essentiels de la description de l’oeuvre : la dichotomie guerre et paix, la disponibilité visuelle de l’oeuvre, le fait que cette accessibilité résulte d’une décision politique. L’autorité de Lorenzetti y est affirmée, comme l’a fait Bernardin entre autre, sur sa responsabilité dans le programme d’ensemble. Mais contrairement à Bernardin, elle ajoute aux 3 vertus théologales, une quatrième qui est la sagesse. Ce qui perce c’est l’étourdissement symbolique devant la peinture des grands murs. Qui sont les hommes qui ont fait grand tort à la commune ? … nulle trace.
Donc le palais est là. L’essentiel du chantier est achevé du moins pour le logis des 9 magistrats. La façade est achevée quand Lorenzetti traverse la place du Campo pour peindre en 1338. On traverse la cour du podestat, on monte l’escalier et on y est, en passant dans une entrée à gauche après l’escalier. Mais attention l’architecture d’ensemble a subi des changements. Autour de la salle de la Paix tout a bougé en 1355, 1385, 1492, 1518 et cela n’a pas cessé ensuite… En grande partie du fait des échos que la peinture a suscités, l’oeuvre fut immédiatement recopiée sur des draps, des tapisseries. Et plus que les copies, les citations et les échos figuratifs de l’oeuvre scandent l’espace intérieur du palais. Des thèmes iconographiques proches de Lorenzetti sont peints sur les murs de la salle de l’ante-chapelle et puis dans la salle du Consistoire. Entre la salle de la Paix et la salle du Consistoire, il y a le grand escalier. Mais aujourd’hui les touristes suivent un parcours différent, puisque l’on n’accède à la salle de la Paix, qu’encombrés de la vue des oeuvres de l’ante-chapelle et de la salle du Consistoire. Abe Warburgva jusqu’à dire que c’est dans des « nachleben » qu’une forme de survie de l’oeuvre opère. En sortant de la salle de la Paix, on est guidé vers la salle de la Mappemonde et entre les deux, il y a la salle du Risorgimento. Donc toute une vie s’est déployée à partir et autour de l’oeuvre de Lorenzetti. Celle-ci tient dans une tension entre réalisme et allégorie. Dans l’ante-chapelle on regarde les légendes d’hommes illustres. Et cela ira jusqu’à rajouter Garibaldi dans la salle du Risorgimento … Alors ? A-t-il fallu réarmer l’avenir d’un espoir politique que l’on avait cru évanoui ?
Il y a ici un fait décisif : jusqu’aux Lumières, l’oeuvre est lue inchangée, on y cherche des allusions à des personnages réels qu’il s’agit d’identifier. Les allégories du mur nord sont négligées. Mais en 1730, Pecci identifie la femme qui porte la balance comme une personnification de la ville et il voit dans la main du vieillard un sceptre et une mappemonde. On est obligé de regarder le mur nord car désormais on politise la perception globale de l’oeuvre. En 1792 on se met à insister sur une sorte de poème d’enseignements moraux qui opposent les vices du mauvais gouvernement aux qualités du bon : ici s’impose une lecture républicaine. Pour garder sa puissance d’actualisation, on doit substituer cette lecture, liée aux anciennes identifications, non pas à la guerre en général mais à la bataille de Sinalunga, non pas à la république d’Aristote mais au premier conseiller des 9, Toso Pichi.Le trajet est donc induit, on passe aujourd’hui par la salle du Risorgimento, la salle du Consistoire, de l’ante-chapelle et puis la salle de la Paix. Cela a comme effet de nous déplacer d’un point de vue sur le passé à un point de vue devant l’image et plus exactement devant le temps. Il faut souligner le travail de Rosa Maria Des car aujourd’hui elle pose des questions qui dérangent ; en s’en prenant au rôle néfaste de Luigi Mussini en 1870.
Chapitre 3 : les Neuf
Il faut un an, de février 1338 à 1339, pour réaliser l’oeuvre. C’est une commande des 9. Et ils sont sous pression devant une menace ; il y a nécessité de rappeler à chacun sur les murs le sens du combat à mener. Quel combat ? Le gouvernement des 9 existe depuis 1287 et vivra jusque 1355. Il assure la stabilité de la ville dans un contexte bousculé par des recompositions territoriales transformant les anciennes cités-Etats en capitales d’Etats régionaux.
L’ancienne civitas épiscopale se développera vers le Nord-Ouest le long de la Via Francigena qui va de Rome à la France. Et c’est au pli des collines, entre la ville haute de l’évêque et les bourgs, qu’on loge sur le Campo la Curia Consulum en 1150 ; il s’agit du 1er pouvoir laïc gouvernant la commune. Un autre axe de développement de la ville vers le sud domine « le contado » (ce mot veut dire au départ diocèse) entre l’Ombrone et l’Orcia. Alors la ville est dans le camp des Gibelins prenant parti pour l’empereur Frederic Barberousse ; et donc contre l’évêque et le pape Alexandre VII. Car il faut résister à Florence. Le 4 septembre 1260 à Montaperti, Sienne gagne une bataille majeure contre Florence sous le signe de la Vierge. Mais Florence réagit et irrésistiblement étend son influence vers le sud. Pour endiguer ce mouvement, le pouvoir change ses alliances et Sienne bascule dans le camp des Guelfes.C’est alors que le gouvernement des 9 nait. Florence, qui est pourtant aux portes de la ville dans le val d’Arno et le val d’Elsa, reconnait l’expansion du territoire viennois jusqu’à la Maremme, lui assurant une façade maritime avec le port de Talamone. C’est en 1559 le traité de Cateau-Cambresis rattachera cette région au grand duché de Toscane sous la poigne des Médicis.
Du nord de la cathédrale dans le Tierzo de Camélia s’installe le fief de la richesse détenue par des grandes familles comme les Tolomei, Bonsignori, Salimbeni et Malavolti. Mais dès 1298 surgissent les premières faillites. C’est donc surprenant que l’affaiblissement économique de Sienne aille de paire avec l’embellissement urbanistique du moins jusqu’à l’arrivée de la peste qui va stopper le chantier de la cathédrale après 1348. Ceci dit, l’embellissement de la ville est à comprendre non pas comme un simulacre de puissance (on cache ses misères) mais bien comme la puissance politique en acte, celle du gouvernement des 9, à la fois le signe et son efficace. La puissance est mise en réserve du pouvoir dans les signes qui, plus forte que la force, impose l’autorité.
Lorenzetti reçoit sa commande alors qu’en 1316 on prévoit l’agrandissement de la cathédrale et l’érection du baptistère, l’élargissement de l’enceinte et la construction du palais communal sur le modèle du palais Tolomei. Ce palais est agrandi en 1325 avec l’aile du podestat puis des prisons. En 1327 on pave la place et en 1334 on fait surgir, par canalisation, l’eau à la Fontaine Gaïa. Dans le palais, c’est en 1338 que les 9 décident de construire une autre salle de réunion pour le grand Conseil, qui se rassemblait jusque là dans la salle de la Mappemonde. Cela suppose d’étendre le bâtiment au delà des appartements du podestat. La même année, on élève la Torre Del Mangia.
Les 9 doivent être choisis parmi les marchands de la cité ou du moins parmi les gens « moyens ». L’idéal du bien commun correspond ici à une expérience politique et elle va durer 50 ans dans une Italie qui avance inexorablement vers les seigneuries, l’insignorimento, qui lentement pervertit l’expérience démocratique. C’est que dans cette ville il y a lieu de garder l’oeil sur les moins fortunés militairement organisés qui exercent une pression. Le gouvernement des 9 est toujours en danger de deux côtés, par en haut et par en bas.La fresque ne représente pas les 9. Le cortège qui vient rendre hommage au vieillard est l’objet de nombreuses interprétations. Lorenzetti ne peint pas la réalité mais il peint un groupe accordé où les visages sont expressifs mais pas ressemblants, suggérant que chacun peut s’y trouver un jour. Bref il y a dans ce cortège une multiplicité de points de vue mais ils sont tous égaux, rabotés par l’allégorie de la Concorde. Son rabot c’est le rabot fiscal. Et « en face » sur l’autre mur il y a la Division.
Chapitre 4 : Ambroglio Lorenzetti famosissimo e singolarissimo maestro
La commande répond à un contexte politique menacé dans la ville où la façon de gouverner par la dispute ne convient plus à tout le monde. Il s’agit donc de créer l’illusion de l’unanimité en mimant le consensus. Or le gouvernement du Popolo doit sans cesse convaincre de sa bonne volonté et ce par des résultats probants. Quitte à exhiber la réalité du dissensus, il faut déployer, dévoiler les choses du politique, produire de la croyance et de l’obéissance.
Lorenzetti signe son travail et il le fait en latin. Normalement ce sont les 9 qui signent un tel projet puisqu’ils le commandent, le guident et le paient. Mais il y a ici une revendication d’auteur comme artiste. Lorenzo Ghiberti vante le travail de Lorenzetti devenu théoricien de son art. Vasari un siècle plus tard décrit Lorenzetti comme un gentilhomme et même un philosophe mais on devine ici des projections depuis l’âge classique naissant. En fait Lorenzetti c’est un groupe, un collectif en situation. Sa griffe personnelle est difficile à établir, par exemple sur sa capacité d’interpréter la dimension politique de la commande. En tout cas on sait quand même qu’il est élu en 1347 au Conseil des Paciari, un des organes de l’administration communale et qu’il y prononce un discours défendant l’idée de renforcer l’autorité du Capitaine du Peuple. Mais nous manquons de documents pour en savoir plus sur sa vision et sa liberté d’artiste. Ainsi les paiements accordés régulièrement par la Biccherna dégagent un profil social du peintre sur le modèle d’un chef de chantier de construction. C’est le travail qui est payé mais pas l ‘oeuvre ; le montant équivaut à l’achat des bougies pour un an ou à la rétribution de l’ingénieur en canalisation pour la Fontaine de Gaïa. Ceci dit on paye Lorenzetti en florins qui est la monnaie des transactions internationales (de la bonne monnaie) .
Alors d’où vient la réputation ? Du marché des commandes publiques. Cela suppose l’organisation des ateliers où se distinguent les marques et labels d’une organisation collective du travail artistique ; la tradition ignore le nom des peintres secondaires en 1330. Dans le domaine politique Lorenzetti émerge par ses peintures murales. Les réparations des dégradations dues à cette technique éphémère sont traités par la technique des fresques proprement dites en 1492 seulement. Avant la peinture sur les murs de la salle de la Paix, la réputation de Lorenzetti a commencé avec des travaux à l’hôpital Santa Maria della Scala et dans l’église San Francesco. Mais surtout Lorenzetti bénéficie du départ de Simone Martini à Avignon.De nouveau on lui attribue à tort la connaissance de la perspective comme le croit Panofsky alors que c’est son frère Pietro qui en maitrise l’usage. La scène de l’Annonciation est retenue pour figurer (1344) l’irruption soudaine de l’infini divin dans la mortelle finitude par l’emploi de la mathématisation de l’espace. Daniel Arasse met en garde le regard sur une peinture chargée de message car la peinture impose ses moyens et distribue des messages en dehors des intentions des commanditaires et même de la conscience du peintre. Lorenzetti dérange en laissant parler l’air du temps. La peste va donner un coup fatal à la vie artistique de la ville. Après ce sera Florence qui deviendra le phare créatif à la mode, dans un style tout à fait différent. Lorenzetti meurt de la peste sans descendance et son frère n’arrivera pas à relancer la machine. La dernière oeuvre aura été l’Annonciation.
Chapitre 5 : de part et d’autre : allégories, réalisme, ressemblances
Utrinque : Lorenzetti comme peintre savant concilie deux ordres figuratifs que tout oppose. Il a peint des allégories et des scènes réalistes. Et dans les deux cas il a innové. Dans le domaine des allégories il introduit le thème politique. À la fin du 13ème siècle, la célébration des vertus du gouvernement communal emprunta ses modèles à l’Ecriture sainte ; ceci suppose que dans les sociétés médiévales on identifie les grands personnages de l’histoire religieuse par leurs traits iconographiques distinctifs et le message politique y est surajouté (devant le Pharaon, Moïse). Mais avec la fresque de la salle de la Paix ce n’est plus le cas. Des figures féminines sont surchargées d’objets symboliques et il n’y a rien à reconnaitre et tout à imaginer. Par contre ici est supposé une familiarité avec la pensée politique d’inspiration aristotélicienne, ou plutôt thomiste, bref une disponibilité intellectuelle à l’abstraction. Le modèle de Sienne c’est Giotto. Il y a l’idée d’opposer deux modes de gouvernement en usant de l’allégorie pour décrire leurs propriétés politiques et leurs effets concrets. Le modèle de Giotto venu de Florence a migré dans toute la Toscane et finira par être détourné de son sens à Arezzo dans des fins de propagande seigneuriale. Comme quoi toute allégorie politique est réversible.
Dans le palais communal de Sienne, il n’y a aucune stabilisation de l’assignation allégorique et les identifications sont tremblantes. Mais le réalisme supposé de Lorenzetti est aussi sujet à caution. Là encore Giotto est la source d’un illusionnisme de l’image mimétique. Si on la voit côtoyer les allégories c’est à la façon dont au Moyen-Âge on faisait se répondre les portraits et les blasons dans un même sujet. Pour avancer, la démarche efficace est de rapporter ce que nous appelons des représentations réalistes à des pratiques historiquement attestées. Les châteaux et les bourgs fortifiés renvoient à la visualisation d’une construction stratégique de l’espace : la commune cherche à figurer ces lieux et demande à ses peintres d’arpenter la campagne pour relever des portraits topographiques. Figurer au naturel constitue une obligation professionnelle pour un peintre rétribué. La soumission d’un château qu’elle souhaite inscrire dans une mémoire éternelle est peinte sur les murs de la salle des 9 par décision de 1314. La peinture s’inscrit dans un dispositif administratif mais les aléas de l’histoire entrainent des corrections sur les murs : aujourd’hui il y a seulement le château de Montemassi dans la Maremme … si bien que l’on voit surtout un récit en images d’un siège de ville. En fait c’est dans la salle de la Mappemonde où se réunit le Grand Conseil que l’on trouve les portraits topographiques, à côté de la Maesta de Simone Martini. Si bien que Lorenzetti n’est pas obligé de respecter l’usage dans la salle de la Paix, cela ne serait que redondance.
Alors comment a été cassé le partage des rôles allégorie/réalisme ? En remarquant que l’illusion mimétique et l’allégorie sont distribuées sans souci de séparer les genres. En dessous de la Magnanimité il y a deux chevaliers à genoux offrant un château miniature en hommage. C’est la soumission des feudataires de l’Etat siennois à la souveraineté de la cité…comme un écho des relevés topographiques de la salle de la Mappemonde. De même des soldats viennent offrir une tour miniature qui est le symbole du prestige des grandes familles de la ville. L’emblème du peuple c’est le lion rampant que l’on retrouve sur les boucliers de la milice, mais derrière eux il y a les hommes du contado (comté) recrutés par les 9 pour maintenir la paix. Si l’allégorie n’est pas une fuite hors du réel, l’inverse est également vrai : le mariage et le cortège nuptial est-il là seulement pour l’anecdote ? En fait le peintre développe un double langage : entre la ville idéale et Sienne s’établit un rapport qui n’est pas d’identification mais de comparaison. Cette fonction du détail vrai et du différent dans la narration justifie la catégorie littéraire appelée « effet de réel ». Cet effet ne prend tout son sens que dans le registre de la description où il y a « un je ne sais quoi » qui produit l’effet de renvoi des effets de bon gouvernement pour édifier une ville idéale et dans l’autre sens la ville réelle est vue comme cette cité idéale.
Chapitre 6 : esto visibile parlera : les murs nous parlent
Une ombre, un je ne sais quoi de caché, comme sur le visage du fils le père, se rappelle à notre mémoire. « La mimesis poétique » ne reproduit pas la nature mais crée une réalité intelligible dans laquelle, pour une ressemblance, il y a beaucoup de dissemblances. L’ombre est, comme l’image, une imitation du corps : sa trace rappelle qu’un corps a été là, elle a été comme la signature d’un corps solide. Mais les ombres ne font pas d’ombres. Le poète veut se faire peintre d’ombres, imitant les corps ressemblants que seul Dieu sait façonner lorsqu’il produit des images. Qui d’autre que l’Eternel peut produire ce langage visible ? Faire de la peinture un langage visible, c’est donc disputer à Dieu sa puissance poétique. Dans la fresque pourtant la cité de la Paix semble vide de Dieu. Ce langage visible, nouveau pour nous car il n’est pas d’ici, d’où vient-il ? Il vient de la salle de la Mappemonde où trône la Vierge de Simone Martini. C’est, à partir d’elle, que doit se juger l’effet du vieillard dans la salle de la Paix. La cité est confiée à la Vierge. La Maesta parle d’un transfert de la parole sacrée dans l’espace politique du gouvernement des hommes. Cette Maesta est redevable à une autre, qui, elle, est peinte en 1308 par le Duccio et qui trône sur le maître-autel de la cathédrale. La captation politique est impressionnante. Simone Martini est prié de peindre les nombreuses salles du palais avec des thèmes profanes comme la représentation des châteaux. Le texte poétique qui entoure la Maesta de la Mappemonde reprend des tercets de Dante ; ce qui est incroyable quand on sait que Le Paradis ne sera publié qu’après ; c’est donc bien que les vers de Dante circulaient de bouche à bouche plus vite que l’impression des copistes. Jésus sur les genoux de Marie cite un passage du livre de la Sagesse que Lorenzetti reprend dans sa fresque : « aimez la justice, vous qui êtes les juges de la terre ! » Il y a donc un effet de citation qui court d’une salle à l’autre. L’injonction civique est un écho de l’exhortation religieuse.
Le passage en langue vernaculaire résulte d’un choix politique innovant. On y sent l’idéal politique républicain, qui consiste à exalter la lisibilité de la norme et à mettre en scène sa disponibilité sociale : tout le monde peut lire car c’est en langue vulgaire. Lorenzetti peint sa fresque au moment où culturellement les communes diffusent le message au plus grand nombre, un message d’auto-justification et de propagation d’une croyance politique. L’écriture prend place dans « des tituli » qui sont des sortes de cartouches qui ont un lien organique avec les allégories puisque ces dernières en sont explicitées. La peinture en ressent l’effet car elle peut se lire comme l’on déchiffre un texte. Boucheron n’y voit pourtant pas un progrès en lisibilité si l’image se contente d’un regard de respect et d’admiration, vu que le texte réclame un regard de savoir et de connaissance. Avec Lorenzetti les mots sont dans la peinture , ils y sont pour la faire parler à tous. La chanson politique déclamée en plusieurs lieux de la fresque ne couvre pas la subtilité de la poli-symphonie que fredonnent les images. Cela n’écrase en rien l’incertitude des images, guidant par quelques lignes de sens mais sans plus. Le livre reprend l’intégralité des textes de la fresque en annexe.C’est donc de poétique qu’il convient de parler, de poétique des lieux, des rythmes et des voix. La localisation des textes renvoient à des noms d’allégories, c’est du latin mais l’italien en est proche. Il y a aussi « les cartels » qui commentent les deux gouvernements : la justice renvoie au bien commun mais une justice ligotée lui nuit. De même entre Timor et Securitas. En plus il y a des oppositions de métriques selon les endroits et on est sans cesse en gesticulation de gauche à droite, guidés par les injonctions : « regardez ici, regardez là ». Si le nom du peintre s’étale largement, le nom du poète est passé sous silence. Est-ce Bindo di Cione Del Frate ? Quoiqu’il en soit de la fresque, le texte n’impose pas un ordre de lecture . Ce que les yeux voient c’est tout de façon simultanée. Boucheron y impose donc le sien : d’abord l’enfer, puis le purgatoire et enfin le paradis. Passons la porte !
Chapitre 7 : Guernica en pays siennois
Vous avez passé la porte. Mais pas celle qui débouchait sur le petit mur nord, empruntée par les 9 depuis l’escalier qui donnait sur leurs appartements. Vous qui ne faites pas partie des 9, vous avez suivi le chemin dans le palais ducal en haut du grand escalier, première entrée à main gauche. Mais aujourd’hui les aménagements ont modifié le parcours ; la porte qui permet d’aller depuis la salle du Grand Conseil fut percée au 15ème siècle en même temps que deux autres, également encadrées d’une pierre grise qui mord sur le ruban où courent les écritures. Les accès d’hier sont murés, aussi bien celui des gouvernants que celui des gouvernés. Nous entrons donc et nous trouvons face à la partie méchante des choses …et ce que l’on voit n’est presque rien, tout est embrumé. Petit à petit on discerne des formes, des collines avec des forteresses dans un ciel qui rougeoie. Quelle est la troupe livide qui dégringole sur la gauche ?
Boucheron décrit une ville au milieu de la guerre et une terre stérile. Il y a un détail où l’on voit une agression homosexuelle. C’est la hantise de l’époque que ces actes, contre nature parce que non productifs, se généralisent : la hantise c’est la dépopulation. Autre détail, c’est une femme outragée. Boucheron rappelle que cette figure se retrouve sur le mur d’en face où elle chevauche triomphante en tête de son cortège nuptial. Pour voir l’horreur, il faut comparer : je ne vois ici (mur ouest) ni négoce ni danse, les maisons ne sont pas réparées mais démolies et livrées aux flammes. La cité mauvaise ne se définit que par ce qui lui manque. Ici toutes les choses, on les fait par peur. Timor est là à l’aplomb de la porte. Nous sommes en enfer, enfer politique. Le texte du titulus précise : « ainsi par ce chemin personne ne passe sans craindre la mort ». Dans les régimes d’auto-gouvernement urbain depuis le 12ème siècle, l’enjeu du contrôle territorial qui assure la sécurité de circulation étendue au-delà des murs garantit l’espace des transactions. Ce qui se joue c’est l’idée du bien commun. Timor dit : « parce que chacun ne veut que son propre bien, la justice est soumise à la tyrannie ». De quoi a-t-on peur ? De soi-même quand on oublie les principes. Toutes les guerres italiennes sont des guerres civiles. Boucheron va rechercher le mot grec ancien de « stasis » ( = sédition = agitation de la ville divisée = instauration du lien de division).
À quoi correspond la réalité du temps où Lorenzetti peint sa fresque ? Au mur ouest, Boucheron rappelle qu’en philosophie politique on ne regarde pas la vérita effetuale della cosa (Machiavel). La guerre est l’horizon permanent de la vie politique des cités italiennes du 13ème au 14ème siècle. L’historiographie communale s’est dégrisée de son optimisme idéaliste ; il y a réévaluation continue de la culture de la haine dans l’organisation des sociétés. La culture chevaleresque dans ses systèmes de valeur avait développé la judiciarisation de la vengeance aristocratique. Mais l’apparition des milices entraine « l’odium » généralisée : ces armées se nourrissent sur la population, pillent, brûlent et c’est là l’ordinaire d’une pratique (guasto). La guerre est une activité régulière, routinière mais généralisée.Pise est la rivale de Sienne pour l’accès à la mer. L’enjeu dans la Maremme c’est Massa Maritime. L’exercitus (l’armée) de l’ennemi a envahi la fresque à moins que ce ne soit l’armée de Sienne quand elle soumet Grossetto. Peu importe, l’oeuvre ne se veut pas soucieuse de détails véridiques, elle capte une vibration qui est celle du temps. La description de l’oeuvre a négligé de parler ici « des médaillons » or ils suggèrent une interprétation seconde. L’usage de l’astrologie, des insignes pontificaux, des écus de Néron, Gaeta, Antiochis, tout ça est là pèle-mèle mais peu convaincants. Ce qui compte ce sont les hommes en société qui font l’histoire. La guerre c’est la guerre de la tyrannie. Nommer les choses est la seule parade à une peur quotidienne. On a affaire ici non pas à la crainte de Dieu mais à la terreur. C’est Hobbes qui a créé l’ambivalence en traduisant Timor aussi par révérence (soumission). Dans l’écart des deux sens, il y a l’espace du politique.
Chapitre 8 : séductions de la tyrannie (ce que cache l’image)
À approcher la tyrannie qui en latin se dit Vereor, on n’a pas si peur que ça ! Le tyran est entouré d’allégories bien alignées comme à la parade et tout est désigné par son nom pour nous rassurer. Depuis Aristote qui distingue la tyrannie d’usurpation de la tyrannie d’exercice, on sait que c’est l’envers monstrueux du règne, dégradant l’autorité en domination et la déliant de ce fait de toute légitimité. Même le peuple peut se conduire en tyran. Dans les années 1310 ce nom est dirigé contre l’empereur et les Gibelins. Le tyran renonce à défendre le bien commun au profit des seuls intérêts privés. Lorenzetti s’inspire de sources philosophiques, juridiques et morales mais témoigne surtout du débordement passionnel du prince des vices : cruel, lubrique, il détruit la justice. Boucheron fait un détour par la tragédie politique écrite par Albertino Mussato, « les Ecerinis » (1315). Cette tragédie s’inspire de Pétrarque : le chant du bouc répond d’un chant de liberté qui ne peut s’entonner que quand on redoute de la perdre. Et ici l’image met à distance par ironie le mal absolu de l’exercice du pouvoir : la tyrannie a le dessus. Sur quoi ?
D’abord sur la Superbia. Le pouvoir souverain est un pouvoir d’exception qui n’a pas besoin d’agir pour se réaliser. « L’energeia » aristotélicienne proclame que l’acte souverain se réalise en supprimant sa propre puissance de ne pas être en se laissant être, en se donnant à soi (Agamben). Le pouvoir communal craint surtout la morgue brutale des puissants. Elle n’est pas loin de la figure de la Vana Gloria. Celle-ci est vanité d’un désir d’excellence et est dérèglement de la parole efficace. On est ici dans la comédie des apparences. La triplette se complète de l’avarice, signe avec le bouc d’une sexualité déréglée faisant tourner à vide une machine à jouir. Dans la vie sociale des communautés italiennes, les enjeux politiques sont bien le contrôle de la violence, la répartition des richesses, le règlement des usages de la parole, l’économie des apparences.
À côté du monstre cornu qui tient un calice, il y a 6 mauvais : la cruauté, la trahison, la fraude, la furor, la division et la guerre. La fresque met en image les luttes de faction : il y a des situations concrètes là derrière. La furor s’exprime en bafouant la sacralité des édifices publics, en les souillant par des jets de pierre. La notion de sacralité politico-religieuse se lit dans les médaillons encadrés par les symboles : Vénus pour des saisons fertiles, Mars pour l’hiver, l’Eglise parce que cela va de soi et les empereurs… Rappelons que Sienne est gibeline jusqu’à la montée en puissance de Florence ce qui amène un guelfisme de raison. L’opposition Gibelins-Guelfes, l’opposition Commune-Seigneurie ne sont pas dans un antagonisme binaire. Le passage à la seigneurie n’est pas un changement de régime mais une réorientation des institutions communales. Ce qui menace c’est le doux sourire de vainqueur du seigneur. La seigneurie fait débat : il y a deux sentiments tragiques de la politique (Dante et l’Ecerinis ; mais une seule forme, car c’est une même racine pour le bien et le mal, origine commune de tout type de pouvoir.La fresque de Sienne trouve son plein sens quand on voit la propagande de la seigneurie qui ne cesse de séduire. La paix du peuple n’est pas la paix du prince, voilà ce que cache l’image. La seigneurie n’est pas l’autre de la Commune. Elle est l’un de ses devenirs possibles. Les vrais amoureux de la liberté civique assistent impuissants au détournement des discours de paix au profit des seigneurs. Ne pas se décourager, redire que la seigneurie c’est l’empire, que l’empire c’est la tyrannie, c’est dire que la tyrannie c’est la guerre. Aussi le temps presse, il faut sortir du labyrinthe et trouver le fil, là, au pied de la femme captive.
Chapitre 9 : la concorde à la corde accordée
C’est la justice qu’on entrave. Quelques nains sont venus la narguer. Un personnage la tient en laisse et de l’autre il tient un brin de la balance tombée à terre. Si on tourne l’angle du mur, on en vient aux allégories de la paix et la corde y tient son rôle dans la balance d’une Justice triomphante. La corde ne s’arrête pas là. Car d’un fléau que tient la Sagesse courent deux brins dont s’empare Concordia et qu’elle passe à un des 24 conseillers. Ce cortège amène la corde au vieillard qui trône et lui noue le poignet. Cette corde n’entrave plus, elle libère car le lien de la Concorde lie volontairement les individus dans une société et la fait tenir ensemble. C’est un lien de sécurité qui est de loin le plus léger (Cicéron, Augustin). Ici les citoyens sont accordés.
On pourrait suivre un autre fil pour passer de la tyrannie à la paix, c’est le fil des écritures. Concordia, accordo, drita carda. Ici la référence c’est la vérification par la Commune de ce que les constructions privées respectent l’accès libre aux espaces communs. Les façades doivent être alignées (1262). Mais il y a plus.
À suivre le fil de l’écrit on assouplit l’opposition des dichotomies paix-guerre. C’est la force persuasive de la peinture que d’affûter le regard en le rendant subtil. Si on représente ce n’est pas pour provoquer. Il y a à régénérer l’énergie de tous, gouvernants et gouvernés, les poussant à faire la part des choses, à opérer par eux-mêmes le grand partage : « que l’on prenne sur elle seigneurie / et que l’on occupe son esprit et son intelligence / à soumettre chacun à la justice » (ici le mot seigneurie = pouvoir) : cette citation est ….sur le mur ouest !! Sur le mur est, on a : « tournez les yeux pour admirer la justice » !! Et sur le mur nord : « vous qui régissez n’oubliez pas que c’est de la justice que procède la capacité d’accord ». Si ça, ce n’est pas subtil ?
Les images redoublent le mot justice sur le mur nord qui est le lieu des principes et de la philosophie. On a déjà croisé la Justice. Mais il y en a une autre sur l’estrade, sur un banc à côté de la paix et des 4 autres principes encadrant le vieillard. Cette seconde figure se démarque donc de la Justice en Majesté. Il faut prendre en considération les tailles des personnages car elles les hiérarchisent : 1) le vieillard, 2) la Justice en Maesta, 3) les 6 vertus profanes dont la seconde justice, 4) la Concorde qui fait pendant à la Sagesse dans un étagement différent, symbolique et d’ailleurs décalée à gauche du groupe hiérarchisé du vieillard. La hiérarchie procède de la Justice mais ajoutons que le vieillard est inspiré par les vertus théologales. Donc la religion insuffle les principes, et par cascades, les pratiques dont seront déployés les effets.
C’est la seconde figure de la justice, celle qui anime les pratiques, celle qui tient une tête coupée sur ses genoux, qui est le point de départ de la lecture de la fresque. La Sagesse est le point fixe auquel s’accroche la chaîne des causes et des effets.On pourrait creuser en parlant de justice distributive et commutative car la Justice en Maesta ne peut équilibrer les plateaux sans un coup de pouce de la Concordia qui tient le rabot fiscal (équité). Il faut descendre du registre doctrinal à celui des pratiques si on veut être efficace : une pratique des impôts dans une logique proportionnelle aux fortunes réelles, un développement de la procédure inquisitoire par rapport à la procédure accusatoire, une place donnée à l’arbitrage, et une nécessité d’appliquer sévèrement les peines contre les condamnés, si l’on veut la sécurité. D’où la tête coupée sur les genoux de la seconde justice…
Chapitre 10 : avec le bien commun comme seigneur
Rubinstein (1958) développe une thèse comme quoi la fresque se lit comme la somme de la philosophie politique d’Aristote transmise par Thomas d’Aquinet qui fait le socle du « regimen », nom du gouvernement médiéval. La clé de voûte c’est sa théorie du Bien Commun reformulée en fondement et critère d’un bon gouvernement. La fresque est le premier jalon dans l’autonomisation de la culture politique.
Skinner (1986) critique en forçant le rapport entre la tradition et la genèse de l’idéologie républicaine. Ici on désire plutôt écrire l’histoire de la liberté antérieure au libéralisme. Boucheron, qui ne partage pas ces avis intellectuels, consacre un certain temps à en résumer les enjeux autour de l’humanisme civique qui forge l’idée de la liberté républicaine dans le combat de la commune avec la seigneurie tyrannique des seigneurs de Milan. Skinner balaye cette thèse pour avancer une datation plus précoce que 1400, pour en voir germer la naissance au 13ème siècle avec la notion de « dictamen ». L’art de la composition dans le travail d’écriture repose sur des règles de rhétorique issues de la culture antique et adaptées à la communication médiévale. Il y a ici une idéologie de caste nimbant le pouvoir de la solennelle obscurité des mystères de l’Etat. La stabilité du système politique repose sur la délibération des conseils et la capacité des magistrats à contrôler l’éloquence laïque. Des professionnels itinérants et neutres aident dans cet art de l’équilibre difficile. On a peur des démagogues si bien qu’au 13ème-14ème siècles, on intègre la morale publique dans l’agir politique : rhetor se nuance avec rector. Skinner s’appuie sur les traités à l’usage des podestats, des poèmes, des modèles épistolaires, comme ceux des juges et des notaires. Mais il dégage, surtout chez Viterbe, une définition de la gouvernance proche de Foucault.
Boucheron toutefois émet des doutes devant l’enthousiasme chronologique. L’idéologie de l’autonomie républicaine s’est développée début du 13ème siècle avant la redécouverte d’Aristote. La théorie politique doit plus à Rome qu’à la Grèce. La différence est essentielle sur la notion de communauté quand on sait l’usage qu’en fait Thomas d’Aquin contre la vision romaine. « La personne » n’est plus, en chrétienté, la personne juridique du droit romain. Le personnage central de la fresque devient Magnus Vir Sapiens, qui recommande d’abandonner les moeurs brutales et vivre sous la loi. C’est un législateur car dans la commune les lois gouvernent elles-mêmes puisqu’elles s’incarnent dans des magistrats. Bref c’est la figure du seigneur et non pas la vue thomiste du bien commun. Boucheron conclut que ce jeu des dates étaie la rétroprojection d’une lecture qui ne vaudra en fait qu’en période classique quand on y régulera l’exubérance de la Renaissance. Il vaut mieux en passer par une herméneutique pragmatique : laisser faire les pratiques, laisser faire les images. Skinner s’appuie trop sur des textes. L’image de la Tempérance renvoie avec son sablier non à une erreur mais à un point de vue sur la façon concrète dont le gouvernement régit le monde en maîtrisant le temps. Avoir une mesure des heures qui soit régulière (souci du pouvoir au 14ème). Recourir au texte c’est juste pour servir de garde-fou. Lorenzetti n’a guère fréquenté Cicéron où dieu sait qui. Pointons que les vertus sur le banc ne sont pas théologales ni spécifiquement chrétiennes. Elles sont en fait politiques de ce que procédant de l’exercice d’un bon gouvernement. Le vieillard est-ce un juge ? En fait l’accumulation symbolique – avec le bonnet, le sceptre, le trône, la barbe – crée l’équivoque mais c’est cette équivocité qui est porteuse de sens : le gouvernement communal est un pouvoir souverain à Sienne. Dans les registres de la Biccherna on trouve une illustration sur des tablettes de compte regroupant les relevés des impôts de la gabelle ; elle met en scène le même personnage. L’autorité n’est souveraine que liée à la justice (fiscale). Et en même temps à une nécessité supérieure comme cela se lit dans les textes de la fresque: un « ben comun PER lor signor si fanno ». Seule l’image fait ressentir la tension à l’oeuvre. La souveraineté menacée par la seigneurie est restaurable si elle se recentre sur le soin du bien commun. Lorenzetti est entouré de signes – des sculptures sur les sarcophages d’hommes illustres dans les grandes villes autour de Sienne – et veut y parer à une idéologie et une propagande sournoise. Il promeut une pacification mais à l’inverse de celle du prince. La Pax Senesis choisit d’exclure ses adversaires plutôt que de se donner à un seigneur. Lorenzetti le fait en ne provoquant pas des personnes réelles mais en généralisant la société politique autour du Peuple et de la Milice. La tension c’est de représenter malgré les conflits partisans l’ensemble de la communauté politique comme Une. Boucheron s’arrète ici sur l’allégorie de la Paix car il faut aller au-delà des mots pour sortir de l’enfer. Il y faut en plus tout l’art du peintre pour donner des couleurs éclatantes à des corps en liberté comme elle aime regarder les effets du bon gouvernement sur le mur est. La paix est dans les mêmes traits que les triomphes pour l’évêque d’Arezzo et qui dit triomphe dit Rome. Voilà Thomas d’Aquin remit à sa place. Mais ce n’est pas fini…
Chapitre 11 : ce que voit la paix : récits d’espaces et de corps parlants
Travelling. Le parcours de Boucheron c’est pour étayer une lecture depuis la ville sur la campagne, sur le district (= contado) quand il sera policé. Deux chevaliers passent la porte sud. Par cette porte entrent des paysans qui viennent vendre en ville leurs produits. Le trajet de lecture sort de la ville mais est contrarié si bien qu’on est sans cesse ramené au centre, il s’agit d’une respiration économique. Une ville au Moyen-Âge c’est l’enceinte qui cerne un espace politique, juridique et sacré. Il y a donc à peindre un mouvement d’ouverture et une clôture avec donc un effet de seuil. L’expansion ordonnée de la ville est reprise comme l’emprise de la commune sur l’ancien diocèse. Désormais il y a intégration des communautés rurales, des seigneuries et des petites cités. D’où l’importance des routes et le climat de sécurité qui doit y régner pour qu’il y ait commerce qui s’approvisionne plus loin. Pour s’implanter dans ces terres d’incastellamento, Le gouvernement s’appuie sur le droit et les armes, contractualisant ses rapports de domination. C’est donc aussi une peinture d’histoire, l’histoire accélérée d’un processus : on y voit l’effet d’une justice spatiale aux fins de l’économie qui a besoin d’un accès à la mer. Et cela passe aussi par la précision des plans de lotissement. Pour produire une vue synthétique, le peintre rétrécit le temps par une vitesse qui juxtapose les saisons toutes en même temps. Une idylle économique dans les champs renvoie à un cortège nuptial dans la ville par un bel été qui ne finit jamais. Ouverte aux femmes il y avait la chasse à l’oiseau. On est dans une culture courtoise.Ce foisonnement vivant n’est qu’apparent. Ce paradis est le fruit des investissements publics qui transforment l’économie agraire. Sous-jacent à ceci il faut mesurer l’effet d’une monétarisation qui endette les communautés rurales par rapport aux élites urbaines. Ceci crée un passage d’une servitude féodale à une autre. Le contexte financier en 1330 c’est une modification des échanges internationaux créant une crise des investissements bancaires ; cela témoigne d’une mutation des marchés qui s’approvisionnent de plus en plus loin. L’analyse de la crise du crédit a été déclenchée par une bulle financière provoquant les faillites des grandes banques dans un contexte où les cours royales internationales ont fini par tuer la poule aux oeufs d’or. La contrada par ailleurs découpe la ville en quartiers tout en humanisant la contrée par occupation des sols. Sienne est une ville en construction où s’ajustent les territoires et les temporalités. Étonnamment quand on sait que Lorenzetti juxtapose 6 points de vue décalés : il y a juxtaposition de « boites locales » où prennent place figures et récits. Cela devient un locus au sens aristotélicien, un lieu commun qui accueille des scènes de parole où chacun se place comme sur un échiquier. Il ya ici une ville qui cultive le labeur et chacun y travaille au mieux. On peut voir sur l’encadrement des blasons et symboles, les 7 arts libéraux. Tout le monde travaille selon ses moyens et on intègre les plus modestes. À entendre Jean Claude Milner, ici il y a une politique des êtres parlants. Chacun choisit sa place dans la langue. S’il y a tension c’est en obéissant à un principe d’ordre. N’empêche, tout est difficile mais quiconque entre dans la ville se grandit. Cela se voit sur la taille des personnes mais aussi sur la lumière : le coeur de la ville rayonne.
Chapitre 12 : eh bien ! dansez maintenant !
Le campo est l’agora, le coeur de la ville où bat ce qui meut la ville dans le registre politique. Une commune fonctionne en reconnaissant comme essentiel l’impossible réconciliation du peuple avec lui-même. Gouverner est donc impossible et pourtant nécessaire. Dans la fresque, dans la ville, la place est vide mis à part un groupe qui danse.
Ce ne sont pas de gracieuses jeunes filles vierges de surcroit mais des jeunes gens qui exécutent sur commande une ridda. Depuis le 19ème siècle on juge les gens sur leur mine ; or l’image médiévale est codée : galbe de la cheville, arrondi des seins, longs cheveux blonds tressés dans le dos. Rien de tout ça ici : on a affaire à « des giullari » qui sont à l’avant-scène des célébrations civiques ou des festivités privées. Les statuts de la ville depuis 1309 ont délimité strictement la pratique des danses publiques car on se méfie des occasions d’agitation. La danse est une « danza ad arco » qui entre dans un rituel politique. Mais pourquoi a-t-on habillé ces garçons comme des filles ? Une provocation bousculant les règles de la bienséance et ce pour activer l’expression obligée d’une émotion politique ? non ! il faut faire plus attention : il y a des vers, des mites, des bas de robe en lambeaux. En fait il s’agit des symboles de la Tristitia. Dans la vie civile il faut exprimer le « gaudium », une joie qui est vue comme la nécessité d’une émotion collective. Skinner fait écho chez les anciens d’une mobilisation par le « tripudium » qui est une danse à trois temps, style viril qui est une danse de paix et de victoire, valse qui évide un centre, lieu large et disponible, politique. En 1310 le podestat de Padoue loue ses citoyens pour avoir surmonté leurs divisions. Chez Lorenzetti cette valse est mélancolique, à la joie un peu forcée. L’inquiétude est là, le danger n’est pas écarté de Sienne en 1338. Une crise surgit dans la lente subversion des valeurs civiques. La peur de la séduction seigneuriale est toujours tapie sous les justifications honnêtes dès lors que la commune se pense comme la forme d’une mésentente originelle. La force politique des images consiste à ne rien dérober au regard.Et nous voilà renvoyé finalement au regard de l’allégorie de la Paix. Elle voit « le bivium », les deux côtés, la paix et la guerre mais surtout elle voit que toujours la guerre fait de l’ombre à la paix. Elle tire les lignes de fuite à partir de deux choix possibles. Il n’y a de politique que dans la pensée raisonnable et consciente d’une alternative. Les divisions n’aboutissent pas toujours là où on veut. Sienne connaitra la ruine puis la peste. C’était la fin du gouvernement des 9.
Epilogue
Les 9 siégeaient dos à la fenêtre sous le regard du juge qui lui voit bien qu’il n’y a qu’un monde, toujours le même.