Dans cette seconde moitié du résumé, on va résolument plonger, parce que c’est déjà entamé, dans les nouveaux champs à explorer avec les outils de Rancière. Il y a adoption désormais de ce régime de pensée, de l’ontologie et de la métaphysique présentes « in abstentia », qui vont avec. La littérature, le cinéma vont ouvrir notre réflexion « à la manière » de Rancière. Prouvant, en cheminant ainsi, que la méthode a du vrai. Il ressort, de là, une expérience de partage sur la pertinence de cet art du pas d’écart, qui, dans la bascule des regards suscitée, met en suspens nos vouloirs et nos agirs, le temps de voir et comprendre avant de conclure. La révolution n’est pas à attendre, elle n’est pas réservée à des maîtres en stratégie, elle est, ici, dans un art de vivre qui a déjà inventé sa sortie des impasses. La quatrième partie du livre, sort carrément du champ dessiné par le Partage du sensible, soit des rapports contrariés de l’esthétique et du politique, pour vérifier la méthode à propos du chômage, de l’aide humanitaire, la colonisation, l’éducation… une économie de la liberté. Et Rancière clôturera ce colloque en recentrant son propos sur l’égalité. En effet la troisième et quatrième partie creusaient un écart avec lui jusqu’à la rupture à certains moments.
Ouvrons la troisième partie : partage esthétique.
Troisième partie Chapitre 16 : quitter la scène (Bernard Aspe, Muriel Combe)
La guerre des vies. Le partage est à la fois l’indication d’une division et l’attestation qu’il y a du commun ; il renvoie à l’égalité et au conflit. Et il indique le point d’indistinction entre la méthode d’analyse et son objet. Rancière essaie d’éviter le piège autobiographique à un moment où les philosophes singularisent leurs discours par un appui sur leur vécu. Foucault par exemple. Par « vie », Rancière désigne un point idéel. Et cette articulation du sensible et du pensable ne se révèle que par comparaison entre histoire, sociologie, esthétique… Une manière contre une autre : une manière de s’opposer à la vie que construit une autre. La vie c’est la fréquentation de Lacan, Althusser, Lévi-Strauss. À l’école du structuralisme, la vie n’est plus ni le référent auquel le discours n’aurait qu’à renvoyer, ni ce qui, sous la forme de la vie future, aurait à le valider. À cela il y a une condition : que les discours et les vies soient séparés aussi bien qu’inséparés. Le point idéel indique pour la pensée le souci de penser le nœud de la pensée et de ce qu’elle n’est pas, et ce qui ne peut être pour elle un objet. C’est parce qu’il y a une séparation, un écart entre les discours et les corps censés les incarner qu’il y a du jeu, lequel seul permet la désidentification. C’est parce que l’égalité est un terme vide qu’elle peut avoir des effets de désajustement qui empêchent toute coïncidence à soi d’un peuple, fut-il à venir. C’est ce qui, à partir de Mallarmé, peut se dire : retourner la contingence en puissance inouïe d’affirmation. Nulle part la pureté de la pensée ne se sépare de la description d’une certaine vie. Le décisionnisme de la pureté axiomatique n’est pas de mise tout choix se dit depuis la trame que compose la guerre des discours.
La scène de la politique. « Malaise dans l’esthétique » explique que ce commun se divise en deux versants, car il se dit comme le rapport d’une esthétique de la politique et d’une politique de l’esthétique. Le Partage du sensible et la Mésentente ont interrogé l’existence d’une certaine esthétique de la politique, en réponse à Walter Benjamin et Guy Debord. Les passages de Malaise dans l’esthétique qui identifient plus avant l’esthétique à l’œuvre dans la politique, accentuent l’homologie entre l’espace politique et celui du théâtre. Tout se passe comme si un paradigme scénique s’imposait, afin de donner corps à la politique, de lui donner ce minimum d’incarnation sans quoi elle n’existe tout simplement pas. Le problème est là. Le modèle théâtral qui invite à voir dans l’assemblée des corps parlants la situation-type de la politique n’est pas le plus à même de figurer ce qui redécoupe le champ de l’expérience. Dans la Mésentente, Rancière, à propos de Mallarmé, nous dit que l’acte scénique et l’acte politique sont liés à partir du problème que pose le geste révolutionnaire de la décapitation du roi. Comment faire pour que le peuple ne soit pas le corps qui vienne se substituer au corps du roi ? Comment faire pour tenir à distance l’incarnation. L’acte scénique et l’acte politique se doivent d’être allégoriques. Cette insistance sur la mise à distance amène un autre problème : qu’arrive-t-il après la prise de parole et même qu’arrive-t-il dans la prise de parole ? Qu’arrive-t-il aux corps parlants en tant qu’ils font communauté ? Le « après » la prise de parole n’est pas analysé par Rancière dans un souci de durée. Cette inscription, ce marquage sont renvoyés aux seuls effets incidents dans l’ordre de la gestion policière, forcée de reconnaître que quelque chose a eu lieu. Et alors c’est au fond le souci même pour les modes du faire, du dire, du sentir et de l’être, qui se trouve tenu à distance. La question est alors : pour une pensée soucieuse de ces modes, ne faut-il pas prendre le risque de quitter la scène ? Car le risque, pour une politique qui veut quitter la prééminence du schème de la scène, est celui de se voir réduit à un passage à l’acte isolé et sans lendemain. Lacan, sur l’angoisse, rappelle que la scène est la dimension de l’histoire sur laquelle, en tant qu’êtres parlants, nous faisons monter le monde, l’endroit où le réel se presse. S’évader de la scène, quitter la scène pour le monde, c’est là la structure du passage à l’acte : le moment du passage à l’acte est celui du plus grand embarras du sujet. C’est alors que de là où il est – à savoir du lieu de la scène où, comme sujet fondamentalement historisé, seulement il peut se maintenir dans son statut de sujet -, il se précipite et bascule hors de la scène. Qu’est-ce que la scène, pour se constituer, emporte du monde, à quoi nous n’avons affaire qu’en tant qu’il est toujours déjà monté sur la scène, mais qui pourtant n’est pas elle ? Ce que nous apprend Lacan, c’est que le problème n’est pas de projeter un accès au monde pur de toute scénographie, mais de marquer une inflexion.
La découpe et le geste. L’esthétique en jeu dans la politique, définie comme recomposition des modes du faire, du dire et de l’être, peut être saisie comme une poétique du geste et du cadre, c’est-à-dire une poétique du cinéma. Le cinéma est le lieu où peut se figurer le partage du sensible. Il est aussi le lieu où se travaille exemplairement l’écart, la disjonction. Ce qui est mis en avant est la possibilité qu’a le cinéma de laisser le disjoint à l’état disjoint : l’image, le son, le texte, la parole, le corps, tel fragment du monde. Ainsi la Chinoise de Godard. Au cinéma est en jeu la manière dont une idée s’incarne dans un corps, dans le même temps que ceux-ci, le corps et l’idée, sont laissés à leur état disjoint. Ainsi celui qui veut penser la séparation doit aussi penser la communauté. L’attention à cet « aussi » est ce qui s’oppose à la métaphore ; pour rappel la métaphore c’est le chassé-croisé des mots qui se cachent en faisant voir et des images qui se rendent invisibles en se faisant entendre. le cinéma est l’art de l’anti-métaphore. Et pour cela il use des ressources de la comparaison. Le cinéma fait entendre les mots et voir les images, dans leur dissociation, en les maintenant ensemble à l’intérieur d’un même cadre. Le travail de l’anti-métaphore définit le travail commun de l’art et de la politique. C’est que la politique est semblable à l’art sur un point essentiel : elle aussi consiste à trancher dans la grande métaphore qui fait glisser sans fin les mots et les images les uns sur les autres pour produire l’évidence sensible d’un ordre du monde. Mais les choses se compliquent à considérer la manière dont Rancière est revenu sur « Histoire(s) du cinéma » à propos de Godard. Rancière reparle de montage métaphorique (la puissance dialogique d’association et de métaphorisation). On peut y entendre une renonciation de la part de Godard aux exigences qui étaient les siennes à une époque plus polémique, mais ce n’est pas ce que nous dit Rancière. Les Histoire(s) sont analysées à l’aide du concept de « phrase-image », qui vient compliquer les trop nettes oppositions modernistes. La phrase n’est pas le dicible, l’image n’est pas le visible. La phrase est puissance d’enchaînement et de continuité, l’image est puissance disruptive. La phrase-image est l’union de ces deux fonctions. Et ces deux fonctions sont aussi deux formes du montage : dialectique et symbolique. Au premier est associée la mise au jour de l’hétérogène sous la forme du choc (révélé dans un regard critique). Au second celle d’un monde commun selon une procédure qui convoque là encore la métaphore, et dans une visée qui est dite « néo-humaniste ». Les Histoire(s) annoncent le passage de la première à la deuxième. La fréquentation des salles de musée serait le passage d’une politique de l’esthétique centrée sur la puissance critique des combinaisons de l’hétérogène, à un humanisme « néo-symboliste » où la construction d’un continuum atteste l’existence d’un monde commun. La phrase-image est là pour séparer le montage symbolique de la confusion et de la circulation ininterrompue des marchandises. Seulement la séparation est fragile au point que la phrase-image s’en voit destituée. Sa puissance est fonction du type de communauté qu’elle est à même de faire exister. Le commun auquel elle renvoie ne semble exister que d’être compulsivement vérifié tout en demeurant constitutivement dans le vague, et s’apparenter à l’invention unanimiste des marques de communauté. On ne voit pas bien ce qui peut distinguer ce commun de celui auquel renvoyaient les mirages de la métaphore démantelés à l’époque de la Chinoise. Les deux composantes du montage (dialectique et symbolique) pour Rancière, ont toujours existé ensemble. C’est donc qu’il s’agit d’une inflexion. Ce qui ne plait pas à Rancière, alors qu’elle est au cœur de l’évolution de son propre travail. Cette dernière phrase est polémique.
La parole incarnée. Parmi les textes postérieurs à la Mésentente, il y en a un où se trouve envisagé ce que pourrait être un régime esthétique de la politique dans lequel la parole des égaux ne serait pas résistance à l’incarnation de la puissance anonyme de la communauté. Il s’agit de Ouvriers, paysans qui est un film parlé, un film voué à faire exister des scènes de parole. Les actes squi s’y déroulent y sont exclusivement des actes de parole. On est près d’une situation de théâtre. Le titre « la Parole sensible » (un écrit de Rancière) témoigne de la manière dont un régime de parole entre en résonance avec un postulat politique. À la poétique de la fiction, ce film oppose une poétique de l’incarnation. Cette phrase est polémiste. Rien ne commence ni se termine ; les blocs d’incarnation sont là pour toujours. L’incarnation dont il s’agit est celle que manifeste le travail de l’inséparation entre le mode de présence de la parole et celui, visuel et sonore, des éléments du monde juxtaposés aux paroles et qui attestent leur dire en même temps qu’ils leur offrent un abri d’autant plus accueillant qu’hétérogène, indifférent. Mais c’est en un sens précis que les ressources de l’esthétique de la disjonction oeuvrent à constituer une poétique de l’incarnation. Ce film est un film communiste. L’espace du litige ne constitue pas une scène, si une scène est un espace que l’on découpe au sein de l’ordre régnant du partage du sensible pour le reconfigurer ; c’est-à-dire d’abord, depuis cet espace d’exception, s’adresser à lui, de sorte que cette adresse constitue le cœur de l’énonciation – même s’il ne s’agit que de vérifier par là la mésentente avec l’ordre policier. Car, pour nos polémistes, l’énonciation vise ici à faire émerger une mésentente interne à la communauté des ouvriers et des paysans engagés dans leur chose commune. Tout se passe ici comme si l’incarnation permettait un approfondissement de la mésentente. Le film fait un pas d’écart par rapport au dispositif rancérien. Dans la Mésentente, il y a une double analyse du « vous m’avez compris » : d’abord une adresse aux sans-parts pour qu’ils forgent leur idiome de pouvoir (apprentissage d’une manière correcte de parler politique) pour entrer dans le jeu du pouvoir, avec des revendications qui seront à négocier ; l’autre manière renvoie à la supposition d’un langage commun, qu’il leur (les ouvriers) faut partager avec leurs maîtres, afin que commence une scène d’interlocution dissensuelle par où s’élabore une politique. Or ce que ce dispositif occulte sous la contrainte d’une fiction de langage commun à faire exister, c’est le fait que la pluralité des paroles ne renvoie pas nécessairement à des idiomes de pouvoir , mais peut exprimer aussi bien des formes de vie. De sorte que l’attestation d’égalité peut être tenue en même temps que celle de l’irréductibilité des mondes. C’est seulement en approfondissant l’analyse de l’élément éthique que l’on peut retrouver le tranchant nécessaire au tracé d’une ligne de partage politique.
Troisième partie Chapitre 17 : Rancière et le diagnostic nihiliste (Vanessa Brito)
Éthique. Chez Rancière, éthique qualifie un des trois régimes d’identification de l’art et un tournant dans la pensée contemporaine qui affecte l’esthétique et la politique. Dans le régime éthique des images, comme dans le tournant éthique, la politique et l’art ne sont pas identifiés en tant que tels. Il n’y a que des manières de faire et toutes les manœuvres de faire se mesurent à l’aune de leur origine et de leur destination. La question est celle du rapport entre le tournant éthique et ce qu’il affecte, à savoir le régime esthétique de l’art. D’un côté le tournant éthique est animé par un principe d’indistinction qui dissout la spécificité des pratiques et des discours ; d’un autre côté, le régime esthétique est animé par le principe de l’égalité qui pose que tous les sujets, tous les objets, sont également bons à la représentation. Indistinction, égalisation. Quelle est au fond la différence ? Pourquoi l’indistinction éthique met en cause l’existence de l’art et la politique alors que l’égalisation du régime esthétique les conditionne ?
Pour Rancière, politique et esthétique ne désignent pas deux disciplines, pas plus que deux réalités permanentes et séparées, dont il s’agirait de demander si elles doivent être mises en rapport. Au contraire il y a toujours une esthétique de la politique et une politique de l’esthétique pour autant que les actes politiques et les pratiques artistiques remanient le partage du sensible. À chaque fois qu’il y a de l’art ou de la politique, c’est parce que les articulations données du visible et du dicible ont été recomposées par d’autres assemblages qui rendent perceptible et audible ce qui ne l’était pas. La logique d’un propre-impropre est la marque commune de la politique et de l’art, tel qu’il est saisi par le régime de visibilité qui nous est contemporain. Pour l’esthétique cette identité principielle du propre et de l’impropre peut aussi se dire d’une autre manière, à savoir, que l’identification de l’art est le principe d’une désidentification généralisée. La désidentification est synonyme de l’hétéronomie dont la trace compromet toute tentative de définir l’art comme une sphère autonome. Rancière prend ici comme exemple le parallélisme établi entre la subjectivation politique et l’énonciation littéraire. Toutes deux ont la capacité de détourner les individus de leur destination naturelle. Si toute subjectivation politique est un processus de désidentification, c’est dans la mesure où elle se traduit par l’arrachement à la naturalité d’une place. Et c’est par là qu’elle se rapproche du déclassement que l’énoncé littéraire porte en soi depuis le début du 19ème siècle, depuis que la littérature s’affirme comme une écriture sans destinataire. Même si la littérature a sa politique à elle, il y a lieu de distinguer la méta-politique qui lui est propre de la politique comme construction d’une forme de subjectivation : la méta-politique est la pensée qui entend venir à bout du dissensus politique en changeant de scène, en passant des apparences de la démocratie et des formes de l’Etat, à l’infra-scène des mouvements souterrains et des énergies concrètes qui les fondent. En mettant les êtres et les choses sur un même plan où tout est également représentable, la littérature a sa méta-politique pour autant qu’elle invente des individualités moléculaires qui défont les correspondances établies entre les corps et les significations. La littérature crée une séparation des mots par rapport à tout corps. Alors que la spécificité du dissensus politique consiste à créer les noms par lesquels s’instituent des collectifs nouveaux, le propre du dissensus littéraire est de mettre en cause ces collectifs, en forgeant de nouvelles formes d’individuation qui invalident les repères mêmes de la subjectivation politique. Le malentendu littéraire se distinguerait-il de la mésentente politique du fait qu’il oppose une scène à une autre ?
Tout comme la politique, l’esthétique renvoie aussi à l’idée de quelque chose qui vient se greffer sur une autre. De même que l’art de l’âge esthétique est celui qui vient « après » pour défaire les enchaînements du régime représentatif, la politique est ce qui vient après pour instaurer une vérification du principe d’égalité au sein de l’ordre policier. C’est parce que la politique naît toujours d’un litige par rapport à la police, qu’elle se définit comme un acte de désidentification. Toutefois si, dans le cas de la politique, cette désidentification empêche la juxtaposition de deux logiques opposées, dans le cas de l’esthétique, la rencontre entre deux logiques qui se contrarient se traduit par une identification de l’hétérogène. Alors qu’il n’y a pas identification entre acte politique et non-politique, il y a par contre indistinction entre le geste qui relève de l’art et du non-art. Tandis que l’art est le principe d’une désidentification généralisée, la politique a une scène spécifique. Le régime esthétique de l’art est habité par une image de la pensée où celle-ci devient la faculté de s’égaler à son contraire. Depuis Vico, en passant par le romantisme allemand et par le réalisme littéraire, l’art est pensé comme l’identité d’un processus voulu et non-voulu, se laissant conduire à la figure d’une pensée identique à la non-pensée, ou à celle d’un logos identique à un pathos. Si la logique consensuelle introduite par le tournant éthique est étrangère à une politique dont la condition est l’existence d’un tort, le régime d’indistinction qui le caractérise n’est donc pas complètement étranger au fonctionnement du régime esthétique. L’éthique – c’est l’indistinction entre le fait et le droit ou entre l’être et le devoir-être – n’est pas une sphère autonome qui viendrait s’introduire dans l’avenir de l’esthétique, mais plutôt une possibilité qui l’habite intrinsèquement, une espèce d’hyperbole qui lui est immanente. Que l’art lui-même puisse nous conduire au problème du nihilisme, c’est ce qu’illustre la littérature par la contradiction propre à sa méta-politique. Flaubert et Balzac, pour Rancière, témoignent de ce problème : en voulant rédimer l’aptitude maléfique de la littéralité démocratique par le pouvoir d’une écriture dans les choses, ils indiquent que cette écriture signifie l’annulation ou l’auto-suppression de la littérature. Néanmoins la littérature vit précisément de la manière dont elle joue avec sa limite immanente, parade au nihilisme. Pourquoi le règne de l’éthique impliquerait-il une éclipse réelle de l’art semblable à celle que les dernières lignes de la Mésentente avaient diagnostiquée pour la politique ?
D’après Rancière, on tombe dans l’indistinction éthique précisément quand on refuse l’indistinction principielle du régime esthétique. Le tournant éthique est porté par l’idée qu’il y a un propre de l’art. il est la sphère d’indifférenciation où l’on tombe quand on veut réellement séparer l’art du non-art. A partir d’ici le chapitre rend compte de la dispute entre Rancière et Badiou par l’intermédiaire de Lyotard et Lévinas. La volonté de trouver un invariant par lequel réaffirmer de la distinction éthique tue l’art. Et d’ailleurs Rancière toujours aussi insituable n’affirme rien ; il tire les conséquences de ce qui constitue aujourd’hui un courant dominant. Lorsqu’il suggère que l’esthétique, tout comme la politique, est en train de connaître son art nihiliste, sa pensée ne s’inscrit pas pour autant dans les discours qui annoncent la fin de l’esthétique ou la mort de l’art. Au contraire : elle dénonce tous ceux qui souhaitent se débarrasser de son statut ambigu et évacuent la dynamique des différences et des contrariétés qui relancent la pensée.
Troisième partie Chapitre 18 : Rancière, le post-classique (Jean-Louis Déotte)
Cette troisième partie fait la part belle aux adversaires de Rancière. Il vaut mieux que ce dernier tire de cette polémique l’appui qui lui permet d’affiner son pas d’écart. Ici on va croiser de nouveau Lyotard et Walter Benjamin. Ceci dit ce chapitre franchit une frontière car c’est une machine de guerre. Dans ce chapitre et le suivant, on passe à l’acte et on se met à donner des leçons.
Une physique des tourbillons. S’il fallait chercher un modèle théorique pour caractériser l’esthétique de Rancière, il faudrait tirer les conséquences d’un double refus : le refus du réductionnisme technologique et le refus de l’inarticulable, de l’affect intraitable. Si l’on part de l’œuvre, c’est un tapis. La critique consiste à démêler les brins que Rancière nomme des logiques. Ces logiques peuvent être hiérarchisées, à partir de logiques de premier ordre qui caractérisent les régimes de l’art. Soit au cinéma – lieu d’une confrontation entre le régime représentatif et le régime esthétique – « Histoire(s) de cinéma » de Godard : on y trouve cette phrase-image qui condense l’ombre de Nosferatu, un plan de « The spiral staircase » de Siodmak, la photo de l’enfant juif du guetto de Varsovie, et en arrière-plan le discours de réception de Foucault au Collège de France et la présence-absence de Jean Hyppolite. Cette analyse n’est possible que parce que la réception audio-visuelle de ce type de film est appareillée. Il a fallu l’invention des techniques d’enregistrement et de reproduction pour rendre possible cette esthétique qui mobilise le musée et la bibliothèque universels. Cela suppose l’existence d’un Magazin/Bibliothèque/Musée infini où tous les films, tous les textes, les photographies et les tableaux coexistent, et où tous soient décomposables en éléments dotés d’une triple puissance : la puissance de singularité de l’image obtuse (punctum), la valeur d’enseignement du document portant la trace d’une histoire (studium) et la capacité combinatoire du signe, susceptible de s’associer avec n’importe quel élément d’une autre série pour composer à l’infini des phrases-images (signum). Il me semble évident que les conditions actuelles de la réception audio-visuelle et de l’archive, doivent être reversés du côté de la production, comme pour le son. Si la réception est appareillée, il faut en déduire que la production artistique l’est aussi, sur un autre mode.
Or le premier point essentiel chez Rancière c’est que les arts n’ont pas de propriété essentielle. Ils ne se réduisent pas à leur medium. Les arts ne sont pensables qu’à partir des régimes poétiques qui leur donnent leur assiette. Il y a un refus de l’essentialisme ; le propre d’un art n’existe pas. C’est le « n’importe quoi » des arts contemporains, qui rend pensable l’impropriété des arts. Il faut rompre avec une histoire héritée du classicisme mais aussi avec la mediologie de Regis Debray. Je suis d’accord mais signale une troisième voie, ouverte par Panofsky : la perspective comme forme symbolique mêlant technique, langage et arts. Rancière est plutôt du côté d’une esthétique du paradigme (Kuhn), de l’épistémè (Foucault), des blocs d’écriture. Mais les choses sont plus complexes. Comme le dit Badiou : un plan pris en lui-même n’est pas identique à son sens : seul le second plan qui enchaînera lui donnera sens à rebours. Même si ceci vaut pour tous les régimes de l’art, Rancière met en exergue le régime représentatif. Le partage du sensible qu’il instaure classe tant les hommes, les ordres sociaux, les usages, les manières de faire et d’apparaître, donc la politique, que les arts, les bons sujets, les thèmes comme les destinataires, comme les registres et les fonctions de la langue, leur pragmatique, donc l’esthétique. À l’inégalité foncière du partage du sensible de la polis d’Ancien Régime correspond une inégalité entre les arts. Le partage du sensible concerne l’espace commun, par des configurations à la fois symboliques et matérielles qui traversent les frontières entre les genres, les époques. Elles traversent les catégories d’une histoire autonome de la technique, de l’art ou de la politique. Or est-il sûr que la peinture soit simplement soumise à la mimesis (un mode de la représentation) ? Ce serait peut-être le cas si ce rapport représentatif entre le dicible et le visible s’établissait définitivement en faveur du dicible, en faveur du poème, de l’istoria. Cela est vrai au Sud mais la peinture du Nord (entre autre hollandaise) est appareillée sur la camera obscura et non par la perspective légitime.
La peinture d’istoria est d’ailleurs aussi contrariée. Pourquoi ? Il suffit de donner toute son importance à ce qui n’apparaît que comme une infrastructure technique superflue dans le régime représentatif des arts : à savoir l’appareil perspectif. Or le « Destin des images » opère la même opération de disparition de la technique que les tenants décriés précédemment par Rancière, les tenants de la présence pure des icônes. Si la perspective est devenue linéaire et théâtrale avant d’être aérienne et sculpturale, c’est que la peinture devait montrer sa capacité poétique. Cette remise à leur place des techniciens est celle de l’Académie parisienne des beaux-arts au 17ème siècle contre le graveur Bosse. Ce sont les auto-portraits des peintres qui ont fait rupture, proclamant de visu la souveraineté du peintre comme artiste et non comme artisan. Il y a quand même ici un paradoxe car la perspective légitime produit un espace géométrique rationnel en lieu et place d’un système théologico-politique médiéval et ceci implique que dans le nouvel espace tous les points de vue se valent, et donc le sacré et le profane. Cet espace est donc un espace de l’égalité. Le paradoxe c’est que ce géométral est devenu légitime du fait de l’exposition d’Un : la représentation autolégitimante du peintre donnant son portrait. Conclusion : la perspective n’a été cet appareil qui a bouleversé le partage du sensible que parce qu’elle a articulé autrement le rapport de l’un et de l’universel. L’opération de Rancière consiste donc à donner à la mimesis une infrastructure technique pour l’oblitérer immédiatement. La teckhné ne disparaît pas dans la poésie. Elle attend son heure. Le régime représentatif des arts était gros d’une révolution esthétique et politique égalitaire.
L’histoire de l’art académique et la philosophie esthétique qui l’exploite ont alors suivi la pente de la polis, la peinture a été réduite à un scénario. Nous allons redonner ses droits à la technique en tant qu’elle ne s’efface pas dans sa finalité. Rancière va développer une critique du medium en deux temps ; il faut que le medium désigne tout autre chose qu’une matière et un support, il faut qu’il désigne l’espace de leur appropriation. Et s’approprier ce moyen pour en faire une fin en soi, c’est nier ce rapport de moyen à fin. La modernité serait ce moment illusoire de la fin de l’histoire et de l’art. Et comme aujourd’hui on voit qu’ils ne sont pas morts, il faut dire qu’ils ne sont plus identiques à leur essence et donc qu’ils dégénèrent. Nous prenons distance d’avec Rancière : le medium est une technique qui est sa propre finalité selon des époques différentes. À suivre Kant, on choisira de parler d’appareil. Il y a dans appareil : le plaisir pris à l’apparat de ce qui apparaît, le supplément technique qui fait bouger l’art et la logique qui consiste à mettre en rapport le non-rapport, soit l’appariement. Rancière est un grand appareilleur. Rappelons nous son analyse des rapports du design et de la poésie, Behrens et Mallarmé.
L’appareil est causa sui. Il n’a pas d’autre finalité que lui-même et pourtant c’est en cela qu’il fait époque et qu’il fait monde. Au début du 15ème siècle, les techniques de projection ont été appareillées par l’imposition d’un point, le point de convergence des parallèles, le point de fuite, le point du sujet. La logique de l’appareil a débouché sur la définition de l’un comme subjectivité. Le dicible, consistant en une objectivation de la Nature qu’il représente par signes, implique que le signe pictural est signe linguistique (Louis Marin). La technique projective n’a pu se déployer sur plusieurs siècles que sur le fond d’une décision anonyme qui est sa propre norme auto-fondatrice : considérer le plan du tableau comme un plan de projection, le support matériel comme une vitre transparente. Ceci engendrera la science (Koyré) dont la norme régulatrice est délibérative. Rancière finalise, par la mimesis, ce qui en droit devrait être considéré comme une finalité sans fin parfaitement irruptive. Il faut contrarier la théorie des régimes de l’art en mettant en rapport le rapport dicible/visible avec ces décisions époquales qui entraînent la définition de medium. Ces décisions époquales, qui entraînent toujours un autre rapport au corps, sont associées à des modes de légitimité ou normes qui encadrent les genres de discours : la norme sur le corps, l’âme et finalement le papier lu. La logique du délibératif déploie la science sur un fond d’espace d’égalité, alors que la logique de la mimesis conforte un espace social et politique privilégiant la rhétorique sur un fond de partage inégalitaire. Le divorce éclate avec l’Encyclopédie et sa révolution du goût. Car les premières expositions publiques d’art et les premiers musées mêlent l’élite et le profane. L’appareil muséal casse la hiérarchie des goûts. Le musée ouvre au régime esthétique de l’art car les œuvres produites dans la logique perspectiviste ne diront plus rien au spectateur. Lyotard rate le côté positif de cette révolution.
Le grand péché de l’esthétique c’est de s’intéresser trop aux arts sans requérir les innervations techniques, comme si on pouvait les penser selon leurs caractères propres, faisant l’impasse sur les appareils sans lesquels pourtant il n’y aurait pas d’œuvre. Rancière est ici plus proche de Benjamin. Le point de départ c’est la culture, c’est-à-dire des collections de formes déjà là figées par des noms ou des livres. L’enfant vient toujours au monde face à une collection de formes et de phrases, dans une rumeur imageante. L’imagination productrice consistera à passer de dénomination à dénomination par la défiguration. C’est pourquoi tous les matériaux sont bons pour l’esthétique, même ceux de l’industrie culturelle la plus vulgaire. Le medium, comme un tableau, c’est un appareil en tant qu’on le distingue de sa stricte infrastructure technique qui l’impose comme dispositif. Dit de reproduction, comme dans le cinéma. Cette précision est nécessaire pour comprendre le passage de régime représentatif au régime esthétique des arts. La défiguration voit la nouveauté au passé. Mais elle constitue l’espace discursif qui rend la nouveauté visible. Le décalage est alors autant prospectif que rétrospectif. C’est une affaire de rapports entre la surface d’exposition des formes et la surface d’inscription des mots. Osons faire un pas supplémentaire : cette nouvelle mise en rapport de deux surfaces, engendrant une temporalité spéciale, est l’affaire d’un appareil, précisément de l’appareil muséal.
Le dispositif technique de reproduction s’intéresse à ceux qui, les sans-part, invisibles politiquement, sont soumis à la chaîne industrielle, scolaire ou sportive et qui pour cette raison de minorité sont constamment expertisés par des dispositifs de tests. Par le cinéma, le testé, de passif qu’il était, retourne politiquement la situation, en jouant devant la camera le rôle qu’il a choisi : ce qui ouvre la possibilité d’un nouveau droit politique : celui qui consiste à donner de soi-même les apparences qu’on a choisies de se donner. Les appareils modernes qui ont été inventés sont d’essence projective, chacun inaugurant une forme inouïe de la temporalité. Comme l’appareil photographique. La rupture du langage numérique les conserve tels quels, sauf que la théorie du « ça a été » n’a plus de sens : la photo numérique ne saisit plus le flou dans la profondeur de champ (punctum). La surface d’inscription change essentiellement, ce qui entraîne que le langage universel devient inhabitable. Le langage virtuel l’emporte sur l’image qui n’en est plus que l’actualisation. Nous sommes à l’orée d’un nouveau partage du sensible.
Troisième partie Chapitre 19 : démocratie moderne et révolution esthétique, quelques réflexions sur la causalité historique (Gabriel Rockhill)
Je vais parler de polémiques explicatives et synthétiques. Le travail de Rancière est de rompre avec les catégories dominantes pour penser le rapport entre art et politique, qu’il s’agisse de la théorie marxiste, de la sociologie de l’art et de celle des post-structuralistes. En proposant la notion de partage du sensible commun à l’art et à la politique, il analyse la consubstantialité de ceux-ci en montrant que l’art, dans la mesure où il distribue et redistribue les catégories du monde sensible, est d’ores et déjà politique. Dans le cas du régime esthétique de l’art, il fait un rapprochement entre la révolution esthétique des deux derniers siècles et la politique égalitaire de la démocratie, sans pour autant les confondre. Mais son lecteur ne peut que s’étonner que Rancière n’aborde que rarement la question de la causalité historique. Rancière semble se méfier de la recherche des causes. Au point que le travail entamé depuis les années 90 reste à mi-chemin. Il n’a pas encore fait une généalogie de la révolution esthético-politique en étudiant dans les détails les facteurs qui ont favorisé de tels changements. Ceci est d’autant plus essentiel que le régime esthétique de l’art est le seul régime qui ne soit pas présent dans la culture européenne depuis les grecs. Il faut reconnaître que Rancière a de bonnes raisons d’éviter certaines formes d’explication causale. Il suit Michel Foucault en se méfiant de la recherche des origines et tout ce qu’elle suppose sur le plan historiographique. Rancière veut tenir aussi à distance le projet transcendantal qui consiste à chercher les conditions de possibilité déterminant un ensemble de pratiques historiques comme une totalité homogène et bien délimitée. Troisièmement Rancière ne veut pas réduire tout acte et tout énoncé à des déterminants externes par un sociologisme ou un historicisme réducteur. La notion de régime de visibilité et de pensée porte la trace de cette méfiance à l’égard de certaines formes de causalité historique. Ni une époque, ni une épistémè, ni une école, ni un mouvement, elle s’inscrit en faux contre la périodisation de l’histoire et contre le groupement par catégories du monde social. Rappelons que si le régime esthétique de l’art est un phénomène récent, Rancière en trouve déjà la trace chez Cervantès et Vico. À dire vrai aucun régime ne constitue une pureté absolue et les formes d’hybridation sont aussi nombreuses que les emboîtements et les entrelacements. Le gain méthodologique est considérable, non seulement en termes de flexibilité conceptuelle mais aussi pour sortir de l’antinomie opposant le spécifique au général et le fait au principe. Rancière examine chaque pratique artistique comme une combinaison unique d’axiomes autonomes, et l’œuvre devient le creuset où se produit une alchimie singulière de principes généraux. Mais la question reste du déclenchement de la révolution esthético-politique ; il n’y a pas ici de réflexion méthodologique sur d’autres formes de causalité qui pourraient éventuellement aider d’y trouver une réponse. Sans généalogie l’approche rancérienne court un grand danger. Rancière risque de détacher la production artistique de ses points d’ancrage dans le monde social, et de la placer dans une communauté d’esprit désincarnée où les idées circulent librement entre tous ceux qui sont plus ou moins pris dans les mêmes régimes de pensée. Le goût de Rancière pour les répartitions tripartites ne peut que rappeler les grandes histoires dialectiques tout en s’accordant avec la célébration récente d’une dialectique négative engendrant perpétuellement des contradictions et des paradoxes sans solution. La contradiction positive entre incorporation et désincorporation n’est-elle pas la tension motrice à l’œuvre dans quasiment toute la production artistique depuis deux siècles ?
Pour contourner ces dangers il faut commencer par insister sur l’aspect purement heuristique des notions utilisées par Rancière en affirmant qu’il s’agit de concepts opératoires dont la consistance relève moins d’une essence idéale que de leur pouvoir concret d’explication. Référence à Hartog : ce qu’il appelle régime d’historicité – à savoir la manière dont une société regarde son passé et en traite ; à savoir la modalité de conscience de soi d’une communauté humaine – c’est un outil conceptuel précieux. La notion de régime d’historicité est un instrument, ça n’existe pas dans le réel mais c’est à rapprocher de la tradition pragmatiste de William James : les théories deviennent des instruments, non point des réponses à des énigmes, dont nous pouvons nous contenter.
Dans la suite de mon propos je vais donner des indications générales concernant la causalité historique avant de mettre en avant des facteurs qui semblent tout à fait déterminants pour l’émergence du régime esthétique de l’art. Aucune réalité sociale n’est le résultat d’une seule cause ; il vaut mieux parler de circonstances causales tant l’arrivée d’un événement dépend d’une situation circonstancielle, qu’il est inutile de réduire à un seul déterminant. Ajoutons qu’il ne faut pas entendre par causalité historique une détermination de dernière instance ; il s’agit plutôt d’un facteur décisif dans la production d’un espace des possibles, dynamique. Il est plutôt question de mettre en avant des facteurs socio-historiques qui se combinent différemment selon les circonstances et dont les modalités varient en fonction des autres facteurs agissant dans la même situation. Le chapitre pointe : la sphère publique qui émerge au 18ème siècle (Habermas), les institutions dont le musée moderne apparu au 19ème siècle (Théodore Ziolkowski, André Malraux), les médias et leur impact sur les romans tournant le dos au théâtre à partir du 19ème siècle (Guglielmo Cavallo, Roger Chartier) et la conscience historique accompagnée d’un temps linéaire fait d’éléments discrets qui naît dans ces deux mêmes siècles (Reinhardt Koselleck). En invitant Rancière à approfondir.
Troisième partie Chapitre 20 : Politiques de l’écart (Patrick Vauday)
Qu’ont de commun la politique et l’art ? De Machiavel à Marx en passant par Hobbes et Rousseau, le pouvoir est toujours pensé comme ce qui est à prendre et à exercer pour ne pas avoir à le subir ; d’où vient qu’il a toujours partie liée avec l’inégalité et départage ceux qui le possèdent et ceux qui en sont privés. Qu’en est-il toujours dans la représentation commune de l’homme de l’art ? Si lui aussi a affaire au visible, est-ce au même sens ? Certainement pas. Si l’homme de pouvoir n’existe qu’à se montrer, l’artiste lui n’existe qu’à s’effacer devant ce qu’il montre. Ainsi au pouvoir d’occuper le champ du visible pour mieux le dépeupler, l’art opposerait sa stratégie d’évidemment et de retrait hors de la puissance pour laisser venir à la visibilité ce qui en a été exclu par le pouvoir. Une manière de définir l’art serait d’y voir un écart de principe à la politique, quitte à poser ensuite la question de leurs rapports, sous forme de représentation, de reflet ou d’engagement. Sauf, nous dit Rancière, que l’art rejoint la politique, qui n’est pas l’exercice du pouvoir et la lutte pour le pouvoir, mais la reconfiguration d’un espace commun consistant à y introduire des objets et des sujets nouveaux, à rendre visible ce qui ne l’était pas et à faire entendre comme parleurs ceux qui n’étaient perçus que comme des animaux bruyants. Si la politique consiste en un dérèglement du jeu des places sociales et si le propre de l’art est d’opérer un redécoupage de l’espace matériel et symbolique, alors, il y a une esthétique de la politique et une politique de l’esthétique, qui ont en commun l’écart et le jeu qu’elles induisent dans un système de places et de normes avec pour effet de dé-couvrir ce qui était à couvert. Analogie de la politique et de l’art qui consistent à faire voir et faire entendre, c’est-à-dire à rendre perceptible ce qui était imperceptible et sans nom.
Le cinéma est sans doute l’art qui se prête le mieux à vérifier cette thèse. Parmi tous les plans du cinéma, il en est qui montrent une foule indistincte où dans l’égalité de leurs apparences se réalise l’égalité des hommes qui la composent, ou du moins qui en fait la promesse. Mais il arrive souvent que la foule s’écarte pour livrer passage à un individu singulier qu’elle expose après l’avoir dissimulé, révélant par là une inégalité de destin qui vient rompre la communauté des apparences. Je pense à une séquence de « Sciuscia » de Vittorio de Sica. Elle se déroule dans une prison romaine pour enfants enfermés là pour des délits mineurs, des gosses des rues livrés à eux-mêmes pour survivre dans une société détruite par le fascisme. Le plan dégage donc Pasquale mis à part du groupe des enfants car il a enfreint la loi du silence qui régit leur milieu, loi créant un lien de fraternité dans un jeu d’appartenance solidaire et contre les autorités pénitentiaires. La conséquence de cete relégation-exclusion est visible dans la rupture de l’amitié intense qui le liait à Giuseppe. Pasquale a dénoncé le frère aîné de Giuseppe pour que cesse les séances de correction qu’on feint d’infliger à son jeune ami pour le faire flancher. Le pouvoir répressif a réussi à enfoncer le coin de l’inégalité dans la relation d’égalité entre les deux gamins. Deux autres plans encadrent le film : une chevauchée fantastique sur un magnifique animal qui emporte les deux amis dans leur rêve de liberté et d’émancipation ; la fuite à cheval de Giuseppe poursuivie par les autorités averties par Pasquale aveuglé par sa haine. Cette fuite dérape sur un pont tuant le jeune fuyard. Dans l’intervalle il est question d’un déplacement. Qui n’est pas que visible mais aussi sonore. Ici il y a deux sons essentiels à rapprocher. D’abord le cri de l’ami horrifié par son acte meurtrier. Et puis Sciuscia ! qui est un cri lancé par les petits cireurs de chaussures et ce vocable reproduit imparfaitement Shoeshine ! en charge d’attirer le soldat américain qui occupe le pays. De Sica fait entendre la voix des sans-voix des rues de Rome, comme le reste d’éternité de vies brûlées par le malheur et l’espoir d’en sortir, comme une clameur de l’être qui résiste à l’anéantiseement. Ce mot devient le propre de ceux qui n’ont pas de propre.
C’est un appel à l’aide qui ne trouve pas de réponse. Ainsi dans cette séquence où un enfant inquiet à l’heure d’aller dormir demande à sa mère quelle est cette rumeur lancinante qu’il ne comprend pas. « Ce n’est rien, ce n’est que le vent, tu peux dormir tranquille » ! Le chapitre prend ici le temps de préciser la différence entre une onomatopée et une prosopopée. La seconde rend la parole aux personnes. Et c’est bien ce que fait le film. Mais pourquoi le peuple a-t-il besoin qu’on parle pour lui, en son absence ? Quelle est cette absence du peuple à lui-même qui se remarque aux regards vagues, butés quelquefois qu’on voit aux visages de ceux qui ne savent que trop bien qu’on ne les écoutera pas et qu’on ne les fait parler que pour mieux ne pas les écouter ? Face aux pouvoirs le peuple ne peut être présent, qu’absent. Aussi faut-il parler pour lui, ce qui est autre chose que de parler à sa place. Lors du procès de Giuseppe et Pasquale, à l’origine de leur mise en prison, deux avocats sont à la barre : le défenseur de Giuseppe qui représente une famille un peu plus aisée, est véhément en arguant que ce peuple-enfant ne sait décidément pas ce qu’il fait ; et le vieil avocat de Pasquale, issu d’une famille extrêmement démunie, qui n’a pas d’autre argument que de s’effacer en refusant de répondre au chef d’accusation pour demander très humblement à la Cour de prononcer une peine la plus légère possible à l’encontre de son client. De Sica passe de l’autre côté du miroir ce qui l’amène à faire voir le peuple, dans le reflet qui éblouit le pouvoir, une chaussure brillante, comme une tache aveugle qui le lui rend invisible. C’est l’ironie de la tache de montrer en cachant, et par là de résister à l’effacement.
Troisième partie Chapitre 21 : images d’égalité (Philip Watts)
Jacques Rancière nous parle peu de l’égalité dans ses écrits sur le cinéma. Le cinéma repose sur une promesse d’égalité qui a pris deux formes. La première est esthétique et on pourrait l’appeler l’égalitarisme ontologique de l’image (le réalisme photographique a pour fonction de nous révéler que nous sommes tous égaux, dixit Siegfried Krakauer). Le cinéma nous révèle la vérité de la nature, la vie commune de l’homme sur terre, au lendemain des désastres de la seconde guerre mondiale. La seconde forme définit le cinéma comme l’art de consommation des masses, dixit Walter Benjamin. Les masses ont maintenant la possibilité de figurer dans un film ; nous avons la chance d’être représentés et reproduits, révélant une revendication que l’exploitation capitaliste refuse de tenir compte. La réception d’un film par le spectateur est une réaction qui fait fondre la subjectivité du spectateur dans la réaction de la foule qui l’entoure. La précaution signalée de Rancière tient peut-être à cela, refuser de faire du cinéma une instance de grammaire universelle ou un phénomène de réception collective. La promesse d’égalité du cinéma doit se gagner au cas par cas. Il faut faire de chaque film le lieu où l’on peut vérifier cette égalité de n’importe qui avec n’importe qui. Et cette vérification se trouve dans la division, dans les tensions et les contradictions d’une image antithétique. D’où l’importance du montage, technique que Rancière réactive pour en faire la charnière où politique et esthétique se rencontrent. Cet art, à travers le montage, nous a rendu visible la découpe du monde. Rancière est formé à l’école du cinéma des années 50, 60 et des Cahiers du cinéma ou de la revue Trafic comme lieu de prédilection de sa réflexion. Sa réflexion se fait à partir d’une sensibilité à l’affût des gestes et des images qui constituent la forme même du film. Mettre le monde en formes c’est creuser ce qu’il appelle la politique de l’esthétique.
Les débats sur le montage datent des films de Godard qui fait le passage au moderne (invention d’un regard, histoire d’une culture 1944-1968, A de Baecque). Remettant en question le bouclage que propose la société bourgeoise, par la juxtaposition d’éléments non susceptibles d’amalgame. En juin 1969 la revue Change présente un numéro sur le montage, dédié à Louis Althusser. On sort du règne du réalisme cher à André Bazin. Il faut entendre montage au sens large : c’est le découpage classique qui assure la continuité d’une image à l’autre et le moment de rupture où sont collées l’une à l’autre deux images qui ne sont pas liées par l’espace ou le temps de la narration. Il faut aussi entendre montage au sens social, comme la technique à travers laquelle la société se construit et se représente (Jean Pierre Faye). Réfléchir au montage c’est réfléchir au partage du sensible. En 1976 Rancière publie un entretien qui oppose le cinéma de Godard à l’hégémonie de la société française. La gauche en France contrôle les images du peuple par des images des filles de joie ou de petits employés mélancoliques, tout ce petit monde qui image notre fraternité nationale. Or cette fiction est profondément inégalitaire et est responsable d’une ségrégation des publics (rejet du cinéma d’art et d’essai versus les films grand public), maintenant des formes de domination sociale aux antipodes d’un cinéma égalitaire. La réponse à cette béatitude unanimiste vient des films qui arrivent à prendre des chemins en diagonales qui provoquent et déplacent la perception de son public propre. Il s’agit de provoquer et de diviser ; la question centrale est celle des enchaînements des images ou plutôt celle d’explorer le rôle que peut jouer le cinéma dans le flux et l’assemblage d’images et de sons qui constitue l’hégémonie (la police). Le montage (chez Eisenstein dans « la Fable cinématographique ») est la technique qui permet une redistribution des objets et des personnages du film, qui les feraient passer d’une fable communiste à un art où l’idée de l’art s’imprime directement dans une forme sensible propre. Ici on passe du régime représentatif au régime esthétique, régime qui défait les ségrégations et hiérarchies, permettant le jeu de l’égalité. Autre exemple de Rancière : le Tartuffe de Murnau où est manifesté la tension entre l’expressionnisme allemand, cinéma d’ombres et d’ambiguïtés, à un cinéma de genre où chaque personnage se trouve à sa place et dans sa classe appropriées. Autre exemple la Chinoise de Godard : tel est le travail commun de l’art et de la politique : interrompre le défilement, la substitution incessante des mots qui font voir et des images qui parlent, imposant la croyance comme musique du monde. Il faut diviser en deux le Un du magma représentatif : séparer mots et images, faire entendre les mots dans leur étrangeté, faire voir les images dans leur bêtise. La fable contradictoire est le résultat d’un effet de montage qui peut prendre deux formes. La première c’est un montage où des éléments contradictoires se succèdent et cassent la logique du récit. La seconde est un montage où les éléments contradictoires se rencontrent à l’intérieur du même cadre. Et ce montage serait la condition à l’irruption de l’égalité au cinéma.
D’où l’importance de la conjonction « mais » qui sert à assembler des éléments contradictoires. Ainsi dans l’article des Cahiers du cinéma de 1998 appelé « le Mouvement suspendu » qui oppose la volonté d’art et la pure présence sensible de l’œuvre, Rancière cherche une transcription cinématographique de la tragédie, cette forme de l’art où le héros se trouve entre volonté et destin, entre pouvoir et non-pouvoir. Il la trouve dans le film Hana-Bi de Takeshi Kitano. L’article fait un paragraphe où se succèdent trois fois la conjonction mais : il ne s’agit pas des conjonctions dans un raisonnement dialectique mais d’une pensée qui casse le mécanisme de la rhétorique, comme le montage du film où le héros frappe le visage de ses adversaires venus réclamer l’argent qui leur est dû. Les mais de Rancière rajoutent et soustraient du sens en même temps, ils servent à la fois à établir la continuité nécessaire à la « dispositio » et à la suspendre. Le mais qu’opère le montage fait apparaître le mécompte qui constitue le propre de la politique. La société contemporaine opère par le montage, c’est-à-dire la séparation et la recomposition inéquitable de ses parties. Mais le montage est à double tranchant. Il peut servir à mettre chaque chose à sa place dans une séquence logique, mais il peut aussi permettre la redistribution égalitaire des rôles et des places, des parts et des identités des citoyens. Dans une grève, l’opération qui introduit la partie surnuméraire est une opération de montage, qui fait voir ensemble deux choses qui ne sont pas liées par le temps, l’espace et la logique de la société contemporaine. C’est le regard poétique de Rancière qui rappelle que le cinéma peut être un emblème démocratique.
Troisième partie Chapitre 22 : JR cinéphile ou le philosophe qui aimait les choses (Adrian Rifkin)
Ce chapitre m’a paru juste une déclaration d’amitié entre Adrian et Jacques qui se connaissent depuis toujours, liés par leur amour pour le cinéma. On rappelle ici des événements qui font la part belle à une période qui va de 1944 à Mai 68. Occasion de rappeler un point de vue UK qui n’adhère pas à Derrida. Et qui rejette le courant des identity politics. Je ne résume pas.
Troisième partie Chapitre 23 : la puissance de l’égalité (Alexandre Costanzo)
Les scènes du peuple, le cortège des personnages qui circulent et se répondent dans l’œuvre de Rancière, tout cela nous renvoie à la grande marmite platonicienne. Ah ! Clinias, une chose est claire : puisque l’animal « homme » a mauvais caractère et qu’à l’inévitable distinction qui nous fait distinguer en pratique esclave, homme libre et maître, il paraît ne vouloir en aucune manière se prêter maintenant ou plus tard, peu commode est ce cheptel. Le troupeau humain renâcle. Et ça résiste à l’évidence de la différence. Le troupeau est traversé par une singulière passion qui vient désordonner la distribution des places, des fonctions et des identités. Dans la République, la clé de voûte de la cité idéale sera le mensonge noble instituant la différence entre les métaux précieux et vulgaires distinguant les hommes entre races d’or, d’argent et de fer. L’ordre est donc doublement affecté puisqu’il est d’abord l’objet d’un sale caractère mais ensuite il l’est par la philosophie qui n’arrive à s’assurer de sa vérité qu’au prix d’un fantasme. L’ordre du monde et l’ordre du discours supposent la charge d’une reproduction impliquant une défaillance d’être envers le modèle, le pur réel des Idées. Le sensible supporte donc une irréductible dénaturation ontologique, une corruption structurelle et ce gouffre déterminant l’ordre des choses s’ouvre comme le champ d’un battement entre l’être et le non-être. Aussi ce grand tombeau de la représentation où se soldent les tourniquets de l’être et du non-être, ce sera le monde qui est là en partage et sur lequel il reste à légiférer. Mais alors quelle législation ? et qui pour légiférer ? C’est entre ce qui et ce quelle que se joue toute l’affaire. Si la philosophie assume ce gardiennage, c’est pour exister en s’affirmant comme le maître des apparences. De sorte que le destin de la philosophie se scelle en étouffant cette encombrante passion, puisque par sa seule effectivité, elle vient ruiner tout principe d’ordre. Ce sale caractère est l’aporie propre à la politique que la philosophie accueille et avec laquelle elle négocie : ce sera une autre idée de ce qu’est la démocratie où chacun prend part aux décisions qui concernent son existence et son apparence. C’est que ce sale caractère dit lui aussi autre chose. Il dit qu’il y a un scandale constitutif à l’ordre de la cité en présentant une propriété vide ruinant cette architecture conforme aux Biens et aux Vérités. Ce qu’il présente c’est une pure contingence, celle de l’égalité de n’importe qui avec n’importe qui. L’épreuve de cette égalité sera la politique.
La politique est ce dehors qui vient trouer le monde de la structure en configurant un espace et une temporalité propre, son existence propre. Il s’agit d’une pensée hétérogène qui se formule différemment dans une même scène assumant ce partage. Ce sera le motif d’une désidentification pointant l’exhibition d’un tort reconfigurant des mondes en vérifiant le principe d’égalité. Il s’agi d’un écart du sensible à lui-même. Cet excès consiste à introduire un autre compte qui défait l’ajustement des corps aux significations. La mésentente sera le concept de cet écart lié entre le langage de ceux-ci et le beuglement de ceux-là. La mésentente est le lien d’une déliaison, d’une division ou d’une contradiction qui se donne comme une « différence évanouissante » redistribuant les rapports entre les mondes, et c’est ce suspend auquel Rancière tend de donner consistance, la puissance liante d’une division définissant un commun. Un suspend où se joue la traînée d’un malaise entre les corps, le langage et les sens. Platon rature la passion égalitaire sous le couvert d’un principe d’ordre nécessaire et il ajoute : là où la philosophie rencontre la poésie, la politique et la sagesse des négociants honnêtes, il lui faut prendre les mots des autres pour dire tout autre chose. Le philosophe prend les mêmes mots que les autres pour dire qu’il dit tout autre chose. La logique de la mésentente est aussi celle que la philosophie met en œuvre, moyennant une contorsion. On a là le nœud d’écarts liés, et ce seront ces fils emmêlés qu’il m’intéresse de suivre. Entre l’inscription des abrutissements et celle d’une échappée, entre un corps et son dédoublement, se dessinent les contours d’une scène fuyante, et elle se donne dans la figure de la spirale dans laquelle circule l’électricité de l’émancipation. Bien sûr que l’ouvrier pense ! Bien sûr que cela lui demande une ascèse ! À cette spirale de la liberté se confond un autre cercle de la puissance que trace un « livre » circulant entre les mains, entre les langues, entre les intelligences, pour annoncer une nouvelle scandaleuse : tous les hommes ont une égale intelligence. La puissance ne se divise pas. Il n’y a qu’un pouvoir, celui de voir et de dire, de faire attention à ce qu’on voit et à ce qu’on dit. Mais on saura qu’on peut, dans l’ordre intellectuel, tout ce que peut un homme. Le maître ignorant dit à la volonté qui est en face de la sienne de trouver son chemin et donc d’exercer toute seule son intelligence pour trouver ce chemin. Celui que tracent une oreille, un œil, une bouche, une main, affirmant et vérifiant une capacité à voir, à dire, à montrer, à entendre, à penser, affirmant une même puissance de l’intelligence humaine.
Il y a donc un même. Il y a la rencontre d’un même dans de l’autre, et c’est ce vertige ou les liens de cette pensée que fige la pensée de Rancière. Le « livre », c’est la fuite bloquée. Cette fuite bloquée c’est la route inattendue ou l’exercice d’une liberté que tracera un enfant émancipé dans ce tout qu’est le « livre », et aussi dans un simple mot imprimé. De Louis Gabriel Gauny à Joseph Jacotot, Rancière ne dit qu’une seule et même chose : il est possible. Entre un corps abruti et une lampe à huile, dans le dédoublement d’un corps, dans un sale caractère ou dans la circulation d’un « livre » entre les intelligences, il y a l’écart d’une pensée se livrant dans l’affirmation d’unre capacité et d’une manière de vie et déréglant l’ordre des discours et des pratiques. Ce dérèglement s’opère toujours dans le voisinage d’un gros mot, le mot égalité. Il s’agit de voir un doigt là où l’on discerne d’abord les courbes des mots, le geste d’une rupture dans un mouchoir froissé ou des souliers qui vont où bon leur semble dans des territoires réservés. Il s’agit de vérifier une égalité entre des corps et des mots qui ne s’entendent pas. Il s’agit d’une curieuse infirmité contaminant les sens : c’est dans l’intervalle que creusent une manière de voir, de faire, d’entendre, de dire et de penser que l’on devine les contours d’un « corps » errant entre des scènes. Un corps qui deviendra à l’occasion le lieu d’une mésentente. Et on retrouvera celle-ci dans un malaise esthétique, dans la contrariété d’une fable cinématographique, mais déjà dans la scène de l’écriture elle-même, dans un excès de chair des mots contrariant et redoublant un système de signification.
Nous voici arrivés au seuil de la quatrième partie : vérification de l’égalité .
Quatrième partie Chapitre 24 : philosophie en mouvements (Patrick Cingonali)
Je ne résume pas ce chapitre qui rend compte d’un croisement de point de vue entre Rancière et la sociologie appliquée à la situation des chômeurs.
Quatrième partie Chapitre 25 : le gouvernement humanitaire (Michel Agier)
Je ne résume pas ce chapitre qui rend compte d’un croisement de point de vue entre Rancière et l’anthropologie appliquée à la situation des réfugiés dans les camps humanitaires.
Quatrième partie Chapitre 26 : Rancière et l’éducation (Walter Kohan)
Je ne résume pas ce chapitre qui rend compte d’un croisement de point de vue entre Rancière et la psycho-pédagogie appliquée à la situation du Brésil.
Quatrième partie Chapitre 27 : l’écriture dans la colonie ( Maria-Benedita Basto)
Je ne résume pas ce chapitre qui rend compte d’un croisement de point de vue entre Rancière et l’histoire appliquée à la situation de l’Inde.
Quatrième partie Chapitre 28 : une politique de la réminiscence (Eric Lecerf)
Tous les chapitres qui débutent cette quatrième partie produisaient des questions adressées à Rancière en raison d’un désarroi devant l’absence d’indication sur une stratégie à suivre. Que ce soit en vue d’un changement social, d’une alternative durable à un gouvernement mondial des hommes limité à la gestion de leurs besoins élémentaires, d’une sortie des politiques d’émancipation par les institutions, ou d’une prise en compte des crimes du colonisateur qui ne soit pas destructrice de la société mère laissée à elle-même au lendemain de l’indépendance. Quel est l’usage politique qui peut être fait d’une lecture de Rancière ? Les tenants de la philosophie politique à l’Université ignorent l’œuvre du maître ignorant, soucieux qu’ils sont d’écrire le pacte républicain, éventuellement en construisant un avatar du Grand Parti. Ce qui les insupporte c’est une écriture de l’écart où rien n’est jamais réglé des conflits entre représentation, production et invention. Que faire en effet de quelqu’un qui ose prétendre que c’est dans la confusion des catégories que se produit le nouveau ? Quelle est cette position spécifique d’écriture qui n’a pas appris à tracer une ligne droite ? Nous, lecteurs de Rancière, rencontrons quelques difficultés à parler de politique. Cette écriture a fait de nous, lecteurs, une place au milieu des sans-part, bref dans une position inconfortable en notre temps. Cet inconfort est exemplaire d’une vertu politique ; cette écriture contraint à passer du lire au faire même si c’est inconfortable. Pour cerner cet inconfort il faut commencer par ôter des malentendus : il n’a rien à voir avec une relation contrariée au pouvoir jugé corrupteur par essence. Le premier versant de cette inquiétude qui permet de distinguer notre génération tient dans l’héritage d’une période où toutes les perspectives d’émancipation trouvaient sur leur chemin l’ennemi redoutable de ce parti autoproclamé de la classe ouvrière, pour qui il n’y avait pas de plus belle liberté que l’obéissance à toute une série de dogmes. S’il y eut une inquiétude philosophique, elle s’est donnée pour tâche de définir comment et pourquoi les discours d’émancipation avaient produit des structures d’oppression. Notre génération a croisé une écriture qui montrait une disjonction entre la floraison du socialisme utopique et le développement de la classe ouvrière. Dans l’entrecroisement des récits, Rancière a montré comment le réel du socialisme pré-étatique induisait déjà un enfermement des représentations par l’inscription productiviste du sujet d’émancipation, par son identification à un processus de réification dont il avait devoir de faire vertu. Le second versant de l’inquiétude de notre génération fut l’appréhension de la chute des marxismes policiers. On était confronté à une entreprise de désubstantialisation de toute perspective révolutionnaire. On était rendu à une fin de l’histoire que Rancière appelle la forme capitaliste et libérale de la méta-politique marxiste. Tout se passe comme si le libéralisme proclamé régnant partageait la vision du marxisme réputé défunt : celle qui pense les formes de la politique dans le couple conceptuel de la forme et du contenu, de l’apparence politique et de la réalité sociale (forme-expression vs apparence-masque). Rancière déplace le sujet du questionnement politique et introduit une lecture critique des formes mêmes de cette inquiétude qui n’élude pas les conflits, entre libéralisme et socialisme, mais qui inscrit comme instances de la politique les formes par lesquelles les consensus les plus inattendus parviennent à prendre corps. On n’est plus dans un dispositif argumentatif centré sur l’idée d’une perte, mais sur la recherche opiniâtre des faits de langage propres à inscrire de nouvelles lignes de fractures au sein de ces dispositifs argumentatifs.
De cette histoire contemporaine a germé un sentiment persistant d’impuissance : il serait désormais impossible d’élaborer de nouveaux projets d’émancipation. L’air du temps distille en effet sa logique en trois temps : cette puissance qui nous fait défaut a existé dans un état de pure puissance susceptible d’expliquer que nous lui devions l’essentiel des droits qui mobilisent aujourd’hui notre résistance ; cette puissance a subi une totale érosion soit par épuisement, soit qu’elle a été tenue en échec par toutes sortes de dispositifs allant de la contrainte à la séduction ; l’agir propre des improbables nouveaux sujets d’émancipation devrait s’affirmer comme une reconstitution de cette puissance perdue. Face à cet air du temps la musique de Rancière produit un inconfort. Louis-Gabriel Gauny, Suzanne Voilquin ou Joseph Jacotot ne sont pas des personnages d’un livre, ce ne sont pas des idéal-types, ce sont de vrais référents, des partenaires d’un dialogue où morale et politique, littérature et philosophie, sont également convoquées pour rendre des comptes au regard du savoir propre de l’hérésie, rappelant que pour que le prolétaire se dresse contre ce qui s’apprête à le dévorer, ce n’est pas la connaissance de son exploitation qui lui manque, c’est une connaissance de soi qui lui révèle un être voué à autre chose que l’exploitation. Ici de nouveau un malentendu est à dissiper. En effet, on pourrait lire la « Nuit des prolétaires » comme un exercice appliqué de rumination politique. Ce mot vient de Nietzsche dans sa « Seconde considération intempestive » qui stigmatise cette rumination comme une sorte de mécanisme plastique qui répète une puissance mais sur une scène de fiction où la rumination serait opératoire. Ce qui rend ce modèle plaisant c’est qu’il est hors du champ des formes contemporaines de l’oppression sociale. Le ruminant d’aujourd’hui a beaucoup plus à perdre que ses chaînes, il a des intérêts à sauvegarder ce qui donne sens à résister. Et là la rumination le conforte dans la lutte. Sauf que l’œuvre de Rancière ne rumine pas. Levons les contre sens : d’abord celui qui réduit les référents de son récit à une identité sociale ou professionnelle dont il s’agirait de s’émanciper ; ensuite, qui les remet dans une classe en lien avec un lieu d’oppression qu’est l’usine ; enfin celui qui inscrit l’histoire de ces sujets dans un processus de clôture sous l’égide d’une loi opposable aux hérésies. Rancière au contraire insiste sur la désidentification qui est une prise d’écart sur toute forme de naturalité sociale ; ensuite, il rappelle que la classe ouvrière est impossible de ce qu’elle porte en elle la dissolution de toutes les classes ; enfin, il ne pêche pas par anachronisme. Rancière nous apprend à ne pas être des ruminants mais quelle relation établit-il alors avec les sujets d’émancipation qu’il nous amène à croiser ? Il convient ici de parler de réminiscence. L’inconfort de la politique rancérienne tient à ce que la seule perspective d’émancipation qui apparaît dans son écriture, au point de tracer cette ligne droite inattendue, relève d’un exercice scrupuleux d’une réminiscence dont la maîtrise est en soi nettement plus aléatoire que cela est le cas pour la rumination. En effet la rumination procède d’une volonté de transformer et d’adapter tout passé au présent. L’émancipation pour être digérée doit être mastiquée, dissoute sous l’effet de signifiants forts propre à produire des identités stables. La réminiscence quant à elle est inaltérable dans son principe. Elle prend la chose dans son vif intégral et tente de rapporter le présent à la destruction du réalisme comme mécompte de tout avenir.
La tendance métaphysique des prolétaires consiste à absolutiser les oppositions du vrai et du faux, du bien et du mal, de la liberté et de la servitude. La réminiscence se sert du mot dans un registre où compte l’écart entre deux sens, entre deux usages. Pour faire jouer l’écart de langage entre réminiscence et ruminations, prenons un épisode significatif : en 1901 à la Société française de philosophie s’opposent Lalande (le père du dictionnaire de philosophie) et Bergson. Le premier rumine, et Bergson lui répond avec une très grande politesse, le louant pour cet énorme travail, mais en conteste l’esprit et finalement la plupart des modalités d’application. Il a pour cela deux constats et un principe : l’état de flottement dans lequel sont tenus les termes de la philosophie tient à une irrésolution des questions qui s’y trouvent déployées, et cette irrésolution n’est pas un signe de faiblesse puisqu’elle permet d’exprimer la richesse infinie par laquelle le réel nous advient. D’où le principe que ce qui se clôt avec l’univocité du langage, c’est la liberté. Suit alors une méditation sur le « Traité de la servitude volontaire » d’Etienne de La Boétie. Dans ce texte qui laisse libre cours à la réminiscence, la liberté n’a pas à être définie. Nous finissons par entrevoir l’enjeu de toute action politique qui tire toute sa puissance du choix effectif des renoncements auxquels il conviendra de consentir. En regard on dira de l’égalité qu’elle est le point non politique de la politique.
Quatrième partie Chapitre 29 : Jacques Rancière et la théâtrocratie ou les limites de l’égalité improvisée (Peter Hallward)
Tout le monde pense. Penser c’est plonger dans l’écart entre les gens et les rôles qu’ils jouent, les fonctions qu’ils remplissent ou les places qu’ils occupent. Rancière soutient que la capacité d’échapper à soi-même et à sa place appartient à tous. Le propre de l’égalité est moins d’unifier que de déclassifier, de défaire la naturalité supposée des ordres pour la remplacer par les figures polémiques de la division. Tout sujet politique est une espèce d’instance théâtrale provisoire et locale. Toute pensée s’interprète comme une improvisation. Toute pensée se dote d’une scène. Toute pensée se joue. Rancière dit de la politique qu’il y est question d’interprêter au sens théâtral du mot l’écart entre un lieu où le demos existe et un lieu où il n’existe pas. La politique consiste à en constituer la dramaturgie.
Le point de départ c’est la subversion de Platon. L’exclusion de la scène publique du demos et l’exclusion de la forme théâtrale sont strictement liés dans la République de Platon. Il a exclu l’idée que les artisans puissent être ailleurs que dans leur propre lieu de travail, et la possibilité que des poètes et des acteurs puissent jouer des rôles autre que leur propre identité. La théâtrocratie décadente que critique Platon dans le troisième livre des Lois est le régime de l’ignorance anarchique qui s’installe à travers la confusion universelle des formes. Le public de théâtre, de silencieux est devenu bavard, comme s’il s’y entendait sur ce qui est beau ; une théâtrocratie malfaisante a pris la place du jugement des meilleurs. Et voici la menace : qu’on refuse l’autorité des magistrats, l’autorité paternelle et qu’ensuite on cherche à échapper aux lois. La condition de cette catastrophe est la duplicité menaçante de la mimesis en tant que telle. Le poète ou le comédien, en refusant de parler par sa voix propre, en s’écartant de lui-même, en imitant les actions des autres, confond l’ordre unitaire des fonctions et des places. Or pour Rancière cette scène c’est la démocratie. En cela il est proche de Lacoue-Labarthe : le sujet de la mimesis n’est rien par lui-même, strictement sans qualités, et apte pour cette raison à jouer tous les rôles. Il n’a aucun être propre : ce sera pour Rancière la qualité de tout homme politique en tant que tel.
Rancière prend le contrepied de la conception du théâtre de Michelet. La théâtrocratie rancérienne est l’expression directe et anarchique du peuple, mais il est question chez lui d’un peuple qui s’exprime avec un maximum de séparation, à une distance maximale de l’identification communautaire. L’égalité théâtrocratique est spectaculaire, artificielle, elle met en scène la multiplicité désordonnée, elle est déroutante ou perturbatrice, ses représentations sont contingentes, elle a tendance à improviser et elle demeure liminale. On notera donc son caractère intermittent ; les séquences politiques sont rares et provisoires.
Une fois de plus dans cette quatrième partie, voici quelqu’un qui s’étonne de l’absence d’indication stratégique (de guide pour l’action) chez Rancière. Ici on doute finalement que la lutte pour changer le monde puisse se passer de l’engagement, l’organisation, la simplification stratégique, la décision, la polarisation, la mobilisation des intérêts, …tout ceci a le don d’agacer Rancière. Pour le dire en un mot, c’est une question de tout ou rien : les sans-parts se font entendre quand ils se lèvent en masse. Quand la masse des hommes sans propriétés s’identifie à la communauté entière.
Quatrième partie Chapitre 30 : une économie de la liberté (Eric Fonvielle)
De la leçon du maître ignorant au partage du sensible. Les mots « une philosophie de Jacques Rancière » n’ont de sens qu’à condition de reconnaître et d’identifier dans ses ouvrages, un même geste philosophique, auxquels l’émancipation intellectuelle vient prêter un nom, une histoire, une théorie, une pratique, toujours susceptible de s’actualiser en une manière d’être, un art de vivre, voire même en une économie. C’est à cette pratique que Jacotot proposait à ses élèves de s’exercer. Cette pratique consistait par soumettre un fait à trois questions : que vois-tu, qu’en penses-tu, qu’en fais-tu ? Rancière en souligne l’opération philosophique qui tient pour principe l’égalité de toutes les intelligences entre elles, et qui explore les pouvoirs de tout homme quand il se juge égal à tous les autres et juge tous les autres égaux à lui. Se dessine alors, par un geste de philosophie, un cercle de craie, que chacun peut tracer pour lui, qui enferme un noyau de rationalité dans lequel se réfléchit la totalité du monde : à chacun revient de comprendre quelque chose, et de tout rapporter à ce point d’ancrage, dans un rapport de surjection au monde impliqué par le corrolaire du principe de l’égalité des intelligences : tout est dans tout. Il apparait que l’étudiant illettré et la philosophie de Rancière ont une tâche en commun : l’un comme l’autre travaillent à sortir d’un état dans lequel les astreint une certaine configuration du monde. La philosophie de Rancière ne fait pas autre chose que l’ignorant sortant de l’ordre explicateur : elle constitue son propre foyer de rationalité en réévaluant un fait à la mesure de ce qu’il donne à ressentir ; elle prélève un fait des chaînes de raison pour le présenter esthétiquement. Un régime de pensée est un mode d’articulation spécifique entre des manières de faire, des formes de visibilité de ces manières de faire et des modes de pensabilité de leurs rapports. La pensée esthétique est une pensée de l’émancipation parce que la pensée de l’émancipation est une pensée esthétique ; et c’est bien là le fait d’un lien organique.
Récuser le fantasme de pureté. Considérons un fait, n’importe lequel : la littérature. Sur le plan de l’esthétique la littérature se rapporte à un régime de pensée qui est un mode d’articulation d’un visible, d’un faire et d’un pensable. Cette articulation est la condition de ce qui se dit, se fait et se pense sous le nom de littérature, mais aussi sous d’autres noms. Et puisqu’un régime de pensée est l’horizon, la forme a priori, la condition d’intelligibilité des discours sur la littérature, alors non seulement le régime de pensée ne détermine pas les propres de la littérature mais fait même le contraire : il établit que la littérature n’a pas de propre, il l’impurifie. Il lie organiquement la littérature à ce qui n’est pas elle, comme par exemple aux formes de vie d’une communauté, ou bien au régime démocratique. Tout est dans l’esthétique parce que l’esthétique est un tout. Le partage du sensible c’est l’outil qui permet à la philosophie de traverser les savoirs. Mais traverser les savoirs n’est pas un but en soi. Le but est de toujours tâcher de prendre la mesure de sa capacité intellectuelle et décider de son usage : ce dont il s’agit c’est de ne pas vivre en abruti. Être abruti c’est être le pur rouage dans une configuration donnée du partage du sensible. Sortir de l’abrutissement requiert la possibilité de l’exercice de la liberté.
L’émancipation à l’épreuve de l’économie. On n’est pas voué à en subir les diktats. On peut lui opposer une autre économie où le sujet sera actif, employant son intelligence à économiser ses forces et son temps. On appellera économie de la liberté cette économie qui se substitue à l’économie totalitaire (Georges-Hubert de Radkowski, les jeux du désir). Gauny s’y emploie en relevant les opérations d’évaluation et de réévaluation du partage du sensible. Elles apparaisent d’autant plus manifestement qu’elles s’inscrivent dans des tableaux, des grilles d’agent comptable. Si les chemises et les mouchoirs ne sont pas repassés par la blanchisseuse, ce n’est pas la misère que donne à voir le linge froissé, mais le goût de l’indépendance. On pourrait croire qu’une liberté mise en jeu de cette manière de repasser, de se chausser, de se désaltérer, est une liberté au rabais, il n’en est rien. C’est plutôt une liberté absolue qui s’expérimente à chaque instant. Voilà l’indication d’une forme de vie à commencer de suite. Il n’y a pas à attendre un Grand Soir.
Conclusion : la méthode de l’égalité (Jacques Rancière)
Je ne résume pas ce texte très court qui mérite d’être lu en entier.