Deux livres s’approchent de la question des rapports corps-conscience-monde. Despret le fait en étudiant la façon de faire science dans le domaine des émotions. Latour le fait en relisant toute son œuvre au fil de son approfondissement de Gaïa.
Vinciane Despret fait sentir le temps qu’il faut pour accueillir des hypothèses mettant en porte-à-faux la définition de la science que nous avons hérité de Platon. Autrement dit, en prenant au sérieux l’objet « émotion », il est nécessaire d’acquérir les savoir-faire du diplomate et du sophiste. Son guide s’appelle William James. Toutefois son livre date un peu.
Bruno Latour suivra la première parce que V D l’invite au débat mais surtout, parce qu’en prenant pour objet « Gaïa », c’est la totalité de notre conception du réel qui est mise à l’envers. Autrement dit, là où V D cherche, chez les « autres » lointains, les arguments décisifs à son étude, B L nous ramène chez nous mais un « nous » retourné tête par-dessous jambes… Cela produit latéralement des émotions, cela est sûr, mais cela redéfinit le temps comme le « lieu » de maturation d’un paradigme nouveau. Et sa mise au programme convoque tout le monde à en fabriquer la mise en forme, dans des collecteurs.
Vinciane Despret : Ces émotions qui nous fabriquent (les empêcheurs de penser en rond, 1999)
Introduction
Le titre ne se saisit pas sans un effort de préparation du lecteur de cet essai d’ethno-psychologie sur l’authenticité. Le point de départ de cet essai est le constat que nos émotions ne sont pas universelles : il y a des endroits du monde où certaines de nos émotions ne sont pas vécues (la peur, la colère) et d’autres émotions vécues là-bas nous sont étrangères… « faute de connaître le monde qui les a vu naître ». Cela ébranle notre conviction d’une nature commune avec les chinois car tout d’un coup la nature se cultive et l’authenticité se construit.
La science est le premier endroit où travailler cette situation paradoxale : le savoir de l’émotion résisterait à la science. Et pourtant notre culture est focalisée sur ce phénomène. L’enjeu est de déconnecter une certaine définition de la science et de ses dispositifs de véridiction car ils reproduisent l’obscurcissement à lever. Il nous faut donc en venir à nous étonner (nous méfier) de nous-mêmes dans notre approche de l’autre : « nous voilà étonnés que les questions que nous adressons à nos émotions, et qui semblent incompréhensibles pour les autres, puissent faire sens pour nous ». Cela va jusqu’à, en laboratoire, isoler les sujets d’étude dans la plus grande solitude, pour leur faire battre le cœur ou transpirer (détecteurs de mensonge). Mais si c’étaient nos questions qui étaient à revoir ? Comment en effet nous sont venues ces questions ? Surtout qu’elles sont tout sauf neutres et dès lors induisent des comportements (des ruses déjouant si possible le dispositif). La fascination pour l’authenticité de l’émotion (elle ne trompe pas) est propre à notre culture. Et, dans le laboratoire, elle traduit des exigences de faire science parce que le lieu à occuper est au cœur de la controverse entre le fond naturel ou culturel des émotions ( : cela n’est pas tranché). La lisibilité du corps est-elle un fait ? De même l’émotion est-elle dans le monde ou dans l’âme ? Chez nous, on est coinçé car pour faire science il faut trouver la bonne cause. Ici V Despret revient sur un propos récurrent dans son œuvre : si on doit prendre un recul salutaire sur nos pratiques, allons-nous devoir en rire (ironie) ou se résigner à subir (passivité) ? En fait ni l’un ni l’autre. Notre rapport à notre héritage est à construire, autour d’une zone critique. On est toujours vecteur et produit d’héritage. Tel est l’apport du CH 1.
L’auteure va prendre un exemple : un vieil homme sentant sa fin prochaine fit venir ses trois enfants pour leur partager ses biens. « J’ai onze chameaux, j’en lègue la moitié à l’aîné, le quart au second et toi, mon dernier, je t’en donne le sixième ». Devant le problème d’un partage insoluble, les fils en deuil se rendirent auprès d’un sage dans le village voisin. Celui-ci ne pouvait trouver la formule de la quadrature du cercle : « tout ce que je peux faire, c’est vous donner mon vieux chameau. Il vous aidera à résoudre votre problème ». L’enseignement de ce sage est dans l’humour qui implique dans la situation mais en gardant un pas d’écart. L’auteure s’inscrit dans un courant philosophique où elle côtoie Gilles Deleuze, Isabelle Stengers et Bruno Latour. Ce qui les réunit, c’est l’intuition qu’il y a lieu de reviser la science en l’obligeant à quitter sa posture théorique de maîtrise (un a priori) vu que sa pratique est nécessairement dans la controverse. Ici la vérité n’est pas coulée dans des lois mais est une résultante des positions d’expertise en face de l’opinion, cette dernière étant confrontée aux conséquences de savoirs divergents (y compris et surtout sur leur face technique). Quel est le pas d’écart ? De la même manière que nous construisons nos mythes pour nous inventer à travers eux, nous fabriquons nos émotions afin qu’elles nous fabriquent. Comprendre c’est intégrer dans de nouvelles relations productrices d’histoire humaine. Il y a à cartographier des versions différentes (controverse + pas d’écart = contre version). Et nous pouvons évaluer ces versions (pour et contre) dans un dispositif redéfini en termes d’occasions pour une version, redéfini comme offre d’opportunité faite à un phénomène, ici l’émotion. Le pas d’écart est de glisser du corps comme lieu des émotions… vers les événements impliqués dans la situation. Tel est l’apport du CH 2.
Que se passe-t-il entre un ovule et un spermatozoïde ? Nous connaissons la version qui articule un agent actif par rapport à un autre passif. Mais cette version laisse un grand nombre d’entités comme inactives, les considérant comme de simples véhicules de nécessités. La version de Tang-Martinez génère en chaque point des entités actives qui peuvent modifier les causalités auxquelles elles sont soumises : un œuf qui sélectionne les spermatozoïdes n’a pas à être considéré comme un féministe renversant une version phallocentrique. Cette version n° 2 fait plus de choses, parce que l’oeuf est composé de plus d’éléments, de plus d’articles, de plus de médiations dont aucune ne peut être réduite à un simple système d’entrées et sorties d’une boîte noire. Cette dernière version offre plus de chances à plus de phénomènes, elle multiplie les questions, les entités agissantes, et les articulations que chacune d’entre elles peut créer. Tel est l’apport du CH 3.
De même l’expression « vision du monde », parce qu’elle s’impose, parce qu’elle est subie, exclut la vérité, et surtout, exclut les autres visions. Les multiples formes par lesquelles les conceptions des émotions, la culture qui leur donne naissance, et les dispositifs qui les mettent en scène s’articulant les uns les autres, s’en verraient appauvris. Une vision s’impose ou se refuse ; une version se propose et se raconte. La version ne s’impose pas, elle se construit. Elle ne se définit pas sur le registre de la vérité ou du mensonge et de l’illusion, mais sur celui du devenir : devenir d’un texte sans cesse retravaillé et retourné, devenir d’un monde commun, devenir des retournements et des traductions. La version fait exister sur un mode possible. C’est pourquoi le fait d’aborder nos savoirs des passions comme autant de versions du monde ou des passions, semble de nature à nous aider à comprendre, sans disqualifier, chacun des mondes dans lesquels ces passions peuvent émerger. Cependant toutes les versions ne se valent pas : certaines pourront être considérées comme robustes et fiables, d’autres s’avèreront peu résistantes. Les versions s’inscrivent dans le temps mais aussi géographiquement. Tel est l’apport du CH 4.
La « vraie nature » de l’émotion / inquiétude et méfiance : faire une science de l’émotion / Platon, inventeur de l’âme / dans le monde ou dans le corps ? Le pari de William James / CCL : Dépaysements et traductions : ethnopsychologies des émotions
Chapitre 1 : la vraie nature de l’émotion
Le chapitre explore le premier devenir connaissable de l’émotion : celui qui s’est construit sur l’interrogation du corps. L’émotion est un phénomène physiologique et biologiquement fondé. Mais dans la mesure où il ne l’est pas plus que ne l’est la conscience et la pensée, nous pouvons considérer comme intéressante la question des raisons qui ont mené l’émotion à devenir fille de la biologie et hôte d’honneur du laboratoire. Le corps est le lieu d’expression mais plus encore comme le seul lieu fiable qui permettre de comprendre et définir les émotions envisagées comme processus. Ici l’émotion est caractérisée par une essence robuste, imperméable à la culture et au social.
Les historiens dans ce domaine commencent par renvoyer à Platon (cf Chapitre 3). La nécessité de la séparation du corps en lui-même, c’est-à-dire cette nécessité de la séparation des systèmes de la rationalité de ceux de l’émotion, a été répercutée dans l’histoire en passant par Galien jusque Thomas Willis (1664) : depuis Willis deux lignes de pensée démarrent. La première (Robert Whytt, 18ème siècle) étend la notion de mouvement comme volontaire et involontaire ; la seconde concerne l’évolution des systèmes nerveux dans leur relation à l’émotion. Bichat dégagera le système sympathique (autonome, ici concerné) du système nerveux central : la vie animale reçoit la fonction de l’adaptation au milieu / la vie organique remplit les fonctions de la digestion, circulation, sécrétion, émotions. Depuis Bichat, on est dans un dogme selon lequel la vie viscérale est indépendante du contrôle volontaire et du SNC. Claude Bernard vient ensuite puis Cannon qui parlera de modèle homéostatique : un milieu relativement fermé et passif, puisqu’il ne fait que réagir pour s’ajuster, redéfinit l’émotion comme réaction. Paul Mc Lean et Jackson renforcent l’idée de la primitivité des émotions, de leur archaïsme, de leurs liens étroits avec l’instinct et avec les nécessités de survie d’un côté, mais aussi d’un fonctionnement en circuit fermé de l’émotion, d’un autre côté. La question est de savoir comment cette version particulière arrive au laboratoire comme un événement. Il faudrait repérer les ingrédients particuliers qui ont constitué ces occasions. Comment cette version a-t-elle agréé à une certaine conception du laboratoire en amenant les bonnes questions ? Des moments singuliers sont susceptibles de transformer ce qui se donne sous le signe de l’évidence et de la simple transmission, en moments d’invention : avec l’invention d’une psychologie politique de la passion, l’invention d’une version scientifique de l’émotion au laboratoire, l’invention d’une culture de l’émotion au fur et à mesure que les pratiques interrogent l’émotion comme sociale. Il nous faut repérer les façons dont nous inventons, comme héritiers d’un problème à se réapproprier. La version « naturelle » de l’émotion se retrouve si bien en laboratoire parce qu’elle s’accorde à ses exigences : il s’agit d’aller au-delà des cultures et de l’incontrôlable. Il faut chercher des invariants. L’émotion subie en laboratoire échappe au contrôle de la volonté du sujet et elle échappe à la raison et à la sphère de la culture. Il s’agit de se garantir un accès privilégié, authentique à ce qu’il s’agit d’interroger. L’émotion est authentique parce qu’elle garantit un accès fiable à l’intériorité puisque nous ne la contrôlons pas ; elle est authentique parce qu’elle constitue le vieux fond inaliénable de la nature. La sensation est entrée en laboratoire avec Fechner et Ebbinghaus.
De la passivité au crime de la passion. L’émotion qui nous déborde, nous pouvons en faire l’hypothèse qu’elle peut, comme expérience, permettre de penser et de négocier les rapports à soi, aux autres et au monde. L’incontrôlabilité de la passion nous fascine. Nous pouvons rattacher cette expérience de la passivité à notre conception de la responsabilité. Le lien entre la fascination et le privilège de la rationalité traduit la manière dont nous cultivons le rapport à certains problèmes, la manière dont nous utilisons les dimensions du contraste émotion-raison pour négocier et résoudre ces problèmes. Selon James Averill, l’expérience de passivité qui conditionne nos théories de l’émotion, serait une illusion au sens où elle doit être lue comme une stratégie sociale, comme une stratégie de négociation de soi à soi et de soi à l’autre. Dans la plupart des émotions nous négocions le rapport à nos actes de façon à ne pas accepter la responsabilité qui y est engagée. L’émotion est l’initiation d’une réponse dissociée de la conscience. Et ceci éclaire que l’expérience de débordement est devenue une catégorie juridique puisqu’il est légitime d’offrir un traitement différent aux crimes dits passionnels. Nous cultivons les modes de débordement passionnel, nous induisons ce débordement quand nous consommons de l’alcool. Ce qui signifie que nous cultivons le contraste entre l’authenticité de l’expérience et la possibilité de la construire sur un mode qui n’est plus celui de la disjonction, sur un mode qui instabilise ce contraste : « faire exister cette expérience d’être autre pour n’être pas ». Le statut juridique du crime passionnel est un exemple de négociation réussie. La stratégie qui dissocie l’acte de la conscience serait, dans certaines conditions stipulées par la négociation, une stratégie qui aurait réussi à se faire reconnaître pour exister. À contrario le cas des « dormeurs » au Moyen-Âge a échoué quand on a voulu pouvoir jouer en toute impunité à n’être pas via la transe et l’extase. La réussite de la négociation pourrait se lire si on prend en considération les formes : un amour fou, une colère justifiable, un honneur bafoué. Boltanski, lui, distingue la cité de l’inspiration, la cité domestique, la cité de l’opinion, la cité civique, la cité industrielle… si bien que « être grand » dans la sphère domestique peut être menacé dans la sphère de l’usine. Antigone vit la contradiction entre être grand aux yeux des lois de la cité et être grande aux yeux des lois des dieux. Nous sommes ici dans l’ordre moral qui hiérarchise les valeurs des passions, les manières dont nous définissons la responsabilité, les modes par lesquels nous négocions avec la rigidité et les exigences de ces définitions, et les façons dont nous négocions par les passions les exigences contradictoires de cet ordre social et moral. Avec le duel par exemple on serait dans le mode social de régler les tensions et les contradictions d’un système entre un « tu ne tueras pas » et un humain devant aimer de manière authentique.
Retour aux laboratoires de psychologie : être ému c’est réagir et donc c’est être un parfait objet de laboratoire. De présupposée, l’émotion devient requise. Dans le laboratoire, la version subit une conversion : la passivité devient ce qui permet le contrôle, mais un contrôle répondant aux exigences de l’expérimentation. Le corps réorganise le problème. De l’hypnose impensable au connaissable de la passion, on en vient ici aux rapports entre l’observateur et l’observé. Car dans l’hypnose on doit tenir compte que celle-ci malmène la science appuyée sur l’idée d’un sujet stable et clairement délimité. Il y a « une zone d’indétermination » dans le cas de l’hypnose qui la disqualifie, car cette situation ne peut être contrôlée tant qu’il y a place pour ruser avec le dispopsitif : en effet, l’annonce de l’hypnose fonctionnerait moins comme suggestion que comme autorisation. Dans la pratique des laboratoires, cette indétermination de ce qui se construit entre le sujet et l’expérimentateur débouche sur le fait qu’il n’existe aucun moyen de faire la différence entre un simulateur, un artefact et un sujet vraiment hypnotisé. Et c’est là que réside cette première grande différence avec les stratégies qui interrogent l’émotion. Soit elle se lit dans le corps, et le corps ne peut mentir, il offre, pour peu que l’on prenne certaines précautions, toutes les garanties de fiabilité. Soit le dispositif doit se fier aux réponses du sujet, mais là encore il peut prétendre, au contraire de l’hypnose, contrer la mauvaise indifférence. C’est là que se dessine le plus clairement la manière dont s’effectue cette dimension d’authenticité de l’émotion, lorsqu’elle s’articule aux accès privilégiés par le laboratoire. Le mensonge, la simulation et la complaisance ne sont pas le seul problème difficile à envisager. Ainsi l’hypnose apparaît comme cette pratique de la « connaissance par compassion » lorsque l’ancienne métaphore du rapport magnétique (l’amour) se définit comme un rapport singulier, qui efface les frontières entre hypnotiste et sujet. Par rapport aux anciennes définitions de la science, l’hypnose est un défi. Ce qui pose problème c’est l’effacement des frontières du moi. Qu’on le lise en termes d’une expérience, et nous voilà contraints de considérer le rapport hypnotique comme la possibilité d’une remontée en amont qui nous oblige à redéfinir d’une autre manière la constitution de ce que nous appelons l’individualité. Ce jeu social nous renvoie à la question de l’authenticité : il implique la simulation, et de surcroît celle-ci ne peut traduire sa différence en termes physiologiques. L’hypnose semble donc devoir être expulsée des laboratoires. La version du monde à laquelle l’hypnose aurait pu conduire, la version du savoir qu’elle nous proposait de construire, ne pouvait, dans les cadres de la science psychologique, trouver un véritable lieu de mise à l’épreuve et de mise en pensée. Rejet donc de la perplexité face à l’indétermination.
La passion d’être seul repose notre question : en quoi et à quel prix l’émotion pouvait-elle prétendre réussir son entrée au laboratoire ?Nous allons approcher les pratiques. Toutes reposent sur le même parti-pris : le corps ne ment pas et le visage exprime l’authenticité du sentiment mais aussi l’universalité des modes de son expression. L’introspection vient confirmer ce que les mesures indiquent, et si non, alors on parlera d’erreur ou de dissimulation. L’émotion est non seulement ce qui arrive, mais ce qui arrive à l’intérieur de l’individu. L’émotion est ce qui est à l’intérieur, mais ce qui en outre peut être isolé. On a isolé les lieux, les causes et le sujet du monde. Le système limbique – (= ce qui forme une frontière autour) – est provoqué en franchissant cette frontière, par exemple par l’ablation de l’amygdale. Car cela libère les autres parties du cerveau, débouchant sur une hypersexualité. Les passions sont décrites comme les mouvements d’une matière quasi autonome : trouver le lieu de l’émotion, trouver le lieu du mouvement, c’est en caractériser la cause. L’émotion est aussi une énergie qui se décharge, par un système de vases communicants de tensions, entre le système hydrodynamique et hydro électrique. Ce à quoi nous avons affaire, c’est à la qualité même de ce que nous appelons l’émotion, à sa capacité de prendre des formes multiples, tout en continuant à être reconnue pour ce qu’elle est (Silvan Thomkins). Joseph de Rivera montre que quand l’expérimentateur manipule le corps, il crée des composantes corporelles d’une structure particulière de l’émotion, et cette partie implique la structure totale (analogie avec la Gestalt theorie). Le laboratoire peut affirmer , en lisant un détail du corps, produire une version de ce que peut être, pour nous, une émotion. C’est la traduction de l’une des versions que notre histoire a pu produire. L’émotion apparait comme produit de l’évolution (Robert Plutchnick). Ici on en vient à la théorie des deux niveaux entre émotions naturelles héritées et émotions mélangées apparues plus tardivement et qui sont les combinaisons des premières (culturelles).
L’émotion comme produit de l’évolution. La version biologique de l’émotion s’est également inscrite, à la suite des travaux de Darwin, dans le courant psycho-évolutionnaire. À la suite un premier courant pose que les émotions sont un produit de l’évolution. Elles sont ou naturelles ou mélangées. Le modèle focalise son attention sur les expressions faciales, le modèle est celui de la couleur laquelle a trois dimensions : l’intensité, la polarité, la similarité. Dans cette perspective, les émotions, comme la perception de la couleur, ont des bases génétiques. Cette référence aux expressions lie cette conception biologique au courant étudiant les expressions faciales, puisque toutes deux se fondent sur les mêmes présupposés de l’universalité et de la naturalité de l’émotion. Si ce type de pratique voulait considérer les émotions comme expression, dans une perspective « sociale », son objet n’était pas le social comme tel, mais bien le biologique et l’intra-individuel. Darwin : ce n’est pas tant la valeur communicationnelle de l’expression émotionnelle qui l’intéresse, mais la preuve de leur universalité et de leur innéité. Car cela permet d’induire l’hérédité des conduites. Darwin creusa sur l’étude comparative des expressions, et sur les similitudes au travers des différentes espèces. La focalisation sur l’universalité laisse en retrait la valeur sociale de l’expression émotionnelle et s’articule aux impératifs qui guident la recherche : le sujet est seul, confronté à des photographies de visages dont il doit reconnaître l’émotion ; le sujet est observé par le biais de caméras ou de miroir unidirectionnel. S’il est mis en présence d’un autre, sujet ou complice de l’expérimentateur, ce n’est pas dans le but de lui offrir des relations sources d’émotions, mais pour vérifier que les différences inter-culturelles sont des effets de la présence d’autrui : le sujet seul est authentique puisque, par le miracle de la solitude, il se « désocialise », il montre son vrai visage. La biologie des émotions ne s’est pas cantonnée à celle de ses expressions, puisqu’elle s’est rapidement liée à des modèles dérivatifs, c’est-à-dire aussi, à une théorie plus générale de la nature humaine. On est renvoyé ici au langage des traits de personnalité, voire des diagnostics conçus comme l’expression extrême des émotions de base que sont la tristesse (dépression), la joie (manie) et le dégoût (paranoïa). L’enjeu de ce type de recherche est clair : l’expression faciale de l’émotion est le lieu d’une lisibilité particulière. Si les expressions émotionnelles sont identiques au travers des cultures, les passions sont donc universelles, mais surtout biologiques. L’enjeu n’est pas que théorique mais aussi stratégique pour la négociation des savoirs. Le biologiste ici devient l’expert par excellence de l’émotion et de sa mesure.
Chapitre 2 : inquiétude et méfiance : faire une science de l’émotion
Ce chapitre va questionner l’approche dans un laboratoire soumis à l’impératif de faire science. Imaginer l’émotion comme un simple phénomène de réaction, comme ce qui se passe à l’intérieur vis-à-vis d’un élément extérieur, a autorisé la mise en place de pratiques singulières qui exigent une purification assez radicale. Le sujet est ainsi soumis à des inducteurs d’émotions ou bien le sujet doit remplir un questionnaire concernant la situation. Mais l’émotion se produit dans un univers sans relation. Et lorsqu’elle caractérise le monde des relations, le sujet isolé se trouve confronté à un item (photo d’un visage) aussi isolé que lui.
On peut se demander comment les sujets peuvent réussir à identifier des émotions d’un visage découpé de toute réalité, et à quoi pourrait bien servir cette compétence. Le laboratoire demande au sujet de se comporter comme lui. La version retenue ici est considérablement en retrait par rapport à la façon dont les sujets peuvent utiliser leur capacité à reconnaître des émotions. Le psy Cline a eu l’idée d’apparier non seulement deux expressions (schématisées style smiley’s), mais deux visages pour chaque présentation, mettant ainsi les visages en relation ((produisant parmi 3 expressions – sourire, froncement sourcils, tristesse – un choix reproduisant deux d’entre elles (par exemple, sourire, sourcils froncés ou …)). Il apparut que l’expression du visage du personnage que l’on demandait de reconnaître n’était pas du tout identifiée de la même façon que ce qu’exprimait le visage de la figurine. Ce n’est donc pas « le visage » ou l’expression faciale (smiley) que le sujet peut reconnaître, mais la relation entre ce qu’on lui demande et la situation au sein de laquelle cette demande est mise en scène. Appeler un comportement « réaction », c’est se garantir la bonne indifférence. Mais c’est oublier que les participants ont l’intuition de ce qui est demandé d’eux. Il y a à interroger l’asymétrie des rôles engendrée par les expérimentations.
Le laboratoire n’est pas un lieu neutre, il est un lieu social chargé d’attentes. La qualification de sujet induit les marques d’autorité et de savoir. Pour Theodore Kemper, les émotions de joie et de fierté sont le produit des relations de pouvoir et de statut. Mais on peut interroger les relations « de qui ? » car l’essence des émotions est le produit de la conversion (vers un rapport de forces) opérée par le dispositif. Cette lecture sociologique rend difficile l’articulation de cette version à toutes les versions qui habitent le sujet. On peut faire cette objection également à Gibson sur le problème de la vision. Les dimensions utiles à la perception sont celles qui spécifient l’environnement et la relation active de la personne à celui-ci. Ceci est encore plus évident pour la sensation : pour savoir si un tissu est velours ou soie, il faut le palper, le caresser dans un mouvement d’exploration de contact. Mais si on immobilise le sujet, on perdra les bénéfices de l’exploration. De manière similaire, imaginer le sujet ému comme pure réaction à des stimulations strictement contrôlées, c’est l’inscrire dans un système de causes qui ne peuvent rendre compte de ce que le sujet fait activement pour s’émouvoir. Le philosophe Amélie Rorty remarque que la cause de l’émotion n’implique pas la passivité du sujet. Cause renvoie à disposition : disposition à l’irrascibilité ne signifie pas faible tolérance à la frustration (réaction à la réactivité) mais aussi le fait de rechercher dans l’environnement les situations frustrantes, de les percevoir comme frustrantes. Donnant occasion à une colère : William James dit que les émotions ne sont pas de simples réactions, elles sont des dispositions que nous cultivons. Le laboratoire a introduit l’intrus qu’il voulait mettre hors-champ. La psychologie en est venue à ne plus pouvoir différencier ce qui est demandé et ce qui est attendu.
Leçons de contraste : la psychologie sociale japonaise. Harré et Secord affirment que chaque sujet psychologique peut présenter une personne appropriée parmi une hiérarchie de « soi » sociaux possibles. Ce sont là les conditions que la psychologie sociale doit comprendre. Cette conception de la multiplicité des « soi » habite notre culture mais elle est considérée comme un problème, un signe pathologique (la dissociation). Mais chez les japonais ce n’est pas un problème : leur culture n’a pas un système mental intégré, « interne » et la consistance existe sur le mode de la coexistence de rôles. Le devoir de l’homme est envisagé comme les différentes provinces d’une carte, le devoir à l’Etat, le devoir aux parents, le devoir à son propre nom, le devoir à l’honneur du groupe, le cercle des sentiments humains. Le recours au Japon est ici à lire comme la parabole du douzième chameau. La proposition de faire autrement la psychologie consiste dans une autre manière d’interroger les sujets, une autre manière d’articuler ce que les gens savent et les questions qui s’adressent à ce savoir. La référence aux japonais n’est pas une solution mais elle offre une lisibilité particulière à ce qui est susceptible de devenir pour nous, un problème. Mais de cette culture multiple, le laboratoire ne retient qu’une version. Appauvrissant l’état du texte. L’étude des modèles de performances (modèles prenant en compte la multiplicité des « soi » sociaux) des êtres humains doit devenir le point central d’une psy sociale réformée. Comme un douxième chameau, la psy sociale japonaise, ajouté à notre culture, permet de penser notre héritage, et surtout de le transformer, en rendant plus lisible ce que nous ne pouvions voir, obnubilés que nous étions sur l’authenticité (qualifiant comme dissimulation des jeux de rôle). Les risques de la science concernent les risques de l’engagement si on cherche les possibles des émotions.
Une universalité bien singulière. Telle est la conclusion de l’enquête de Catherine Lutz chez les Ifaluks. Elle y observe l’émotion song, la colère justifiable, et l’émotion metagu, la peur qui y répond, comme socialement apprises. En effet ces émotions favorisent la négociation et la résolution des conflits. Ces études par contraste sont intéressantes au sens où elles remettent en question notre façon de cadrer les interrogations en termes d’universalité et naturalité. Ce que l’on découvre c’est la rigidité de notre cadrage. C’est au nom de cette universalisation que tout ce qui chez les autres ne pouvait recevoir d’analogue chez nous, s’est vu effacé. Les stratégies des pratiques en sont révélatrices. L’étude transculturelle de Izard s’est adressée à 9 cultures. Les sujets de 7 parlaient une langue indo-européenne, les sujets des deux autres vivaient à Paris !!! On effectue la dimension d’universalité en sélectionnant ou redéfinissant les informations « pertinentes ». La reconnaissance des expressions émotionnelles n’indique rien de ce que les gens peuvent vivre comme émotion. Rien n’autorise à affirmer que la colère est universelle. En tout cas l’esquimau ne se met jamais en colère. Il reconnaît l’occidental comme celui qui se met en colère pour un rien. Ce qu’on tire de ce second constat c’est seulement que le syndrome émotionnel « colère » est identifié avec le comportement agressif. La colère et le comportement agressif, selon les cultures, s’exprime différemment. Parallèlement la conception biologique s’affirme comme une pratique qui cherche l’universalité dans des procédures de fabrication de singularités, des procédures qui désarticulent ceux qu’elles interrogent, en effaçant la part collective de l’individu. V Despret montre ici les racines romantiques de nos laboratoires voulant « faire science », racines inhibées, camouflées, déguisées. Il y a dans les pratiques chargées de dégager l’universalité par des procédures d’authenticité (purification) un résultat paradoxal. La nature s’est socialisée ; mais même socialisé, le sujet reste confiné dans son isolement puisque nulle part n’apparaît l’effet de l’interaction : il n’a aucun des comportements d’une personne observée. La vision romantique assure que les émotions sont de l’ordre de l’intime et elle perd de sa crédibilité d’être vraie sous l’effet de la culture (JJ Rousseau). Ce qu’Alan Fridlund appelle un concept crypto-théologique du soi authentique. Or l’authenticité ne se définit pas comme la vérité d’être seul, mais la qualité d’un rapport. Dans le kefi des peuples de la Mer Egée cette expression de l’émotion est un processus dynamique d’appariement qui consiste à accorder des disponibilités. Il est rythme, construction commune : il faut « se faire kefi ».
Intraduisibles émois. Dans les autres cultures les pratiques de la psy sociale et expérimentale occidentale est intenable. Notre cadrage se relit alors comme refus de la mise à l’épreuve. Julian Leff a étudié la communauté chinoise d’une ville US en refusant de remettre en question « Le » cadre de ses pratiques (Le = le placage d’une pratique expérimentale sans tenir compte des caratéristiques du milieu rencontré), a appauvri le savoir des autres. L’amae est un état émotionnel culturellement reconnu et valorisé au Japon, et qui se caractérise par la volonté de se mettre sous la dépendance d’un autre. Comme dans le maternage. Mais l’anthropologue Leff applique un cadre d’observation où l’émotion est lue sur le mode de la réaction. Kleinmann est un psychiatre-psychanalyste contaminé par le fait de faire valoir une pratique thérapeutique occidentale là où elle est hors-rapport. Il n’a cessé de multiplier les interprétations hors-champ. L’Occident dans l’espace analytique est fasciné par la folie. Et la certitude de posséder les clés de la bonne interprétation aboutit à accabler des victimes de violence en leur enjoignant de parler de la violence subie, ne faisant qu’ajouter torture à l’aveu (« dites-moi ! »).
Chapitre 3 : Platon, inventeur de l’âme
Tamara Dembo décide de fabriquer de la colère en laboratoire. Les sujets sont convaincus de participer à une évaluation des compétences (mettre des anneaux dans une bouteille). Mais les sujets sont mis dans une situation absurde où il est impossible de réussir ce qui est demandé. Au fil du temps, l’expérimentateur réaffirme qu’il y a moyen d’y arriver et dans un temps suivant se met à ricaner et se moquer des malchanceux. Les réactions observées insistent sur deux genres de comportement : se fâcher sur l’expérimentateur, mais pas d‘abord car certains partent dans des dérives imaginaires sollicitant des pouvoirs délirants car on ne peut pas toucher à un scientifique qui sait ce qu’il fait. L’idée de la colère qui en résulte c’est qu’elle survient en lien avec l’impuissance. Parce que les barrières entre le sujet et le monde se sont affaiblies au point de s’effacer, le monde a acquis de nouvelles qualités, il devient un monde confiné et hostile. Il n’y a pas que le sujet qui est affecté, son monde itou. Toutefois Dembo sous-estime le biais où elle est partie prenante de l’expérience en y tenant la posture d’autorité. Ce que cette relation autorise c’est le délire d’un sujet dans un monde inventé. Sauf que l’autorité en est la seule cause ; il n’y a rien de pathologique (être submergé par ses émotions) chez le sujet. Dembo théorise ses observations autour de notions de frontière. La colère manifeste l’affaiblissement des frontières au sein du système et entre l’intrapsychique et l’environnement. Les deux régions s’homogénéisent. L’environnement subit une égalisation primitive. Ce processus prend également place dans le système intrapsychique. V Despret critique ce rapport émotionnel obtenu dans le registre de la disjonction de la vérité et de l’illusion. Il n’y a rien de neuf dans l’expérience car on est resté dans le cadre traditionnel. Toutefois le critère d’authenticité a subi ici une conversion. L’authenticité n’est plus la condition de l’accès. Chez Dembo, l’authenticité n’est pas lue dans le corps mais dans le rapport du sujet au monde. Au prix d’une inversion de signe-critère : « ce qui rend le monde inauthentique ». La passion fait mentir le monde. Qu’est-ce que devrait être le sujet ? Il est ce qui normalement et rationnellement se sépare du monde ; l’émotion fait que le monde envahit le sujet. Reconstruisons l’histoire depuis Platon : mais une histoire dont nous sommes le produit et le vecteur. Avec Dembo ce n’est plus l’émotion qui donne accès à l’universel, ce sera la connaissance sans passion, la raison. Platon commente en prolongeant en termes de désorganisation de la cité. Un gouvernement ne peut êttre démocratique parce que ce qui régit le peuple c’est l’émotion qu’il appelle passion. Et la passion en appelle au contrôle. Et de même pour Dembo, l’âme doit protéger son noyau intime.
La vérité comme contre-passion. Le Théétète est ici un dialogue exemplaire : il y a mise en scène de trois personnages : le jeune auditeur ébahi (Th), Socrate et Protagoras. Le problème de Socrate c’est la quête de la vérité. mais surtout d’imposer une définition qui en autorise la quête. Platon construit l’avis de Protagoras comme l’obstacle à abattre. Or « les failles » du propos de Protagoras montrent autre chose : elles montrent ce qui renvoie à une définition tue (non dite) de l’émotion ; la passion prend en charge tout ce qu’il faut éradiquer du rapport au monde et de ce que ce rapport au monde implique de rapport aux autres, quand ce rapport se définit comme un rapport à la vérité. Protagoras développe pourtant un rapport au réel qui se définit comme un rapport de co-affectation. Connaître c’est se laisser affecter mais c’est aussi affecter le monde à connaître. Pour Socrate l’impossibilité de stabiliser les rôles ou les identités équivaut à l’impossibilité de fonder la science. Ce que l’ontologie de Protagoras menace ce sont le sujet et l’objet, c’est la distinction qui les qualifie comme distincts. Les limites franchies par Protagoras minent l’objet « qui doit voir ce qui n’est pas encore, et qui n’adviendra que par le fait d’être vu » ; minent le sujet « qui va voir, si c’est dans l’acte de voir que le qui se constitue ». Pourtant la raison ne se définit pas seulement dans le rapport S-O mais dans le rapport des sujets entre eux. Et voilà le problème de la discrimination. Michel Guérin précise que dans notre tradition, le discours n’est clair qu’à évacuer le désir ; alors il peut se répéter, il ne se féconde pas, il n’exploite pas sa veine. Il sait le monde par cœur. Le discours sans affect est un discours désintéressé, il fait dire « toujours pareil », quel que soit le point de vue de celui qui l’énonce. La vérité ne se définit que contre l’humain : l’affectif c’est ce résidu d’humanité qui empêche la vérité. Le discours ému ne peut reproduire le même monde, invariablement, parce que « l’émotion est un accident qui refait le monde à neuf ». On résume souvent la controverse Socrate-Protagoras au problème du relativisme des sophistes. La sensation est le propre de chaque être sentant, ce qui est une forme de relativisme. Mais il y a ici tout autre chose : le problème de l’indétermination et de l’instabilité du rapport entre les choses, entre les sujets et les choses, et entre les sujets eux-mêmes. Plutôt qu’à un relativisme radical, c’est à une ontologie phénoménologique que l’on est convié ; une ontologie qui inscrit la possibilité d’exister et la possibilité de connaître dans une relation indissociable, qui donne le sujet et l’objet comme actifs, et comme liés par cette activité. Le politique repointe son nez autour du problème de l’échange des connaissances. Ce n’est pas l’universalité qui fonde le politique c’est une volonté de discriminer qui va s’articuler au problème de la passion. Bruno Latour analyse le politique comme un « se débarrasser des passions ». Se débarrasser de l’humain c’est se débarrasser du demos, c’est se débarrasser de ce qui fait le lien. « Dis donc Protagoras, pourquoi ne dis-tu pas que la mesure de toutes choses, c’est le porc ou le cynocéphale ou quelque bête encore plus étrange parmi celles qui sont capables de sensation ? » La passion pour Platon lie la folie à l’animalité. Dans le mouvement de séparation, il y a création de ce qui sera, pour nous occidentaux, le fait d’avoir une âme.
Les ourlets de l’âme. Socrate a donné une consistance à un point d’interrogation quant à l’âme. La particularité de cette mise en consistance se fait par l’élaboration d’un contenant et au partir d’une expérience des limites. Soit une expérience négative, comme élaboration d’un concept contre le chaos. L’âme doit organiser la différence entre le chaos et le non chaos. Cette version témoigne si bien d’une conquête que le chaos nous apparaît comme si ses déterminations n’avaient pas été inventées au moment même de la constitution de l’âme, comme si l’âme avait dû s’inventer contre lui sans l’inventer dans le même mouvement. Ceci nous fait oublier que c’est de la séparation que le chaos se définit. Dire de la raison qu’elle se constitue contre la passion oublie leur indifférenciation de l’origine. C’est oublier que l’ordre ne se définit pas plus contre le chaos que le chaos contre l’ordre. Et ce serait en même temps manquer l’objet de notre quête. V Despret reprend ici les métaphores qui traduisent l’expérience de menace et qui enjoignent à l’âme de se fermer à ce qui n’est pas elle. Il s’agit ici de retrouver, dans un moment de cette origine, comment les déterminations de l’âme et celles du chaos ont pu s’inventer. L’âme risque toujours de pâtir, de subir. Les sensations peuvent nous leurrer, l’influence de l’autre est contaminée par la séduction. Mais cette négativité a pour but d’affirmer un autre type de positivité, la positivité de ce que doit être l’âme. Ce qui est à éviter agit comme un répulsif. À partir de chacune des déterminations manquées, de chacune de celles négatives qui sont à craindre, nous pouvons tisser un fil qui nous emmèmera à toutes les limites de l’espace que cette âme va devoir occuper, et de ce qu’elle va construire comme son autre. L’âme doit tourner en elle-même, sur elle-même et par elle-même. Ceci décrit le mouvement parfait dont la forme est la sphère, la figure la plus semblable à elle-même. Vient une autre métaphore autour de l’interdit de l’effraction (la pathologie des contenants en résulte ; à s’exposer au dehors on attrape un rhume). Il y en a bien d’autres révélant la manière dont cette croyance en l’expérience humaine entre en résonance avec une conception de l’âme en train de s’élaborer. La manière dont s’exprime cette croyance, les mots qu’elle choisit pour se dire nous indiquent quelle expérience de soi l’accompagne et s’y constitue. Par la purification, par la maïeutique qui aide à accoucher de soi, l’écriture apparaît comme pharmakon. Remplir, vider, fermer, protéger… et entre les deux rien qui puisse donner consistance. Crédulité et incontinence, la passion c’est l’incapacité de l’âme à ne pas se laisser « retourner sens dessus-dessous ». On est renvoyé à un courant qui n’appartient pas en propre au sujet, d’où le marquage de l’opposition par autre chose/ par soi. L’âme se définit par son autonomie, sinon on rencontre l’angoisse : ceci traduit le fait que nous nous sommes bien appropriés cette âme que Platon nous a léguée. Penser la frayeur comme affect central, c’est penser que l’autre peut toujours faire irruption pour modifier notre comportement : car la frayeur essentielle consiste en ceci que la vérité de ce que je perçois (Agathon, Alcibiade), de ce que j’éprouve (l’amour) et que je pense, réside en un autre (je est un autre). Les métaphores jouent le rôle d’un opérateur pratique de construction de l’intériorité. Celui-ci construit l’âme dans un rapport avec l’extérieur en énonçant les conditions de ce rapport : que l’extérieur reste à l’extérieur. Ce que je peux fuir est la définition même du dehors.
Freud, héritier de Platon. La théorie du pare-excitation nous ramène à une pratique platonicienne dans la mesure où cette théorie-pratique reproduit justement l’ambition de penser l’âme dans son identité, sans trop s’encombrer de l’interaction. Partons de cette version de l’âme à partir de l’expérience infantile, de la même manière que l’on a essayé de le faire pour l’angoisse. Entre les expérimentations en psy du développement de 1920 et 1970, on ne semble pas s’adresser au même bébé. Le psy Daniel Stern oppose le bébé de la clinique et le bébé d’observation : ce dernier s’observe dans les interactions avec sa mère. Ce bébé contemporain répond à des questions qui lui sont contemporaines. Le bébé de l’observation considère d’autres formes du langage ; le bébé de l’observation devient bien plus intéressant que ce que désignait des notions comme phase symbiotique, totale indifférenciation, confusion entre soi et l’autre. Pour nous cela fait problème qu’on en reste à la fusion, la différenciation, la régression, le chaos, le soi et le non-soi, c’est-à-dire les mots par lesquels notre culture prescrit le devenir homme et envisage ce devenir comme une conquête. Les métaphores platoniciennes rappellent certaines formes que notre culture offre à la pathologie. Freud relit la philosophie comme copiant la façon dont opèrent les schizophrènes. L’écrivain Birger Sellin est autiste et semble cautionner les avis de Freud « trouvant son salut dans la loi du travail », mots résonnant des propos de Socrate : l’âme soumise au chaos, aussi bien externe qu’interne des passions, l’âme fuyante, dispersée, morcelée par des bouleversements qui l’envahissent, c’est l’âme des autistes. Les mots de Birger Sellin traduisent son expérience dans les termes de notre tradition. Mais attention, ce n’est pas une expérience schizophrénique que nous relate Platon, ce sont les conditions par lesquelles pourra s’élaborer cette expérience. L’âme freudienne semble prolonger cette âme clôturante. Le rapport problématique du sujet au monde s’explicite dans la thématique de l’effraction et de la frayeur. Le mythe de la philosophie occidentale est cette aspiration à l’autosuffisance du moi avec cette idée que le malheur absolu c’est d’être dépossédé de soi et qu’inversément une sécurité parfaite récompense l’exercice souverain du jugement et de la volonté propre. Cela se lit dans le discours psychanalytique : les défenses, le moi et le corps entre un intérieur et un extérieur, la genèse de l’appareil psychique constituant in fine le moi comme un pare-excitation quand il opère la projection de l’organique dans le psychique…à petites doses. Du côté des pathologies le schème est inscrit en continuité puisque le pathologique (paranoïa, phobie) met à mal la netteté des frontières dedans/dehors que ce soit dans le champ des délires (d’observation) ou le recours aux ressorts de la représentation. Les coups ne cessent d’être donnés à la théorie freudienne par exemple en valorisant l’hypnose ou en donnant la parole à Tobie Nathan. Mais en revenant à Tamara Dembo, on ne veut pas condamner la recherche freudienne car on sait qu’il est suffisamment au courant des courants de son temps jusqu’à même devenir incompatibles entre eux ; Freud développe des compromis cohérents…jusqu’à ce qu’il tombe sur les traumatismes résultant de la guerre. Il a alors l’honnèteté de remettre son tablier non sans avoir travaillé les notions d’entre-deux. Freud découvre alors un nouveau problème (toujours pas réglé) : la stabilisation de la position de l’analyste dans la cure oblige à demander une formation poussée et à recourir à des dispositifs de contrôle. Et là on retrouve l’ombre de la frayeur. Si le traumatisme résiste à la pratique, la pulsion de mort trouble la fonction narcissique du moi (limites de la dialectique Idéal du moi et moi idéal). Maintenant c’est le lien social qui est menacé par une indésirable ressemblance entre l’hypnose et le rapport de la foule à son meneur.
Devenirs politiques de la passion comme frayeur. L’association étroite entre irrationalité, passion et masse est un motif récurrent au début du 20ème siècle. Les théories y prennent forme d’hypothèses organicistes mais désignent la même frayeur que celle dégagée par Platon. La masse (enfant, animale, foule) mue par ses passions prend une charge affective : les désordres de l’âme deviennent produit et vecteur du désordre collectif. Avec cette frayeur foule-passion, ressurgissent les thèmes de la naturalité dangereuse ; imperméabilité à la contradiction et à l’argumentation logique. La seule réalité reconnue est celle de l’image, de l’illusion, du mot magique. Borch Jakobsen montre que ces analyses freudiennes sont invoquées dans un mode de pensée qui congédie la masse du politique en l’identifiant à la régression, au primitif, à l’inconscient. Cependant entre Freud et Platon, subsiste une différence essentielle : pour les théoriciens des foules, la foule est vraiment effrayante alors que pour Platon, nous pouvons suspecter un usage politique délibéré de la frayeur. Platon réfère la passion à la frayeur pour fabriquer un petit peuple passionné. La passion est la solution à un problème de discrimination ; il faut exclure les artisans de la fonction politique. Les discours biologiques contemporains sont plein de métaphores traitant un problème de loi et d’ordre. La République de Platon renvoie à une tradition médicale en définissant une âme tripartite. Celle-ci ne se définit plus par rapport à un extérieur, mais dans un rapport de soi à soi. On entre ici d’abord dans un registre moral puis politique. Le rapport de soi à soi débouche alors sur une pratique orientée vers les autres. Le Gorgias, le Banquet traient de l’autorité sur soi en regard des effets de séduction d’une beauté de rencontre. Il y a deux pôles entre passion et liberté comme le dit M Foucault dans L’usage des plaisirs : l’application à soi devient condition préalable pour gouverner. Règner sur ses passions c’est régner sur ce que l’on identifie à ces passions, les autres. Pôles de la minorité vertueuse et de la multitude vicieuse. Et on voit vite qui sont ces autres ! Le politique donne à la passion sa forme particulière : la raison a fonction de contrer la passion comme technique de gestion du collectif. On en vient à La République où est traitée la notion de justice dans son double rôle : régulateur interne de l’âme, régulateur externe de la cité ; en ajoutant que si quelque chose est en manque d’un côté, il peut être compensé chez l’autre : la loi sera interne chez certains et externe chez d’autres. On est autorisé à glisser de la contention de l’âme des désirs à la contention du peuple (le sujet passionnel qu’il faut faire taire).
Déplacement des questions. Platon a déplacé dans le domaine des théories de la connaissance une théorie essentiellement politique. Il s’agit de confisquer le pouvoir. Et ce dans une confiscation de la manière de définir les problèmes. Ceci dit pourtant, V Despret va relever des pratiques autour de l’émotion qui choisissent de passer par le politique pour construire leur interrogation. De la manière dont elle définit l’humanité et les qualités de celle-ci, notre culture attribue un rôle central à la dyade émotions-raison. Celle-ci joue comme un opérateur de partage entre une humanité réelle (les hommes), une humanité par défaut (les femmes) et une non-humanité (l’animal). Il y a une nature des groupes dominés. Ceci va être retravaillé par les féministes et par les ethnopsychologues. Judith Irvin étudie chez les Wolofs l’usage de deux langages pour marquer deux classes sociales (hétéroglossie). Les griots de la classe inférieure sont caractérisés comme hautement excitables (personnalités théâtrales et versatiles) ; ce sont eux qui ont la capacité d’influencer les autres. Les nobles sont la stabilité de la communauté et leur langage utilise des mots neutres et mal prononcés dans une syntaxe incorrecte. D’autre part les féministes ont critiqué les pratiques anglo-saxonnes dans le domaine des genders. La différence s’y construit au sein de dispositifs. Or l’effet de genre n’est pas une variable en soi mais le résultat d’une négociation sociale. La construction culturelle de la femme doit être interprétée comme création d’émotions chez la femme ; la science ici est une puissance inductrice. La syntaxe est l’objet d’un contrôle moins rigoureux par celui qui parle, que la sémantique qu’il utilise. L’analyse sémantique et l’analyse syntaxique produisent des résultats contradictoires. La sémantique montre que les femmes (les griots) adhèrent plus que ne le font les hommes (nobles), à la rhétorique du contrôle : elles expriment la nécessité de gérer les émotions ; ce faisant elles reproduisent une vision culturelle. Mais attention, c’est là une stratégie dans des jeux de pouvoir (hystérie). Par contre l’analyse syntaxique s’intéresse à la manière dont les femmes l’utilisent, d’une façon autrement articulée. Ici on parlera de versions. L’analyse syntaxique fait du non-contrôle une ressource : elles tiennent un double discours (comme pas-toutes elles sont indifférentes aux jeux de pouvoir).
Chapitre 4 : dans le monde ou dans le corps ? le pari de William James.
Les émotions deviennent des évaluations ou des jugements que nous portons sur le monde. L’expérience de Lazarus consiste à projeter des films sur la circoncision et selon qu’ils sont introduits comme événements joyeux dans tel contexte culturel, ou comme une épreuve douloureuse pour le sujet, ou sans commentaire, pour les participants à la projection, Lazarus observe une augmentation de l’émotion dans le groupe soumis au commentaire traumatisant ; l’émotion implique une évaluation par le sujet de l’expérience, évaluation de la signification de l’événement. Une personne interagit avec son environnement psychologique et social en fonction de valeurs, de croyances, d’engagements et d’objectifs qui la prédisposent à l’émotion en la rendant susceptible de réagir à certains éléments de la situation. L’être ému se définit comme le maître en rationalité, mais une rationalité qui peut être soumise à la manipulation. Mais de quoi, les émotions, sont-elles juges ? L’émotion nous fait juger dans l’urgence et d’une manière qui force l’action ; l’émotion juge le monde comme plaisant ou déplaisant, juge le monde selon un système de valeurs. L’émotion montre l’adhésion de celui qui la vit, avec les valeurs impliquées dans la situation. Cette approche se lit autour de l’enjeu de sortir de la tradition somatique. Le social et les cognitions entrent en scène. L’émotion n’a plus de lien avec Platon ni les Romantiques, elle est sociale, elle est culturelle. Ce nouveau paradigme remobilise les laboratoires en psy sociale, en sociologie et en anthropologie. On peut cependant se demander avec Abu-Lughod si en se focalisant sur l’aspect mental, ces laboratoires ne reproduisent pas une autre forme de ce partage car on continue de valoriser ici les processus cognitifs dans « ce qui importe à une cité de la science ». On n’est pas dans un processus de négociation.
L’émotion comme fait social. L’émotion est une évaluation morale, une pensée incarnée, et parce qu’elle est incarnée, parce qu’elle est intériorisée, elle présente une force et un automatisme auxquels ne peut prétendre la pensée. La sociologie des émotions considère que les structures sociales affectent les émotions, que celles-ci participent du maintien de ces structures sociales et les prolongent, parce que l’acteur social, par les émotions, intériorise les valeurs de l’ordre local. Les changements de structures peuvent expliquer ceux de l’affectivité, puisqu’aux nouvelles structures de l’histoire, ou aux différentes structures qui caractérisent les autres cultures, correspondent d’autres valeurs à intérioriser, et d’autres manières d’y réagir. N’en reste pas moins que ce type de sociologie traduit d’abord la volonté de celle-ci de faire de la science du social une science traditionnelle. L’émotion y devient une variable dépendante et la passivité de l’émotion y trouve confirmation avec Kemper : on reste dans le même rapport entre nature et culture. Là où la version platonicienne (ou vocationnelle) désignait l’animal ou la nature comme une menace, et y répondait sur le mode du contrôle ou d’une exclusion toujours instable, la version culturelle radicalise cette exclusion : l’animal n’a pas accès à l’émotion humaine, puisque celle-ci appartient à la sphère de la raison. Il n’est plus nécessaire d’exclure l’animal qui est en l’homme, il est déjà exclu. Le contraste nature-culture subit une inversion de la causalité que proposait la version somatique universaliste : les événements physiologiques ne sont pas la cause de l’émotion, mais sont la conséquence d’attitudes culturelles. La dimension de la dangerosité revient : d’une part toutes les émotions ne sont pas dangereuses, de l’autre ce n’est plus dans une relation directe avec la dimension vocationnelle que se définit cette dangerosité, mais dans la relation de l’acteur social à l’ordre et au collectif. Le social agit sur l’intérieur, par une opération assez vague (l’intériorisation) qui ne permet finalement pas de comprendre comment l’intérieur pourrait agir sur le social, si ce n’est sur le mode de la réaction. Mêmes sociales, les émotions restent des faits de la pure intériorité, et ne définissent le rapport à l’extérieur que dans les termes de l’adaptation. La dimension intime doit être subie. Pour Norbert Elias, le même spectacle peut selon les cultures provoquer de la joie ou de l’indignation : c’est la structure de la société qui postule et cultive une certaine forme ou expression affective. En théorisant de cette manière le processus de civilisation comme un processus dynamique, on ne sort pas du naturalisme et de l’essentialisme des théories biologiques puisque il existerait une affectivité préexistante qui se serait affinée au cours du temps. Avec une émotion définie comme préexistante et passive, l’histoire des transformations des émotions revient à expliquer celles des structures (logique d’un progrès de la symbolisation mais surtout notre progrès). Ce champ de la recherche questionne comment notre culture de l’émotion s’est caractérisée de cette façon. Ici on suit l’histoire de la mélancolie occidentelle passant par l’acédie au Moyen-Âge. Ce mode d’expression émotive disparaîtra lorsque les prêtres sous l’influence de la bourgeoisie stigmatiseront l’oisiveté des aristocrates. Les émotions ne sont que des réactions à des événements, et leurs changements, des réactions aux changements. Scheff théorise un pas de plus : l’émotion remplit une fonction socioculturelle : la possession d’émotions culturellement appropriées permet de réfréner les comportements indésirables et renforce les valeurs culturelles. L’émotion oscille entre l’adaptation et l’adhésion. Cependant, s’il est vrai que l’émotion dépend des structures qui l’accueillent, si elle est un produit de culture, elle est aussi vecteur de cette culture, et créatrice de ces cultures. On en arrive alors à Gordon qui témoigne de cette transformation sur le mode de l’indétermination des relations de cause à effet.
Contrainte du social ou contrainte des sciences sociales ? Norman Denzin en revient aux films et aux institutions de l’art comme le cinéma ou le roman dans leur rapport à l’émotion. Il témoigne de la capacité de la sociologie à produire une version qui situe immanquablement son objet en retrait des autres versions de notre culture. Ainsi les films créent des représentations émotionnelles culturellement acceptables, de la sexualité, du désir, et permettent au social de contrôler la manière dont les gens peuvent être émus. Par retrait on pourrait envisager de déplacer ce type de lecture dans le domaine de la pratique clinique de l’alexithymie (usage d’émotions en dehors de la pratique commune) pour que les patients qui en sont affectés apprennent les formes socialement valorisées. Déficit imaginaire, défaut de symbolisation appellent une aide de réintégration des personnes déficientes en transformant une pensée privée, centrée sur le soi, en expérience publique. Mais qu’est-ce que l’on constate ? En devenant raison, la passion oblige les psy et les sociologues à un travail de duplication de leur objet : l’émotion n’appartient plus à la pensée sauvage, elle se sépare d’une pensée-émotion sauvage et d’autre part d’une pensée morale, symbolique, rationnelle, en affectivité qui permet d’intérioriser l’ordre social. Ce n’est dès lors plus l’émotion elle-même qui situe le partage et les frontières de celui-ci, ce sera à la manière d’être ému et d’être capable par la symbolisation et par tous les systèmes de transformation des passions, de réussir la substitution de la culture à la nature. Or le cinéma joue un rôle similaire. Nous sommes habités par le cinéma et le roman d’une quantité infinie de versions de l’émotion. Le cinéma n’est pas l’énoncé de ce que doit être l’émotion mais le déploiement de propositions de nouveaux possibles, l’élargissement de la gamme des versions, la création de nouveaux modes de coexistence d’expériences, de mondes et d’émotions. Le cinéma et le roman créent de nouvelles versions qui pourront nous animer. Mais quand la science s’en mêle, on assiste souvent à une mise en retrait des versions que ceux-ci peuvent cultiver. William James occupe une place à part. Ce dernier articule sa version à ce que les acteurs vont lui apprendre et ces versions permettent de cultiver l’indétermination. Les émotions sont à la fois cause et effet, de manière hésitante : produits du monde et de conscience, créatrices du monde et de conscience. L’action construit des émotions et l’émotion produit l’acteur. Les versions des acteurs deviennent inductrices d’indétermination. Elles se définissent dans le double registre de ce que nous fabriquons et de ce qui nous fabrique. En face la sociologie se donne peu de moyens de prendre en compte les possibles que l’émotion représente pour chaque homme ému. Car elle ne permet pas de considérer les émotions comme pouvant être négociées collectivement et singulièrement. En est-on venu à constater le retrait de la science comme irréductible ne pouvant atteindre à ce niveau propre aux acteurs de cinéma ou aux personnages d’un roman ? Vinciane Despret ne rend pas si vite son tablier.
Schachter et Singer et les corps sans monde. Le problème posé par W James est simple : les émotions sont les changements physiologiques ; le sentiment que nous avons de ces changements au fur et à mesure qu’ils se produisent, c’est l’émotion. L’expérimentation de S et S consiste à injecter à des sujets une substance inductrice d’émotions pour montrer la portée limitée de l’effet de ces substances. Retirer le monde et vérifier que le corps n’a plus rien à nous dire, tel est le but. Si un sujet ressent les changements physiologiques qui caractérisent certaines émotions, sans pouvoir se référer à ce qui les a provoqués, les symptômes caractéristiques de la décharge du système nerveux sympathique devraient les mener à un besoin d’évaluer et si le sujet de l’expérience est privé de toute explication immédiate, il va devoir construire une interprétation de ce qui lui arrive. Et ce sont les possibilités offertes de cette explication qui détermineront l’émotion ressentie. Soit trois groupes à qui on annonce qu’ils vont recevoir de la suproxine dans le cadre d’une étude sur l’impact de cette vitamine sur la vision: l’expérimentateur dit au premier les effets réels dûs à l’absorption de l’épinéphrine (palpitations, tremblements). Aux seconds on précise qu’il n’y a aucun effet. Aux troisièmes on dit que certains sujets peuvent avoir des engourdissements, chatouillements ou maux de tête. Et puis on fait jouer un comparse qui va manipuler les sous-groupes en les poussant vers l’euphorie ou la colère. Sous prétexte de remplir un questionnaire qui devient rapidement intrusif et insultant, le comparse réagit en restant affable dans la version de l’expérience sur son côté euphorie. Et dans d’autres sous-groupes étudiant le versant colère, le comparse en appelle à la colère des sujets. À l’analyse des résultats, les sujets utilisent leur environnement relationnel pour interpréter les changements physiologiques. Qu’en penser ? On voit que l’expérience est construite pour articuler l’émotion au contraste authenticité-inauthenticité. Les sujets disent clairement que l’artificialité d’une injection dont ils connaissent les effets les empêche d’être émus. Parce qu’elle résulte d’un artifice, l’émotion ne peut se déployer. Par contre S et S ne se sont pas une seconde demandés la façon dont les sujets ont cultivé cette expérience d’inauthenticité. Ce n’est pas de l’absence du monde dont témoignent les sujets informés, ce n’est pas l’absence du monde qui empêche l’émotion : le monde n’est pas estompé, il est différent. Et ce qui diffère dans les trois sous-groupes c’est le mode de mise en présence. Les auteurs ne se sont pas demandés comment le sujet interprète ce milieu. Face à ces auteurs le corps de W James n’est pas le corps mis en scène par le dispositif expérimental de S et S.
William James et le « faire sentir » de l’émotion. Le malentendu de S et S avec W James tient à ce simple fait : leur version suppose que James fait de l’émotion un simple rapport de causalité entre le corps et la conscience (le corps détermine l’émotion de la conscience, je suis triste parce que je pleure), rapport qui laisserait le monde en retrait. Ce rapport corps-conscience-monde est un rapport beaucoup trop hésitant pour recevoir ce type d’interprétation. James théorise l’émotion comme une manière singulière de créer l’accord entre corps-conscience-monde, rapport le plus souvent indéterminé et qui indétermine ce qui s’accorde et les modes de cet accord. L’émotion n’est pas seulement ce qui est senti, c’est ce qui fait sentir. Pour faire exister l’indétermination, il va explorer tous les paysages susceptibles de la produire. Il va radicalement dépayser les questions. Comment ne pas percevoir un rapport de co-affectation, un rapport de mise à disposition, un rapport indécidable entre ce qui est produit d’émotion et ce qui produit de l’émotion. Le vin se donne pour nous comme une expérience multiple, indéterminée. James provoque et cette provocation a pour but de secouer nos habitudes. En proposant une autre manière de lire nos émotions, il induit une expérience de celles-ci, une nouvelle expérience à l’émotion. Dans ses « essays in radical empiricism », toutes les propositions de ce livre se donnent comme autant de manières de réaliser son projet : c’est à un nouveau rapport à soi et au monde qu’on est invité. Il s’agit de poser notre rapport au monde comme un problème. James va convier son lecteur à la construction de ces possibles et à l’élaboration des accès à ces possibles. Penser de façon dualiste fait partie des nécessités du quotidien ; on ne peut pas vivre dans l’indétermination généralisée. Mais on peut aussi construire les conditions d’un risque car si le monde n’est pas dualiste, peut-être alors pouvons-nous découvrir d’autres modes d’expérience. Nos cadres, nos lignes sont si vite tracées, fixées, que nous ne pouvons retrouver l’intuition d’avant la séparation entre ce qui sera monde et ce qui sera sujet de l’expérience de ce monde : le moment pour lequel il n’y a pas d’ici ou de là. L’expérience émotionnelle intervient ici : James va utiliser cette expérience comme modèle d’appréhension et comme outil d’induction de l’expérience. L’expérience émotionnelle appartient à une classe d’expériences particulières. Ce sont des expériences qui se donnent à nous comme relativement indéterminées. On ne peut dire si elles sont internes ou externes comme si les lignes de classification que nous traçons entre le monde et la conscience hésitaient à être tracées. Sommes nous terrifiés ou rendons nous le monde terrifiant ? Est-ce le paysage qui me rend triste, ou est-ce ma tristesse qui s’imprime sur le paysage ? Ce livre de James est un manuel pratique de l’affect, comme une pratique créatrice de disponibilités de l’être affecté. C’est un outil performatif de modification des expériences. Ralentir, hésiter, être ému. L’émotion n’est plus seulement ce qui est à connaître mais ce qui fait connaître. Dire qu’un acteur peut, avec son corps comme seul outil, construire une émotion, et que celle-ci puisse être aussi vraie que celles qui nous arrive, c’est remettre en question tout ce que l’authenticité de l’expérience implique comme vérité, comme passivité, comme rapport de soi à la passion.
Quand le cœur d’un autre nous habite … Les sujets de S et S ne contredisent pas la théorie de James. Avoir un corps, c’est apprendre à être affecté. Ils ont articulé le monde au rythme d’un cœur qui les habitait, le temps de l’expérience. Et cet accord a produit un nouveau possible. Les battements de cœur sont une disponibilité offerte au sujet. Ce que l’expérience montre c’est ce que dans l’expérience émotionnelle, les énoncés « ceci est mon corps », « là est le monde » deviennent beaucoup plus indéterminés. Ici on doit revisiter les notions de croyance, de perception.. L’émotion ce n’est pas seulement ce qui nous fait accueillir le monde, c’est aussi la manière dont nous demandons au monde de nous accueillir. Avec S et S le monde entre dans le laboratoire mais sa version doit encore s’articuler à ses impératifs. Il ne peut encore créer le « hors-champ ».
Chapitre 5 : Dépaysements et traductions : ethnopsychologies des émotions
Pour construire les paysages dans lesquels d’autres versions du savoir ont pu s’élaborer à la rencontre de nouvelles versions de l’émotion, V Despret nous invite au voyage. Qu’est-ce que les émotions peuvent nous faire penser ? Peut-on nous penser autre du fait de pouvoir rencontrer les autres ? Quel besoin ai-je de vous proposer le dépaysement ? Qu’est-ce que j’entends par culture du dépaysement ? La lecture par contraste est une façon d’interroger ce que peut notre culture quand elle les rencontre, et ce que cette rencontre suscite comme invention. Ce sont les pratiques scientifiques qui m’intéressent, et à la suite de James il s’agit : de repérer les conditions privilégiées par lesquelles nos sciences s’avèrent capables d’articuler leurs versions de l’émotion à la gamme des possibles les plus riches…. En n’oubliant pas que cette culture est la nôtre. Il s’agit de faire des versions des outils de conversion. La question est alors de comment traduire au risque de trahir. Comment trouver le juste équilibre entre ce qui est commun et ce qui est incommensurable, il faut le demander à Bruno Latour (Voir une note en fin de ce résumé). Le bon relativisme consiste à établir des relations, rendre commensurable ; régler des instruments de mesure ; instituer des chaînes métrologiques ; rédiger des dictionnaires de correspondance. Le relativisme absolu comme son frère ennemi le rationalisme oublient que les instruments de mesure doivent être montés. La pratique s’est constituée et a défini ses obligations : elle s’est construite contre l’interprétation, elle s’est construite en faisant de la traduction un problème, et non pas une solution. La mesure est objet de construction dans le processus de la rencontre. En vue de la négociation de mondes communs. Et ici Isabelle Stengers fait valoir la figure du diplomate. Sa tâche est de négocier les mondes possibles de partage, les modes d’appropriation du savoir, tant pour les autres au travers de nos questions, que pour nous-mêmes qui demandons les réponses ; faire de ce savoir construit avec les autres un ingrédient de celui que nous sommes en train de nous inventer. Et ici correspond un état émotionnel particulier face à deux régimes d’obligation : l’obligation d’accepter que passent dans le diplomate (l’ethnologue) les rêves de celui qu’il étudie, leurs effrois, leurs doutes et leurs espoirs ; et l’obligation de rapporter ce qu’il a appris des autres, de le transformer en ingrédients d’une histoire à construire. Il faut de la confiance. L’émotion se définit comme une manière par laquelle nous négocions notre rapport à nous-mêmes, au monde et aux autres.
Nous invitons le lecteur à lire le décours d’une série de rencontres avec les Esquimaus, les Bédouins du Sahara oriental, les peuples « sauvages » de Nouvelle Guinée … à chaque occasion s’approfondissent les dépaysements de lecture sur la colère et le chagrin en tant qu’outils de négociation, les cultures de l’authenticité, les émotions comme résistance, les troubles délices de l’empathie, les malentendus prometteurs, les incidents diplomatiques. À chaque pas, on dégage la véritable recherche de Vinciane Despret : s’il ne fallait lire que 75 pages de ce livre ce sont celles-ci. Cela ne se résume pas vu que le style est en charge de nous amener à un changement de point de vue.
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Note de lecture – Bruno Latour – Habiter la Terre (entretiens avec Nicolas Truonc)
Les liens qui libèrent ARTE ed., 2022
Préface par NT
BL s’est livré avec simplicité dans des moments où l’on sait que la vie se condense. Lié au sentiment d’urgence, l’apaisement résulte d’un principe d’immanence indissociable de la nécessité à tout concentrer. BL a touché à presque tous les domaines du savoir : l’écologie, le droit, la modernité, la religion, les sciences et les techniques. Il est né en 1947 et décédé en 2022.
Il est contemporain de deux éminents savants : le chimiste James Lovelock (1919-2022 : l’hypothèse GaÏa, la Terre est un être vivant) et la microbiologiste Lynn Marguris (1938-2011 : ce sont les vivants qui fabriquent leurs propres conditions d’existence, et ainsi pour l’atmosphère). La philosophie permet de penser la crise écologique mais aussi d’agir afin d’atterrir sur cette nouvelle Terre (différente de celle décrite par Alexandre Koyré à propos de Galilée). Comment ? Par l’autodescription qui consiste pour chaque citoyen à décrire ce dont il vit, à cartographier le territoire dont il dépend. Sa méthode ? L’enquête qui répond à la question : de qui dépendez-vous pour exister ? Permettant de découvrir et nouer de nouvelles alliances (c’est ainsi que les lettres de doléances sont politiques).
BL pense en bande. Comme je ne sais pas résoudre certaines questions que je me pose, je fais appel à des experts qui en savent plus que moi, ainsi qu’à des artistes dont la sensibilité est très différente et dont les frottements permettent de produire de la pensée. BL réféchit en équipe à l’aide de collectifs et de dispositifs : le Medialab, le Speap, le Forrcast, Terra Forma. Si les collectifs sont si importants pour lui, c’est en raison de sa conception de la sociologie qu’il considère comme une science des associations. Une société ne tient pas en raison d’une superstructure, le collectif tient par des collecteurs. La sociologie va théoriser ici l’acteur-réseau.
La société n’existe pas, elle n’est pas quelque chose de donné. Il faut considérer le social comme l’association nouvelle entre des êtres surprenants qui viennent briser la certitude confortable d’appartenir au même monde commun. Il y a plusieurs régimes de vérité. BL est venu à l’écologie suite à la chance en 1977 d’assister au Salk Institute de San Diego Californie à la découverte de l’endorphine par l’équipe de l’endocrinologue Roger Guillemin. BL alors observe comment un lieu artificiel peut établir des faits avérés. La science est une pratique qui n’oppose pas la nature à la culture ou la certitude et l’opinion. La science est faite de controverses, elle est socialement construite. Cette ethnologie hétérodoxe des sciences lui fut reproché, on le traita de relativiste. Or sa sociologie est relationniste : elle met en relation les éléments théoriques, empiriques, sociaux et techniques qui permettent d’accéder à une forme spécifique de vérité.
Sa méthode est la même pour le droit ou la religion. Qu’est-ce que parler juridiquement, religieusement ? Autant de régimes de véridiction, qu’il a dégagé par sa thèse de philosophie : Exégèse et ontologie en 1975. C’est sa lecture de Nietzsche qui l’amena à une critique radicale de la notion de fondement. C’est aussi sa lecture de Charles Peguy : ce qui faisait de Peguy naguère un réactionnaire, son écriture de l’incarnation, sa pensée du sol et de l’attachement lui permettent aujourd’hui d’éclairer la situation où nous nous trouvons, nous qui ne savons plus quel espace habiter. Le monde moderne nous prive de notre capacité d’engendrement. Il importe de rappeler l’encyclique Laudate si’ du Pape François car elle affirme le lien entre les dévastations de la Terre et les injustices sociales. La Terre et les pauvres portent plainte (clameur) ! De plus en 1972, BL a une épiphanie sur la route entre Dijon et Gray. Tout d’un coup frappé de lassitude, il s’arrète et se débarrasse comme d’une peau encombrante, dégrisé après une overdose de réductionnisme. En effet chacun cherche à réduire le monde qui l’entoure à un principe, une idée, une opinion. Or rien ne se réduit à rien, rien ne se déduit de rien d’autre, tout peut s’allier à tout. Tel fut son signe de croix.
La philosophie est cette forme tout à fait étonnante qui s’intéresse à la totalité, et qui ne l’atteint jamais parce que le but n’est pas de l’atteindre mais de l’aimer. Formé à la JEC, en Côte d’Ivoire, BL refuse d’opposer un Occident rationnel à une Afrique plongée dans l’irrationalité. Et entame son anthropologie symétrique dans le labo de Californie (voir plus haut) pour comprendre la science telle qu’elle se fait. BL est un intellectuel de terrain. Même historique puisqu’il s’est passionné pour Pasteur et l’histoire des sciences, des techniques aussi. Ce bouillonnement collectif débouche sur des recherches originales comme le livre de scienti-fiction : Aramis ou l’amour des techniques. « Aux humanistes, j’ai voulu offrir l’analyse détaillée d’une technique assez magnifique, assez spirituelle pour les convaincre que les machines qui les entourent sont des objets culturels dignes de leur attention et de leur respect ; aux techniciens, j’ai voulu montrer qu’ils ne peuvent pas concevoir un objet technique sans prendre en compte la foule des humains, leurs passions, leurs politiques. Aux chercheurs en sciences humaines, j’ai voulu montrer que la sociologie n’est pas la science des seuls humains, mais qu’elle peut accueillir à bras ouverts les foules de non-humains comme elle le fit au siècle passé pour les masses des pauvres gens ».
BL esquissa en 1994 un parlement des choses, afin de faire entrer en politique des sujets rejetés aujourd’hui du côté de la science, et pour qu’un dialogue s’établisse entre les représentants des humains et ceux de leurs non-humains associés. C’est à une nouvelle classe écologiste de reprendre le flambeau des socialistes du siècle dernier. La modernité s’était établie dans un nuage, hors-sol, en prétendant séparer les humains des non-humains, la nature et la société.
Ce livre est composé de 11 chapitres, tel un Monsieur Hulot capable d’habiter poétiquement l’âge de l’Anthropocène, persuadé comme William James, que l’Univers est un plurivers. Il finit ce livre par une lettre à son petit-fils, l’invitant à se projeter, malgré tout, vers le futur. Le philosophe nous offre ici une extraordinaire boîte à outils, destinée à imaginer de nouveaux modes d’existence et d’action.
Changement de monde / La fin de la modernité / La mise en demeure de Gaïa / Où atterrir ? / La nouvelle classe écologique / Inventer des dispositifs collectifs / La vérité du religieux / La science telle qu’elle se fait / Les modes d’existence / Le cercle de la politique / C’est tellement beau, la philosophie ! / Lettre à Lilo
- Changement de monde
Deux livres : Où atterrir 2017 ? Où suis-je 2021 ? – présentent l’idée que nous avons changé de monde, que nous n’habitons plus sur la même Terre. On nous parle tous les jours de contrôler la biodiversité. Ces questions sont associées au monde dans lequel on était jusqu’à récemment : un monde organisé autour du principe que les choses n’ont pas de puissance d’agir (pas d’agency). Le monde est fait de choses et d’êtres qui n’ont pas la même agency. Whitehead parle du 17ème siècle comme du temps de la bifurcation de la nature. D’un côté les choses vraies connues de la science et non connues de la plupart des gens. Les choses vivantes, la subjectivité des gens imaginent le monde mais ce n’est pas ce dont le monde est fait.
Le covid va révéler que la grande bifurcation est la grande définition du monde d’avant, le monde moderne. Le covid et le changement climatique nous obligent à atterrir dans un autre monde, une autre façon de voir le monde, métaphysiquement appréhendé comme le monde des virus et des bactéries. Ce sont eux qui depuis toujours ont construit l’enveloppe d’habitabilité à l’intérieur de laquelle nous nous situons. L’autre monde où nous entrons en vivants au milieu d’autres vivants, qui font des choses bizarres et qui réagissent très vite à nos actions, BL le dramatise.
Par une boucle de rétroaction surprenante, l’action des humains à un endroit crée, pour eux-mêmes et pour les humains d’autres endroits, des conditions de vie qui sont inhabitables. Maintenant le problème est celui du sujet. Mais ce n’est pas le même sujet qu’avant. Il est saisi par tout un tas de forces qui le manipulent de partout. Cela signifie que notre existence propre intervient et a une influence sur toutes les autres. Si vous êtes entouré d’êtres qui sont tous composés et qui se superposent, dont on ne sait s’ils sont amis ou ennemis, avec lesquels il va falloir s’arranger, ce n’est pas le même monde, d’autant plus qu’ils donnent les conditions dans lesquelles nous nous trouvons.
- La fin de la modernité
Modernisez-vous, ce mot d’ordre est une organisation du sens de l’histoire, par le fait de dire : nous avançons. Le front de la modernité est inévitable car en arrière c’est l’archaïsme. Vous voilà immédiatement en situation de panique : si je rate le train … Je vais être éliminé. Ce sont les questions qui se sont posées avec le covid. Alors qu’on prétendait qu’un grand mouvement d’économie allait continuer de se développer, tout s’est brusquement arrêté. Et du progrès, on a commencé à se demander enfin : qu’est-ce que l’on cherche ? Qu’est ce que l’on veut ? Ce que je considère comme ma contribution, c’est d’étudier et d’entendre par le moderne, non plus un mot d’ordre, mais un sujet de recherche. Nous nous apercevons que le front de modernisation est un front de destruction. À quoi le 20ème siècle a-t-il servi ? Je me pose toujours ce problème. « Ce sont 50 ans d’études, au fur et à mesure desquelles je me suis aperçu qu’il n’y a pas de sujet qui soit clarifié par le fait d’énoncer ce qui est moderne et ce qui ne l’est pas ». On essaie de définir les modernes comme ceux qui croient à la bifurcation entre la subjectivité et l’objectivité, ceux qui ont compris la différence entre l’opinion, la culture d’un côté et la nature, de l’autre. Il suffit d’étudier l’histoire des sciences et des techniques pour constater qu’ils ont fait le contraire. Les modernes sont ceux qui ont mélangé la politique, la science, le droit dans leur empire. Ils n’arrêtent pas de faire le contraire de ce qu’ils prétendent. Les modernes sont inauthentiques. Et dans les années 80, ils y sont allés carrément. En 89 c’est la chute du Mur. C’est le moment maximum de l’accélération du libéralisme. On s’échappe dans l’accélération de l’accélération. Et ô surprise, c’est au même moment le début des grandes conférences de Tokyo et Rio sur l’écologie. Et c’est concomitant du moment de son déni maximum.
Depuis 1950, le slogan « modernisez-vous » veut dire : abandonnez votre passé et séparez-vous de la terre, on décolle ! Quelle est l’alternative à la modernité ? L’alternative c’est écologiser. Personne n’a idée de ce que cela veut dire parce que c’est un gros virage dans la définition du temps, de son passage, de la séparation entre passé et futur. La séparation entre passé et futur ne peut pas être coupée net. Cela suppose quelque chose qui est de l’ordre de la composition. Composer dans des formules qui appartiennent les unes au passé, les autres au futur, ou encore au présent, et cela complètement librement. Il faut pouvoir choisir. Ces capacités de sélection sont différentes, profondément différentes de ce que l’on entendait par moderniser. Elles ne peuvent pas être rassemblées dans un grand slogan. On commence plutôt par se demander : alors, je fais quoi ? la permaculture d’un côté… et je veux quand même me passer du CO2… mais comment faire ? C’est ainsi qu’on rentre dans ce monde, fait de controverses infinies sur les façons de modifier nos modes de vie. Mais c’est sain ! Le message alternatif de composition signifie plonger dans les controverses, abandonner la séparation entre ce qui est progrès et ce qui est archaïque, s’intéresser à la question fondamentale de l’habitabilité et faire primer les conditions d’habitabilité sur les questions de production.
Composer ce sont des arrangements, des négociations, des modus vivendi. Il faut une politique modeste pour ces arrangements composites. Il faut une science modeste et une technologie modeste. Toute une société doit acquérir une capacité critique dont elle a été privée par l’idée de modernité, et en étant modeste sur tous ces modes différents, elle doit arriver à comprendre qu’il va falloir créer une civilisation écologique à partir d’une simple composition.
- La mise en demeure de Gaïa
Atterrir ça veut dire vivre dans ce que les scientifiques appellent la zone critique. Pourquoi avez-vous besoin de Gaïa ? On continue à aller chercher la vie sur Mars mais il n’y a pas de Gaïa là-haut. Il n’y a pas de planète transformée complètement par les vivants depuis quatre milliards d’années. Il n’y a pas de Gaïa au sens de l’enveloppe, ni au sens de cette transformation physico-chimique des conditions de la Terre, qui n’étaient initialement pas particulièrement favorables, en conditions favorables. Cette transformation-là tient au simple fait que les vivants ne sont pas seulement des organismes dans un environnement, mais ont la particularité de transformer l’environnement à leur profit, par interconnexion. C’est très important : l’interconnexion des vivants entre eux. Un vivant a un métabolisme. Il absorbe des tas d’étrangetés et les étrangetés qu’il recrache sont utilisées par d’autres comme des opportunités. Ça prend quatre miliiards d’années, mais c’est ce recyclage qui finit par créer des conditions dont nous pouvons profiter. C’est là qu’intervient la question de la nouvelle cosmologie, celle de l’habitabilité de la planète.
La question de la condition d’habitabilité est devenue essentielle, on ne peut séparer mythologie, science et politique. Une cosmologie c’est la liaison entre les choses. Gaïa est le nom de cette situation nouvelle. C’est hautement problématique et le mot de zone critique est plus calme. On ne va pas dans le centre de la Terre pour savoir comment il fonctionne, parce que ce n’est pas dans la planète que l’on est ; on est sur le vernis, cette surface de quelques kilomètres, c’est la zone critique. L’ancienne cosmologie était celle de l’univers infini, et on avait l’impression d’être devant cette infinité. On se retrouve brusquement à l’intérieur d’une minuscule zone, que nous partageons et qui est fabriquée par les vivants despuis quatre milliards d’années. Et le fait de se trouver brusquement confinés dans un monde qui est peu de chose du point de vue de l’univers, mais à l’intérieur duquel la capacité des humains industrialisés à modifier l’habitabilité est considérable, cela fait de l’habitabilité le concept fondamental.
Et l’anthropocène ? Elle permet de compter l’influence des humains industrialisés sur le reste de la planète. Il est amusant de comparer le poids des humains, comme le font les scientifiques. Ils montrent que les bulldozers transportent plus de terres que l’érosion dite naturelle, et que ces humains qui ne sont rien en termes de poids, deviennent considérables en termes de puissance de transformation, au point d’être une force géologique. Il faut penser que l’environnement est fait par les vivants et non pas que les vivants occupent un environnement auquel ils s’adaptent. La vie elle-même est également peu de choses en termes d’énergie ; néanmoins elle a tout transformé.
- Où atterrir ?
De quoi, de qui est-ce que je dépends pour exister et subsister ? Le phénomène politique central du siècle dernier c’est : comment se fait-il qu’une civilisation entière, affrontée à une menace qu’elle connaît parfaitement, ne réagit pas ? Depuis les années 80, nous sommes désorientés. Comment voulez-vous que les gens réagissent rapidement à une transformation aussi fondamentale de cosmologie ? Aussi faut-il reprendre les choses à la base. C’est-à-dire d’écrire sur un bout de papier quelle est la situation dans laquelle vous vous trouvez. On introduit ici la notion de territoire. Le territoire n’est pas où vous êtes au sens des coordonnées géographiques, mais ce dont vous dépendez. Parce que la dépendance est devenue la question fondamentale. Le monde précédent était fondé sur la question de l’émancipation. Ce monde-ci retourne la situation : ce dont vous dépendez définit qui vous êtes, c’est complètement différent de la version précédente : dans ce monde qu’on ne connaît pas, on avance à tâtons. Il faut se doter d’un dispositif pour le décrire, le décrire pour soi-même. Je cherche toujours une solution pratique : listez vos dépendances. Vous êtes ce dont vous dépendez ; ce dont vous dépendez va définir votre territoire. C’est intéressant d’un point de vue politique, parce que pour le moment, dans l’état actuel des choses, nos opinions politiques sont associées au monde précédent. Il faut donc redécrire.
Dans l’atelier où atterrir, « parle de là où ça fait mal ! » nous permet d’éviter un passage trop rapide à la généralité. Il ne s’agit pas de remplacer son opinion propre par celle des réseaux. Pas question de répéter la liste des griefs du syndicat des agriculteurs. Je suis fermier dans le Limousin. Je dépends de la PAC, des fournisseurs, des clients. Il faut se demander comment réduire les dépendances mais en effet, comment ? Le fermier commence à refaire seul la liste de toutes les choses dont il dépend mais il faut l’aider. En fait je peux habiter un autre territoire que celui dans lequel je suis. Au bout d’un an de fréquentation de l’atelier, le fermier entame quelque chose qui ressemble à une métamorphose, il transforme sa ferme. Pourquoi ? parce que la description permet de visualiser des situations qui peuvent être agencées. C’est un tout petit exemple mais c’est sur cette tête d’épingle que l’on fait de la recherche fondamentale. Le modèle est le cahier de doléances. Il n’y a pas d’Etat écologique. Il faut procéder chacun pour soi. Mais c’est plus difficile depuis la globalisation. Lorsque vous vivez dans le Limousin, vous dépendez d’un monde qui est très éloigné de vous ; « le soja du Brésil est nécessaire aux porcs bretons ! » C’est ainsi qu’apparaissent des classes géo-sociales. Qu’est-ce que moi je peux faire là-bas ? c’est écrasant. Ceux qui font l’atelier ne sont pas moins écrasés mais physiquement ils ne sont plus les mêmes, parce que la prise de conscience rendue possible par cette description recrée des capacités d’action. Le fait de pouvoir se dire que si je suis capable de faire des choses à ma petite échelle, j’ai quand même des puissances d’agir, puisque la petite échelle est ce dont le monde est fait. La politique c’est suivre le réseau de nos dépendances et de nos appartenances aussi loin qu’il aille.
- La nouvelle classe écologique
Et d’abord est-ce qu’elle existe ? Au moment où nous sommes, nous pressentons que les questions écologiques deviennent l’équivalent des questions politiques d’autrefois, c’est-à-dire celles sur lesquelles il est légitime et intéressant de se disputer. Mais les appartenances et les associations ne sont plus les mêmes. Norbert Elias précise qu’il s’agit de classes de culture. Cela reste pour le moment compliqué ; sur chaque sujet, il y a des disputes. Mais cette fois, les fronts de lutte se tiendront sur les conditions d’habitabilité. Avant, personne ne se serait occupé de la température de l’atmosphère. Il faut garder en tête que ces classes sont encore en formation. Il y a des gens qui la nient, cette question, il y en a d’autres qui ne savent pas comment la métaboliser. Le grand sujet d’Elias est de recomprendre le procès de civilisation selon le mode bourgeois et non plus à la façon de l’aristocratie. De même, aujourd’hui on peut imaginer une classe écologique qui adresserait à la classe bourgeoise un reproche similaire : vous avez les mêmes limites politiques que l’aristocratie lorsque la bourgeoisie montait. Elias a expliqué qu’à l’époque de son ascension, la bourgeoisie était plus rationnelle, parce qu’elle s’est dotée d’un horizon d’action beaucoup plus vaste en découvrant la production et le développement des forces productives. « C’est nous qui représentons la nouvelle rationalité, parce que nous nous préoccupons des conditions d’habitabilité ». Une classe c’est d’abord un projet. Ceci pose un problème philosophique sur l’autonomie : c’est bien d’être dépendant ! Il faut être hétéronome ; on ne peut pas aller vite sur ces questions, il faut réinventer.
« Nous avons un grand récit alterné » Il faut redéfinir l’histoire, la science et redéfinir l’horizon temporel, qui n’a pas forcément à être celui du progrès. Ce qu’il faut définir, c’est une politique dont la définition est de travailler la question du maintien ou du changement des modes d’habitabilité (que l’on a pris le temps de décrire autour de la question de discerner ce qui est important ou pas). Aujourd’hui on ne sait même plus sur quoi se disputer. Mitterand est le moment bascule (deuxième mandat) où a commencé à grandir le vote d’abstention. Depuis les grands partis clairement situés sur l’échiquier électoral se sont atomisés. Il n’y a plus d’alignement possible autour de la conviction : « je suis de ma classe ». Maintenant il faut reconstruire par le bas, reconstituer une définition de mon territoire.
- Inventer des dispositifs collectifs (les collecteurs)
BL rapporte ici des expérimentations de cet ordre : l’exposition « Iconoclash » à ZKM Karlsruhe où est posée la question du constructivisme. BL rapporte au même endroit la collaboration avec Frederique Aït-Touati et Chloé Latour sur le projet de création d’une COP 2015 bis où on met en scène théâtralement une assemblée où des non-humains (l’Océan, l’Amazonie, l’Atmosphère …à côté des USA) prennent aussi la parole à travers leurs représentants : « Making things public ». Mais il faudra en venir à ce que en vrai ces choses fassent entendre leur voix dans le débat. C’est cela la philosophie empirique, c’est de l’ordre d’une méthode. De tels ateliers collecteurs durent au minimum deux ans pour commencer à dégager des idées neuves. Quand arrive l’intrusion de Gaïa, avec Isabelle Stengers, on craint d’être écrasé. Le théâtre devient le medium approprié pour rencontrer cette émotion produite par le surgissement de cet être. Comme la philosophie n’est pas un métalangage, elle peut résonner avec d’autres modes. BL ne sait pas, il sent, mais il peut convoquer dans ses dispositifs des uns et des autres autour de la nouvelle question posée par Gaïa. BL a inventé des « écoles » pédagogiques, les SPEAP, école des arts politiques à ScPo, en 2012. Il faut apprendre à l’université à « se mettre au service » des gens de terrain qui sentent des besoins de changement mais n’ont pas l’expertise. Pour cela le discours universitaire qui assujettit est devenu inopérant, obsolète. Aussi le SPEAP sert à former les étudiants dans un mode de mise en disponibilité, en contact avec la société en besoin. Pas encore en demande. BL crée une offre où la demande liée aux besoins trouvera un lieu d’accueil. Ici personne ne sait, même pas l’expert, mais la raison de se rencontrer est partagée par tous les participants à la dispute.
En passant relais, BL souhaite que l’on reprendra sa proposition d’offre, celle de travailler collectivement dans des disciplines complètement différentes, qui n’ont pas les mêmes mediums, mais qui abordent les mêmes questions.
- La vérité du religieux
Pourquoi est-ce si difficile de parler religieusement ? La parole religieuse correspond à un type de véridiction très singulier : ce sont des propos qui ont la particularité de convertir, de transformer ceux à qui on parle. Un chrétien modifie l’existence de celui à qui il s’adresse. Sa tonalité est celle de ce qu’on appelle ses conditions de félicité (c’est-à-dire que ça peut rater) et qui lui sont propres. C’est ce qui est intéressant dans ces différents modes de véridiction : ils peuvent rater. Et surtout l’énonciation religieuse est rare. Mais il se trouve aussi que cette forme très curieuse de parole est en quelque sorte associée à l’idée de vérité absolue. Jan Assmann, égyptologue ami de BL, dit que ce que nous appelons religion dans notre culture occidentale correspond en fait à une religion qui introduit la notion de vérité dans les questions religieuses. Or jusq’ici une religion n’avait pas à être vraie. Les religions des grecs à Athènes étaient différentes de celles à Sparte. Ces religions étaient des formes civiques qui n’exigeaient pas de croire que c’était des religions vraies. Mais qu’est-ce que « vrai » signifie ? C’est là que la question des modes de véridiction est essentielle : le vrai c’est le pouvoir de transformer par ce que je dis la personne à qui je m’adresse. Et puis il y a une vérité qui dit : notre Dieu est le Vrai Dieu. Pour Assmann, c’est ce qui se passe avec le judéochristianisme. C’est neuf et cela introduit dans le monde un grignotage du Vrai sur les autres formes de vérité. Le religieux commence à envahir les autres modes en prétendant n’être pas seulement vrai dans son mode propre, mais également vrai en morale, vrai en science, vrai en droit. Le religieux ici a une vocation hégémonique à s’occuper de politique. Spinoza écrit alors son Traité théologico-philosophique pour questionner : est-ce qu’on peut sauver le politique ? Est-ce qu’on peut sauver son propre mode de vérité, le sauver du religieux qui a également son propre mode de vérité ? Pour pouvoir dénouer ce lien avec la vérité au sens politique, il faut extraire le type de véridiction propre au mode religieux. Cela demande de remonter à Constantin et de comprendre que les choses se jouent en plusieurs étapes, pas à pas : au moment où la religion chrétienne devient une institution (GT : il faut retrouver ici la polémique des Pères de l’Eglise autour des lettres de St Paul), et puis au moment où au 12ème siècle le césaro-papisme détermine la gestion générale de l’administration, allant jusqu’à s’occuper de tout. Le TTP de Spinoza entreprend de sauver l’originalité de la vérité du religieux pour ne la confondre ni avec la croyance, ni avec l’idée que c’est un moyen d’ordonner le monde, de s’occuper de morale, de politique.
Laudato si’, encyclique du pape François en 2015, donne l’impression pourtant que le théologique peut contribuer à la nécessité d’affirmer l’urgence de la question écologique. Assmann montre que l’expression monothéiste du théologique a commis la faute des modernes. Comment penser ce paradoxe ? BL affirme pourtant qu’il faut accueillir les théologiens au débat car l’écologie est une immense opportunité de poser de nouveau la question de l’Incarnation. Dieu s’est fait homme en étant dans la Terre, étant, participant à cette création, comme co-témoin dans le même flux que cette création. Cette extraordinaire fusion est impossible à imaginer dans un monde laïque. Ici le pape fait un nouveau mythe et parle de ma sœur la Terre.
- La science telle qu’elle se fait
BL rappelle qu’il n’a pas commencé par s’intéresser aux sciences, il y est venu avec la question « comment la science se fait ». C’est parce que le laboratoire est artificiel qu’il peut établir des faits assurés. Pour comprendre cela, il faut changer d’épistémologie et abandonner la définition de science avec un grand S comme seule à Savoir. Et cela est re-traitable depuis le point de vue de la sociologie. Le laboratoire permet de considérer cette contradiction que l’objectivité est quelque chose de produit, de fabriqué. Comment arrive-t-on à la vérité scientifique, comment est-ce qu’on peut lier « c’est fabriqué » et « c’est vrai » ? Eh bien ! allons voir ! Le détour est devenu une méthode. Pour répondre à une question philosophique si difficile, il faut un terrain, un lieu, un lieu pour voir comment c’est fait, comment ça se fabrique (M Foucault). Il n’y a que l’étude empirique qui permette ça ; il faut y passer du temps et combiner toute une série de principes, de méthodes, d’anthropologie, de philosophie pour analyser des choses étonnantes.
Et d’en venir à l’endorphine : c’est sensationnel que l’endorphine soit encore une probabilité à cinq heures du soir, et qu’à cinq heures et demie, elle soit un fait. Cela se passe avec des moyens minuscules, mais qui sont l’accumulation de ce qui se passe au laboratoire. Cela va de la façon dont les rats de laboratoire répondent à une question qui leur est posée, comme celle de savoir ce que l’on observe lorsqu’on injecte de l’endorphine, à la réponse que les collègues vont renvoyer en contredisant les premières hypothèses, à répétition. C’est la controverse qui permet de qualifier, ou de rendre beaucoup plus sûre, plus dure, la réponse produite par le laboratoire. C’est fait de bric et de broc ! Mais comme le dit I Stengers, à un moment, l’endorphine qui est encore un fait inchoatif, vous autorise à parler en son nom pour dire ce qu’elle est. Le fait établi parle pour lui-même ; pour lui-même dans un laboratoire artificiellement construit et avec tout un monde social derrière pour autoriser cette endorphine à parler. L’opinion, le social, le politique sont précisément les pratiques dans lesquelles se plongent les scientifiques, et celles par lesquelles ils parviennent à produire des faits objectifs. Mais à mon avis pas une seule goutte de cela n’est passée sur les scientifiques !
Comment cela ? C’est une question d’hégémonie. On ne peut pas dire que l’effet de notre domaine de recherche ait été très grand, tant l’hégémonie de la Science pèse sur toute l’analyse de la société. Comme dans la crise sanitaire actuelle ! Cette crise montre bien la façon dont on demande aux scientifiques de produire immédiatement des faits. Mais ce n’est pas vrai, ce n’est pas ainsi que cela marche. Ces sciences hors-sol, il nous faut les ramener au réseau dans lequel elles sont produites. Les Sciences ne sont pas « view from nowhere ». Au contraire. Notre approche est une critique de l’épistémologie, et non pas des sciences, ni des pratiques scientifiques. En effet les sciences sont mieux défendues et mieux comprises lorsqu’elles sont reconnues comme pratiques scientifiques modestes n’ayant pas pour but de construire une vue de l’univers from nowhere (Donna Haraway).
Les sciences du climat sont intéressantes (le GIEC) : elles sont faites de physique, chimie, de nombreux modèles et algorithmes, elles dépendent à la fois de bouées dans l’océan, de satellites, de carrotages… C’est un puzzle de centaines de millions de données différentes. C’est une science d’assemblage de données multiples, dont la solidité est analogue à celle d’un tapis tissé de mille fils. Mais les lobbies ont crié aux fake news quand les experts ont affirmé que le CO2 fait monter la température de la planète. C’est là que les scientifiques se sont rendus compte qu’ils étaient mal défendus par l’épistémologie qui met un grand S à la Science. Épistémologie qui affirmait que l’action s’en suit quand il est établi des faits avérés. Eh bien non ! l’action ne suit pas. Elle ne suit pas parce que la Science n’existe pas.
- Les modes d’existence
C’est dans le livre de 2012 « Enquêtes sur les modes d’existence » que BL affirme que la philosophie est la gardienne de la pluralité des modes d’existence. La sociologie s’occupe des associations hétérogènes entre des choses qui n’ont rien à voir entre elles : des bouts de technique, des bouts de droit, des bouts de science. Là derrière il y a une question philosophique : la question de la vérité. La philosophie a essayé de penser le tout mais n’y arrive pas : c’est là l’apport de Hegel et puis de Whitehead. La découverte de BL c’est que la question est locale ; c’est-à-dire se conjugue modalement et différemment dans les domaines de la science, de la religion, des techniques … Si on manque une seule étape, dans le chemin du laboratoire, le fait s’évapore. C’est d’étape en étape que l’on gagne en objectivité dans un laboratoire. Il est possible d’observer ce passage du pas-à-pas, dans tous les autres domaines, dans leurs modes propres de véridiction.
BL en est venu à vouloir les comparer ces modes d’existence des vérités. Notre société est faite de droit, science, technique, religion. Si le droit me sert d’une certaine manière de boussole, c’est parce qu’il n’est pas conquérant. C’est essentiel de travailler ces questions si l’on s’intéresse au politique. En politique, dans ce long cercle qui va de la plainte inarticulée à l’ordre donné par une autorité, est-ce que vos paroles permettent de passer d’une étape à l’autre et de construire le cercle de manière qu’il tourne. Si vous vous arrangez pour que ce cercle ne tourne pas, alors vous mentez. Vous mentez politiquement. On doit se plier au chemin de la vérité propre au droit, pareillement, le chemin est un passage d’une situation litigieuse qui doit trouver à se traîter dans le code civil, pénal, … En technique si votre travail de programmation loupe un pas, cela ne marchera pas.
- Le cercle de la politique
Nous voici à la fin du livre. BL insiste sur une double réalité. La société a mis en place des réseaux d’associations dont le politique a pour tâche de faire converger les voix au travers de représentants modestes (ma voix est une voix dans un concert à plusieurs) mais fidèles à la vérité à tenir à sa place. Il faut s’attendre qu’une voix se trouve transformée étape après étape mais en gardant la ressemblance avec la formulation brute du départ. Il y a une différence entre le militant et l’activiste. Le premier dit : je tiens à mes valeurs, je tiens à mon opinion. Le militant emprunte le mode de vérité du religieux ; il commet une faute de catégorie. L’activiste sait que sur des questions d’éoliennes ou une question de migrants, il faudra un travail colossal, pour arriver à ce que ça revienne sous formes de règlements ou d’ordres donnés et que ces ordres soient enfin suivis et obéis. La trahison consiste à forcer les étapes : 1) en refusant d’entrer dans le jeu démocratique, 2) oublier en y entrant qu’on sait que l’on obéit au mieux à sa propre façon de comprendre ce qui a été dit. La trahison c’est le saut à la conclusion sans respecter le temps de digérer la directive qui changera les habitus. Il y a tout un arc d’étapes avant que les choses nous reviennent jusqu’à nous.
- Que c’est beau, la philosophie
Ici BL reprend distance d’avec les modernes : il règle leur sort à tous les métaphysiciens soucieux de l’être en tant qu’être (un fondement). préférant une autre métaphysique : celle de l’être en tant qu’autre (un flux ou flot de l’existence). Il disqualifie les prédécesseurs comme Kant et Heidegger et marque sa préférence pour Deleuze. Celui qui parle de la fiction. Et il en vient à Etienne Souriau qui analyse chez Balzac le personnage Lucien de Rubempré dans Les illusions perdues.
La conclusion est de parler d’amour. Dans notre monde les choses durent parce qu’elles ne durent pas. Pour qu’un être continue dans l’existence, il doit à chaque fois passer par quelque chose d’autre. Ce qui est intéressant est de chaque fois repérer le type d’altérité utilisé. Par exemple la tenue de l’être inventé. Les êtres dépendent entièrement de leur mode de production ; chacun de ces êtres donne une définition du construit. C’est un principe de vérité extraordinaire : le livre a besoin d’un lecteur. La philosophie trouve le moyen de maintenir la diversité des modes d’existence côte à côte. Elle permet de se repérer entre les modes, aux endroits mêmes où ils essaient de se manger entre eux. La philosophie c’est d’arriver avec d’autres à respecter les uns les autres sans essayer de se manger. La philosophie permet que les modes ne se détruisent pas entre eux. Elle est la gardienne de la pluralité des modes d’existence.
La dernière image fait passer de Heidegger (le gardien de l’être) à Pessoa (le gardeur du troupeau).
ENVOI : Lettre à Lilo….